Voyage en Asie (Duret 1871)/Java/04

Michel Lévy (p. 188-193).


IV

SOURAKARTA


Les princes indigènes. — Visite au sultan de Djocjokarta et au prince Mangko-Negoro. — Caractère et costume des Javanais. — Rctour à Batavia.
Juillet 1872.


Djocjokarta et Sourakarta (ou Solo), situées l’une à côté de l’autre au centre de Java, sont les seules villes de l’île qui aient conservé à l’état de princes régnants leurs anciens souverains indigènes. Il est vrai que le sultan qui subsiste à Djocjo et le sousouhounan à Solo se sont depuis longtemps reconnus vassaux de la couronne hollandaise. Celle-ci, en échange, leur assure sa protection. Cette protection est du reste tout ce qu’il y a de plus efficace. Le fort que les Hollandais bâtissent généralement en dehors des villes javanaises est, à Solo et Djocjo, au centre même de la ville. Les Hollandais montent ainsi la garde à la porte même de leurs vassaux ; de plus, ils maintiennent à leurs côtés, à titre de conseil, un résident, sans l’assentiment duquel ils ne se permettraient absolument rien, pas même de recevoir une visite de notre part. Ces excellents princes de Djocjo et de Solo sont comme des gens retirés de la politique et des affaires, qui au fond n’ont gardé d’autres prérogatives de leur ancien état que celle de lever le plus d’impôts possible sur les terres qu’on leur a laissées. Quelque réduits qu’ils soient politiquement, ils sont donc restés avec de très-gros revenus et ils ont pu conserver autour d’eux toute une cour. On trouve là un mélange assez original de choses européennes et asiatiques.

Le sultan de Djocjokarta nous reçoit dans une grande salle toute remplie de meubles européens, de tableaux, de gravures formant un assemblage d’objets étonnés de se trouver ensemble. Heureusement, pour sauvegarder la couleur locale, que le sultan a conservé son costume national et que son entourage en a fait autant. Pendant que nous causons et prenons le thé avec lui, nous avons devant nous, plein la cour d’honneur, les gens de sa maison et de sa domesticité, assis à terre, les jambes croisées, et, selon leur rang, formés en groupes distincts. Tous ces hommes sont nus jusqu’à la ceinture, ils n’ont pour vêtement qu’un ample sarong et pour coiffure un bonnet en forme de cône tronqué, avec une double arme à la ceinture, le kriss, et un couteau. C’est là, à Java, le costume de cour. Ces rangées d’hommes au corps bronzé, immobiles à terre, constituent un encadrement tout à fait original et qui a réellement un très-grand air.

A Sourakarta, nous n’avons pu voir le sonsouhounan, qui s’est trouvé malade ; mais nous avons fait connaissance avec Mangko-Negoro, chef d’une famille princière distincte. Mangko-Negoro, de tous les princes javanais, est de beaucoup le plus intéressant. Celui-ci est un maître homme, qui sait allier avec intelligence les façons européennes aux asiatiques. Il s’est bâti au milieu de Solo un palais, en modifiant le style des constructions javanaises par les procédés de l’architecture européenne. Le pandoppo ou halle couverte qui tient le milieu de sa cour d’honneur est le plus grand de tout Java. Là-dessous nous trouvons rangés des groupes de serviteurs, un orchestre de musiciens, puis nous voyons se succéder les danses de ses danseuses et de ses danseurs.

Après nous avoir étalé le faste de sa maison, Mangko-Negoro nous fait voir le côté solide qui sert à le défrayer. Sa sucrerie, que nous visitons près de Solo, est la plus belle de l’île ; elle est fournie des appareils les plus perfectionnés de l’industrie sucrière, mis en œuvre sous la direction d’ingénieurs européens. À cette sucrerie, le prince est en train d’en ajouter une seconde. Il exerce lui-même une active surveillance sur la gestion de ses domaines, et est arrivé ainsi à être l’homme le plus riche de tout Java.

Nous connaissons maintenant les Hollandais et les chefs javanais, et il ne nous reste plus qu’à dire quelques mots du peuple qu’ils gouvernent. Ce peuple est le plus docile de la terre. Les Javanais ne sont point parvenus à ce degré de développement où l’homme se considère comme capable de se gouverner lui-même ; ils n’ont donc jamais conçu qu’ils pussent avoir des droits ni être autre chose que des gens taillables et corvéables à merci. Les traits principaux de leur caractère paraissent être ainsi la déférence et la soumission envers leurs chefs. D’ailleurs leurs manières sont pleines de politesse, le savoir-vivre est chez eux général. Ils ne sont point bruyants, on ne les voit jamais gesticuler et presque jamais rire ; on pourrait les dire taciturnes. Leur musique et le peu de chant qu’on entend d’eux ont toujours un certain caractère de mélancolie.

Les Javanais sont physiquement grêles et de petite taille ; jeunes ils ont des traits agréables, mais qui se défont vite avec l’âge. Ils tiennent leurs cheveux, qu’ils conservent longs, ramassés par un peigne et enroulés en une sorte de nœud ; ils s’enveloppent ensuite la tête d’un mouchoir. Ils ont pour vêtement du haut du corps un petit gilet avec col droit, boutonnant serré. Hommes et femmes portent le sarong. C’est une pièce d’étoffe rectangulaire, presque toujours de couleurs vives ; on lui fait faire environ une fois et demie le tour des reins, et alors on l’attache. Le sarong ainsi disposé fait l’effet d’un jupon qui retomberait jusqu’aux pieds. Tous les hommes indistinctement portent le kriss à la ceinture. Quoi qu’il en soit de leur costume, les Javanais sont loin de faire mauvaise contenance, et les hommes de qualité parmi eux trouvent facilement le moyen d’être avenants et même distingués.

Notre voyage dans l’intérieur se terminant ici, nous prenons le chemin de fer pour Samarang ; de Samarang nous retournerons par mer à Batavia.