Voyage en Allemagne (1870)

Revue des Deux Mondes6e période, tome 60 (p. 449-489).
VOYAGE EN ALLEMAGNE
(1870)


Les notes qu’on va lire ont été écrites par M. Taine durant un court voyage qu’il fit en Allemagne, en juin-juillet 1870, à la veille de la guerre franco-allemande. Ayant depuis peu terminé et publié l’Intelligence, il avait conçu le projet de faire sur l’Allemagne contemporaine un travail d’enquête psychologique et littéraire analogue à celui d’où, était sortie naguère l’Histoire de la Littérature anglaise. Il s’y était préparé, au cours de l’hiver précédent, par de nombreuses lectures et conversations dont quelques extraits ont été publiés dans sa Vie et Correspondance (Tome III, p. 357 et s.). Il s’était mis en route le 28 juin, et avait visité successivement Francfort, Eisenach, Weimar, Leipzig et Dresde ; il allait se rendre à Berlin lorsque, le 12 juillet, il fut brusquement rappelé en France, non par les bruits de guerre qui ne paraissaient encore rien présenter d’irréparable, mais par un deuil de famille, la mort de sa belle-mère Mme Denuelle. La guerre déclarée, il renonça tout de suite à son projet de travail sur l’Allemagne : « Nous ne pouvons plus être impartiaux », disait-il. Impartial, il s’était certes montré tel dans ses notes et observations, au cours de son voyage ; mais cette impartialité même n’empêche pas qu’on ne trouve, à l’égard de l’Allemagne, des Allemands, de la science allemande, une sévère clairvoyance dans ces jugements écrits avant notre défaite de 1870 : c’est ce qu’il ne nous déplaît pas de constater aujourd’hui, après notre victoire de 1918.

F. Paul-Dubois Taine


29 juin 1870.

Soleil levant près de Pont-à-Mousson. Il y a longtemps que je ne l’ai vu ainsi en rase campagne. D’abord, à droite, dans un pli de colline, sur le gris-pâle universel, un petit éclat de nacre enflammée, comme un long et fin morceau de coquille rose brisée. Puis deux et trois superposés, lumineux, ardents, tranchés à vif sur des arêtes et des brisures d’une netteté extraordinaire. Tout à l’entour, une aube brillante et claire qui va grandissant comme une gloire ; la flamme du soleil encore invisible atteint et change en or, banc par banc, tous les petits nuages calmes du bas du ciel. Il sort lui-même comme un bloc de fer rouge, et au-devant de lui la rivière, les canaux, toute la vallée fume : les oseraies et les verdures émergent de la brume mouvante qui les noie de sa blancheur.

Vers Forbach, jusqu’au-delà de Kreuznach, joli petit pays de montagnes point grandes ni sauvages ; cela semble une continuation du grès rouge des Vosges. Quelques débris de vieux châteaux sur des cimes, des ruisseaux nombreux, de minces rivières étalées sur un lit de cailloux blancs et d’herbes vertes. Ce sont elles qui me font le plus de plaisir ; l’eau épandue sous une cuirasse de délicates écailles, luisante, tournoyante, me calme toujours. La contrée est une Suisse en miniature, pleine d’accidents, de creux, de tournants imprévus, bien cultivée, boisée et fraiche. De même certaines parties de la Bavière : mêmes maisons à toits rouges ou ardoisés, et clochers d’églises en forme d’oignon et en plomb.

De Bingen à Mayence, on suit les bords du Rhin, puis jusqu’à Francfort grande plaine fertile entrecoupée de chênes et de pins. Dans la voiture, quatre dames qui, à trois reprises, voyant une personne de leur connaissance, puis disant adieu à une amie, se sont livrées à une pétulance de gestes, de baisers, de mouvements, d’intonations extraordinaires. Il y a sept ou huit embrassades, vingt baisers jetés du bout des doigts, et mouchoirs agités à la portière. Ce sont des femmes du monde ; d’ailleurs, c’est un signe de richesse ou d’aristocratie que d’être en première dans un chemin de fer allemand. Toilettes de bon goût. Une d’elles, montée à Mayence, est probablement violoniste (violon dans une boite à filets d’or et deux superbes bouquets) : très belle, grande, svelte, comme Mme Colonna il y a six ans, mais plus noble, cheveux blonds sous un long voile léger, yeux bleu-pâle, et un air de gaîté, d’innocence, d’expansion continue tout à fait charmante. Rarement j’ai vu s’abandonner davantage à la nature et plus heureusement.

Francfort. — Belle ville bien propre et soignée, ce Francfort. Elle a été cité libre, presque république, jusqu’en 1866 ; et on prend soin de sa patrie. Mais jusque dans ses plus larges rues, dans le Zeil, il y a des traces de moyen âge, façades à pignons, couvertes de petites fenêtres sans volets ni persiennes, d’aspect gai et original : çà et là un vaste bâtiment de gothique neuf en grès rouge.

Trois grands sujets de bronze. — Gutenberg et les deux inventeurs de l’imprimerie. Bien plats et emphatiques ; on dirait les trois anabaptistes du Prophète ! — Schiller, debout en habit XVIIIe siècle, culotte à mollets, et grand manteau pour ennoblir, les yeux au ciel, un crayon dans une main, un livre dans l’autre, mélodramatique et déplaisant ; de l’antique, de l’idéal classique greffe sur du moderne. — Gœthe, aussi debout sur la place avec des arbres, la tête énergique et taillée à grands traits, mais le reste d’une lourdeur abominable. Dans les bas-reliefs de bronze autour du socle, Mignon et Dorothée sont bien ; le reste poncif et visant au sublime. Marchand de tableau en face. Ce sont des enluminures voyantes et grossières. Je trouve toujours dans l’Allemand un fond de maladresse, de lourdeur, de niaiserie, avec capacité d’enthousiasme et aspirations à l’absolu.

Revu la Judengasse. On en a démoli une partie, mais il en reste. L’intéressant, c’est la structure des maisons, on la voit mieux par les démolitions. Les murs n’ont pas six pouces d’épaisseur ; ce sont des cabanes à lapins. Revêtements d’ardoises, fenêtres qui se touchent et occupent toute la façade, étages en saillie les uns sur les autres, et le pêle-mêle le plus étrange de pièces et d’escaliers. Par un contraste curieux et qui montre que la vie la plus rabougrie et la plus encaissée se fait une poésie de son réduit, il y a des ornements fantastiques et charmants, des ferrures ouvragées et délicates représentant des arabesques, des fleurs, des animaux ; çà et là une statue de bois sculpté au premier montant d’un noir escalier intérieur. — Quelques têtes étranges, juives, je crois, de belles filles aux immenses cheveux crépelés et d’un roux intense, au regard hardi, de vieux brocanteurs comme ceux des légendes. Mais la plupart sont allemandes, éteintes, résignées, blafardes. Est-ce l’effet du climat, ou est-il entré beaucoup de sang chrétien dans leurs veines ?

Ce qui est le plus saillant pour moi dans les têtes allemandes, c’est cette espèce d’affaissement, d’usure, de résignation muette et morne. Je ne l’ai jamais vue chez des Français. — Vu beaucoup de soldats prussiens. Leurs casques ridicules, solides, donnent l’idée de leur type ; le courtaud bien portant, grognon, assez carré, assez bête, mais exact et ferme, est ce que je vois le plus souvent chez eux. L’officier est mieux, mais sans avoir le sentiment de sa supériorité morale si visible chez l’officier-gentleman anglais.

Café d’assez bonne apparence extérieure, à l’intérieur terne, bourgeois comme à Munich. C’est plus heimlich. Une mère et sa fille, de la petite bourgeoisie honnête, y sont entrées et y ont bu une bouteille de bière. — Deux journaux à dessins, le Kladderadatsch et les Fliegende Blätter. Le premier, exécrable ; tous les dessins semblent d’un commençant, et j’ai vu huit ou dix numéros ; très lourde plaisanterie. Les dessins du second sont meilleurs, il y a quelque talent, mais rien qui vaille les nôtres ou qui ait la verdeur du Punch.

J’oubliais de dire que j’ai vu la maison de Gœthe. On en a fait une chapelle à reliques, autographes, bustes, peintures, vieilles casquettes et autres défroques du grand homme, portraits de tous ses amis, éditions de ses œuvres, ouvrages sur lui, portraits et bustes de tous ses parents ; cela ressemble au culte du moyen âge pour saint Antoine ou saint Nicolas. La galerie de ses amis est curieuse ; l’un, Christ mélancolique, l’autre, sorte de Byron poitrinaire ; un troisième, gros, gras à lard ; un dernier, professeur pédant. Le portrait de Charlotte est charmant, très noble et vraiment « dame, » avec une nuance d’élégance XVIIIe siècle. — Vieille maison bourgeoise très simple, belles ferrures d’escalier minces et aérées, vieux bois noircis, quelques arabesques XVIIIe siècle dans les plafonds beaucoup d’air et de lumière : il en fallait, car la rue est étroite et la cour de derrière large de six pieds. — Il écrivait assis sur une chaise de bois, et dictait toujours quand c’était en prose. C’est pour cela que sa prose est lourde, solennelle. Il faut écrire pour les yeux qui lisent, et non pour les oreilles.


30 juin.

Gare aux généralités. Quatre Allemands et Allemandes avec moi en wagon, qui ont bavardé comme des pies, avec intonations et gestes, sur les voyages, Bismarck, Sadowa, Benedetti ; surtout l’un d’eux, homme de quarante ans, sanguin et gai. Et moi, Français, je n’ai pas ouvert la bouche pendant quatre heures, et seulement pour quelques mots à la fin. Après trois phrases, l’Allemand est arrivé à la grosse question : « L’Empereur est très malade, n’est-ce pas ? » Puis un mot peu aimable : « Vous n’avez pas profité de votre Révolution de 1848. »


À la Wartburg.

Vu des paysages splendides, tout à fait semblables à celui de Sainte-Odile, et selon mon cœur : du vert à profusion, à l’infini, une houle de montagnes boisées, pins et chênes, sous une coupole immobile de nuages, puis sous des éclairs de soleil, les sapins noirs et les jeunes taillis de chênes chacun avec sa couleur ; c’est un incessant pêle-mêle d’ombres et de taches claires, et le bleu du soir qui approche commence à envelopper les lointains. Mais ce vert universel ranime, et les grandes formes des montagnes font une superbe assemblée pleine de vie.

Le château est bien, l’architecture bien restaurée, dans le vrai goût du moyen âge, petites fenêtres carrées de plomb à châssis, l’embrasure soutenue par des cintres qui portent des couples de colonnettes à chapiteaux barbares. Bien entendu pour l’éclairage et l’air, mal pour la pluie ; il fallait et il faut encore des gouttières à l’intérieur. Autre détail excellent : les portes en chêne avec ferrures, d’un bon caractère. — Tout le reste, peintures, fresques, décorations, est mauvais. Dans cette belle longue salle de banquet au second étage, qui donne de tous côtés sur le plus vaste et le plus magnifique paysage, et dont la voûte s’adapte admirablement à la forme du toit qui la couvre, tout est peint d’une façon criarde et barbare : ors, blancs, verts faux, ternes et durs, ors sur rouges et blancs, et formes d’ornements grossières. C’est de la décoration de rustres, qui veulent du voyant et du singulier, et on se demande si les casques et les armures posant de 60 à 100 livres n’avaient pas déprimé les crânes des grands seigneurs.

Figures de grands-ducs sur chaque panneau de la salle de festin, avec ces terribles pieds byzantins du moyen âge. Faire de dessein délibéré des pastiches laids et difformes, est-ce raisonnable ? — C’est le même mauvais goût voyant qu’au château de Salzbourg.

Série de peintures modernes, la vie de sainte Élisabeth, le combat des maîtres-chanteurs, et divers traits de la vie des grands-ducs, pur des peintres de Munich. Toujours l’Allemand qui veut idéaliser à la grecque ou à l’italienne, et échoue entre les deux tendances contraires. Ils n’ont rien trouvé pour la tête de sainte Élisabeth, ni type ni expression. La moins mauvaise fresque est celle qui la représente morte sur une natte de paille. Dans le portement de son cercueil, l’empereur pieds nus est un Jésus-Christ Apollon ; de même le jeune grand-duc arrêtant un lion. Tout cela est neutre parce que les efforts se contredisent.

Ce qu’il y a de plus intéressant, c’est la chambre de Luther, avec son portrait, une peinture édifiante de l’homme dominé par la chute et sauvé par le Christ. Divers meubles de Luther, armoires à livres, bahut, deux coffrets, poêle, sièges, etc. Il y a des figures sculptées partout, des ornements de bois travaillé souvent grossiers, mais à profusion. Là était le débouché de l’imagination. Le poêle, baroque, très laid, couvert de figures dignes d’un almanach ; mais il y avait de l’invention, et dans ces intérieurs si étriqués, dans cette vie sédentaire, on s’entourait de formes vivantes.

Beaucoup de jeunes filles et de femmes à la Restauration, qui est tout à côté. Pas une jolie ou belle, mais plusieurs instructives. Les jeunes filles ne savent pas s’habiller, mais restent enfants, simples, innocentes, gaies, bonnes filles primitives. Trois ou quatre ont un fond d’enthousiastes nerveuses (Thécla dans Wallenstein). Trois vieilles dames ont une expression de calme, de sérénité et de candeur étonnante ; le visage est très fatigué, rougi, mais on ne peut imaginer une pareille et si complète acceptation de la vie : je ne l’ai vue que chez des religieuses.


Eisenach.

Eisenach est propre, mais bien pauvre. Cela sent le moyen âge ; les maisons sont des boîtes à charpente de bois, les interstices bouchés avec de la glaise ou des briques ; très petites fenêtres à guillotine. Les figures sont à l’avenant. Tout cela fait contraste avec deux ou trois belles maisons de plaisance bâties sur la roue de la Wartburg, encore plus avec la Wartburg elle-même. On sent la pauvre vie exiguë, écrasée, du petit bourgeois, de l’artisan, de la ménagère allemande, après les dévastations de la guerre de Trente ans (les deux tiers des habitants avaient péri, et toute la richesse). Et ensuite, exploitation par leurs princes qui imitent Louis XIV. Cet écrasement, accompagné de résignation et de vulgarité, leur a été propre. Ils en portent encore la marque au cou, comme un chien maigre et battu garde l’empreinte de son collier.


Retour à la Wartburg, par l’Annathal et le Marienthal

C’est le pays du vert ; mes yeux en sont rafraîchis depuis ce matin. Quelques lieues après Francfort a commencé le pays montagneux, verdoyant, arrosé, et le voici dans toute sa beauté. De petites allées soigneusement entretenues conduisent sur toute la montagne, à travers des sapins élancés, drus, minces, qui, font une moisson, dans des clairières de pins rougeâtres et puissants. Tout le sol est tapissé de myrtilles : plus bas s’étagent des prairies vertes, çà et là un bouquet de grands bouleaux penchés, un chêne déraciné, des roses sauvages, toute sorte de fleurs, un arôme universel de plantes montagnardes. Tout en bas, l’Annathal, une étroite vallée encaissée pendant deux cents pas dans d’énormes roches moussues des pieds à la cime, toutes suintantes d’une humidité éternelle ; leur draperie de mousse est parsemée de petits trèfles d’eau, de géraniums penchés, frêles, gorgés de la vapeur et des exhalaisons qui montent. Le fond est un petit ruisseau bruissant, qu’on a dallé d’un pont continu. — On le suit, la vallée s’élargit, recueille en des viviers l’eau des ruisseaux qui l’arrosent ; des files de vieux arbres, des bouquets de verdure bien placés, en font un beau parc, et toujours on entend à côté de soi le bruissement de l’eau courante ; de grands pans de rochers nus, des éventrements rougeâtres de la montagne se dressent au milieu de cette fraîcheur et de cette abondance de la vie végétale, et sur la gauche on aperçoit, la vieille Wartburg, une reine gothique et féodale, maintenant pacifique, et qui ne sert plus qu’à orner un lieu de plaisir.

Revu, au retour, toute la ville. On distingue bien l’âge ancien, misérable, qui finit, et le nouveau qui commence. Beaucoup de vieilles maisons très basses d’étages, le rez-de-chaussée plus bas que la chaussée, des fenêtres de poupées, des châssis qu’un coup de poing enfoncerait, parfois un étage qui a tassé et rend la façade bancale. Sur toute la route depuis Francfort, j’ai vu des maisons en bois, en pisé ou briques intermédiaires, petites, étroites, et qui sentent l’ancienne vie humble et étriquée. Mais ici, la plupart sont blanchies à neuf, d’autres sont nouvelles, plus hautes d’étages, à fenêtres plus larges ; on change en bonne chaussée l’affreux petit pavage pointu de l’entrée. Mon hôtel, qui est neuf, est propre, même élégant. Bel arrangement des routes et des terrains avoisinants. Il est clair que, par l’aisance et la richesse, le petit bourgeois resserré, opprimé d’autrefois, va se développer. Autrefois il vivait résigné dans sa bicoque vieille et triste, et ne se sauvait que par le rêve et la musique. Arriver au confortable, au luxe, par suite à la poésie pratique, voilà un nouveau chemin pour l’art allemand.


1er juillet.

D’Eisenach à Weimar, le pays s’aplatit. À la verdeur des prairies, on se croirait en Angleterre ; c’est la même abondance de fleurs délicates, richement épanouies, imprégnées d’eau jusqu’à perdre leur parfum. Mes yeux et mes nerfs ont besoin d’humidité, de vapeur flottante, et se reposent.

Vu des ouvriers-paysans qui sont à une réparation de la voie (Erfurt). J’ai pu les regarder dix minutes. Le type est frappant longs, blafards, l’œil terne ; laids, l’air ahuri, la mâchoire pendante, en guenilles couvertes de boue, inertes ou fumant leur pipe ornementée. Absolument l’expression des vieux chevaux fatigués (Paul Potter), des bêtes de somme résignées, au relai. Rien de semblable en France. Aucun pays n’a plus besoin de culture intellectuelle et de richesse. Le Français, l’Italien, même pauvres et ignorants, sont des hommes encore complets.

Les types commencent à se détacher pour moi. Ce qui domine chez l’homme, c’est le blond blanchâtre, à chair flasque, oscillant entre la bête inerte de boucherie et le sauvage primitif. Pour la femme, c’est la romanesque, mince, longue, sentimentale, capable de grüblerei[1], ou la ménagère ; c’est tantôt le bon petit cœur bien heimlich[2]et gentil, tantôt la boulotte purement domestique et tricotante, perdue dans les confitures.


Weimar.

Chez M. K… bibliothécaire : quarante ans, non marié, vit avec deux sœurs non mariées et sa mère ; érudit spécial (chansons et contes populaires, études sur la littérature du XVIIIe siècle en Allemagne) ; n’a point lu Macoulay, ne lit pas de romans ; pur savant cantonné dans son petit cercle. Fond triste et modeste ; sent les inconvénients de son état. (Les contes et chansons ne servent pas beaucoup pour connaître le génie des peuples ; là où ils semblent originaux, ils sont peut-être empruntés, et, faute de la marque littéraire individuelle, ils sont médiocrement significatifs.) Il habite d’esprit avec ses collègues spéciaux français, anglais, etc. qu’il ne connaît pas de vue, tel collectionneur de ballades ou de légendes siciliennes ou slaves. Tous ses travaux sont sur des points de détail. De plus, en ce moment, il collabore à une grande édition critique de Schiller, revoit les variantes de ses traites d’esthétique qu’il trouve clairs. « Je ne me suis pas occupé de philosophie, je n’ai pas lu Hegel, je ne suis pas compétent ; il me faut de l’attention pour suivre les raisonnements de Schiller, mais je les suis, donc il est clair. » Du reste, se prêtant à la discussion, et pas du tout pédant. — Sa bibliothèque est très belle ; c’est un haut bâtiment faisant voûte libre au centre, avec deux ou trois étages latéraux, d’un aspect calme et noble. Quantité de portraits et bustes de grands hommes, surtout de Gœthe : son masque après sa mort (bien moins idéal que les bustes, presque une tête ordinaire) ; une miniature tout à fait supérieure de Gœthe (on voit l’homme sévère, énergique, pas sympathique, tout à fait selbständig) ; un exécrable dessin fait par Gœthe où il se représente demi-couché, méditant sur des ruines italiennes ; diverses curiosités ennuyeuses, par exemple une série de pots de porcelaine qui, choqués, font la gamme ; des défroques de Gœthe et de l’empereur de Russie. Il y a de la naïveté et de la pédanterie dans ce culte des célébrités.

Renseignements sur les traitements et dépenses de la vie courante. Il y a ici un grand Gymnanum[3] : environ trois cents élèves et davantage ; on sort vers dix-neuf ans, quelquefois plus tôt ; le nombre des élèves qui viennent faire leurs premières classes et restent jusqu’à seize ans seulement s’accroît beaucoup, parce que le brevet, d’études permet de ne rester qu’un an dans l’armée en service actif au lieu de trois ans. Un professeur a de 600 à 1 400 thalers ; l’un d’eux, qui sort d’ici, à 800 thalers ; avec cela on vit gêné, il faut que la femme ait une dot. Très solides études des professeurs ; ils sont philologues ; chaque année, dans l’imprimé qui résume les études de l’année, l’un d’eux publie une dissertation spéciale, sur la doctrine de Théétête, sur Hesychius, sur tel point spécial de littérature savante. Cela ne ressemble guère à nos discours et parades oratoires de la distribution des prix. De cette façon un professeur savant se fait connaître ; c’est le collège qui paie les frais d’impression. « Les professeurs de collège font d’aussi bons livres que les professeurs d’université. » — À Iéna, quatre cents étudiants. Les cours de médecine, de théologie, sont fort suivis ; un professeur peut, avec ses cours particuliers, se faire en tout 2 000 thalers. — Vie restreinte ; ils travaillent et se voient entre eux ; le recteur est invité à la cour. M. K… n’a pas lu la Verlorene Handschrift de Freytag ; mais il dit que ce roman passe pour être pris sur le vif, qu’on en nomme les types.

Le soir, nous sommes allés boire de la bière à un café sur le haut du parc. Concert très bon de vrais musiciens ; ils viennent en quinze jours de jouer quatre grands opéras de Wagner, après une seule répétition ; affluence d’étrangers et grand succès. Cette bonne musique, sous les derniers rayons du soir et les rougeurs enflammées du couchant dans les magnifiques feuillages mouillés, me donne une sensation de bonheur intime.

Autre visite, chez M. G… député aux États de Saxe-Weimar et au Reichstag, grossherzoglich Staatsanwalt (procureur général). Appartement au second sur le parc, vue magnifique, mobilier très simple, bonnes gravures aux murailles, le parquet en bois non ciré, lui-même en longue robe de chambre assez usée, rien pour la montre ; calme, sensé, et parlant bien, en homme qui a l’habitude de la vie publique. Voici le résumé de sa conversation. « Nous ne souhaitons pas l’État unitaire, mais la confédération telle que nous l’avons sous l’hégémonie de la Prusse, et cela pour deux raisons. 1o Parce que les petits États sont des centres de vie intellectuelle et sociale, et qu’une trop grande centralisation nuit au développement d’une nation. Voyez Weimar, Dresde, Francfort, Hanovre, qui sont, des centres suffisants où un homme peut trouver son développement complet, et non des villes provinciales éteintes. 2o Parce que c’est le moyen d’attirer peu à peu à nous les États au-dessous du Mein et plus tard les Allemands d’Autriche. Beaucoup d’Allemands autrichiens souhaitent maintenant l’État unitaire ; mais il est antipathique à la Bavière, au Wurtemberg : le particularisme est un des goûts de l’Allemand. Si le chassepot français ou russe n’intervient pas, il y a chance pour que la confédération actuelle dure ; à moins d’être provoqués, les Allemands ne se précipiteront pas dans l’unité. »

Très poli et sympathique pour la France. « Mais pourquoi cette loi sur les maires, et l’intervention du gouvernement dans leur nomination ? » Je lui explique notre manque de leaders, et la défiance réciproque de l’habit et de la blouse chez nous, avec détails sur le mécanisme des élections. Il est intéressé, étonné. « Pour nous, une élection ne coûte pas un thaler au candidat, sauf peut-être dans la Prusse orientale quelques banquets offerts par un grand seigneur membre de la Chambre haute. Moi, mon élection m’a coûté une insertion de trois lignes dans le journal pour dire que je me présentais. Pas de méfiance entre les classes, chez nous. J’étais procureur général, j’avais exercé, j’étais connu dans mon district : on m’a nommé spontanément au Conseil municipal, de là à l’Ausschuss[4] du district, de là à la Chambre des députés du duché, de là au Reichstag. La société est organisée ; il y a une série de degrés depuis les Handarbeiter[5] jusqu’aux petits fermiers propriétaires, puis aux gros paysans propriétaires, puis aux gens de ma classe et de mon éducation ; chaque degré connaît l’intérieur et a influence sur lui ; les maires, gros paysans que j’ai connus au Conseil municipal, m’ont fait nommer par leurs communes député à la Chambre de Weimar. Autres intermédiaires très influents : les Pfarrer et les Lehrer[6]. Le Pfarrer est invité chez les gros paysans, cause avec eux, est respecté ; sa femme connaît leurs femmes. Le maître d’école épouse une fille de petit propriétaire rural, a deux ou trois cents thalers par an et le logis, est secrétaire de la commune. Ces gens-là me connaissaient, m’avaient vu dans mes fonctions. Ils sont plus influents que chez vous, surtout les maires, car dans notre Allemagne centrale ils sont élus par les communes, de même que les secrétaires ; le gouvernement n’intervient en rien : parlant, le troupeau suit volontiers le chef qu’il s’est choisi. L’action venant d’en bas, la confiance se donne à demeure ; et le député est un vrai représentant. »

À mes objections contre l’énorme état militaire de la Prusse actuelle, qui nous force à entretenir une armée permanente égale : « Notre système est purement défensif. Nous aspirons à lui donner encore plus nettement ce caractère ; par exemple, sauf pour le génie et les armes spéciales, cavalerie, artillerie, qui exigent une longue préparation, nous souhaitons réduire le service effectif à deux ans et demi, puis à deux ans, puis peut-être à un an et demi ; toute la question est de vérifier si, après un si court apprentissage, on peut être bon soldat. Mais pour ce qui est du service obligatoire pour tous, nous y tenons comme à un principe. C’est un institut de concorde et d’égalité ; les fils du grand-duc et d’un paysan servent côte à côte, sous le même habit. De plus, c’est une gymnastique qui développe le corps et contrebalance dans les classes lettrées la vie trop cérébrale. Enfin, c’est une école de patriotisme et de discipline. Personne ne réclame, même dans les petits États nouvellement soumis à cette obligation. Auparavant, les sept ou huit soldats que la conscription prenait sur cent, partaient à contre-cœur. Maintenant, plus un murmure, l’institution est populaire. »

« Trois partis socialistes : les idées de 1848 en France ont passé le Rhin et ont fermenté, grâce à la Grüblerei germanique. Le premier veut l’État commanditaire, trois ou quatre cents millions de thalers pour délivrer les ouvriers de la tyrannie du capital. Le second, démocratique, veut le partage de l’Allemagne en une quantité de petites républiques faisant confédération. Le troisième (celui de M. Schulze-Delitsch), plus pratique, recommande les sociétés de prévoyance, les banques ouvrières, etc. Mais, sur trois cents députés, il n’y a que huit socialistes. Ce mouvement est plutôt inquiétant que dangereux. »

Weimar est une petite ville de 14 000 âmes, calme comme une de nos villes provinciales. Mais c’est une capitale. De là un effet étrange. — Place du Marché, avec des paysans deux fois par semaine, petites maisons bien bourgeoises et même villageoises, peu de boutiques, et çà et là, sur le parc, de belles maisons neuves avec portiques, de grands et nobles bâtiments, un musée, un Rathhaus[7], la résidence ducale, un admirable parc, une grande bibliothèque. Et cinq ou six grands hommes qui l’ont remplie de leur séjour, Wieland, Herder, Gœthe, Schiller, leurs statues en bronze, les rues appelées de leur nom, leur maison avec une inscription. Cela est unique. Quel dommage s’il y avait là un préfet ! Reste à savoir si le grand-duc et sa cour coûtent au pays beaucoup plus d’argent qu’un préfet. Mais le parc est si beau, et l’aspect du pays si touchant pour une âme septentrionale ! Il a plu, et depuis Francfort le paysage, à part quelques districts monotones, est une suite de vallées vertes, boisées, humides. Hier, de Weimar à Leipzig, sous la lumière du soir, je voyais défiler des bouquets d’arbres, des prairies infinies, des verdures d’une sève incomparable. Les galliums blancs, les oseilles rouges, font des taches fondues à la Rubens dans le vert universel ; le paysage est semblable à une jeune femme délicate, tendre, un peu triste, aux joues fleuries et aux yeux aisément mouillés de larmes. À Weimar, du chemin de fer, on embrasse d’un regard tout l’ensemble du pays ; deux ou trois plis de collines vertes qui vont s’étageant et s’effaçant les unes derrière les autres, la ville aux toits brunis, avec ses clochers aigus, posée tranquillement au fond de la vallée, la riche et magnifique forêt de grands arbres qui font le parc sur la gauche. Quand j’ai vu pour la première fois ce parc, c’était entre deux visites après une ondée. Les gazons touffus étaient aussi hauts qu’en Angleterre, le soleil s’étalait sur les herbes et sa lumière tombait en cascade de feuillage en feuillage, une fraîcheur, une odeur saine sortait de toutes ces verdures mouillées. Rien de pédant, rien de régulier, ni de petit, de coquet, dans cette architecture végétale. Gœthe et son prince ont été ici de vrais artistes ; c’est une ville, un parc et un pays faits pour le travail et le rêve poétique.

Conversation avec M. L… conseiller supérieur pour l’enseignement : 50 à 55 ans, carré de taille, homme loyal et sérieux, amateur passionné de Schopenhauer dont il me montre le portrait, et capable d’éclats de passion, quand on le met sur son terrain, la question des écoles. — Tout le monde sait lire, écrire, compter. Les parents sont obligés d’envoyer leurs enfants à l’école, six heures par jour, jusqu’à quatorze ans. Sans cette contrainte, rien n’est possible, et encore ne réussit-elle qu’imparfaitement à instruire le paysan, l’ouvrier. Selon M. L… ils ne sont pas encore capables de voter ; leur cercle d’idées est trop étroit, et il y a plus de cinquante ans que l’obligation est en vigueur ; rien de plus tenace et de plus lourd que les masses populaires. — Hors de l’école, continuent-ils à lire, ou bien oublient-ils ce qu’ils ont appris ? — Ils lisent, mais beaucoup désapprennent à écrire et ne savent plus que signer leur nom. Il y a des Fortbildungschulen, écoles de continuation et de perfectionnement, où l’on va deux fois par semaine en hiver après quatorze ans et où on apprend en outre diverses petites choses, la tenue des livres, etc. Mais en Saxe et en Prusse ces écoles ne sont pas obligatoires ; elles le sont à Bade, en Wurtemberg, en Bavière. Depuis 1848 on s’est beaucoup occupé de l’enseignement populaire. C’est une question vitale. M. L… me donne un rapport publié par l’association pédagogique de Berlin sur les livres qui conviennent au peuple et à la jeunesse. On en a composé un très grand nombre, la plupart mauvais ; rien de plus difficile que de savoir parler aux simples de façon à les intéresser et à les instruire sans les rebuter ni les mettre en défiance ; il ne faut pas avoir l’air de leur faire la leçon. Le meilleur de ces auteurs est Karl Stöber, mort récemment ; ses Erzählungen sont excellentes. De ce genre on a des récits historiques, de petits romans, des vies de grands hommes, la réforme protestante expliquée aux peuples, une histoire universelle avec gravures, de petits traités d’histoire naturelle. Le peuple lit : il y a tel journal à bon marché tiré à 500 000 exemplaires. Mais il faudra encore bien du temps pour élever les esprits et les renseigner suffisamment pour qu’ils puissent prendre part à la politique en connaissance de cause.

Rendez-vous après dîner chez M. L… avec M. G… Là, pendant trois heures et demie, nous causons à fond. Pourquoi les Allemands dans leurs écrits sont-ils si arrogants, si persuadés qu’ils sont la nation élue, etc ?… (Naturellement je pose la question en termes polis). Réponse : Après la guerre de Trente ans, nous avons trop admiré les autres peuples, nous nous sommes méprisés, nous avons apporté chez nous les mœurs et les idées françaises ; Goethe et Schiller eux-mêmes étaient cosmopolites, oubliaient d’être Allemands. Le sentiment national a commencé avec les romantiques, Schlegel, Tieck ; il est maintenant au comble : c’est un moment nécessaire dans la vie d’un peuple. S’il y a de l’excès maintenant, cela passera. — Autre raison : un Allemand, même bon et doux, quand il a la plume à la main, s’infatue de son idée ; il a sa Weltanschauung[8] propre et particulière, il est intraitable, exclusif, et combat de toutes ses forces les idées contraires. Cela est si vrai qu’il est dur et impoli pour les autres Allemands, pour ses confrères. Nulle part le particularisme n’est aussi fort qu’en Allemagne ; il va jusqu’à l’individualisme absolu ; chacun est soi, et refuse d’être un autre ; il a ses principes et son système à part. Prenez vingt Allemands, dit un proverbe, vous aurez vingt et une opinions. Selon M. G… nulle part il n’y a de différences de style aussi marquées qu’entre les écrivains allemands, par exemple entre Goethe et Schelling, entre Jean-Paul et Schiller.

Sur l’administration prussienne. Bismarck est un très grand homme ; mais les froissements sont très durs, les Prussiens sont délestés en Hanovre, à Francfort, à Mayence. La volonté d’en haut, transmise par des bureaucrates qui se croient infaillibles, arrive en bas avec une raideur de fer et s’applique sans ménagements. L’employé prussien gouverne en homme de caserne, à la baguette, pédantesquement et d’un ton absolu. Ce qui rend le ton plus dur, c’est que tous les sous-officiers, une fois retraités, ont droit à de petites places dans le service civil, et ils apportent dans leurs rapports avec les populations les façons âpres, dogmatiques, tranchantes, de la discipline militaire.

Sur les lois civiles en Saxe et dans l’Allemagne du centre. — Pas encore de code civil général. On s’en occupe ; on a déjà fait un code uniforme pour les peines, le droit commercial et la procédure. Actuellement, rien d’uniforme pour le droit civil ; ici, le fond est une coutume qu’on consulte d’abord ; au-dessous, l’ancien droit saxon : puis, dans les cas les plus difficiles, le droit romain. — Divorce. Mais, pour se remarier, il faut l’assentiment du prince. — Fidéicommis et droit d’aînesse pour quelques grandes familles anciennes. On peut encore en constituer, mais il faut l’assentiment du prince. D’ordinaire, partage égal. Dans un assez grand nombre de terres, par l’effet d’une vieille coutume slave, minorats au lieu de majorats ; le fils cadet hérite de toute la terre, le fils aîné n’a qu’une part mobilière comme les filles : ce sont les geschlossene Güter. — La liberté testamentaire est limitée. Un père qui laisse un fils et 3 000 thalers ne peut le déshériter que de 2 000, à moins d’ingratitude prouvée. — D’ordinaire, la terre peut être divisée après la mort du propriétaire, mais la moindre parcelle doit être d’un demi-acre : c’est pour empêcher les trop grandes subdivisions, si nuisibles, dit-on, à notre agriculture.


Leipzig. — 3 juillet.

Nicolaïkirche, principale église ; à onze heures et demie, je vais au service et au sermon. Prédicateur en robe notre et collerette-fraise du moyen âge ; col court, grosse tête énergique un peu lourde comme dans les portraits du XVIe siècle. Il débite bien, avec naturel, bons gestes, voix bien maniée et forte ; cela me semble un bon spécimen. Texte et citations sur les vieux simoniaques, Juda, Simon, qui n’aiment pas la piété pour elle-même (Gottseligkeit), mais pour les avantages terrestres qu’elle confère : ils sont : damnés ; Gottseligkeit ist ein grosser Gewinn, la piété est un grand bien par elle-même ; il faut la souhaiter pour elle-même, car elle donne le contentement, la modération des désirs (Genugsamkeit), et de plus elle nous évite les tentations et nous garde le trésor de notre innocence. Voilà les deux points. Développement en bon style ordinaire, avec lieux communs, contre le désir de devenir riche, si fort en notre siècle ; phrases protestantes et énergiques contre le vœu de pauvreté catholique du moyen âge, contre les moines. Phrases modernes bien faites, surtout bien dites, pour montrer que la vraie religion n’exclut pas le travail profitable, le soin des enfants, la pensée du gain quotidien, mais il faut y songer parce qu’il y a là un devoir et qu’on fait la volonté de Dieu en pourvoyant aux besoins des siens. Conclusion : ne vous attachez pas aux biens périssables, mais aux trésors qui ne périssent pas. — Dans la vaste église aux bancs numérotés et marqués du nom du locataire, quatre hommes, le sacristain et deux dames ! C’était le vide absolu. Quel contraste avec l’Angleterre ! — En revanche, pour la Vie Parisienne d’Offenbach au théâtre, tout l’orchestre, qui est très grand, est loué d’avance.

Toutes mes visites sont manquées, sauf une : les gens sont dehors. Je ne trouve que M. Ebert, philologue qui enseigne les langues et les littératures italiennes. Maigre, les yeux battus sous ses larges lunettes, trente-quatre ans, en robe de chambre, dans une chambre de travailleur, pesant, avec une grosse voix non exercée. Tous ceux que je vois entendent le français, mais le parlent à peine ; ils l’ont appris par les livres, non pas en voyageant comme les Anglais. — Plus de 1 600 étudiants à Leipzig, Berlin seul en a davantage (1 800). Nombre énorme de professeurs ; toutes les parties de la science humaine ont ici, je crois, un représentant spécial. Quelques cours sont pour un très petit nombre ; il y a dix élèves au cours de déchiffrement des manuscrits évangéliques de Tschendorff, mais il y en a quarante au cours de sanscrit et près de cent à certains cours de philologie. — Très peu d’étudiants en dehors de ceux qui veulent suivre une carrière spéciale, deux qui étudient la philologie, les langues anciennes, le sanscrit, veulent devenir professeurs de gymnase ou d’université. Ainsi la science ne nourrit que la science. Environ quatre-vingts personnes étrangères au corps des étudiants sont admises à suivre des cours ; mais on rencontre très peu de jeunes gens riches ou nobles qui étudient simplement pour se cultiver, pour savoir, pour être des hommes plus complets. Cependant, la science ne reste pas enfermée dans un petit cercle d’initiés ; les professeurs font des Vorlesungen, des lectures publiques qui vulgarisent. — Un étudiant est à son aise avec 350 ou 400 thalers par an. D’abord, il y a cinq mois de vacances ; de plus, pour 4 thalers (13 francs) on peut avoir une chambre meublée avec le service, et dîner moyennant 4 thalers par mois ; or ce dîner (Mittagessen) à une heure est le grand repas. Dans ces 350 thalers sont compris les frais d’université, les cours privata et privatissima. — Sur les mœurs. Les étudiants ne sont pas précoces et libertins ; leurs goûts, ce sont les exercices du corps, l’escrime, et la boisson. D’ailleurs, un jeune Kauffmann[9], plus riche et plus déluré, aurait plus de succès qu’eux auprès des femmes. Très mauvaises mœurs à Gotha, bonnes à Weimar, à cause des exemples différents des deux cours.

Leipzig n’est ni beau ni gai : grande ville sombre, à hautes maisons noircies, enfumées, sentant la vieille officine, le commerce et l’encre ; partout des boutiques d’imprimerie et de livres. J’ai vu deux ou trois très vilaines églises, plâtras noircis à l’extérieur, au dedans du plâtre blanchi, sans ornement ni style. Le Rathhaus, sur la place du Marché, est une vieille baraque du XVe siècle, sans style ni fantaisie, bâtard lointain des hôtels de ville de Belgique. Sur cette place, beaucoup de vieilles maisons à pignons, à vieille physionomie ; très souvent le premier étage a un balcon vitré qui fait avançage, rejoint celui du second, et ainsi de suite jusqu’au haut, cela est pittoresque. Mais il n’y a ici ni la propreté ni la richesse de Francfort, ni l’imagination et la poésie des cités flamandes. Hors de ce centre, du côté d’Augustusplatz, vues et places larges, aérées, constructions plus modernes et plus belles, c’est une sorte de Hyde Park ; mais le musée est un carré Renaissance bien lourd, et le théâtre un paquet mal agencé de frontons et colonnes grecques.

Le soir, vers huit heures et demie, je vais souper dans la Restauration attenant au théâtre : pleine et comble, non pas de drôlesses et de viveurs, mais de familles bourgeoises ; il y a bien cent cigares et pipes allumées. La table à côté de moi est occupée par une famille de dix personnes, dont une jeune fille rieuse, expansive, et deux petits garçons ; la mère tricote, deux hommes jouent aux cartes ; éclats de rire continuels. Tous ont des chopes énormes ; les jeunes filles lampent du gosier aussi vigoureusement que les autres. À ma table viennent s’asseoir un homme de trente ans et sa fiancée, avec la sœur de celle-ci et un autre jeune homme ; regards de tendresse et de confiance de la fiancée. Pas une figure jolie, mais toutes de bonne humeur : cela ressemble à Téniers, à un Van Ostade, sauf que les habits sont meilleurs et plus neufs ; on ne sort pas d’une guerre et d’une misère abominable. L’aisance et le confortable ; si largement répandus sont un trait du XIXe siècle. Mais sous cet extérieur de civilisation, quelle rudesse native ! Brouhaha continu, comme chez nous à la Bourse ou au marché des volailles ; et l’odeur est celle de l’estaminet le plus empesté. Voilà le plaisir du dimanche pour la classe bourgeoise moyenne. Chez nous les nerfs se révolteraient ; et cette promiscuité serait choquante, nous n’oserions pas rire et nous étaler en public de cette façon. Primitifs et grossiers, voilà mon impression ; moins cultivés, moins raffinés, moins dégoûtés, plus abandonnés à la nature et à l’expansion, moins exigeants, plus aisément heureux et à moins de frais. — Je lis en ce moment des brochures, historiettes publiées ou recommandées par le comité pédagogique (l’une de Ferdinand Schmidt) : plat, détestable, moralité banale et sentimentale, mots abstraits et savants, aucune idée de ce qu’est un lecteur simple ; à quelle distance de François le Champi ! Il leur faudra autant de temps pour apprendre le style qu’à nous pour devenir érudits. — Je vais voir des professeurs, des savants spéciaux ; je crains bien de trouver des ouvriers, des Handarbeiter de la science.


4 juillet.

Ma première impression sur Leipzig était trop sévère. Le Marktplatz est intéressant ; la façade des maisons terminée en pignons pointus, les sculptures de bois qui bordent tous les avançages, les six ou huit pignons du Rathhaus font plaisir à voir ; il y a un goût original, assez analogue au goût flamand, dans ces vieilles bâtisses, et le souvenir s’en retrouve dans les neuves : c’est une architecture du Nord, ornementée de stuc, bien plus naturelle dans ce climat que les lignes trop simples et les fortes masses du style classique.

Dessins à la devanture des boutiques près de l’Université : « les deux méchants garçons » et « le pacificateur. » Les deux méchants garçons vont voler des pommes et du raisin, sont battus par le garde-champêtre et menés en prison pour douze heures. Dans l’autre, paysans et paysannes vont faire ripaille à l’auberge et se battent ; l’aubergiste tape dessus, puis le garde-champêtre ; enfin, à bout, on fait entrer le taureau ; fuite générale, le taureau tout fier reste seul dans la cour. — Grosse plaisanterie de bonne humeur naïve, de plus morale dans le premier cas ; caricature très chargée, mais facile et expressive. Il y a un fond flamand dans l’art populaire allemand ; de même dans les Münchenerbilderbogen et dans le Kladderadatsch.

Onze heures, à l’Université. Leçon du professeur G. Curtius, sur la langue étrusque, les langues celtiques et germaniques. Pas d’introduction ni de conclusions, il ne cherche pas l’unité, la forme : c’est un résumé, solide, plein de faits. Il cite les principaux auteurs, donne le nombre des volumes, la date de la publication, la bibliographie, puis les caractères principaux de la langue, avec exemples à l’appui, qu’il écrit sur le tableau. Ainsi les Etrusques sont Indo-Germains, ne se laissent rattacher précisément à aucun groupe particulier ; pourtant plus voisins des Italo-Grecs que des autres. Les Germains sont plus voisins des Slaves-Lithuaniens. Les Celtes se divisant en deux branches, l’Irlandais, comprenant le Gaélique d’Écosse, et l’Armoricain bas-breton, comprenant le Gallois. Rien que des faits, l’exposé de la science ; on peut prendre beaucoup de notes. Cela ressemble à ces leçons sur l’art dans l’antiquité faites à Paris il y a trois ans par un Allemand poète réfugié à Londres, dont les poésies ont eu trente éditions, mais dont j’ai oublié le nom. En six leçons, avec cartes et grandes figures d’architecture, il donnait tout l’essentiel ; je l’ai entendu expliquer toute l’économie d’une maison de Pompéi. Mais on ne va là que pour se munir de science, pour apprendre : rien de piquant, de grand ou d’éloquent, peu de neuf. — Au moins cent vingt élèves ; tous prennent des notes. Pas d’applaudissement à la fin ni au commencement, ce qui est très bien. Toutes ces figures d’étudiants sont ordinaires, même laides et lourdes, deux seulement assez belles ; en général petits ; beaucoup de lunettes ; rien d’inquiet ni d’âpre, ce sont des gens sérieux et bien portants. — L’Université n’est pas belle. Ce n’est qu’un composé de salles. Bancs et tables étroites, le tout simple et fait pour l’usage : rien qu’un atelier scientifique.

Conversation avec M. Z… le recteur : homme de parole vive, accentuée ; très aimable et empressé. Il demeure au troisième étage, près du parc, dans une maison où il y a deux autres professeurs ; escalier non ciré, vieux ; ce que j’ai vu de la maison est très simple. — Hegel a été un dieu, mais il est tout à fait démodé. Schopenhauer est en tête, bien au-dessus ; de second ordre sont Fichte, Ulrici, Lotze. — M. Z… me confirme les faits cités par M. E… pour tout ce qui regarde les étudiants : leurs mœurs sont sages ; beaucoup s’imposent le vœu de chasteté et le tiennent. Mariage vers vingt-huit ou trente ans. Ils boivent (de la bière) et se battent. J’en ai rencontré deux aujourd’hui qui avaient des cicatrices d’estafilades au visage. — M. Z… me conduit au grand établissement de gymnastique et à la salle d’armes. Très complet ; mais il n’y a personne à cette heure. Dans une des salles, des petites filles de sept à douze ans font de la gymnastique au son d’un accordéon ; on leur joue des valses, elles dansent, puis tournent en s’accrochant à des cordes qui partent d’un mât : très joli, très sensé. Le prix est modique, et il y a maintenant, une gymnastique annexée à toutes les écoles, même aux plus élémentaires. — Sur les professeurs. Leipzig est l’Université la mieux payée ; mais en général les professeurs sont bien rétribués. Ici, ils reçoivent de l’État de 1 500 à 3 000 thalers par an ; en outre, cours privata et privatissima, qui peuvent rapporter 300 thalers, ou davantage, cela dépend du nombre des élèves payants. Avec 1 500 thalers, on peut vivre et faire vivre sa famille confortablement, mais sans plaisirs ; il en faut 2 500 pour avoir un abonnement au théâtre, faire des voyages, aller aux bains de mer ou en Suisse.

Visite à M. Brockhaus. Il a l’air d’avoir trente ans au plus ; petit, tête allemande, mais poli et bienveillant. Maison immense, c’est une série de quatre cours avec énormes bâtiments transversaux, en tout sept maisons : Leipzig est la patrie de la librairie. — Un livre savant, solide, comme celui d’Overbeck (Griechische Plastik) se tire probablement à 750 ou 1 000. De la plupart de ces ouvrages savants, on vend 400 ou 500, le reste devient de la « maculature. » Parfois (Hettner, Litteratur des 18ten Jahrhunderts, ou Curtius, Griechische Geschichte), on tire à 1 500 ou 2 000. Mommsen a dû tirer à 3 000. Les romans d’Auerbach, de Freytag, se tirent à 3 ou 5 000. L’auteur a de 20 à 100 francs par feuille ; pour une édition de 3 000 exemplaires, M. Freytag ou M. Mommsen peuvent gagner 3 000 francs par volume, 4 ou 5 000 si le volume est très gros. — La Kölnische Zeitung tire à 18 000 ; l’Allgemeine et d’autres politiques analogues, à 10 000 ou 12 000 ; le Centralblatt, les Grenzboten, à 1 200 ou 1 800. Le plus vendu des journaux politiques est la Neue Freie Presse de Vienne. Il y a je ne sais plus quel journal populaire qui tire à 250 000. Une revue toute scientifique, l’Hermès, ou la Zeitschrift für Philosophie, tire à 400 à peu près. — Dans la plupart de ces journaux, on paie les écrivains à raison de 6 à 12 thalers les seize pages. La rétribution est presque nulle ; quelques journaux amusants, pleins de romans, comme le Neue ¨Blatt de Paul Lindau, sont les seuls qui puissent faire vivre un écrivain à condition qu’il soit très fécond. — Pourquoi les livres allemands sont-ils si chers, bien plus chers que les livres français ? Ce n’est pas que le papier, l’impression, les auteurs coûtent davantage ; c’est que le public, surtout le public riche, n’achète pas. Tel millionnaire n’a pas cent volumes chez lui. Les riches commerçants, les nobles, ne lisent guère, ou empruntent au cabinet de lecture. M. Auerbach contait le trait suivant : une famille riche d’Augsbourg l’invite à dîner : ils sont ses admirateurs, dîner magnifique coûtant plus de cent écus : au dessert, on parle de son dernier roman. « Nous n’avons pu l’avoir encore à la bibliothèque de prêt, il est en mains. — Il serait plus court de l’acheter. — Oh ! nous n’achetons pas de livres ! » Il n’y a que les savants, les professeurs qui achètent les livres savants, les dissertations ; et souvent ils ne paient pas. M. Brockhaus parle avec amertume de cette parcimonie du public allemand à l’égard des livres. — Il est allé deux fois en France, une fois avec sa femme pour son voyage de noces. Il admet que les Allemands lisent surtout les livres français crus ou lestes. Fanny, Madame Bovary, et que ce qu’ils aiment le mieux voir, ce sont les pièces françaises des petits théâtres, la Vie parisienne, la Belle Hélène. Selon lui, Berlin et Vienne, grandes capitales dissolues, donnent l’exemple…

Ce soir, au théâtre, où l’on joue Coriolan, traduit de Shakspeare. Il ne reste que quelques places, très chères ; je prends une des plus chères, au balcon, c’est 3 fr. 75. À l’intérieur, large couloir aéré, bien tenu, les femmes sont en gants frais et toilettes agréables. — Coriolan a le physique de l’emploi, et imite fort bien les attitudes des statues d’Achille ; il a de la passion, mais ne vaut pas Mulready. Menenius n’est pas mauvais ; Volumnia est solennelle, emphatique, et sent l’école de déclamation. Quinze figurants pour le peuple, autant pour l’armée, une douzaine pour le Sénat. Costumes et armures bien médiocres, décors de second ordre. On a coupé presque toutes les scènes du premier acte, les combats de Coriolan contre les Volsques. Du reste, Shakspeare au théâtre me semble impossible aujourd’hui ; la mécanique, les changements de scènes du XVIe siècle sont trop grossiers. Je suis parti après la scène où il va en exil ; je bâillais. Public froid ; il y a eu un sourire seulement au moment où Coriolan appelle les tribuns « gueules de roquets hurlants. » Applaudissements maigres ; personne n’était saisi, empoigné, et la salle était pleine. Ils vont peut-être là comme moi aujourd’hui, par conscience.


5 juillet.

Ce matin, leçon de M. Eberl. Cinq élèves ; mais il en a ordinairement une vingtaine, et il me l’a dit : peut-être y a-t-il là un petit mouvement d’amour-propre. — La leçon s’appelle ici une « lecture. » en effet, le professeur parle sans aucun apprêt, toujours d’après des notes fort développées, étalées devant lui sur un pupitre. M. Ebert dit qu’il n’y a pas d’orateurs ou très peu dans les universités, qu’en général la construction de la phrase allemande, l’inversion continuelle, est très défavorable à l’éloquence ; les préfixes séparables gênent ; à la fin de la phrase, on a oublié le commencement. — Pas d’unité. Son début a été la queue de la précédente leçon, et il a coupé net la fin de sa leçon à cause de l’heure. Sujet : œuvres littéraires en italien de Lorenzo de Medici, L. Pulci, Poliziano. Quelques dates et notes de biographie ; origines françaises de l’épopée italienne ; quelques renseignements sur Turpin, les deux portions de sa chronique, les chansons de gestes et les canzone provençales, introduction en Italie de ce mètre et de cette matière ; les imitations en français par des Italiens, Nicolas de Padoue à la bibliothèque de l’École des Charles, i reali di Francia. — Tout positif. Bibliographie des auteurs, avec lien et date de publication, analyse sèche du contenu de chaque poème ou roman, indication de la forme métrique et de ses affinités. Le tout d’un ton froid, terne, aussi froid que Curtius hier : celui-ci, meilleur professeur, parle plus distinctement et d’une façon plus didactique. — La littérature est prise au point de vue purement scientifique. C’est l’inverse de ma manière : je suppose tout le technique connu ; maintenant, voyons les mœurs, les sentiments et les âmes.

Je commence à voir ce que c’est qu’une université, une science allemande : grand magasin de faits, idées et doctrines, à bon marché, fournis consciencieusement en paquets étiquetés, sans aucun ornement ni agrément : en France, il n’y aurait pas de chalands.

Allgemeine Zeitung d’hier. Suicides de soldats, attribués aux mauvais traitements, à l’insolence des officiers prussiens, A plusieurs reprises, un commandant prussien a été entendu dans le Mecklembourg disant : « Têtes de buffle meklembourgeoises, vous avez les joues pleines ; attendez un peu, et je vous les ferai maigrir. »

Beaucoup d’enfants ici, surtout dans les faubourgs. Le costume populaire laisse les bras nus presque jusqu’à l’épaule : vilaine chair fiasque et rougie. Presque aucune figure belle. J’ai encore vu beaucoup d’étudiants, et toujours les mêmes lignes tourmentées et rabougries.

Chez le baron Tauchnitz. Il est très complaisant, a beaucoup vécu en Angleterre, est très « anglaisé, » m’offre une place dans sa loge pour ce soir, regrette mon court séjour et l’impossibilité de me présenter dans le monde ; tous les gens riches sont à la campagne. Il est dans son bureau, bureau très simple, fait seulement pour les affaires. — Selon lui, il est très difficile de dire avec sûreté le chiffre des tirages de livres ; il faudrait le demander à l’éditeur spécial, et celui-ci répondrait rarement. Pour les journaux, cela est plus facile, il m’enverra une note à Paris. L’Illustrierte Zeitung, que publie Brockhaus, tire à 12 000 ; le plus répandu est le Garlenlaube, 250 000. — Les classes populaires sont plus instruites qu’en France et en Angleterre, en raison de l’enseignement obligatoire. Pour l’aristocratie, les classes supérieures, rien n’est comparable à l’Angleterre, nulle part on ne voyage tant, on n’est si sérieusement renseigné. Ici les dames lisent les journaux littéraires (il s’en fonde beaucoup, par exemple le Neue Blatt de Paul Lindau), beaucoup de livres faits pour populariser la science, surtout l’histoire naturelle. Un grand nombre sait l’anglais, lit les romans anglais et Macaulay. Mais il n’y a pas de Macaulay en Allemagne, pas de mémoires comme les mémoires français. Elles lisent aussi les romans français. — Rien de semblable ici à la Revue des Deux Mondes et aux grands trimestriels anglais. La séparation est bien plus grande qu’en France ou en Angleterre entre le public cultivé et les gelehrten[10].


6 juillet.

Visite à M. R. directeur des concerts à Gewandhaus. Tous ces gens sont fort pressés ; j’abrège pour épargner leur temps. Gewandhaus est un institut musical fondé par Mendelssohn, et qui se suffit à peu près : 80 thalers par an par élève et 150 élèves ; on y apprend le chant, les instruments ; en outre, cours littéraires et historiques ; c’est une université complète à l’usage des musiciens. L’institut donne 23 concerts par an en hiver ; ces concerts font leurs frais à peu près. Mais c’est une œuvre de dévouement que d’être professeur, on le fait pour l’art et l’honneur : M. R. est payé à l’institut un thaler par leçon, 2 thalers en ville, et quand il va en Angleterre pour la saison, c’est une guinée par leçon. — Le théâtre aussi fait ses frais. Le directeur qui vient de donner sa démission, M. Laube, écrivain romancier, payait 6 000 thalers de location par an à la ville et a gagné plus de 100 000 francs en un an et demi. — C’est une cité d’une grandeur suffisante, ni trop peuplée ni trop peu ; rien qu’un théâtre, et tous les gens riches y ont des loges. Point très important pour une société, une agglomération d’hommes, d’être proportionnée en étendue aux facultés humaines ; pas trop de division, pas trop de compréhension. Chez nous, la compréhension excessive, la centralisation gâte tout.

Le soir, à huit heures, je vais chez le recteur M. Z. qui est parfaitement prévenant, cordial, aimable, avec une vivacité de paroles et d’empressement tout à fait sympathique. Neuf professeurs, dont Curtius, Ebert, un physiologiste, un canoniste, deux arabisants. Vers neuf heures, collation très abondante, vin de Moselle, de France, Champagne, glaces, viandes froides et chaudes, thé préalable, café final, cigares. Ils entendent tous le français, quelques-uns le parlent bien. Beaucoup de gaîté et de rires expansifs, même bruyants, à table. La bonne humeur est plus franche et plus abandonnée que chez nous. Du reste assez grande largeur de vie : domestique en habit noir et gants blancs ; mais pas de lumière dans l’escalier, une servante éclaire en descendant et vient ouvrir la porte, il n’y a pas de portier.

Je tâche de leur exposer l’état des idées générales en France : le spiritualisme officiel, les positivistes, Vacherot, Renouvier, tendance à l’expérimentalisme. Ils disent que c’est la même chose chez eux ; Schopenhauer est en ce moment la première étoile, mais la philosophie, la haute spéculation sont fort discréditées. Le professeur de physiologie me dit que dans toutes les sciences naturelles et physiques la tendance est matérialiste : concevoir la nature comme un problème de mécanique. Il méprise les théologiens ; il y a 400 étudiants de théologie ici, la plupart pauvres, qui se feront précepteurs pour vivre et seront ensuite pasteurs. « Nous les laissons parler, construire leur chimère, nous ne les combattons pas, nous les ignorons. » Je me tourne alors vers les historiens, les linguistes : M. Curtius et les deux sémitisants médisent aussi qu’ils ne croient qu’à l’expérience. L’idée fondamentale actuelle est celle du développement (Entwickelung) non pas a priori comme dans Hegel, mais purement a posteriori. Quant aux spéculations philosophiques sur l’âme, sur l’essence des choses, ils s’en abstiennent ; cela dépasse la raison, c’est affaire de sentiment, d’imagination (Gemüth), et tout à fait individuel. L’expérience conduit jusqu’à un certain point, et un peu plus loin tous les siècles : au-delà de ce point, il y a des châteaux en Espagne, des hypothèses toutes personnelles.

Ils riaient de grand cœur et avec éclat quand de temps en temps je résumais mon idée par une image familière à la façon parisienne.

Il est clair pour moi qu’ils sont plus spéciaux, plus étrangers à la culture générale que leurs analogues anglais et français. Ils me questionnent surtout sur leurs collègues spéciaux de Paris, Defrémery, Regnault, etc. À mon objection que pour être orientaliste complet il faut aller en Orient, ils me nomment trois ou quatre professeurs qui y sont allés.

Bien des choses à noter. Je vois maintenant la vie d’un professeur : 7, 8, 10 leçons par semaine, et sur plusieurs sujets distincts. L’essentiel pour lui, c’est d’avoir des cahiers complets, tenus à jour, augmentés et corrigés par des notes prises au fur et à mesure, quand il vient de lire ses journaux spéciaux et les nouveaux livres de fond. Il lui faut une grande mémoire, une grande assiduité, et le don de ne pas s’ennuyer ; moi, je m’ennuierais, si je faisais sur l’histoire de la littérature anglaise ou de la peinture italienne un cours comme ceux que j’ai entendus. Je vois qu’ici mon livre sur l’Angleterre ne serait pas considéré comme une histoire de la littérature ; Hallam le serait davantage ; mon livre serait, pour eux une série de biographies et dissertations philosophiques et littéraires à propos des écrivains anglais. À mon sens, l’inconvénient de leur science, c’est qu’elle n’est pas vivante. En revanche, ils trouvent nos études littéraires pas assez gründlich. J’ai le tableau de tous les cours de l’an dernier ; un des sémitisants me donnait des nouvelles d’un dictionnaire arabe nouveau. Il est clair que chacun, enfermé dans sa spécialité approfondie, y voit un monde, s’intéresse à chaque détail comme un médecin à une maladie du moyen âge retrouve Mais cela, c’est le tour d’esprit du collectionneur qui aime les matériaux pour les matériaux et non pour l’édifice.

Au total, l’ensemble des sciences morales, historiques, psychologiques, littéraires, est organisé chez eux et pas chez nous. Notre École de droit ne sert qu’à former des praticiens, notre Collège de France n’a pas d’influence, ni de vrai public. Nous ne traitons pas encore les sciences de l’homme moral comme elles devraient l’être, avec le détail, la spécialité, l’amour des faits, du technique, qui sont nécessaires ici aussi bien qu’à la Faculté de médecine ou à l’École polytechnique. Mais aurait-on des élèves ?


De Leipzig à Dresde

Grande plaine fertile, vaste et blonde, mais assez ennuyeuse. Aux approches de Dresde, collines à gauche avec vignobles, aux sommets, maisons de campagne ; ce sont les habitations d’été de la bourgeoisie de Dresde. Jolies cultures, et, dans les endroits sablonneux, sapins.

Mon voisin est un Anglais établi en Espagne et qui a vécu longtemps en Allemagne, à Dresde et Berlin surtout. Il me donne beaucoup de détails. Le Roi est très instruit, très bon, très aimé, quoique catholique parmi des protestants. Avant Sadowa, peu d’impôts ; parfois le gouvernement annonçait qu’il remettait au public les impôts d’un semestre. L’État suffisait aux dépenses publiques, avec le produit des chemins de l’or dont il est propriétaire, et des forêts qu’il entretient avec intelligence et soin, achetant même les bois à vendre et reboisant pour entretenir la fertilité du pays. Maintenant, les impôts sont triplés, il faut payer pour l’État particulier et pour la Confédération.

Partout ici, comme dans la Prusse occidentale, les paysans sont propriétaires et aisés. (Il n’en est pas de même dans le Mecklembourg et la Prusse orientale). Les fermes restent stables, ne se divisent pas. Si le père meurt intestat, minorat pour le plus jeune fils.

L’armée ici, et encore plus en Prusse, est une classe à part, uniquement recrutée (sauf pour l’artillerie) dans la noblesse. Les bourgeois ne se présentent pas aux examens, ils savent que l’avancement leur est fermé ; les nobles ont des oncles généraux, ils seraient seuls à avancer. Pas d’avancement, sauf en guerre et rare, pour les soldats ; ils ne fournissent pas [de droit la moitié des officiers comme en France (Saint-Cyr l’autre moitié), ils deviennent sergents, parfois pour une action d’éclat lieutenant, mais ne dépassent jamais le grade de capitaine. Examens presque nuls pour les nobles qui entrent dans la cavalerie. Le titre fait presque tout. Aussi la carrière militaire n’appartient qu’aux nobles ; de la leur orgueil, par sentiment de leur force (le lieutenant Rothsattel et le négociant dans Soll und Haben). Les officiers ne fraient pas avec les bourgeois, et la morgue nobiliaire est énorme, surtout dans le Nord-Est. Par suite, rôle humble de la Chambre des Députés ; le roi plusieurs fois a méprisé ses votes, gardé l’armée, fait le budget malgré elle, l’a renvoyée. Mais les députés étaient réélus, et protestaient, réclamaient avec la patience germanique. Pour que la Chambre devienne prépondérante, il faut que la bourgeoisie et le peuple fournissent la majorité des officiers.

Très bonne loi récente sur l’indigénat, la Gewerbe Freiheit, la liberté d’aller s’établir où on voudra. Il y a quelques années, en Prusse orientale il fallait une permission du seigneur pour bâtir une maison, établir une industrie, en Mecklembourg pour se marier. En Mecklembourg le grand-duc possédait la moitié des terres. Défense d’émigrer. Les Allemands ont pâti plus longtemps qu’aucun peuple.

Mariages ordinairement égaux et dans lesquels les convenances sont consultées au préalable. Les jeunes gens se voient au bal, à la promenade. Les fiançailles sont annoncées publiquement, et garanties par la loi qui donne des dommages et intérêts en cas de renoncement non provoqué. Dès lors, les fiancés sont libres, se voient seuls, et même voyagent seuls ensemble. Si un des jeunes gens rompt par sa faute, c’est une tache, il a peine ensuite à se marier.

Chaleur étouffante sur la terrasse du bord de l’Elbe à l’ombre. Mais la vue est bien belle, semblable à celle de Florence, quoique plus verte, avec les tons rouges des toits du Nord. Petit fleuve bleuâtre écaillé d’azur ; dans le lointain, une couronne de collines boisées, et ciel lumineux d’un bleu pâle semé de fins nuages, de duvets éparpillés, délicats.


Dresde. — 7 juillet.

Hier soir, sur la Terrasse de Brühl, le long de la rivière, et au café du Belvédère où il y avait concert. Tout l’après-midi sur la terrasse au-dessous du pont, familles bourgeoises, venant s’asseoir, prendre le frais, boire du café, de la bière, manger des sandwiches, plusieurs dames ayant leur tricot ou leur crochet. Le soir, dans le Belvédère, quantité de tables garnies de même, et pas seulement de petite bourgeoisie ; jolies toilettes fraîches, quantité de jeunes filles avec leurs mères, familles entières ; on écoute la musique, on cause, on se salue, on est gai. Et quantité de jeunes femmes dans la journée, qui sortent seules, vont s’asseoir à une table de restauration. Tout cela loyalement, innocemment, sans mauvaise pensée. Voilà un avantage énorme ; le manque de respect pour les femmes est un défaut capital de la France. Une jeune fille bien élevée ne va pas seule dans Paris. De plus, chez nous, tyrannie des convenances, manque d’expansion, goût de l’exclusif et du distingué. C’est une jolie fin de la journée que d’aller s’asseoir, causer, écouter de la musique sur cette belle terrasse ; cela marque de la bonhomie. Mais voilà que la polissonnerie commence à se montrer en Allemagne. On dit que Berlin à cet égard est au niveau de ce qu’il y a de pis. Les petits livres aux gares des chemins de fer sont provocants. J’y vois la traduction de Fanny (Feydeau) sous ce titre Geschichte einer schönen Frau : j’achète et lis hier Moderne Liebesgeschichten, histoire de Cora Pearl décrite avec une apparence morale, mais avec intentions sensuelles, et gravure en tête du même goût. Autres petits livres du même genre. Gardez vos vieilles mœurs, elles font les habitudes confiantes et doucement gaies.

Le type me parait changé. Beaucoup d’hommes grands, et très grands, quelques-uns de six pieds, surtout parmi les officiers ; de même, quoique moins nombreuses, les femmes ; plusieurs sont de la plus belle pousse, bien bâties, fortes et saines. Hier, j’ai regardé longuement une famille ou deux sœurs (quinze et dix-sept ans), en blanc, blondes, très blanches de peau, étaient charmantes ; l’aînée m’a fait penser à Ilse de Verlorene Handschrift. Bien calmes, bien innocentes, traits d’une grande beauté ; l’aînée un peu moutonne, la seconde ligne d’un peintre. Bien plus de beauté ici que dans les villes précédentes.

Brühl est une terrasse plantée d’arbres, à 30 pieds au-dessus de l’Elbe, avec le panorama de la rivière tournante, et des collines vertes ou boisées qui se développent sur tout l’horizon. Des bateaux à vapeur reviennent dans la brume pourprée, et leurs musiciens font des fanfares. Le soleil rouge comme une forge s’enfonce dans une grande montagne de nuages sombres, et la rivière luit, réfléchissant la masse charbonneuse qui cerne le couchant et le flamboiement, les rougeurs ferrugineuses, ardentes de sa cime.

Courses en voiture pour mes visites ; tout le monde absent, sauf Mlle Claire von G. C’est un écrivain, surtout une traductrice ; elle traduit l’Histoire de Napoléon de Lanfrey, a traduit les Maîtres Sonneurs, le Champi, l’Histoire de ma vie par G. Sand, divers ouvrages anglais d’Eliot, veut traduire Ladislas Bolski, connaît les Stahr, Julian Schmidt, Hettner, etc. Appartement simple mais très propre, haut, bien éclairé ; livres, gravures, belles photographies, grand buste en plâtre de la Vénus de Milo, petite réduction de cette Vénus sur sa table. Cinquante ans, cheveux gris, air simple et naturel, bon sens, parle bien français, un peu lentement, pas jolie, rien de l’inquiétude et de la vanité de nos femmes auteurs. Selon elle, il y a quantité de femmes auteurs maintenant, elles écrivent dans tous les journaux et surfont dans les populaires, le Gartenlaube ; là au moins on est bien payé, 50 à 100 thalers les 16 pages. Dans le Grenzboten qu’elle a quitté à cause de la couleur politique, c’était 12 thalers ; on n’écrivait que pour l’honneur. Elle loue infiniment Vom Geschlecht zum Geschlecht de Fanny Lewald (Mme Stahr), et surtout le dernier ouvrage de Julian Schmidt : c’est un recueil d’essais sur les contemporains Anglais, Français, Allemands ; son histoire de la littérature allemande depuis la mort de Lessing jusqu’à 1866 (3 vol.) en est à la 5e édition. Mais, dit-elle, il ne comprend pas G. Sand, il dit que les paysans ne peuvent pas parler comme dans François le Champi, il n’est jamais allé en France. Elle a traduit une partie de nos essais, entre autres le mien dans Paris-Guide[11], mais la préface de Victor Hugo la mettait dans le plus grand embarras ; en allemand, cela faisait un effet grotesque. Elle lit volontiers Balzac, mais le trouve trop triste. (Plusieurs Allemands m’ont dit la même chose.) Il lui faut ensuite lire du Gœthe pour se réconforter. En ce moment, pas de grand écrivain supérieur en Allemagne. « Nous sommes dans une période de transition. » Auerbarh et Freytag tiennent la tête.

Ma course de deux heures et demie en voiture m’a fait voir la ville. Comme toujours, le quartier neuf est à l’extérieur des deux côtés. Quantité de maisons dans la Bergstrasse viennent d’être bâties à l’anglaise, avec un petit jardin bien vert qui les enclot. Il y a des idées heureuses dans l’architecture. Ordinairement la maison à une loggia pour devanture ; quelquefois la loggia en porte une seconde, ou bien il y a un balcon ornementé et vil ré au premier étage et un autre balcon au second étage continuant le premier. La loggia-portique du rez-de-chaussée est parfois en demi-cercle, et en porte au premier une semblable plus petite ; au second, la fenêtre bombée à l’anglaise. Tout cela est propre, neuf, et ne manque ni d’originalité ni de goût.

La ville porte partout les traces de ses Grands-Ducs et de ses Rois, armes, statues, armoiries, grandes architectures. La principale empreinte est celle du rococo XVIIIe siècle italien, très surchargé, tourmenté, même extravagant ; mais tout se tient, et l’effet du palais où est le grand musée, de la grande église près du vieux pont, est très décoratif. L’inconvénient est que toutes les coupoles, les portiques sont encrassés de suie ; on a beau les gratter, au bout de quinze jours ils sont enfumés. Les vertus mythologiques et les saints déhanchés, tortillés, les nudités galantes des statues bien cambrées et nobiliaires, ont la même croûte sale qu’à Londres.

Tous les enfants et femmes du peuple pieds nus et sales ; mais la race est vigoureuse et n’est pas laide.

Superbe aspect de la rivière encore aujourd’hui, au soleil couchant. La nappe d’eau semble immobile, tant elle est luisante, et les étages de collines bleuâtres dans cette blancheur et cette ampleur du jour sont d’une douceur infinie.


8 juillet.

Beaucoup de Vereine en Allemagne ; en outre Gesellschaften de toute espèce : en cela, analogue à l’Angleterre. De plus, grandes villes et capitales, autrefois indépendantes, et qui, malgré la Confédération, le sont encore et font des centres. Mot de Cherbuliez : « L’Allemand aime avant tout son Verein, » il est particulariste. Et enfin, détails donnés par M. G. sur les franchises communales, la liberté complète de la commune qui élit ses magistrats. J’ajoute encore les Bürgerschaften d’étudiants (les Arméniens et les Marcomanniens de Vertorene Handschrifl). De cette façon, même si le Gouvernement manquait comme chez nous en 48, le pays se trouverait encore organisé. Tandis que chez nous toute organisation manque en dehors de l’État et de son système de fonctionnaires. Chacun se défie d’autrui, évite les associations parce qu’elles semblent des instruments aux mains d’un intrigant fondateur qui fait de la réclame. Nous n’avons jamais su faire de petits corps, excepté pour dîner ou conspirer. Et Paris aujourd’hui est une grande solitude, chaque individu étant un grain de sable isolé. De même, pour d’autres causes, en province. Je ne vois que quelques associations par intérêt commun, les chambres de commerce, les chambres d’avocats, de notaires ; encore le Gouvernement défend-il toute communication publique de chambre à chambre de commerce ; il craint les ligues, ne veut pas que les individus se groupent en faisceaux. Partant, l’individu qui se fait sa carrière est en France comme le chasseur dans la forêt, voit dans les voisins des concurrents, se trouve à l’état de guerre, n’a d’alliés et d’affections que quelques parents proches et deux ou trois amis. De là le point de vue de Graindorge. Il faut des siècles pour faire l’esprit d’association. Et encore !


9 juillet.

Chez Fraülein Clara von G., pour la seconde fois. Histoire de Fanny Lewald la romancière juive (voir son autobiographie, 59 ans aujourd’hui, large, épaisse, boucles à la Mme de Girardin, belles couleurs, beau teint), et d’Adolph Stahr[12](critique, voyageur, études sur Lessing). — Stahr était marié, avait cinq enfants ; se lie d’amitié avec Fanny Lewald. Sa femme devient jalouse. Fanny lui dit : « Traitez bien votre mari, soyez douce avec lui, ne le tourmentez pas, je vous promets que vous n’aurez aucun sujet de jalousie ; je m’en irai, s’il le faut, en Amérique. » Jalousie et tracasserie. Stahr abandonne tout, part avec un petit paquet à la main, va rejoindre Fanny, ne veut plus revenir. Après quelque temps, sa femme consent au divorce, va vivre à Weimar avec ses cinq enfants d’une pension que lui fait Stahr. Celui-ci épouse Fanny. Neuvième ciel. Ils s’adorent. Heilbuth, qui les voyait à Rome, me les dépeignait comme grotesques, Stahr maigre, jaune, nerveux, long, valétudinaire, plus de cinquante ans ; Fanny boulotte, quarante ans, se pendant à son bras avec des yeux tendres. L’ancienne et la nouvelle femme sont maintenant très bien ensemble, se voient, se font des cadeaux, l’ancienne prête ses enfants à la nouvelle. Dernièrement, Stahr avec Fanny et deux filles de son premier mariage était au Harz et a dû empêcher sa première femme de venir les retrouver, à cause de l’effet singulier qu’il aurait fait à table d’hôte entre ses deux femmes. Du reste, lune de miel continue. Stahr se met parfois derrière la chaise de Fanny et dit : « Savez-vous que Fanny Lewald est le premier écrivain du monde ? » Elle rougit un peu, se défend ; mais, pour elle, Stahr est non seulement le premier écrivain, mais le premier homme du monde.

Mme P. me conte une histoire analogue d’un avocat d’ici ? les deux femmes vivent très bien ensemble, les enfants de la première viennent passer un jour par semaine chez la seconde, et l’appellent « maman. »

Impossible en France, ce sont là des sentiments à part. Goethe avait admis d’abord ce dénouement pour sa Stella, et c’est celui du chevalier allemand qui revient avec la fille du Kalife.

Le ridicule n’est pas senti. Dans les annonces je lis : « Fiancés, M. et Mlle tels. » — « Douloureuse nouvelle. J’apprends à mes amis et connaissances que ma chère tante Mlle X. vient d’être rappelée à Dieu ; elle avait été pour moi comme une mère, » etc. — On ne voit pas d’avance le sourire moqueur du lecteur.

Mlle von G. est romancier autant que traducteur ; elle vient de finir une nouvelle qui paraît dans le « Salon ; » la scène est aux Pyrénées où elle a passé plusieurs années. Selon elle, les lectures des jeunes filles et femmes sont Gœthe, Schiller, et tous les romans anglais ; on les leur donne en masse et de confiance ; (au contraire un roman français, quel qu’il soit, inspire toujours de la défiance, il y a un préjugé contre nos idées et nos mœurs) ; en outre, Shakspeare (ceci pure pédanterie, car Shakspeare est ce qu’il y a de plus abandonné et de plus cru) ; les journaux, les revues hebdomadaires, qui abondent en romans ; certains ouvrages de piété et de théologie, la Nouvelle Vie de Jésus'' de Strauss (celle de Renan a été lue partout). Elles vont plus à l’église et en apparence sont plus orthodoxes que les hommes, lesquels sont libres penseurs ; mais, au fond, chacune se fait sa religion, sa vie religieuse intérieure particulière, son cercle d’idées et d’impressions personnelles. C’est une poésie que chacun arrange à sa façon, selon ses besoins.

Mlle von G. insiste sur ce point que des Allemands et Allemandes, même sachant et disant savoir le français, aiment mieux lire le livre français dans la traduction allemande. Elle me cite un lettré politique qui lit ainsi le Napoléon de Lanfrey. On a traduit Madelon d’About, mais très mal, en supprimant toutes les finesses.

Chez Mme P. fille d’un officier français, veuve d’un médecin allemand, riche, intelligente, cultivée, très jolie fille, fils peintre, ayant vécu en France et m’ayant vu à Barbizon. Voilà des gens du monde. Bel appartement très haut, vastes pièces moins dorées, moins encombrées, plus simples que les noires ; de très bonnes estampes, visiblement du confortable et du goût. Ils parlent et entendent parfaitement le français, et je crois aussi l’anglais. Très anti-prussiens, et ayant du goût pour la France. — Les impôts étaient presque nuls et sont triplés depuis Sadowa. De plus, service militaire universel au lieu du tirage au sort avec rachat possible : seulement, ceux qui ont un diplôme, une carrière libérale, peuvent être Freiwillige, ne servir qu’un an au lieu de cinq, vivre chez eux et non à la caserne, à condition de s’équiper eux-mêmes. — On juge la France d’après les journaux français, et on la voit toujours prête à entrer en révolution, à faire la guerre. De plus Paris fait de loin un effet fantastique et babylonien : les correspondants allemands ne cessent de parler de ses lorettes, des adultères, des chevaliers d’industrie, etc. Défiance universelle contre la frivolité, la débauche, les mauvaises mœurs françaises, et jugement plus que sévère. Au fond, il y a là-dedans un peu d’envie.

Ici il n’y a pas de classe bourgeoise riche, intelligente, ayant l’habitude du confortable et du monde. Les avocats, médecins, professeurs, les gens de profession libérale mènent une toute petite vie restreinte (Kleines Leben). Leurs femmes, intelligentes, instruites, vives auparavant, s’enferment aussitôt mariées dans le détail du ménage, le blanchissage, la cuisine, les enfants.

Les nobles et tout ce qui est hoffähig[13] font bande à part, évitent toute relation, surtout toute relation intime, avec les quelques bourgeois riches et bien élevés. Parfois, les hommes se voient, mais la familiarité d’une femme noble et d’une roturière est impossible, un salon noble est fermé à une femme non noble. Quand des gens riches, des Polonais, des personnes de Leipzig, viennent jouir ici de leurs rentes héréditaires ou acquises, ils se procurent un titre, ils deviennent hoffähig et se faufilent dans le cercle noble. Rien de l’égalité française.

Liberté des jeunes filles et femmes, mais moindre qu’en Angleterre. Une jeune fille monte à cheval, mais avec un groom et il vaut mieux qu’elle ait un cavalier. Elle peut aller seule au théâtre (fin à neuf heures), mais il faut qu’elle revienne en voiture. Elle peut sortir seule dans la rue, et va seule avec sa mère au café de Brühl.

Promenade en voiture avec ces dames, au parc, qui a des gazons superbes, de riches taillis, de grands arbres. Palais médiocre. Belle vue des alentours de Neuestadt sur la rivière et toute la vallée. C’est un beau pays calme et poétique. Concerts innombrables l’hiver, vie gaie et cordiale, sauf le particularisme des classes et sociétés. Avant d’accepter à dîner chez quelqu’un, on s’informe des convives : on craint de se trouver mêlé à des gens d’il ne autre société, engagé, demi-compromis. On ne voit et on ne veut voir que les mêmes personnes.

Articles de la Presse de Vienne. — Contre les cléricaux et hauts Tories de la Bavière. Le ton est âpre. Contre la France et les « rodomontades » de M. de Gramont à la tribune, contre le chauvinisme français et les mamelucks de la droite à propos du Hohenzollern qu’on veut faire roi d’Espagne. Annonces de mort, remerciements pour les visites reçues pendant la maladie et pour l’empressement au service funéraire. Gens qui se donnent des rendez-vous, ou demandent une femme avec quelques cents thalers de dot ; demande de souscription pour un pauvre ouvrier estropié. Ici comme en Belgique et en Angleterre on emploie la presse bien plus que chez nous pour toutes les affaires plus ou moins privées.

Mauvaises mœurs à Vienne, même grossières. M. G… me disait qu’un de ses amis, invité dans une maison, y trouve une dame très aimable qui fait les honneurs. Il croit que c’est la femme de son hôte. Pas du tout, c’est la femme d’un troisième, qui vit maritalement avec l’hôte. Mme P… a été fort gênée à Vienne avec sa fille. Impossible d’aller à table dans une restauration, ou dans un wagon, sans que les hommes se retournent et regardent fixement. Le manque d’égards est complet. « En France, dit-elle, quand on vous regarde, on n’a pas l’air de vous regarder. » Ici on se plante nez à nez.

Impossible encore, selon elle, de faire la conversation, la vraie conversation gaie qui effleure et amuse, en allemand. La langue s’y refuse, on ne peut que disserter, raisonner, discuter ; la construction est trop rigoureuse, il y a trop de distance entre le verbe et le préfixe, entre le sujet et le verbe, trop d’incidentes, il faut trop d’attention soutenue. Cela empêche l’attitude agile et aisée de l’esprit. Puis les Allemands prennent tout au sérieux, notamment la plaisanterie ; de là des méprises : ils sont choqués. Pour moi, d’après Hettner, Stahr et les autres historiens critiques, je les trouve inhabiles à démêler et exprimer les nuances morales. M. Biedermann[14] me disait qu’à propos de son livre on lui avait répété : « Cela se lit comme un roman. » En français, c’est une lourde dissertation. Mme P… admet comme moi que Gœthe (dans W. Meister) écrit d’une façon lourde et assommante.


10 juillet.

Chez Mme P… hier, deux convives outre moi, une dame juive polonaise et un vieux monsieur H… fils d’un Français. Très bon dîner à cinq heures ; ce sont des gentlemen, parfaitement polis, gracieux, même gais.

Un très bel appartement coûte 600 thalers par an ; la dame polonaise, a au premier, dans une rue neuve, cinq grandes chambres principales avec balcon, pour 400 thalers (petit jardin à l’anglaise autour). Une famille peut vivre confortablement avec 2 000 thalers. Un ouvrier tailleur gagne 1 thaler et demi par jour (aux pièces), un manœuvre dans la campagne de 8 à 12 groschen ; avec ce dernier gage on vit à peine. — Un employé commence par 300 thalers, et est content quand il arrive à 600 vers trente-cinq ans. Il a beaucoup d’enfants, mais ses filles cousent, brodent, gagnent ainsi leurs toilettes et leurs petits plaisirs. Lui-même a cinq heures de bureau, et donne des leçons le reste du temps. — 4 000 ou 5 000 étrangers en permanence ici, Anglais, Américains ; il y a un collège spécial pour les langues, chapelle et service divin en anglais. La ville a 170 000 habitants et en avait 42 000 en 1813.

Quantité d’employés (c’est une capitale avec administration), et très peu payés, très mal à leur aise à cause de renchérissement. Ils se cachent pour s’amuser, vont boire leur verre de vin dans les petites restaurations borgnes, dont l’entrée est obscure, se mettent très haut au théâtre. Autrement, quatre ou cinq ans après, lorsqu’ils demanderaient à leur chef une augmentation en lui disant qu’ils ne peuvent faire vivre leur famille, celui-ci répondrait : « Ah ! ah ! mon gaillard, et où trouvez-vous de l’argent pour aller aux grandes loges, pour boire le verre de vin ? » Tout le monde se connaît ; les mœurs sont d’une petite ville, et on se cache ; tel restaurateur qui avait des majors, des ingénieurs, des avocats, et gagnait beaucoup d’argent grâce à son entrée borgne, a fait faillite parce qu’il est allé dans une belle rue et s’est fait une belle entrée.

Le mouvement socialiste est important et inquiétant. Des tailleurs, des ouvriers dont on me dit le nom, sont des chefs rêveurs, enthousiastes, avec des vues philosophiques saugrenues sur la nature (probablement à la Fourier). Dans le livre de l’un d’eux, il y a un chapitre pour montrer que les mouches sont une partie essentielle de la civilisation. Sie grübeln und schwärmen[15]. Rien de plus fréquent en Allemagne que le don de s’exalter par la méditation silencieuse et de divaguer en systèmes baroques. Plusieurs, dans leurs écrits, déclarent que tout homme qui ne travaille pas de ses mains est un parasite, beaucoup d’assemblées d’ouvriers, en différentes villes, à la Wartburg, etc. Cela fait des clubs où on s’échauffe ; on remarque déjà chez beaucoup de la défiance, un manque de bienveillance, même un fond d’hostilité contre les gens à habits.

Sur les mariages. Pas beaucoup plus de liberté qu’en France pour se voir avant les fiançailles. La plupart des mariages se font pourtant par inclination ; peu importe de quel côté est la fortune ; la vérité est qu’elle est le plus souvent du côté de la femme. Pour qu’un officier puisse se marier, il faut que sa future justifie d’une dot de 13 000 thalers au moins. Beaucoup d’officiers n’ont rien, et c’est leur femme qui leur apporte, de l’argent. Quantité de spinsters[16] ici (un professeur de Leipzig me disait que c’est d’ordinaire le sort des filles de professeurs). D’après l’usage, la femme apporte non seulement son trousseau, mais tout le mobilier ; le mari ne l’emmène pas dans sa maison à lui, mais entre dans la sienne à elle. Là il est seul maître, gère seul la fortune (sauf exception, on se marie sans contrat de mariage) ; désormais la fortune est à lui ; il donne à la femme une somme fixe pour les dépenses du mois, ne lui parle pas de ses affaires (cependant il la consulte ordinairement pour le choix d’un logement, pour l’établissement d’un enfant). Elle ne s’occupe que du ménage, oublie son éducation, ne lit guère ou plus du tout, est embarrassée et n’a plus rien à dire en société, devient une pure house-keeper[17]. Appelée par hasard au salon, elle a encore le tablier avec lequel elle vient de faire une tarte. Le plus souvent, si son mari reçoit des étrangers, a une conversation intéressante, il ne la fait pas venir. Très souvent encore, il n’invite pas chez lui un étranger qui lui est recommandé ; il le mène à son cercle l’Harmonie ou tout autre, et là lui fait connaître des amis. Tous les soirs, ses affaires finies, il y va passer deux heures, fumant, buvant de la bière. La femme reste seule au logis, avec ses enfants, et reçoit parfois ses amies.

Mes hôtes louent beaucoup la politesse française, qui rend coulante et aimable la vie ordinaire, le « vous » du mari et de la femme, des enfants et des parents. » Cela empêche d’être rude dans les moments où on est grognon. » Ici le tu est universel, entre beau-père, belle-mère, gendre, belles-sœurs, beaux-frères ; de même entre amis. En Autriche, tous les officiers du même grade, depuis le fils de prince jusqu’à l’officier de fortune, se tutoient. Au bout de quelques jours de connaissance, à Vienne, on propose à Mme P… de tutoyer hommes et femmes et d’être tutoyée dans la famille où elle va.

Conversation en allemand avec trois jeunes gens de vingt à vingt-quatre ans, en montant à la Bastei. Très complaisants, très polis, très bienveillants. Aux moindres plaisanteries ils rient du meilleur cœur ; il partait qu’ils n’y sont pas habitués ; ils ne sont pas difficiles. Je cueille une plante, je demande son nom, c’est Johannis Wedel[18], « l’éventail de saint Jean. » « Je crois que le pauvre saint Jean n’avait guère d’éventail. » Et de rire. — Ils me montrent un rocher qu’ils appellent : der Pastor. « Wo ist die Frau Pastorin ? »[19] La gaité ne finit plus. — Sensés et pas prétentieux, pas vaniteux. Ils me parlent avec bon sens de la guerre possible entre la France et la Prusse. « C’est bien dommage que le Parlement soit en vacances, la guerre est toujours une chose terrible, et celle-là ne serait pas dans l’intérêt du peuple, mais de la maison royale. » Instruits, quoique commis-marchands. Ils me parlent de la madone de Saint-Sixte, de celle de Holbein ; ils savent le nom de Rubens et de Titien, les richesses de leur musée.

Tous les jours, et encore davantage aujourd’hui dimanche, je vois les bateaux à vapeur chargés, les cafés du parc et de la Terrasse et toutes les jolies restaurations le long de la rivière pleines de monde. À la Bastei, le long du chemin, c’était comme un pèlerinage, et en haut toujours de nouveaux arrivants. En général, petits bourgeois, et pas très beaux ; mais habits d’été propres et neufs, femmes et jeunes filles en étoffes claires, agréables à l’œil, souvent le buste recouvert d’une simple mousseline. Tout cela va à la campagne, aux cafés, sous les tonnelles, rit, mange et boit avec un vrai plaisir. Liberté d’expansion lorsque du wagon ils aperçoivent quelqu’un de connaissance. Le gendarme appelé « Ridicule » en France et « Selfrespect » en Angleterre, ne paraît pas exister ici.

Parti de Dresde à 7 heures du matin. — Riches plaines d’avoines, d’orges, prairies ; lignes de collines sur la gauche ; vers Pirna, elles vont se rapprochant, et on chemine le long de l’Elbe dans une vallée étroite, enserrée par deux cordons de montagnes abruptes, grises, semblables à des murs, et excavées çà et là par des carrières.

Descendu à Wehlen, et de là pendant une heure et demie, par la plus charmante route du monde, jusqu’à la Bastei. C’est une longue gorge tournante large de 30 à 40 pas, entre de prodigieux blocs de grès perpendiculaires entassés comme des piliers et des môles. Dans toutes leurs fentes, dans leurs intervalles, à toutes les hauteurs, des sapins, juchés, accrochés ; et la variété la plus étonnante de recoins, de fissures, de hautes crêtes et des clochers jetés au hasard, jaunis de Schwefelmoos[20], et dentelant le ciel bleu presque à pic au-dessus de nos têtes. Plus on s’avance, plus les tapis de myrtilles deviennent épais, plus l’humidité universelle entretient de plantes vertes, de fleurs frêles et fraîches, plus les énormes parois des blocs sont moussues, plus la vallée se rétrécit en corridor. On remonte enfin, et sous un soleil ardent, à travers des pins rougeâtres jetés çà et là, et des échappées sur les rocs lointains, au milieu d’une divine senteur aromatique, on arrive à la Bastei.

De la Bastei, on voit, d’un côté l’Elbe à pic, ardoisée, immobile comme un long ruban moiré et fauve qui tournoie entre des plaines vertes, semées de hautes collines boisées à lianes perpendiculaires, comme d’énormes massifs carrés. De l’autre côté, des gorges profondes tapissées d’arbres et de verdure, et çà et là des files d’énormes piliers de grès. Quelques-uns ont deux ou trois cents pieds de haut et semblent des fûts lézardés de colonnes. Plusieurs ont un clocheton rouge, abrupt, qui monte dans le bleu du ciel. Les divers lits du grès se débitent en dessous par la morsure des pluies, et l’on compte ainsi les blocs superposés des assises. Çà et là des sapins accrochés ; il suffit que la racine ait prise et se cramponne dans une fissure ; l’arbre vit d’humidité et d’air pur ; ils font ainsi des franges fantastiques, des panaches verts à la pierre nue. C’est l’effet, l’aspect de quelque monstrueux monument, ouvrage de géants, et dont les débris épars, les piliers cannelés, les clochetons déformés, les assises croulantes ne laisseraient pas deviner le plan.

En bateau à vapeur, pendant deux heures et demie, jusqu’à Dresde. — Je commence à pouvoir classer les types moraux exprimés par les visages et les physionomies. Ce qui m’a gêné si longtemps, c’est le trait essentiel, le plus répandu de tous, l’indétermination.

1o L’indéterminé, non pas dans le sens de l’irrésolu, mais du non-tranché, du non-arrêté[21]. Il ne semble pas que les passions, instincts, goûts, coulent naturellement et droit dans un lit unique. — Joint à la jeunesse, sur la plupart des visages féminins, cela donne l’air d’innocence, de candeur ignorante, d’âme enfantine, primitive, capable de prendre tout pli. — Sur beaucoup de figures, notamment d’hommes, cela produit l’air niais, lourdaud, empêtré, maladroit, l’air du ruminant au repos ou de la bête de somme à la charrette. — Presque toutes les figures d’hommes, de jeunes filles et de jeunes femmes étaient dans ce-cas sur le bateau. Rien de plus fréquent chez les paysans et les ouvriers.

2o Dans les figures de femmes, la ménagère, la personne contente de sa petite vie, des détails d’intérieur ; la bonne poule qui pourvoit aux petits et veille à la mangeoire, bornée, sérieuse, attentive et doucement gaie par occupation continue et proportionnée, par limitation naturelle des désirs.

3o La rêveuse enthousiaste, mélancolique, atteinte de Schwärmerei et devenant nerveuse.

4o L’animal administratif, teneur de livres, employé, administrateur mécanique, parfait dans son genre, solide, raide, avec une nuance de grotesque.

5o L’animal d’espèce grossière, sauvage, énergique : le germain antique.


H. Taine.
  1. Rêvasserie.
  2. Familier, domestiqué.
  3. Lycée.
  4. Assemblée.
  5. Manœuvres.
  6. Pasteurs et instituteurs.
  7. Hôtel de Ville.
  8. Conception du monde.
  9. Commerçant ou employé de commerce.
  10. Savants.
  11. Paris-Guide, par les principaux écrivains et artistes de la France, 2 vol. Paris, 1867 (Introduction par Victor Hugo). M. Taine y avait écrit le chapitre intitulé L’Art en France.
  12. 1802-1876.
  13. Admis à la Cour.
  14. Fr. K. Biedermann, né à Leipzig en 1812, philosophe et homme politique, auteur de l’ouvrage Deutschland im achtzehnten Jakrhundert, 4 vol. 1854-1880.
  15. Ils rêvassent et s’exaltent.
  16. Vieilles filles.
  17. Ménagère.
  18. Reine des prés.
  19. Où est la femme du pasteur ?
  20. Variété de mousse.
  21. Dans un cahier de notes prises par M. Taine au printemps de 1870 après ses lectures d’histoire et de littérature allemande, nous relevons le passage ci-après. « Ce qui distingue l’Allemand, ce n’est pas le manque de volonté, mais le manque de caractère spontané ; il s’en crée un artificiel. Nulle part en Europe on n’a vu un peuple tâtonner si fort et si longtemps avant de savoir ce qu’il est et ce qu’il aime, suivre en tant de façons les modèles étrangers. Ils n’ont pas les vives préférences, les fortes impulsions primitives, les aversions décidées, partant l’initiative vigoureuse qui en Angleterre, en Espagne, en Italie, en France, ont produit les formes sociales et littéraires nationales. Ailleurs, le cœur, les sens dictent, puis la cervelle raisonnante travaille par-dessus ; chez eux, dans le vague et la confusion des aspirations, la tête spéculative seule gouverne, modèle, dirige le reste. — Donc, indétermination de l’être passionné, volontaire et sensitif. Partant, flexibilité pour entrer dans un moule quelconque, et autorité de la pensée raisonnante. Partant, aptitude à saisir l’imperceptible, à le systématiser sous des idées générales latentes, génie musical. — Par suite, patience, peu de besoins, esprit d’obéissance, stagnation très longue à l’occasion, et résignation indéfinie. »