Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/30


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE, À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS




PÉROU.




NEUVIÈME ÉTAPE.

DE SARAYACU À TIERRA BLANCA (suite).


La rivière, le port et les caïmans. — L’auteur trouve, sans le chercher, un moyen d’éloigner ces monstres voraces. — Couvent, église et servitudes. — L’arbre de Cracovie. — La chasse aux effraies. — Règlements de police. — Du mariage à Sarayacu. — Défrichement et culture. — Les deux sexes considérés dans leurs rapports mutuels. — Perfectibilité de la femme à peau rouge. — L’auteur saisit avec empressement l’occasion d’ajouter un nouveau chapitre au Mérite des femmes de M. Legouvé. — Rufina. — Naissances et décès. — Détails de ménage. — Culture de la canne à sucre sur une grande échelle. — Le moulin-cage et les meuniers écureuils. — L’orchestre de la Mission. — La fête de la Noël. La reine Christophore et ses filles d’honneur. — La pantomime de Smith et Lowe. — Aubade et baise-main à l’occasion du jour de l’an. — Danseurs et danseuses.

Rien de plus attrayant que cet endroit, plein de silence, de fraîcheur, de mystère, bordé par un mur de végétations tropicales que dépassent les ombelles déchiquetées des Latanias, les stipes fuselés des Bactris et des Calamus. De splendides touffes de ricin au feuillage bronzé, d’épais massifs de Ficus aux grappes de fleurs carnées, des buissons d’une clématite locale aux étoiles blanches, aux grêles plumules, s’épanouissent au-dessus de l’eau mêlés aux plantes aquatiques, ou jaillissant tout à coup en hauteur, atteignent le faîte des grands arbres, le recouvrent entièrement et, entraînés par leur propre poids, redescendent vers le sol comme une cascade de feuilles et de fleurs.

Çà et là, sur de petits îlots gazonneux que la rivière couvre et découvre tour à tour, éclatent comme les gerbes et les soleils d’un feu d’artifice, les paniculés jaunes et roses des Lantanas, les plumets pourpres des Metrosideros, les thyrses violets des Rhexias et des Mélastomes, ou la magnifique corolle d’un Amaryllis réginæ, pourpre sombre, strié de blanc et de vert, au fond de laquelle luit une goutte d’eau, diamant liquide tombé de l’écrin de l’Aurore et que le soleil va dissoudre au feu de ses rayons.

Ce joli havre, qu’on pourrait admirer sur la foi de nos lignes et dont l’eau toujours calme semble convier le passant aux voluptés du bain, est un effroyable repaire de caïmans ; ils sont là, les monstres voraces, cachés par les branches pendantes, ceux-ci vautrés dans l’herbe, ceux-là tapis sous l’eau, tous insensibles en apparence, mais l’oreille ouverte au plus léger bruit, et n’attendant que le moment de s’élancer sur une proie.

Les caïmans du port de Sarayacu.

Ô rêveur, Ô poëte, que votre instinct pourrait entraîner dans ce port pour rêver à l’aise ou y accoupler quelques rimes, défiez-vous de ses ombrages ! — Résistez surtout à la tentation de vous asseoir sur le vert tapis de ses berges et, comme Sarah la baigneuse, de tremper nonchalamment dans l’eau le bout de vos pieds nus ; les hideux sauriens qui vous guettent profiteraient de votre distraction pour vous happer un membre ou deux.

Chaque année la Mission de Sarayacu enregistre un accident de cette nature. Peu de temps avant notre arrivée, un de ces caïmans du port, vrai malotru sans égard pour le sexe, avait coupé les deux mamelles à une Indienne qui se penchait sur l’eau pour remplir sa cruche. L’année d’avant, c’était un enfant qui jouait près du bord et que ces lézards grand format avaient dévoré.

Pour ne pas nous exposer à ces amputations tragiques, nous avions soin chaque matin, en nous rendant à la rivière pour y prendre le bain par lequel nous inaugurions la journée, de réunir tous les gamins joueurs de balle ou de palet que nous rencontrions sur la place. Escorté par ces jeunes va-nu-tout, nous arrivions au bord de l’eau. Là commençait, sur un signe de nous, une bruyante symphonie de cris, de hurlements, d’éclats de rires, accompagnés de coups de gaule sur la nappe de la rivière. Quel caïman eût osé affronter un pareil sabbat ! Pendant ce temps, plongé dans l’eau jusqu’au menton, nous savourions tout à notre aise les frais baisers de la naïade. De retour dans notre cellule, nous remettions à chaque exécutant, à titre de salaire, une épingle, une aiguille ou un bouton rouillé.

La cellule du révérend Plaza.

La disposition intérieure du couvent de Sarayacu, dont nous n’avons rien dit encore, est celle d’un carré parfait auquel se rattachent deux carrés longs, placés en regard et orientés l’un au levant, l’autre au couchant. La salle d’honneur, qui sert aussi de réfectoire, occupe le carré central, et chacun des carrés latéraux présente une double rangée de cellules ouvrant sur un couloir obscur. Six de ces cellules sont affectées aux logements des religieux et des hôtes de la Mission. Les autres servent d’entrepôt, de magasin, de cave et de grenier.

À l’extrémité du carré de l’est et y attenant se trouve une façon d’armoire en maçonnerie, dont la hauteur est de trois pieds, la longueur de cinq, la largeur de trois. Une porte et une fenêtre, où des châssis de toile claire tiennent lieu de vitrage, sont adaptées à cette chose qu’on prendrait à première vue pour le garde-manger de Gargantua. C’est la cellule du révérend prieur. La toile substituée à la vitre a l’avantage de laisser pénétrer l’air dans ce local, et son exiguité permet à celui qui l’habite de compter d’un coup d’œil tous les moustiques qui s’y sont introduits et d’en faire prompte justice.

Ce côté du couvent est terminé par un petit enclos bordé d’une grille en bois noir. Au centre s’élève un arbre de la famille des Jasminées, un Melia Azedarach, vulgairement appelé lilas des Indes[2], dont le feuillage en parasol donne une ombre très-appréciable sous ce climat brûlant. Un banc de bois, dont la teinte et le poli indiquent un long usage, est scellé au mur extérieur du couvent. C’est dans cet enclos, sous ce lilas que nous avions nommé l’arbre de Cracovie[3], et sur ce banc de bois, que les religieux viennent chaque jour, de quatre heures à six, humer l’air frais du soir et s’entretenir de choses innocentes. Un fauteuil destiné au prieur est placé de façon à ce que le vieillard puisse embrasser dans toute leur longueur les couloirs latéraux, et voir l’individu qui entre ou sort de sa cellule.

L’arbre de Cracovie.

Le couloir, situé à gauche du réfectoire, aboutit par un espace découvert et bordé de murs en pisé à la sacristie, qui communique avec l’église. Cette église, placée sous l’invocation de l’Immaculée Conception, patronne de Sarayacu, et dont la masse forme retour d’équerre avec le couvent, se compose d’une nef et de deux chapelles. Quatre baies sans fenêtres, deux au levant, deux au couchant, sont pratiquées dans ses murs et permettent aux vents de sud et d’est-nord-est de circuler librement dans l’intérieur du vaisseau. Les grands et moyens ducs des environs, les effraies, les hiboux, les chouettes et les chauves-souris profitent de ces baies ouvertes depuis l’année 1791 pour s’introduire nuitamment dans l’église, s’accrocher à la lampe du chœur, en éteindre la mèche d’un coup d’aile, et pomper avidement l’huile de lamentin qu’on y brûle à défaut d’huile parfumée. Plus d’une fois, par une nuit de lune, à l’heure ou tout dormait dans le couvent, il nous est arrivé de nous mettre à l’affût et, d’un coup de balai lancé d’une main sûre, d’étourdir au passage un de ces oiseaux sacriléges.

Si ces baies toujours ouvertes ont l’inconvénient de laisser passer le vent, la pluie et la vorace légion des oiseaux nyctalopes, elles ont aussi l’avantage de donner entrée aux premiers rayons du soleil, aux parfums des forêts voisines, aux plantes saxatiles qui ont implanté leurs racines griffues en dehors des murs, et font courir leurs rameaux verts sur la corniche intérieure de l’église. Les sucriers noirs, les tangaras bleus, les hirondelles à croupion jaune, suspendent leurs nids à ces feuillages et mêlent leurs gazouillements aux motifs variés d’une orgue-serinette, dont le charpentier Zéphirin accompagne les diverses parties de la messe dominicale.

La chasse aux effraies.

L’humble décoration de l’église, où le calicot, le paillon, le clinquant remplacent le velours, le brocart et l’or, est en harmonie avec la poussière qui recouvre les boiseries et les toiles d’araignées qui pendent de la voûte ou tapissent les murs. Un confessionnal dans lequel personne ne s’agenouille, à en juger par la dislocation de sa charpente, une chaire aux marches branlantes, aux panneaux entr’ouverts par la double action de la chaleur et de l’humidité, cet ensemble de pauvreté et d’incurie, de désordre et d’humilité jette dans l’âme une tristesse étrange et fournit à l’esprit matières à réflexions.

Chaque jour, un peu avant l’aube, le prieur et ses moines se rendent à l’église pour y dire l’office auquel n’assiste aucun témoin. Le dimanche, une messe chantée réunit de sept heures à huit les deux sexes de la Mission. Les hommes s’agenouillent à droite de la nef et les femmes à gauche. Ces dernières couvrent leur tête et leurs épaules d’une mante de coton teinte en brun. La messe dure une demi-heure. Après le Benedicat final, hommes et femmes s’écoulent sur deux lignes parallèles, au bruit de la canne ferrée des alcades, faisant les fonctions de bedeaux.

Nous fûmes quelque temps à nous accoutumer à la vue de ces néophytes assistant à la messe avec un visage barbouillé de rouge, de noir ou de bleu, habitude païenne que les missionnaires ont tolérée ou n’ont pu détruire jusqu’à ce jour. Hommes et femmes se signant à l’Introït on frappant leur poitrine au mea culpa avec des mains peinturlurées, nous faisaient un effet singulier ; il nous semblait qu’une légion de diables avait envahi le lieu saint et s’amusait à parodier les cérémonies du culte.

Une messe à Sarayacu.

Les règlements de police établis à Sarayacu ont quelque analogie avec les premières lois promulguées à Cuzzo par l’empereur Sinchi Roca, successeur de Manco. Les différentes tribus indigènes sont classées en groupes, les groupes divisés en familles ; des Vayaras ou surveillants, au nombre de seize, sont chargés d’observer, sans en avoir l’air, ce qui se passe dans l’intérieur des ménages et d’en rendre compte à huit alcades[4], qui en réfèrent à quatre gouverneurs, lesquels font chaque soir leur rapport secret au chef de la prière. Mais les choses suivent rarement ce cours hiérarchique, et la connaissance de plus d’une faute est dérobée par le surveillant à l’alcade ou par le gouverneur au révérend Plaza.

Il suffit, pour arrêter la délation en chemin et assurer l’impunité au coupable, du don de quelques victuailles fait en cachette ou d’un verre de tafia offert à propos.

La première clause d’un contrat matrimonial entre néophytes, c’est de justifier trois mois à l’avance d’une plantation de quelque vingt mètres carrés de bananiers, de manioc, d’arachides, en état d’assurer la subsistance des consorts et de leur progéniture à venir. Dans cette plantation doivent se trouver, en outre, cinq ou six cotonniers destinés à la fabrication des tissus du ménage, des piments pour condimenter ses ragoûts, des cannes à sucre pour distiller le rhum, qui charme ses loisirs ; enfin, du rocon et du genipa pour se barbouiller le visage.

La dîme établie autrefois par les conquérants est une institution si douce et si commode pour le pouvoir, qu’après l’anéantissement de la domination espagnole et la proclamation de l’indépendance, le Pérou n’a pu se résoudre à en expurger ses coutumes. Elle y florit donc comme au temps passé, et nous la trouvons en vigueur à Sarayacu, ou le majordome la prélève sur la récolte de chaque néophyte, non pas au nom du roi, comme la chose eut lieu pendant trois siècles, mais au nom de San Francisco et pour les besoins du couvent. Il est vrai que cette récolte est ordinairement si piètre, et la dîme qu’on en retire si peu de chose, que le couvent ferait maigre chère s’il n’avait, avec les produits de ses propres plantations, la ressource de ses pourvoyeurs quotidiens.

Ces pourvoyeurs ou mitayas, au nombre de quatre, sont chargés pendant une semaine, et l’expiration de laquelle d’autres néophytes les remplacent, d’approvisionner de viande, de gibier, de poisson, la table du prieur. Chaque jour, chasseurs et pêcheurs partent avant le lever du soleil : deux sont armés de sarbacanes, d’arcs et de flèches, et vont battre les bois ; deux autres sont munis de harpons et de hameçons, et vont pêcher dans la rivière Ucayali ou dans les lacs voisins. Au coucher du soleil, ils reviennent à la Mission, baisent la main du révérend prieur et lui remettent le produit de leur excursion.

Les mitayas.

Si la capture est belle ou le butin considérable, le majordome, sur un signe du révérend, verse à chaque homme un verre de tafia ; mais si le poisson n’est encore qu’à l’état de fretin, que le quadrupède et les oiseaux soient maigres, les pourvoyeurs sont congédiés avec la formule sacramentelle : Andanse con Dios — allez avec Dieu ; — et rentrent chez eux pour s’y délasser des fatigues de la journée.

Le mode de défrichement accoutumé par les néophytes de Sarayacu est le même que celui de leurs frères barbares de l’Ucayali. Comme ces derniers, ils abattent un pan de forêt, laissent sécher quelque temps le feuillage et les troncs coupés, puis y mettent le feu. L’omoplate d’un lamantin emmanché d’une perche leur sert de bêche pour remuer et niveler les cendres fertilisantes éparses sur le sol. Après ce travail préparatoire, ils n’ont plus qu’à confier à la terre la bouture, l’éclat, la bulbe et le grain, en lui laissant le soin de les faire germer, croître, fleurir et fructifier. Ici, la tâche des hommes est terminée. Le binage et le sarclage de la plantation, la récolte de ses produits et leur transport au logis concernent exclusivement les femmes.

Tout système d’irrigation est ignoré de ces cultivateurs, par cela même qu’il est inutile. L’exsudation des bois environnants, l’abondance de la rosée et les nombreuses sources qui circulent sous ce sol d’alluvion y entretiennent une humidité telle, qu’à six pouces de profondeur on trouve le sable mouillé.

Les arbres des tropiques sont là dans leur véritable patrie ; mais ceux des climats tempérés[5], et notamment les arbres fruitiers, s’étiolent promptement et ne tardent pas à mourir, épuisés par les brûlantes effluves d’une terre au-dessus de laquelle plane incessamment ce brouillard lumineux qu’on voit chez nous flotter à la cime des blés durant la canicule.

On ne trouve dans le village ou dans les plantations qui l’avoisinent aucun arbre fruitier des régions tropicales d’une certaine corpulence, par la raison que, les coutumes barbares du passé prévalant chez les néophytes sur leur éducation chrétienne, ils coupent en cachette, à la mort d’un des leurs, les arbres que celui-ci planta pendant sa vie. C’est ainsi que des espèces introduites par les premiers missionnaires, et parfaitement acclimatées, le corossolier, le sapotilier, le mangotier, le jacquier, le cirouellier, le goyavier, le tamarin, l’avocatier, l’arbre à pain, ont disparu de la localité ou y sont devenus fort rares. Le christianisme, qui établit une communion si touchante entre le souvenir des morts et la mémoire des vivants, n’a pu, jusqu’à cette heure, déraciner les habitudes brutales du sauvage ; l’ancien barbare de l’Ucayali reparaît toujours sous le catholique moderne.

La disparition ou la rareté des arbres à fruits dont nous venons de donner la liste est compensée, à Sarayacu, par une abondance phénoménale d’ananas de moyenne grosseur, mais d’un parfum et d’un goût exquis. Les oranges, ces pommes au boisseau du nouveau monde, y sont de qualité excellente, et les ingas, ces haricots d’ébène enveloppés d’une ouate sucrée, s’y montrent sous toutes les formes. Nous avons compté treize variétés de cette légumineuse mimosée.

Comme leurs frères du désert, les colons de Sarayacu ont peu de penchant pour l’agriculture, et la bêche locale leur semble lourde à remuer. La plupart d’entre eux s’accoutumeraient volontiers à vivre de chasse et de pêche, c’est-à-dire à vaguer sans but du matin au soir, si le manioc, dont ils fabriquent leur mazoto ou boisson journalière, et la canne à sucre qui leur procure du tafia, croissaient sans culture ; mais ces deux plantes exigent quelques soins, et ces soins retiennent forcément à Sarayacu des époux et des pères qu’un instinct de vagabondage tend sans cesse à entraîner loin de la Mission. De là l’obligation qui leur est imposée d’entretenir sur pied une plantation ; de là encore cette précaution du prieur de mettre un cadenas aux pirogues du port, afin qu’aucun des néophytes ne puisse s’absenter sans son autorisation préalable.

Malgré la répugnance du chef de la Mission à délivrer à ses administrés des permis de congé, il est des circonstances exceptionnelles auxquelles il est forcé d’avoir égard. La ponte des tortues et leur virement, la pêche annuelle du lamantin et du pira-rocou sont de ce nombre. Devant la nécessité alléguée par les néophytes de s’approvisionner de vivres, le prieur accorde donc bon gré mal gré le congé demandé. Muni de ce permis d’absence, qui varie de huit jours à un mois, l’individu quitte alors la Mission avec des camarades en congé comme lui, et qui, comme lui, ont abandonné à leurs femmes la conduite et les embarras du ménage. Une fois sur l’Ucayali, ces maris, redevenus garçons, remontent ou descendent dix lieues de rivière et vont s’installer sous le toit de quelque sauvage de leurs amis, où maintes fois nous avons été fort surpris de nous rencontrer avec eux. Là, débarrassés de toute contrainte, maîtres après Dieu de leurs actions, leur premier soin est de quitter leur pantalon et leur chemise et de substituer à cette livrée de la civilisation un sac d’indigène ou Tarî, dont leur garde-robe est toujours pourvue. Ainsi vêtus et la face peinturlurée comme leur hôte, ils vagabondent à sa suite, campent avec lui sur les plages ou dans les forêts, et se retrempent avec délices dans leur passé barbare. Quand approche le terme de leur congé, ils reprennent leur vêtement chrétien, consacrent deux jours à s’approvisionner de poisson et de gibier afin de ne pas arriver les mains vides, et rentrent ensuite à la Mission avec un air de candeur et d’innocence dont les religieux sont ou ne sont pas dupes.

Pendant que ces maris mènent joyeuse vie, leurs femmes, restées au logis, allaitent et soignent les enfants, filent, tissent et surveillent la plantation. Pour fêter le retour de l’époux prodigue, elles ont préparé une chicha nouvelle à laquelle elles ont donné tous leurs soins. À peine celui-ci touche-t-il au port, qu’elles accourent munies de leur hotte à frontal d’écorce pour recueillir, avec les avirons et la pagaye, le poisson et le gibier rapportés par lui. Le premier soin du voyageur en rentrant sous son toit est de s’abreuver largement de la liqueur préparée à son intention, puis, convenablement lesté, d’aller de maison en maison raconter les incidents de son odyssée.

La nomination des Varayas (alcades).

Tandis qu’à Sarayacu le type des hommes tend à se bestialiser, le type féminin s’est amélioré : il a perdu de sa laideur primitive ; les lignes se sont ennoblies, les contours se sont épurés, une expression placide nuancée de sentiment a remplacé chez les femmes cette immobilité morne et ce mélange d’égarement et de tristesse qui caractérisent le masque du sauvage péruvien.

Les lignes qui précèdent sont, en même temps que l’énoncé de la vérité pure et simple, un tribut d’hommages que nous croyons devoir payer publiquement au sexe de Sarayacu pour les aimables procédés qu’il eut toujours à notre égard. Jamais femme de la Mission, revenant de sa chacara, ne passa devant la fenêtre de notre cellule sans s’y arrêter et nous adresser en guise de bonjour un éclat de rire sonore que d’abord nous prîmes pour une moquerie, mais qu’ensuite nous reconnûmes être chez elle une manifestation naïve de l’étonnement que lui causait notre assiduité au travail, en même temps que l’expression d’un certain intérêt pour notre personne. Toute méprise à ce sujet était d’autant plus impossible, qu’après avoir examiné en détail notre individu et la décoration de notre cellule, la néophyte prenait dans sa hotte une grappe d’oranges ou un ananas et, passant son bras à travers les barreaux, envoyait rouler jusqu’à nos pieds ces dons de la Pomone américaine. Un nouvel éclat de rire accompagnait cette espièglerie. Quand le baromètre de notre humeur était fixé au beau, nous répondions à ce rire par un autre rire ; mais quand il était à la tempête, nous brusquions le dénoûment de cette pantomime en faisant les gros yeux à la néophyte ou lui tirant la langue.

Dans l’essaim de beautés rieuses qui défilèrent devant nous durant notre séjour à Sarayacu, il en est une dont le souvenir, éveillé par le portrait que nous donnons d’elle, revit chez nous dans toute sa fraîcheur. C’était une jeune fille de dix-huit ans, grande et découplée comme la Diane chasseresse, mais dont l’humeur douce et les goûts casaniers n’avaient rien de commun avec ceux de la fille de Jupiter et de Latone. Restée seule à la mort de sa mère, une indienne Sipibo de la rivière Pisqui, elle vivait à l’écart sous l’égide d’une matrone. La blancheur relative de son teint, le pur ovale de son visage, son nez aquilin, ses grands yeux voilés de longs cils, tous ces signes d’une race d’élite croisés avec la sienne et qui la faisaient sans rivale en beauté, loin d’éveiller la jalousie de ses compagnes, la rendaient l’objet de leur admiration ; hommes et femmes la considérant comme d’une nature supérieure à la leur, lui témoignaient une déférence respectueuse. Les vêtements de la belle fille, quoique de simple cotonnade, étaient toujours d’une blancheur irréprochable et taillés à la mode de la Sierra. Deux tatouages bleus, qui zébraient ses joues, rappelaient les assassines que se posaient nos mères grands. C’était le seul sacrifice qu’elle eût cru devoir faire à la nation Sipibo et au sang indien qu’elle tenait de sa mère.

Bien que Rufina, ainsi se nommait notre jeune fille, ne possédât ostensiblement ni ferme, ni plantation dont les produits assurassent son existence, un bon génie veillait à ses besoins, et le garde-manger de sa demeure était constamment approvisionné de poisson, de gibier, de volaille et de fruits. Grâce à cette abondance de victuailles, la matrone qui lui servait de chaperon s’arrondissait à vue d’œil en bénissant le ciel qui lui faisait la vie si douce.

Portrait de Rufina, la Fleur de la Mission.

Rufina, que nous avions surnommée la Fleur de la Mission, et dont les grâces décentes nous intéressaient vivement, ne se montrait jamais que le dimanche et toujours accompagnée de sa duègne. Après avoir assisté à la messe et fait une visite de convenance au révérend prieur, elle rentrait chez elle et ne reparaissait que le dimanche suivant.

Aucune cérémonie particulière ne signale à Sarayacu la naissance d’un enfant. Le nouveau-né est présenté par les parents au chef de la prière, qui le baptise dans la sacristie, inscrit son nom sur un registre ad hoc et remet ensuite au père, à titre de présent, un couteau, quelques hameçons ou un mètre de cotonnade. Le baptême est suivi d’un médianoche convenablement arrosé de chicha et de tafia que les parents de l’enfant offrent à leurs amis. Le lendemain même de son accouchement, la femme vaque à ses travaux habituels, portant sur son dos, dans une hotte, son poupon emmailloté dans des bandelettes qui le font ressembler à une momie.

Les morts à Sarayacu sont enterrés dans l’église. Déjà nous avions assisté à trois baptêmes et nous commencions à désespérer de voir un enterrement, quand un Cocama eut l’obligeance de passer de vie à trépas pour nous laisser compléter cette revue. Aux premiers sons de la cloche, nous nous rendîmes l’église. Il était trois heures de l’après-midi. Nulle exhibition de tentures noires n’annonçait ce qui s’allait passer. Une fosse était creusée seulement au milieu de l’église et sur le sable mouillé que le fossoyeur en avait retiré, une main pieuse avait disposé huit lampions qui brûlaient en jetant d’épaisses fumées.

Pour suppléer à la décoration funèbre qui manquait au lieu saint, le ciel avait mis sa robe de deuil. La pluie tombait à flots et le vent mugissait d’une façon sinistre.

Enterrement d’un néophyte.

Le cadavre fut apporté sur une civière. Quatre femmes suivaient, qui paraissaient remplir l’office de carines, à en juger par les plaintes qu’elles tiraient comme des sons du fond de leur gosier tout en gardant un visage impassible. Le cadavre était roulé dans une natte que dépassaient ses pieds roidis et maculés. Deux hommes le prirent par ses extrémités et le laissèrent tomber dans la fosse, plutôt qu’ils ne l’y descendirent. Un des moines italiens prononça sur lui le Requiescat in pace, l’aspergea d’eau bénite et attendit pour se retirer qu’on eût comblé la sépulture ; mais la bêche dont on s’était servi pour la creuser ne se retrouva plus, quelque empressement que chacun mît à la chercher. Ennuyé d’attendre, le religieux ferma son bréviaire et se retira. À peine avait-il disparu, que les femmes coururent retirer du confessionnal un sac de sauvage, un arc, des flèches, des poteries et quelques provisions qui y étaient cachés.

Ces objets furent déposés par elles à côté du cadavre. La bêche introuvable reparut aussitôt, la fosse fut comblée et le sol nivelé. Pendant que les hommes pratiquaient en toute hâte cette opération, les femmes faisaient le guet, l’œil tourné vers la sacristie par où l’officiant avait disparu.

Tous les détails de cette inhumation furent accomplis avec la plus froide insensibilité. Au sortir de l’église, hommes et femmes oubliant le drame lugubre auquel ils venaient d’assister, se mirent à caqueter comme des perruches.

Je n’eus garde de parler aux bons pères du verset profane que les néophytes avaient intercalé dans la prose des morts du rituel. Une indiscrétion de ma part à ce sujet eût fait chapitrer vertement les hommes qui avaient aidé à l’enterrement et valu aux femmes qui y assistaient, vingt-cinq coups de nerf de lamantin.

Ce retour vers des coutumes barbares est plus fréquent chez les chrétiens de la Mission que les religieux ne l’imaginent. Tous usent à l’occasion de pratiques bizarres, mystérieuses, que nous avons surprises dans leur intimité, mais sur l’origine ou le sens desquelles nous n’avons jamais pu obtenir d’éclaircissements. Au reste, chacune des tribus qui composent la population de Sarayacu a ses rites, ses usages, ses amulettes particuliers, dérivés des traditions de son passé et des croyances de ses pères.

À la mort d’un néophyte, sa veuve est dépossédée amicalement du logis conjugal qu’on adjuge à un jeune couple et va habiter avec d’autres femmes veuves comme elle, une demeure séparée. Ainsi reléguées à l’écart, ces colombes dépariées courraient risque de mourir de faim, si le prieur n’avait eu la charitable idée de les nourrir et de les habiller aux frais de la communauté, en exigeant d’elles de petits travaux manuels qui rentrent dans leur spécialité de ménagères. Les unes sont employées au récurage des pots et des casseroles, d’autres charrient l’eau et le bois nécessaires à la cuisine, d’autres enfin, enlèvent à l’aide d’une bêche le gramen et la folle avoine qui envahissent les abords du couvent.

Les veuves de Sarayacu.

« J’en agis de la sorte avec ces infortunés (infelices), nous disait le révérend Plaza, afin que sans se livrer au dévergondage elles puissent gagner de quoi couvrir leur corps (taparse las carnes). »

La plantation qui subvenait aux besoins du ménage et que la mort du mari a laissée à l’abandon, est reprise par les religieux qui la font exploiter et en récoltent les produits. Des néophytes sont désignés à tour de rôle pour cette besogne rurale. Aucun salaire fixe ne leur est alloué, mais une bonne parole du prieur ou un verre de tafia donné à propos, dédommage suffisamment les travailleurs de la fatigue ou de l’ennui de cette corvée.

Obligés de pourvoir à la subsistance d’un certain nombre de serviteurs et de commensaux, bouches toujours ouvertes, estomacs toujours affamés, les Pères de Sarayacu ont de grandes plantations de bananiers, de riz, de maïs, de manioc, de patates douces et de cannes à sucre. Un parc à tortues, où pataugent dans une boue liquide sept à huit cents de ces animaux recueillis sur les plages de l’Ucayali, approvisionne de viande fraîche le réfectoire et la cuisine. Des réserves de poisson salé, de lamantin fumé, de tapir, de singe et de pécari boucané sont faites en prévision des cas extraordinaires ; enfin l’apport journalier des mitayas en gibier et en poisson frais, contribue à entretenir l’abondance dans le couvent.

Le parc à tortues de Sarayacu.

La culture de la canne à sucre et la transformation en tafia du jus de cette graminée, sont l’objet d’une vive sollicitude de la part des religieux. Chaque mois des provisions de ce liquide sont faites et emmagasinées. On aura une idée approximative de la quantité d’alcool que consomment les serviteurs du couvent et les néophytes, en apprenant que tous les travaux journaliers et les corvées exceptionnelles, sont précédés, entretenus, suivis d’une distribution de petits verres, destinés à donner du nerf aux travailleurs, à les maintenir en joie et à les renvoyer chez eux satisfaits et chantants.

Pour subvenir à cette consommation prodigieuse, l’énorme moulin à broyer les cannes, qui fait face à l’église, s’ébranle souvent sur son axe et manœuvré par deux hommes qui grimpent et circulent dans ses roues à la façon des écureuils dans leur cage tournante, fait entendre des grincements affreux qui nous déchiraient les oreilles, mais que la population des deux sexes accueille par des cris joyeux.

Toutefois, cet approvisionnement mensuel d’eau de feu, si considérable qu’il puisse être, ne suffit pas aux néophytes et pour obvier à cette insuffisance, chacun d’eux cultive lui-même la canne à sucre et en fabrique du tafia.

Le moulin à cames à sucre de Sarayacu.

Comme ces récoltes et ces distillations ont lieu à des jours différents et que l’usage est de s’inviter entre amis et voisins à goûter la liqueur nouvelle, les conviés se réunissent chez le propriétaire et font l’essai de sa boisson tout en dansant et s’accompagnant d’un peu de musique. De cet usage en vigueur chez les néophytes et du soin qu’a chaque ménage de faire choix d’un jour particulier pour préparer la boisson qu’il consomme, il résulte que les libations, la danse et la musique ne cessent sur un point que pour commencer sur un autre. Heureuses gens, pour qui l’existence n’est qu’un long jour de fête !

Déjà fort égayée par le fifre et le tambourin qui y résonnent pendant une partie de la semaine, la Mission de Sarayacu a encore des jours de liesse et des solennités religieuses où ce fifre et ce tambourin sont renforcés par une grosse caisse, un chapeau chinois et une paire de cymbales. Ces instruments apportés autrefois de Lima par le révérend Plaza, sont un témoignage authentique et bruyant de son entrevue avec le vice-roi Abasctl. Quoique détériorés par le temps et la main inintelligente des néophytes qui en jouent un peu comme pourraient le faire des sourds et des aveugles, ils rendent encore d’utiles services, et réunis aux fifres et aux tambours, composent un orchestre assez belliqueux.

Habituellement ces instruments carillonnent à l’aventure et ne font que du bruit ; mais les jours de procession, l’orgue-serinette tenu par Zéphirin le charpentier et qu’un néophyte porte sur son dos, joue un air quelconque sur lequel la masse des cuivres plaque de temps en temps un accord plus ou moins bruyant, plus ou moins heureux.

Cette musique est accompagnée par la détonation des obusiers, le sifflement des fusées et le petillement des soleils d’artifice, auxquels se joignent les cris joyeux d’une assistance qui, pareille au peuple romain, ne demande qu’à être nourrie et amusée.

Des fêtes auxquelles il nous fut donné d’assister pendant notre séjour à Sarayacu, celle de Noël et l’aubade de la veille du jour de l’an, nous parurent les plus remarquables. Les ethnographes et les simples curieux nous sauront gré peut-être de leur donner de ces solennités une description à la fois fidèle et succincte.

Dès le matin du jour de Navidad (Noël) une agitation extraordinaire se manifesta dans la Mission. Les néophytes des deux sexes allaient et venaient, occupés des divers apprêts de la fête. Les préparateurs du feu d’artifice à qui le prieur avait remis dès la veille, le charbon pilé, le soufre et le salpêtre nécessaires à la composition de la poudre, avaient passé la nuit à préparer des bombes et des soleils qui éclatèrent à midi précis selon la coutume ando-péruvienne et servirent d’avant propos à la fête.

Les préparatifs d’un feu d’artifice.

La cérémonie ne commença qu’à neuf heures du soir. Au branle de la cloche, une femme désignée pour remplir les fonctions de reine de Noël, entra dans l’église accompagnée de deux filles d’honneur et alla s’agenouiller devant la balustrade du sanctuaire, où l’attendait le révérend Plaza, entouré de vieux néophytes habillés en enfants de chœur et portant la croix et la bannière. La reine de Noël avait le visage bariolé de noir et de rouge. Un diadème de plumes de perroquet ornait son chef surmonté d’un immense peigne d’écaille. Des mouchoirs de cotonnade aux vives nuances, disposés en écharpe, rehaussaient la simplicité de son costume habituel. Les filles d’honneur barbouillées de rocou et de genipa à l’exemple de leur maîtresse, portaient dans la paume de leur main droite une écuelle en terre, où trempait dans de l’huile de lamantin une mèche allumée.

Après que la reine, toujours agenouillée, eut satisfait aux quatre premières questions du catéchisme qui lui furent adressées en quechua par le prieur, celui-ci lui remit une petite corbeille matelassée dans laquelle était couché un enfant-Jésus qu’elles embrassa dévotement : alors, se relevant et portant à deux mains son léger fardeau, Sa Majesté sortit de l’église et suivie de ses porte-mèches, alla de maison en maison présenter le nouveau-né à l’adoration des fidèles. Une escouade d’hommes et de femmes munis de torches, les escortaient à travers le village.

La reine Christophore mit plus d’une heure à faire sa tournée. Quand elle reparut au seuil de l’église, sa démarche était titubante, son peigne de travers et ses yeux hébétés. Ses filles d’honneur, vierges folles, avaient répandu l’huile de leur lampion dont les mèches s’étaient éteintes. À mes questions sur l’état dans lequel se trouvaient la reine et ses suivantes, on répondit qu’il était d’usage d’offrir à Sa Majesté, au seuil de chaque maison où elle s’arrêtait avec l’enfant-Jésus, un verre d’eau-de-vie dont elle buvait quelques gouttes[6]. Si l’on se rappelle que Sarayacu compte cent soixante-six maisons, et qu’on admette par maison une moyenne de vingt gouttes, on s’étonnera comme je m’étonnai, qu’après avoir ingurgité chacune trois mille trois cent vingt gouttes d’eau-de-vie, la reine et ses filles d’honneur pussent se tenir encore sur leurs jambes.

Le repas de Navidad.

Dans l’atrium ou parvis de l’église, décoré de guirlandes, de palmes vertes et de drapeaux, une table avait été dressée et un repas servi. Le révérend prieur, les religieux et moi, nous y prîmes place. Une troupe de néophytes, la torche au poing, éclairaient le banquet. Le menu se composait de tortue bouillie, de lamantin frit, de hocco ragoûté, de galettes de maïs cuites sous les cendres, et de figues à la mélasse. Nous fûmes servis, comme l’exigeait l’étiquette, par la reine de Noël et ses deux suivantes. Six bayadères mâles dansèrent pendant le repas. Les uns nus jusqu’à mi-corps étaient entourés de guirlandes et couronnés de pampres. À la façon des antiques Sylvains, les autres s’étaient frottés de glu et roulés dans la plume ; ceux-ci étaient couverts d’une fourrure de jaguar, ceux-là, coiffés d’une peau d’iguane dont la crête dorsale, hérissée sur leur tête, rappelait l’éperon du vaisseau de Nestor et la redoutable épithète de dekembolos que lui donne Homère. Tous ces danseurs soufflant dans des cornes de bœuf, se démenaient avec une ardeur furieuse, et repoussaient à coups de pied ceux des badauds qui les serraient d’un peu trop près. Au dessert le révérend Plaza me dit à l’oreille : ils vont jouer la comédie de Smith et Lowe.

La reine de Noël et ses suivantes.

Je savais et je l’ai dit déjà à propos des Missions de la plaine du Sacrement, que MM. Smith et Lowe, officiers de la marine britannique, étaient partis de Lima en compagnie du major Beltran et du lieutenant Ascarate, et qu’ils avaient passé huit jours à Sarayacu. Je savais encore que ces voyageurs de retour à Londres avaient publié une relation avec carte de leur voyage[7], mais j’ignorais complétement qu’ils eussent écrit une comédie. Curieux de juger si l’œuvre était fade ou piquante, je fis signe au prieur que j’étais prêt à l’écouter. À un geste de lui, la foule s’écarta, les porteurs de torches se placèrent au premier rang et deux acteurs entrèrent dans l’espace vide qui figurait la scène.

L’un était vêtu d’une apparence d’habit noir à boutons rouges, peint sur son corps avec du genipa et du rocou. Un mouchoir de cotonnade était tortillé sur sa tête en manière de calotte ou de fez ; une longue barbe postiche complétait cet accoutrement. Il portait sous son bras un rouleau de fines écorces destinées à simuler des paperasses, et tenait à la main un démêloir de forme étrange.

L’autre avait la face enfarinée ; il était muni d’une calebasse figurant un encrier, d’une plume arrachée à l’aile d’un hocco, et tenait délicatement entre ; le pouce et l’index une façon d’équerre dans lequel était enchâssé un fragment de miroir.

« El frac negro (l’habit noir), c’est Smith ; el escribano (l’écrivain), c’est Lowe, » me dit tout bas le révérend Plaza.

Je compris alors que la comédie dont il s’agissait, au lieu d’être une œuvre théâtrale écrite par les voyageurs anglais, comme je l’avais cru, était simplement une critique faite sur leur compte, et, comme une première découverte dans le domaine de la vérité en entraîne une foule d’autres, je devinai non-seulement l’intention des acteurs et le sens de leur mascarade, mais je reconnus dans l’équerre au miroir cassé, une allégorie ingénieuse et transparente de l’octant dont MM. Smith et Frédéric Lowe avaient dû se servir devant les néophytes.

Les observations solaires commencèrent : le faux Smith l’œil collé à la vitre de sa machine et les jambes ouvertes en branches de compas, baragouinait très-vite un idiome impossible, où les yes, les of, les well qui revenaient à temps égaux, me parurent destinés à reproduire par onomatopées la langue et l’accent britanniques de l’officier de marine. À mesure que le faux Smith semblait appeler un degré, le faux Lowe un genou en terre, feignait de le répéter et d’en prendre note. De temps en temps, le faux Smith interrompait ses observations pour introduire dans sa barbe d’étoupe rougie au rocou — le véritable Smith devait être d’un blond de cuivre, — un démêloir formé de la nageoire d’un poisson. Le faux Lowe profitait de ce temps d’arrêt, pour examiner le bec de sa plume et le rafraîchir à l’aide d’un canif absent. La mimique des acteurs devait être surprenante d’imitation, à en juger par les cris féroces et les trépignements enthousiastes qu’elle arrachait à l’assistance.

J’avoue qu’à ce moment l’idée me vint de demander au révérend Plaza, dont le rire épanoui jusqu’aux larmes me paraissait jurer un peu avec les préceptes de charité promulgués par le divin maître, si l’autorisation donnée par lui aux néophytes de transformer MM. Smith et Lowe en polichinelles, était une façon neuve et spirituelle de les punir d’avoir oublié en partant, de mettre quelque chose dans le tronc aux aumônes. Mais je compris à temps qu’une question pareille, toute naïve qu’elle fût, allait glacer instantanément le sourire sur les lèvres du bon prieur et m’aliéner à jamais son estime ; je m’abstins donc de la lui adresser. Seulement je me dis en manière de conclusion, que si l’oubli pécuniaire de simples voyageurs comme Smith et Lowe était châtié, depuis treize ans que leur visite avait eu lieu, par le fouet satirique des néophytes, pareil oubli de la part d’un personnage aussi considérable que notre ancien compagnon de voyage, le comte de la Blanche-Épine, devait lui valoir tôt ou tard à Sarayacu, une flagellation en rapport avec sa position sociale et le chiffre élevé de la somme sur lequel on avait cru devoir compter.

La comédie de Smith et Lowe.

Le divertissement fini, les religieux rentrèrent au couvent où Je les suivis. Les néophytes après nous avoir escortés jusqu’à nos cellules, restèrent dans le réfectoire dont un vieil usage leur abandonnait la libre possession jusqu’au lendemain. Les libations, les chants, la danse et la musique s’y poursuivirent avec un tel entrain, que je ne pus fermer l’œil de la nuit.

La fête de l’Immaculée Conception, patronne de Sarayacu, qui avait précédé de quinze jours celle de Navîdad, avait été célébrée par une procession autour de l’église où se trouvaient la plupart des acteurs qu’on a vus figurer dans le divertissement de Noël. Comme cette procession avait eu lieu à huit heures du matin et qu’aucune libation de spiritueux n’avait été faite, tous les néophytes étaient convenablement recueillis et d’une tenue édifiante ; seuls les danseurs pour satisfaire aux exigences de l’antique programme, gambadaient et se trémoussaient devant l’image de la Vierge, comme les danseurs de Cuzco devant l’image du Christ des tremblements de terre, à la procession du lundi de Pâques.

Procession de l’Immaculée-Conception, à Sarayacu.

L’aubade et le baise-main de la veille du nouvel an, offrirent quelques particularités assez curieuses. Le soir, à l’issue du souper, la foule des néophytes, torches et musique en tête, fit irruption dans le réfectoire pendant que nous étions encore à table. Des danseurs exécutèrent une pyrrhique dont les principales figures étaient entremêlées de claques magistrales qu’ils s’appliquaient à tour de rôle, et d’étoupes enflammées qu’ils se lançaient mutuellement au visage. Après le ballet, hommes, femmes et enfants vinrent baiser la main du révérend Plaza, en accompagnant cet acte d’une génuflexion. Les serviteurs du couvent accomplirent les derniers cette formalité. À leur tête, marchait le majordome, qui pour achever dignement l’année, s’était grisé quatre fois ce jour-là, c’est-à-dire une fois de plus qu’à son habitude. En qualité de gouverneur des domestiques, il crut devoir formuler en leur nom comme au sien quelques souhaits de circonstance, mais sa langue s’embarrassa, ses idées déjà troubles s’obscurcirent complétement et il ne put achever sa harangue. Le révérend prieur mit un terme à son embarras en le remerciant de ses bons souhaits, et l’envoyant se mettre au lit.

Aubade et baise main de la veille du jour de l’an.

La journée du lendemain fut consacrée aux réjouissances. Le fifre et le tambourin résonnèrent dans toutes les maisons. Chaque famille fêtait le premier jour de la nouvelle année, et demandait au ciel que l’avenir fût semblable au passé. Vers quatre heures, et pendant que les hommes dansaient entre eux selon la coutume des indigènes de l’Ucayali, les femmes, surexcitées par la boisson, quittèrent leurs demeures, se répandirent sur la place et, réunies par groupes de douze à quinze, exécutèrent des farandoles de leur composition.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129, 145, 161 et 177 ; t. XI, p. 161 et la note 2, et 177.
  2. Des graines de cet arbre, originaire des Indes-Orientales et acclimaté en plein air dans l’ouest et le midi de la France, où il porte le nom de Lilas de Chine, avaient dû être apportées à Sarayacu par les premiers missionnaires. C’est le seul échantillon de son espèce que nous ayons trouvé en Amérique.
  3. Par allusion à ce marronnier du Palais-Royal sous lequel se réunissaient, à l’époque des guerres de la Pologne, les gazetiers, les agioteurs et les amateurs de nouvelles.
  4. La durée des fonctions de ces alcades est de six mois. À l’expiration de ce terme, ils remettent au prieur la vara ou bâton, attribut distinctif de leur grade. Celui-ci la donne alors à d’autres individus de son choix, après avoir reçu leur serment d’allégeance.
  5. Des pruniers et des cerisiers du Chili, des poiriers et des pêchers du Pérou, plantés à Sarayacu, n’ont pu y réussir. La vigne, qu’on avait tenté d’y acclimater, produisit la première année un raisin très-sucré, puis, livrée à elle-même, ne donna les années suivantes que de grêles sarments. Le blé semé ne rendit que du chaume. La pomme de terre, après avoir produit quelques tubercules la première année, ne donna la seconde qu’une touffe de chevelus. Les plantes potagères d’Europe, choux, choux-fleurs, laitues, y végètent languissamment et ne produisent pas de graines. L’ail et l’oignon n’y donnent que de maigres caïeux. La variété du haricot d’Espagne (phaseolus Judia), naturalisée au Pérou depuis trois siècles, a singulièrement dégénéré à Sarayacu, bien qu’elle y soit restée assez productive. En revanche, le maïs, le riz, le tabac, le coton, le manioc, le café, le cacao, la canne à sucre, le bananier, l’arachide, la patate douce, etc., soumis à une culture réglée, y donnent d’excellents produits.
  6. Pareille coutume est évidemment importée de la Sierra. (Voy. dans la première série de nos Scènes et paysages dans les Andes, Une messe de minuit à Tiabaya.)
  7. Narative of a journey from Lima to Para, 1836. MM. Beltran et Ascarate publièrent quatre ans plus tard une relation de leur voyage avec MM. Smith et Lowe ; elle a pour titre : Diario del viage hecho el año de 1834 para reconocer los rios Ucayali y Pachitea.