Voyage en Asie (Duret 1871)/Java/01

Michel Lévy (p. 161-164).


I

BATAVIA


Arrivée à Batavia. — Les Hollandais et les Indigènes. — La ville neuve. — Le musée.
Juin 1872.


En débarquant à Java, nous nous trouvons pour la première fois en Asie, dans un pays que l’Européen a complétement soumis à sa domination, et où il s’est implanté à l’état de maître et seigneur. L’Européen en face de l’Asiatique prend définitivement ici le rôle supérieur. Le climat vient encore s’ajouter aux causes qui ailleurs différencient déjà si profondément la manière d’être des deux hommes. Dans la région de l’équateur, l’Européen est une plante délicate, un produit exotique ; seul et abandonné à lui-même, il ne pourrait point vivre, le travail lui serait mortel. L’existence de l’Européen devient ainsi artificielle et dépend de l’existence préalable d’une race indigène. Le monde humain, à Java, est donc divisé en deux parts : une fourmilière d’indigènes qui travaillent et produisent de leurs mains, et, superposée à cette multitude, une poignée de Hollandais qui forme une humanité perfectionnée, possédant le commandement et représentant l’intelligence.

La ville de Batavia est ici le grand centre de l’activité européenne. Elle est à la fois la capitale politique et commerciale non-seulement de Java, mais de toutes les Indes néerlandaises. Les Hollandais en 1619 avaient fait choix pour son emplacement d’un lieu bas et marécageux, à l’embouchure d’une rivière. Là ils avaient ramassé leurs maisons le long de rues assez étroites et, continuant les errements de la mère patrie, ils avaient creusé des canaux pour barboter tout à leur aise. Mais Java n’est pas la Hollande, et le Batavia ainsi fondé devint un foyer pestilentiel où l’on était décimé par les maladies.

De nos jours, l’ancien Batavia a été délaissé, ses maisons ne servent plus que de magasins et de comptoirs, une ville nouvelle s’est élevée. Celle-ci s’étend dans les terres pleines d’air, d’espace et d’ombre ; une végétation luxuriante s’y étale de tous côtés ; ses rues, ombragées par le feuillage d’arbres magnifiques, ont l’air de routes tracées dans une forêt des tropiques ; ses maisons, avec portique ou colonnade placées en retrait au milieu de jardins, brillent de toute la propreté hollandaise, L’Européen vit dans ces vastes demeures avec chevaux, voitures et toute une nuée de domestiques ; marcher est ici inconnu, et étendre seulement la main pour prendre quoi que ce soit est absolument hors d’usage.

Les habitants de Batavia sont singulièrement hospitaliers. Nulle part on ne trouve de gens plus empressés pour les étrangers. Batavia date déjà de loin et l’on y rencontre une société assise et policée. Les fonctionnaires et des administrateurs d’un ordre élevé y donnent le ton. Au sein du petit monde ainsi formé, l’âpreté au gain n’est plus l’unique mobile des moindres actes de la vie. Cela repose un instant de ces villes d’Asie qui de nos jours ont poussé comme des champignons sous l’influence européenne et où des gens de toutes les races se sont abattus pour faire fortune à la hâte, n’importe comment. Il est vrai par contre qu’il règne dans les habitudes un sans-façon et un oubli du décorum tout à fait coloniaux. Les dames et les messieurs se laissent aller à l’envi à l’abus du déshabillé et du léger costume malais. Mais ils vous diront qu’il fait si chaud !

Et puis, on découvre à Batavia comme la trace d’un souci des choses d’art. Il y a un musée avec une collection des antiquités de Java et des îles voisines, sculptures, bronzes, bijoux, monnaies. Cela est complet et donne une excellente idée des développements qu’à une certaine époque les arts avaient pris à Java.