Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/20


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE, À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].
1548-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU.




SEPTIÈME ÉTAPE.

DE CHULITUQUI À TUNKINI.


La copie d’un acte authentique. — Serment fait sur un bréviaire à défaut d’Évangile. — Adieux éternels sur la plage de Coribeni. — Une mauvaise nuit passée à Sirialo. — Le site de Polohuatini. — Qui prouve que les théories de M. Proudhon sur la propriété, sont généralement plus répandues qu’on n’a l’air de le croire. — Les Antis de Sangobatea. — Chiens bleus et chiens rouges. — Études anthropologiques. — Qui traite de Simuco le tireur d’arc, et de la façon dont il acheta sa seconde femme. — Une leçon de géographie sur la plage de Quitini. — Un baptême. — Le capitaine-parrain et le lieutenant-marraine. — Une phrase musicale d’Hérold confiée aux échos de Biricanani. — Les eaux calmes de Canari. — Un tableau de genre tout composé. — Les ajoupas de Manugali. — Où l’expédition franco-péruvienne, à l’exemple de Nausicaa, fille d’Alcinoüs, étale pour le sécher son linge mouillé sur la plage.

À quatre heures précises, une main amie me débarrassait de ma couverture et me secouait rudement. Mon tour de faction était venu. Je me levai en trébuchant et j’allai droit à la rivière faire mes ablutions. Quand les dernières fumées du sommeil se furent dissipées, je fis le tour du campement, non par mesure de sûreté comme on pourrait le croire, mais par amour du pittoresque et pour juger des poses plus ou moins classiques qu’avaient pu prendre nos amis. Les membres et les serviteurs de la commission française, étendus autour de leur chef, dormaient comme des bienheureux, les uns sur le dos et la bouche ouverte, les autres façonnés en Z et les genoux au niveau du menton. La commission péruvienne, à l’exemple de sa voisine, était plongée dans un heureux sommeil que les ronflements de notre aumônier berçaient sans pouvoir l’interrompre. À quelques pas de là, près du foyer en cendres, les Antis, encapuchonnés dans leur sac et ne montrant ni bras ni jambes, ressemblaient à des tortues abritées par leur carapace. Nos rebelles manquaient à la réunion, et je pensai qu’ils étaient allés cuver leur mazato à l’écart.

Ce paysage à demi noyé dans les vapeurs de l’aube, bordé d’un côté par la nappe grise de la rivière, de l’autre par la ligne sombre de la forêt ; ce ciel, dont les étoiles pâlissaient comme des yeux mourants à mesure que la nuit approchait de sa fin, tout cet ensemble de teintes mixtes, de lignes indécises et de contours inachevés constituaient l’ébauche d’un tableau plutôt que le tableau lui-même et laissaient les yeux et l’esprit flotter dans un vague charmant. Les corps de nos amis étendus pêle-mêle, morts en apparence et vivants en réalité, ajoutaient au caractère de la scène, d’un effet bizarre et surnaturel.

Pendant un moment, j’eus le plaisir d’animer seul le paysage, d’aller et de venir en liberté, de songer à mon aise, de rêver à ma fantaisie et sans qu’une voix discordante interrompît mon rêve ou troublât ma méditation. L’aube en blanchissant l’horizon me fit comprendre que ce plaisir touchait à son terme. En ce moment je regrettai de tout mon cœur de n’être pas au temps des fées et de n’avoir pas pour marraine une Urgande quelconque. Je l’eusse priée d’ajourner à huitaine par la vertu de sa baguette, le lever de l’aurore et surtout le réveil de mes compagnons.

Dès que le jour eut paru, les sauvages allongèrent la tête hors de leur sac, passèrent leurs bras par ses deux fentes latérales, et du même coup étirant leurs jambes, n’eurent qu’un bond à faire pour se trouver debout, habillés et prêts à partir. Les commissions-unies mirent un peu plus de temps à se réveiller et à réparer le désordre de leur toilette. Au moment de transporter nos bagages dans nos pirogues, nous constatâmes avec une surprise mêlée d’épouvante que les fusils et les havresacs des fantassins avaient disparu, et qu’une notable partie des munitions de bouche avait été soustraite. Comme aucun des rebelles ne paraissait sur la plage, nous leur attribuâmes naturellement ce double larcin et pensâmes qu’après l’avoir commis ils s’étaient évadés. De cette découverte découlait la question suivante que chacun de nous s’adressa simultanément du regard : « À quelle heure et comment ce vol audacieux a-t-il été commis ? » En face de la surveillance exercée pendant toute la nuit, il n’y avait qu’une façon logique d’y répondre : c’est que l’un de nous, sentinelle novice, s’était endormi quand il aurait fallu veiller, et que les rebelles avaient dû profiter de l’insensibilité morale et physique de sa personne pour s’emparer des objets à leur convenance. Nos factionnaires, et moi tout le dernier, interrogés à cet égard, jurâmes nos grands dieux que pendant la durée de notre faction nos yeux étaient restés ouverts comme des lucarnes. Les chefs des deux commissions, par cela même qu’ils n’étaient pas très-sûrs d’avoir résisté au sommeil, ne parlaient rien moins que d’ouvrir une enquête et d’appliquer au délinquant les rigueurs de la loi martiale. Notre aumônier Bobo, qui prit la chose au sérieux, les supplia de n’en rien faire, alléguant pieusement que si les cholos s’étaient enfuis après avoir volé nos fusils et nos provisions, c’est que Dieu, qui dirige à son gré les actions des hommes, l’avait voulu ainsi et pas autrement.

Malgré cette philosophie chrétienne, ou peut-être bien à cause d’elle, comme il pouvait prendre fantaisie aux cinq cholos qui nous restaient d’aller rejoindre leurs compagnons, et qu’aucune raison majeure n’empêchait es Antis de s’enfuir aussi, nous résolûmes de frapper un grand coup. En conséquence, une distribution de couteaux, d’hameçons et de miroirs fut faite sur l’heure aux sauvages qui se montrèrent sinon reconnaissants du moins très-joyeux de ces nouveaux dons. Quant aux cholos, nous les alignâmes solennellement sur la plage, et après une allocution touchante destinée à servir de prologue au drame qui s’allait jouer, nous leur demandâmes s’ils consentaient à nous accompagner jusqu’à Sarayacu, mission centrale des plaines du Sacrement, offrant en ce cas de doubler leur salaire et de les recommander plus tard à la générosité du gouvernement. Sur la réponse des cholos qu’ils nous suivraient jusqu’au bout du monde, en admettant que le monde eût un bout, le chef de la commission péruvienne fit signe à son lieutenant d’approcher, et sur le dos de celui-ci transformé en pupitre, il rédigea une prestation de serment que je fus prié de transcrire immédiatement de ma meilleure encre et de ma plume de fer la moins rouillée. Lecture en fut faite ensuite à nos gens qui l’approuvèrent par un signe de tête. Requis d’apposer leur signature au bas de cette pièce, ils déclarèrent ingénument ne savoir signer et se contentèrent d’y tracer d’une main timide le signe du salut. Les deux chefs ayant légalisé cet acte important au moyen de leurs noms, prénoms et qualités, entourés d’un brillant parafe, nous fûmes invités par eux à prendre la plume et à signer à leur exemple, ce que nous fîmes, mais non sans émailler la page d’une douzaine de pâtés.

Un serment solennel.

Dans l’idée que parmi nos lecteurs, il peut se trouver un ethnologue, un philologue, ou même un simple curieux, désireux de juger du libellé d’un acte rédigé par un capitaine de frégate sur le dos de son lieutenant, au milieu d’un désert et dans des circonstances très-critiques, nous nous empressons d’en mettre sous ses yeux la copie exacte. Il va sans dire que nous déclinons à l’avance la responsabilité des fautes de construction grammaticale ou des langueurs de style que pourrait offrir cette pièce historique.

« Yo Antonio Salazar[2], vecino de la mision de Cocabambillas en el valle de Santa-Ana, digo que me comprometo a conducir a los señores *** hasta Sarayacu, empleando con este objeto para que tengan un feliz viage, la posesion que he adquirido de varios idiomas de los Chunchos y cuantos esfuerzos personales sean precisos en union de José Gabriel Anaya qui en asi mismo se ha comprometido para ayudarme, debo recibir de los señores *** cuatrocientos pesos en el mencionado lugar de Sarayacu y a mas queda Obligado el commandante de la espedicion peruana de recomendarme al supremo gobierno para que recompensa mis servicios y a su cumplimiento he prestado el juramento de la religion sobre los santos evangelios en las sagradas manos del reverendo ***, firmando dos de un tenor en la playa de Coribeni. »


Restait à effectuer cette prestation de serment selon la formule indiquée dans l’acte. Fray Bobo tira du caisson vert son aube encore mouillée par les dernières lames des rapides, s’en revêtit, mit l’étole à son cou, suspendit à son bras le manipule et prenant son bréviaire à défaut des saints Évangiles, l’ouvrit et le présenta aux cholos, qui vinrent tour à tour poser leur main dessus en répétant avec notre aumônier une formule de serment qui les liait si bien sur la terre et dans les cieux, qu’ils ne pouvaient se parjurer sans attirer sur eux l’exécration des hommes et la malédiction de Dieu.

La cérémonie achevée, le révérend moine dépouilla ses ornements sacerdotaux et les remit dans le caisson qu’il referma bien vite au grand déplaisir des sauvages qui s’étaient approchés, et, supposant, aux vieilles broderies d’or de l’étole et du manipule, que ce caisson renfermait des magnificences en quincaillerie et en bimbeloterie, se le montraient du doigt avec ravissement.

À cette cérémonie religieuse, succéda une scène d’un caractère moins élevé peut-être, mais très-émouvant et à laquelle la plupart d’entre nous étaient loin de s’attendre. Dès le matin, ou même depuis la veille, il avait été convenu entre le comte de la Blanche-Épine et ses compagnons, que l’un d’eux se séparerait de l’expédition et retournerait dans la vallée de Santa-Ana, emportant avec lui des instruments d’observation et des bagages appartenant à la commission française, et devenus d’un transport impossible par suite de la désertion des balseros et d’une partie des rameurs. Le géographe, mon camarade de pirogue, avait été chargé de l’exécution de cette mesure, et son air abattu témoignait assez que s’il l’adoptait, c’est qu’il ne pouvait faire autrement. Son itinéraire lui avait été tracé à l’avance. Il devait remonter la vallée de Santa-Ana, rentrer à Cuzco, suivre la voie de terre par Andahuaylas et Pisco jusqu’à Lima, arrivé là, prendre la voie de mer jusqu’à Truxillo ou Lambayèque, se diriger ensuite sur Jaën de Bracamoras, s’embarquer sur le Marañon et le descendre jusqu’à sa confluence avec l’Ucayali, où la commission française devait l’attendre. C’était un trajet d’au moins six cents lieues.

Séparation sur la plage de Coribeni.

Ces détails me furent donnés à voix basse par le pauvre jeune homme et pendant un dernier tour de plage que nous fîmes ensemble. L’ostracisme qui le frappait l’affectait vivement, et en me parlant il avait peine à retenir ses larmes. À sa confidence, je crus devoir répondre que la mesure adoptée parle chef de l’expédition me semblait d’autant plus étrange, qu’il restait encore cinq cholos et une dizaine d’Antis pour la manœuvre de nos embarcations, et que ce nombre d’hommes était suffisant pour atteindre Sarayacu ; qu’en ce qui concernait les instruments et les bagages dont la commission française jugeait convenable de se défaire, leur valeur intrinsèque ou fictive était si minime, que je ne comprenais pas qu’on obligeât un homme à se séparer de ses compagnons et à entreprendre seul un voyage de six cents lieues, pour assurer la conservation de pareils objets.

Les instruments dont le sort éveillait tant de sollicitude, étaient représentés par un octant, un baromètre et quelques cuivres scientifiques déjà jaspés de vert de gris, et mis hors de service par leur séjour dans l’eau et leur contact fréquent avec les pierres. Quant aux bagages, ils se composaient de deux ou trois boîtes d’insectes incessamment mouillés depuis notre départ de Chahuaris et à moitié pourris ; d’une main de papier bavard transformée en herbier et renfermant entre ses feuilles, sept ou huit plantes cueillies sur le versant oriental de la Cordillère à l’entrée de la vallée de Santa-Ana ; enfin d’une petite liasse de notes au crayon et d’une mallette en cuir de deux pieds carrés, appartenant au géographe et contenant quelques chemises, des chaussettes, des faux cols et un habit bleu à boutons de métal.

Inventaire fait de cette collection d’objets hétérogènes qu’un brocanteur eût estimée cinquante francs, j’insinuai à mon compagnon que la difficulté du transport d’une pareille friperie, alléguée par le chef de l’expédition, ne me paraissait qu’un prétexte invoqué par lui pour déguiser le fond de sa pensée. L’excellent jeune homme m’ayant prié de le fixer à cet égard, je lui dis franchement que son honorable patron, jugeant de l’avenir par le présent et bien persuadé que nous devions périr en route, soit par le couteau des cholos, soit par la flèche des sauvages, avait imaginé qu’en détachant un des siens de la troupe et lui faisant prendre un autre chemin, il avait quelque chance de le voir arriver en France pour annoncer à l’Institut, que de cette expédition française, jadis brillante et glorieuse, il ne restait plus qu’un seul homme, écloppé peut-être, mais apportant comme le Grec de Marathon une palme en signe de victoire. Mon pauvre compagnon, sans me demander d’autre explication, s’en alla le cœur gros faire ses apprêts de départ.

De son côté, le chef de la commission péruvienne n’eut pas plutôt appris la décision que prenait son rival, que, mû par cet instinct d’imitation dont sont doués la plupart des bipèdes, il crut devoir en prendre une semblable. Peut-être l’idée de donner à son voyage un peu d’intérêt dramatique, lui vint-elle à l’esprit. Sans perdre de temps, il appela le jeune Cabo que la désertion de ses hommes avait rendu triste, et lui annonça solennellement que l’heure était venue de se séparer. Comme il n’avait à lui confier ni boîte de coléoptères, ni feuilles de papier buvard, il lui remit une copie de l’acte dressé sur la plage, avec ordre de l’apporter au préfet de Cuzco, pour que ce fonctionnaire la transmît à Son Excellence le Président. — « Racontez-lui fidèlement tout ce qui s’est passé, dit-il, et ajoutez que nous sommes ici par la volonté du gouvernement, et que nous n’en sortirons que contraints par la flèche des infidèles ! »

Le moment était venu d’abandonner nos compagnons à leur sort. Une pirogue conduite par deux cholos leur était destinée et devait les ramener ensemble à Chahuaris. Je remis au géographe pour les besoins de son voyage une bouteille d’eau-de-vie de cacao, la seule qui se trouvât dans l’expédition et que j’étais parvenu, non sans peine, à dérober aux perquisitions de nos gens. À ce maigre cadeau, j’ajoutai une poignée de cigares ; puis, comme je lui serrais la main et l’exhortais à patience, l’assurant qu’avant deux mois nous serions réunis, il se jeta dans mes bras et me dit entre deux sanglots, ces paroles dont le sens m’échappe encore à cette heure. « Nous nous sommes trop peu connus ; tout tendait à nous séparer ; mais je crois pourtant que nous aurions fini par nous aimer. »

Dix minutes après nous étions en route. Sur les trois heures de l’après-midi nous arrivions à Sirialo. Dans le trajet de huit lieues, qui sépare ce dernier point de Coribeni, nous avions traversé onze rapides, et ma pirogue s’était emplie deux fois à couler bas. Mes compagnons n’avaient pas été mieux traités que moi par l’affreuse rivière ; nos malles, nos caissons, soulevés par les lames et jetés contre les rochers, s’étaient entr’ouverts ou brisés dans le choc, et des objets qu’ils contenaient, une partie était perdue et l’autre avariée. Un coup d’œil jeté sur mon livre de rumbs, me donna l’explication de ce désastre. Depuis Coribeni, la direction de la rivière s’était maintenue entre l’ouest sud-ouest, et l’ouest nord-ouest, circonstance qui dénotait une navigation en pleine Cordillère. Nous pouvions être alors à vingt et une lieues de Chahuaris.

Le premier moment de stupeur passé, nous avisâmes à tirer de la situation tout le parti possible. Les uns allèrent ramasser des bûchettes et allumèrent du feu sur la plage ; les autres firent provision de roseaux. Ces roseaux fichés en terre, et rattachés entre eux par leurs longues courroies, devaient nous offrir un abri contre la rosée. Quand ces huttes furent édifiées, opération qui nous prit une demi-heure, nous nous assîmes autour du feu, tant pour sécher nos vêtements que pour nous réchauffer nous-mêmes. Une chétive distribution d’aliments fut faite à la ronde, et chacun ayant soupé d’une bouchée, alla s’étendre sous son dais de feuillage, qui remplaçait pour lui le ciel d’un lit à défaut de ce lit absent.

Une heure avant l’aube et comme nous dormions encore profondément, les nuages amoncelés pendant la nuit crevèrent brusquement, une averse torrentielle tomba sur nos toits de feuilles et les coucha comme des épis mûrs. Instruit par l’expérience de précédents voyages effectués dans les vallées à l’époque des pluies, je me repliai vivement sur moi-même, de façon à n’offrir et la douche que ma nuque et mon dos. Ainsi disposé, j’attendis la fin de l’averse. Mes compagnons s’étaient levés en sentant tomber sur eux les premières gouttes de pluie, et couraient éperdus au milieu des pierres en poussant des cris d’épervier. Cette manœuvre eut pour effet de faire ruisseler à la fois et en quelques minutes, toutes les faces de leur individu, tandis qu’une des miennes resta jusqu’à la fin à peu près sèche. L’horrible averse dura une partie de la matinée, puis un brillant soleil écartant les nuages, vint sourire ironiquement à notre misère.

Bien qu’au sortir de ce bain prolongé chacun de nous sentît la faim rugir dans ses entrailles, nul ne parla de déjeuner. D’abord la motion eût été superflue, vu que nos provisions délayées par l’eau du ciel, s’étaient transformées en ruisseaux, et que les ruisseaux, comme on sait, courent aux rivières. Ensuite des considérations, plus graves que celles de l’estomac, réclamaient toute notre présence d’esprit. Les cascades de Sirialo, que nous ne pouvions voir encore, mais que nous entendions mugir, nous attendaient prêtes, comme de voraces dragons, à nous engloutir au passage, et l’appréhension de leur voisinage était assez violente pour resserrer l’œsophage des plus affamés d’entre nous.

Nous ne prîmes que le temps de nous secouer comme des caniches au sortir de l’eau et nous nous assîmes dans nos pirogues, qu’un courant rapide porta bientôt sur le théâtre du danger. À cet endroit, la rivière avait un aspect formidable. Une double digue de rochers, espacés entre eux et barrant toute la largeur de son lit, y déterminaient deux cascades de sept à huit pieds de hauteur, sans préjudice de quelques rapides blancs d’écume, et placés en amont et en aval desdites cascades. Pareilles à des oiseaux craintifs, nos embarcations rallièrent la rive. Nous sautâmes à terre. Pendant que nous faisions la route à pied, les pirogues et les radeaux, dirigés au moyen de lianes par nos rameurs nus et plongés dans l’eau jusqu’à la ceinture, accomplissaient le périlleux trajet. Ce passage des écueils de Sirialo, que nous venons de relater en quatre lignes, coûta deux heures de travail et nos gens, obligés qu’ils se virent de décharger et de recharger successivement les embarcations pour les empêcher de couler bas et s’éviter à eux-mêmes l’embarras et la fatigue de transporter par terre les caisses, les caissons et l’attirail du chargement.

À une demi-lieue de Sirialo, nous eûmes à franchir les deux rapides de Saruantariqui et d’Imiriqui, fraternellement liés l’un à l’autre bien que délimités en apparence par de gros rochers noirs pareils et des men-hir celtiques. Ceux de nos compagnons qui parvinrent à traverser sans encombre le premier rapide, acquittèrent un droit de péage en passant le second, ou, pour parler plus clairement, furent imbibés comme des éponges.

Site et case de Polohuatini.

Un peu trempés à l’extérieur par le contact des lames, un peu refroidis au dedans par le manque de nourriture, nous arrivâmes en vue d’un site agreste et verdoyant, où le travail de l’homme avait effacé l’œuvre de la nature et remplacé par l’ananas, le coton et la canne à sucre, les broussailles et les buissons. Nos pilotes, sans que nous en eussions donné l’ordre, y conduisirent d’eux-mêmes les pirogues. L’endroit appelé Polohuatini, était un de ces défrichements comme en pratiquent les sauvages autour de leur demeure et où ils cultivent avec quelques plants de coton pour le tissage de leurs sacs et de leurs cabas, de rocou et de genipahua pour leurs peinturlures, des cannes à sucre, des ananas, des yuccas et des arachides dont ils s’alimentent. La plantation, pourvue d’une baraque, appartenait à un Antis, absent pour le quart d’heure et dont nous regrettons de ne pas avoir demandé le nom. Par respect pour la propriété d’autrui et peut-être bien dans la crainte de recevoir au travers du corps, — ce qui s’est vu, — une flèche lancée par un arc invisible, nous nous promenâmes, mes compagnons et moi, dans les allées de ce domaine, admirant ses fruits mûrs ou verts, mais n’osant y porter la main. Les Antis nous prouvèrent que notre crainte et nos scrupules étaient sans fondement, en fauchant hardiment les cannes à sucre et décapitant quelques ananas. Encouragés par leur exemple et certains de l’impunité, nous jouâmes si bien de nos couteaux, qu’après un quart d’heure de cet exercice, on eût cru qu’un nuage de sauterelles avait passé sur la plantation. Nous rapportâmes dans les pirogues des brassées de cannes à sucre et primes aussitôt le large. Du haut d’un tertre, qui nous eût vus, grands et petits, peaux rouges et peaux blanches, sauvages et civilisés, voguer au fil de l’eau, chacun embouchant et suçant un tronçon de canne, nous eût pris pour des bergers de l’Arcadie ou des élèves de Tulou, traversant la contrée au son de leurs flûtes.

Genipa americana (Huitoch).

Cette razzia opérée par les Antis sur la propriété d’un de leurs frères, à part le côté pittoresque qu’elle pouvait avoir, donnait philosophiquement raison au système préconisé jadis par M. Proudhon. Sans le savoir, l’honorable philanthrope était tombé d’accord avec nos sauvages. Pour eux aussi : la propriété c’est le vol.

À cinq heures, et d’après le conseil de nos pilotes, nous abordions devant la plage de Sangobatea pour y passer la nuit. L’endroit, bien que parfaitement désert, devait, au dire des Antis, nous offrir des ressources en vivres, que la pénurie du garde-manger de l’expédition et le délabrement de nos estomacs, rendaient doublement précieuses. En effet, à peine avions-nous fait choix d’un endroit convenable pour y asseoir notre campement, que sept ou huit sauvages à la crinière échevelée, vêtus de sacs et le visage convenablement barbouillé de rouge et de noir, sortaient d’entre les arbres, comme des diablotins d’une boîte à surprise et venaient fraterniser avec nos rameurs qu’ils paraissaient connaître de longue main. Une conversation à voix basse s’établit entre eux. Aux regards que les nouveaux venus jetaient sur nous à la dérobée, il était facile de deviner qu’ils demandaient à leurs camarades qui nous étions, d’où nous venions, où nous allions et si nos intentions étaient pacifiques. Les renseignements qu’on leur donna sur notre compte durent leur paraître satisfaisants, car ils s’enhardirent bientôt jusqu’à venir palper l’étoffe de nos vestes, en nous adressant ce sourire amical, mais un peu idiot, qui paraît commun à la plupart des castes de Peaux-Rouges, comme nos observations nous l’ont confirmé.

Plage de Sangobatea.

Ces Antis habitaient l’intérieur de la petite quebrada de Sangobatea, sur les deux berges de la rivière de ce nom, qui traversait la plage à quelques toises de notre campement. L’arc et les flèches barbelées ou pourvues d’un hameçon d’os qu’ils tenaient à la main, prouvaient qu’ils étaient en partie de pêche. Aucun d’eux néanmoins n’avait de poisson à nous vendre ou à nous offrir. Trois chiens aux oreilles pointues, de l’espèce sur laquelle, à Chahuaris, j’avais fait une expérience scientifique, les accompagnaient. Deux de ces animaux étaient bleu de roi depuis le museau jusqu’au bout de la queue ; le troisième était teint de pourpre et empruntait à cette royale couleur un air de férocité singulière. D’un coup d’œil je reconnus que les deux premiers avaient été passés au faux indigo (Pseudo-añil-indigofera) et que la teinte du troisième était empruntée à l’achiote ou rocou (Bixa Orellana). Cet usage de revêtir leurs chiens d’une livrée éclatante, est commun à la plupart des castes sauvages du Pérou.

Cependant le chien pourpre, attiré par je ne sais quelle émanation de mon individu, rôdait autour de moi avec une obstination inquiétante, et paraissait surtout avoir pour but de flairer mes mollets. J’essayai de mettre fin à son enquête olfactive en lui allongeant un coup de houssine ; mais cette démonstration hostile le troubla si peu, qu’au lieu de s’enfuir, il me regarda fixement et se mit à remuer la queue. Ce chien, me dis-je, paraît doué d’un bon naturel ou il a été battu tant de fois que les coups ne l’effrayent plus. Toutefois, comme il revenait à la charge, je fis signe à son maître, qui le regardait faire, de m’en débarrasser. L’Antis se baissa, prit l’animal par la queue et le lança par-dessus son épaule à dix pas en arrière. Ce geste fut si net, si précis, si élégamment naturel, que j’en restai émerveillé. Le chien rouge, qui était tombé sur le ventre, se releva et s’enfuit en poussant des cris lamentables qui eurent pour effet d’attirer à ses trousses ses deux compagnons couleur d’indigo.

Cet épisode, s’il avait fixé notre attention, n’avait en rien calmé notre appétit, et nous en étions encore à trouver le moyen de faire un repas quelconque, lorsqu’un de nos rameurs, qui rôdait le long de la plage, prit à coups de flèches deux poissons d’assez belle taille dont il nous fit présent. Ces individus, autant qu’un regard nous permit d’en juger, appartenaient à la classe des Sturioniens. Par égard pour l’ichtyologie et le grand nom de M. Valenciennes, j’eusse voulu les examiner à loisir, mais on ne m’en donna pas le temps. Les deux poissons furent ouverts, lavés et coupés par tronçons qu’on jeta dans une marmite avec des bananes vertes et des racines de yucca, que les naturels de Sangobatea tenaient en réserve sous un buisson et qu’ils nous vendirent pour la modique somme de six boutons de cuivre aux armes du Pérou. À l’issue du souper, nous dressâmes à terre notre humble couche, et, comme la plage n’offrait aucune espèce de roseau propre à la fabrication d’un ajoupa, nous nous en remîmes à la Providence du soin de préserver nos yeux de l’influence pernicieuse de la rosée.

Nos nouveaux amis, qui s’étaient retirés la veille à la nuit tombante, revinrent au petit jour accompagnés de leurs épouses. Ces dames étaient chargées de provisions et leur visite nous fut doublement agréable. Moyennant quelques menus articles de bimbeloterie, nous nous procurâmes des poules, des œufs, des bananes et de la viande boucanée de vache d’Anta (tapir). Cet échange opéré à la satisfaction des deux parties, nous passâmes un moment à nous considérer de part et d’autre et à nous sourire. Hommes et femmes avaient fait à notre intention un bout de toilette. Le visage des hommes était fraîchement barbouillé de rouge et de noir ; la patène d’argent suspendue à leur nez avait été fourbie. Les femmes étalaient une incroyable profusion de colliers et de bracelets fabriqués avec des graines, des drupes et des noyaux de fruits traversés par un fil. Quelques élégantes portaient, en guise de nœud d’épaule, une douzaine de peaux d’oiseaux aux brillantes couleurs[3] ou un paquet d’ongles de tapir dont le bruissement sec, à chacun de leurs gestes, rappelait celui des crotales ou serpents à sonnettes. Femmes et jeunes filles avaient les cheveux coupés carrément à la hauteur de l’œil et flottants par derrière. Le sac qui les enveloppait, à larges plis, ne permettait pas de juger de la régularité de leurs formes. Une petite fille de dix à onze ans, que le dentelé de ses flancs et la gracilité mignonne de ses membres faisaient ressembler à la Salmacis du sculpteur Bosio, se suspendait timide et souriante au bras d’une de ses compagnes. Pour tout vêtement, la fillette portait au cou deux gousses de vanille enfilées par un brin d’écorce.

Sans prendre le temps de déjeuner, nous nous préparâmes au départ. Au moment où nous allions pousser au large, quatre Antis de Sangobatea manifestèrent le désir de se joindre à nos rameurs pour les aider à traverser quelques rapides dangereux que nous devions trouver sur notre chemin. Un renfort de bras ne pouvait que nous agréer. La proposition de ces naturels fut donc acceptée, et nous y répondîmes par le don de couteaux et d’hameçons qui nous acquirent sur-le-champ toutes leurs sympathies. Deux d’entre eux prirent place dans nos pirogues, et le troisième s’accroupit sur un des radeaux ; quant au quatrième, il alla retirer d’une anse de la rivière, où elle était cachée, une petite pirogue qui lui appartenait et dans laquelle vinrent s’asseoir à ses côtés une des beautés de la troupe et la fillette aux gousses de vanille. Nous apprîmes alors que la première, âgée d’environ dix-huit ans, et la seconde, que nous prenions pour un enfant, étaient toutes deux les épouses de ce fortuné drôle.

À la première halte que nous fîmes, je cherchai à me renseigner sur le compte de cet Antis, dont la jeunesse, la mobilité de physionomie, et surtout l’audace et la présence d’esprit qu’il avait déployées dans les passages dangereux que nous avions eu à franchir, m’avaient intéressé. Le pilote de ma pirogue, un Antis de Coribeni qui parlait un peu de quechua, connaissait l’individu et put me donner sur lui tous les renseignements désirables. Il s’appelait Simuco et habitait avec son frère la petite quebrada de Chiruntia, devant laquelle nous étions passés la surveille. Durant une promenade faite sur la rivière en compagnie de son frère, Simuco avait reçu l’hospitalité chez un Antis de la quebrada de Conversiato dont la famille, en y comprenant les vieillards, se composait de dix personnes. Au nombre des enfants de ce sauvage se trouvait notre Salmacis, la fillette aux gousses de vanille. Charmé de ses grâces naïves, Simuco proposa au père de l’échanger contre une vieille hache qu’il tenait des missionnaires de Cocabambillas.

Plage de Sangobatea.

Ce dernier accepta la proposition par suite d’un raisonnement passé à l’état d’axiome chez les sauvages : « Je puis avoir un autre enfant, je ne saurai jamais fabriquer une hache[4]. » Seulement après avoir reçu la hache, comme l’échange lui paraissait médiocre, il voulut garder à la fois la hache et l’enfant. Chez nous, en pareil cas, les parties contractantes, après avoir disputé sans pouvoir s’entendre, eussent invoqué la médiation d’un tiers arbitre, ou porté l’affaire devant les tribunaux ; mais à Conversiato les choses se passent autrement. Simuco et son frère, sans même se donner la peine de représenter à leur hôte qu’il manquait à la foi jurée, prirent un tison au foyer, mirent le feu à la cabane, assommèrent une moitié de la famille, percèrent de flèches l’autre moitié, reprirent leur hache, et emmenèrent triomphalement la fillette, que Simuco adjoignit à une première femme qu’il avait déjà.

Ce beau fait d’armes, digne du temps où les Romains enlevaient des Sabines, élevait le Simuco aux proportions d’un héros épique. Désireux de mettre sous les yeux de mes concitoyens le portrait de ce garçon célèbre, je le priai de poser quelques minutes devant moi, ce qu’il fit de très-bonne grâce. Je reconnus cet acte de complaisance par le don de quatre grelots que Simuco répartit sur-le-champ entre ses odalisques, lesquelles, après s’être diverties un moment à les faire sonner, les attachèrent à un de leurs colliers de graines.

Halte d’Antis au seuil d’une forêt.

Chemin faisant, nous relevâmes à notre droite les petites rivières du Santuatu et de Casungatiari, auxquelles nous n’eussions pas fait attention, si des rapides, placés devant leur embouchure et portant le même nom qu’elles, ne leur eussent donné une importance relative. Dans le premier de ces rapides, une de nos pirogues fut remplie par les lames ; dans le second, quelques caissons, négligemment assujettis sur les radeaux, glissèrent et disparurent dans la rivière.

La cascade de Camunsianari, que nous franchîmes un peu plus brusquement que nous ne l’aurions désiré, nous procura l’avantage de joindre un bain complet aux douches partielles de la journée. À Cominpini, un point ignoré du désert, mais remarquable par une succession d’effroyables rapides dont les lames enchevêtrées s’élevaient, s’abaissaient et dansaient en place, comme si un foyer d’enfer placé au-dessous d’elles les eût mises en ébullition, l’Antis Simuco, qui avait attaché sa pirogue au radeau que montait son frère et se tenait debout à ses côtés, prêt à l’aider si besoin était, exécuta sous nos yeux un véritable tour de force. Au moment où le radeau, remorquant la pirogue et les deux femmes accroupies, passait entre les pierres, l’œil perçant du sauvage découvrit au milieu du remou des vagues un sabalo (Salmo Andensis) qui remontait le courant. Se baisser, prendre son arc, y placer une flèche, ajuster le poisson et le percer d’outre en outre, cela fut fait avec une telle rapidité, que, si c’eût été la nuit, on eût pu tout voir à la lueur d’un seul éclair. Sans le danger qui m’entourait et me conseillait la prudence, je me fusse levé, j’eusse battu des mains et crié bis, tant le Simuco fut superbe de brio et de verve artistique, avec sa chevelure au vent, son sac gonflé par la rapidité de la marche et fouettant l’air derrière lui. Quelques minutes après, nous atteignions un plan moins incliné ; pirogues et radeaux ralentissaient leur fuite, et le sabalo, qu’on voyait de loin flotter comme une bouée avec la flèche du sauvage au travers du corps, venait passer près des embarcations où Simuco l’attirait à lui à l’aide d’une perche, et le remettait à ses femmes pour en faire une bouillabaisse.

À peine échappés aux rapides de Cominpini, nous tombions dans ceux de Quitini, dont les vagues nous aspergeaient au passage. Bien qu’il fût à peine quatre heures de l’après-midi, la journée avait été si bien remplie, cinq cascades et seize rapides que nous avions eu à franchir avaient tellement fatigué nos hommes, qu’une halte fut résolue. Nous abordâmes devant la plage de Quitini, aussi mouillés que nos bagages. Cette plage, jonchée de blocs de grès qui affectaient toutes les figures géométriques, depuis le cube jusqu’au polyèdre, offrait peu de commodités pour un campement, mais aucun de nous ne s’avisa d’en faire la remarque. Depuis sept jours que nous étions en route, nous n’avions eu d’autre matelas que des pierres, et nos reins commençaient à se faire à leur dureté : en toutes choses, il n’y a que le premier pas qui coûte. Certains d’entre nous, qu’au début du voyage le pli d’une feuille de rose dans des draps de fine batiste eût meurtris comme au sybarite, dormaient admirablement à cette heure avec six pierres pour couchette et un pavé pour oreiller.

À peine débarqués sur la plage de Quitini, nous reçûmes la visite de quelques Antis armés d’arcs et de flèches et suivis de chiens bariolés. Ces naturels habitaient l’intérieur de la petite rivière de Quitini, qui coulait à cent pas de là ; ils étaient venus prendre des nouvelles d’un couple Antis de leurs amis, dont la femme était récemment accouchée. La demeure de ces derniers se trouvait derrière quelques arbres, à l’extrémité de la plage, et de l’endroit où nous étions on découvrait son toit de chaume. Nos visiteurs, ainsi qu’ils nous l’apprirent, étaient en relations d’affaires avec les habitants des vallées de Huarancalqui et de Yanama, limitrophes de celle de Santa-Ana. Une courte distance en ligne droite séparait le village d’Echarati des sources de la rivière de Quitini, que le Quillabamba-Santa-Ana reçoit divisée en trois bras. Ainsi il eût suffi aux habitants d’Echarati de creuser un viaduc de six lieues dans la montagne Urusayhua pour se mettre en rapport avec les Antis de Quitini, tandis qu’en suivant, pour aller chez eux, le chemin que nous avions pris, ces mêmes habitants avaient à faire quarante-deux lieues de rivière, quatorze cascades à franchir, soixante-huit rapides à traverser, et deux chances sur trois de ne pas arriver au terme du voyage.

Plage de Quitini.

Quelque instructive et variée que pût être la conversation des nouveaux venus, nous n’y prêtâmes qu’une attention distraite, les besoins de l’estomac l’emportant chez nous en ce moment sur ceux de l’esprit. En colligeant les reliefs du souper de la veille, nous reconnûmes avec un étonnement douloureux qu’il s’en fallait de beaucoup qu’ils pussent suffire à contenter toutes les bouches déjà béantes autour de nous. Heureusement, ces mêmes Antis, à qui nous venions de tourner le dos, pensant qu’ils n’avaient à nous offrir, en fait d’aliments, que des dissertations géographiques, tenaient en réserve sous un buisson, garde-manger ordinaire du sauvage en tournée, quelques pattes[5] de bananes et un quartier de pécari fumé, qu’ils échangèrent avec nous contre un miroir de poche. Lorsqu’ils nous eurent vus assis en cercle, et chaque commission faisant table à part, en signe d’entente cordiale, ils se retirèrent chez eux, emportant la promesse que nous leur fîmes d’aller, le lendemain avant notre départ, rendre visite à l’accouchée et congratuler l’Antis, son heureux époux.

Après huit heures de sommeil, et comme nos yeux étaient encore fermés, bien que l’aurore, selon l’expression de Shakespeare, eût écarté ses rideaux couleur de safran, nous fûmes réveillés en sursaut par un bruit de voix et d’éclats de rire. Depuis sept jours, nous dormions tout habillés, et notre toilette ne fut pas longue à faire. D’un bond nous fûmes sur pied et prêts à recevoir les visiteurs, dans lesquels nous reconnûmes aussitôt nos bons pourvoyeurs de la veille. Les époux Antis étaient avec eux. Sensibles au souvenir qu’on leur avait transmis de notre part, et pour nous éviter la peine de passer chez eux, ils venaient au-devant de nous, apportant leur cher nouveau-né pour que nous le vissions. Le chérubin sauvage était bien un peu noir, un peu laid, un peu grimaçant ; mais, par égard pour le père et la mère, qui semblaient le manger des yeux, chacun de nous l’admirant sous réserve, parut s’extasier sur sa bonne mine et sa gentillesse. « Quel monstrico ! » me dit tout bas l’aide-naturaliste, en faisant au poupon de petites agaceries. Au sourire de jubilation qui illumina les deux bonnes têtes du père et de la mère, rasées jusqu’à l’os, à l’occasion de la naissance de leur premier enfant, je pus juger que la flatterie qui s’adresse au cœur est généralement comprise dans toutes les langues.

À la vue de cette chétive créature, née de la surveille et qui, malgré la faiblesse du sexe auquel elle appartenait, piaillait avec la vigueur de poumons d’un garçon de trois mois, notre aumônier Bobo fut pris du désir d’arracher sa jeune âme aux griffes de Satan et de la mettre, à l’aide du baptême, sous la sauvegarde de Dieu et de l’Église. Le chef de l’expédition péruvienne s’offrit à servir de parrain et voulut que son lieutenant servît de marraine, substitution de sexe à laquelle celui-ci se prêta volontiers. Le révérend tira du caisson vert ses ornements sacerdotaux que la chaleur et l’humidité combinées avaient tachés de moisissure, leur fit prendre l’air un instant, et, lorsqu’il les eut revêtus, ondoya l’enfant, lui donna les noms de Juana-Francisca, et prononça sur lui les prières accoutumées ; à l’issue du baptême, le parrain, à défaut d’un assortiment de gants, d’éventails et d’essences qu’il pût offrir à l’accouchée, lui remit, galamment enveloppés dans un vieux journal, un mouchoir de cotonnade à carreaux, un démêloir et un petit couteau à manche de corne. Le lieutenant-marraine, avec l’assentiment de son capitaine et compère, donna au père de l’enfant une hache neuve. Une distribution de boutons, de grelots et d’hameçons, faite aux assistants, remplaça pour eux les dragées du baptême. Nous partîmes chargés des vœux et des bénédictions de toute la troupe, qui voulut nous accompagner jusqu’à nos pirogues et ne quitta la plage que lorsque nous eûmes disparu.

Un baptême sur la plage de Quitini.

Les vœux et les bénédictions de ces bonnes gens, que nous pensions devoir écarter de nous les périls du chemin, la prière de l’innocence étant surtout agréable à Dieu, ne purent empêcher que nous ne prissions un bain de jambes dans les rapides de Capiniari et un bain complet dans la cascade de Biricanani. Mais nous fûmes dédommagés de ces immersions successives par un site charmant que nous traversâmes et où, pendant une demi-heure, nous jouîmes d’une entière sécurité. À cet endroit appelé Biricanani, du nom de la cascade mugissante qui en gardait le seuil, la rivière, resserrée entre de grands murs de basalte coupés à pic et formant des angles saillants et rentrants, cessait tout à coup de couler et semblait endormie. De beaux arbres implantés sur le chaperon de ces murs, arrondissaient leurs masses veloutées, que l’eau réfléchissait avec une netteté singulière. Nul souffle d’air ne ridait la calme surface, incessamment sillonnée par des mouettes blanches, les premières que nous vissions. L’absence de bruits naturels ajoutait à la magie de cette scène. Chacun de nous s’était tu, comme s’il avait craint de troubler le recueillement général. Sensibles aux beautés de ce site dont ils jouissaient instinctivement, les sauvages avaient rentré leurs rames et, les bras croisés, regardaient autour d’eux. Nos embarcations, abandonnées à elles-mêmes, n’avançaient qu’insensiblement. Je profitai de ce répit pour submerger à deux reprises le plomb de sonde. La première fois, il trouva fond par dix-sept brasses, la seconde par vingt-neuf, ce qui prouvait une grande inégalité d’assiette dans le lit du remanso ; j’ai dit ailleurs qu’on nommait ainsi ces eaux calmes.

Eaux calmes de Biricanani.

Par malheur rien n’est stable en ce monde, et les plus belles choses sont précisément celles qui durent le moins, comme a dit l’illustre Malherbe dans son épître à du Perrier. L’aide-naturaliste, qui jusque-là s’était contenté d’admirer en silence comme tout le monde, eut la malheureuse idée de nous faire un peu de musique, et, sans s’informer si la chose était ou non de notre goût, entonna à tue-tête le récitatif lyrique de Mergy dans le Pré aux clercs.

Ce soir, j’arrive donc dans cette ville immense,
Qui m’a ravi tout mon bonheur.

Je ne saurais dire l’effet que produisit cette phrase bizarre lancée au milieu du silence. Ce fut comme une tempête de bruit déchaînée dans l’air. Les ondes sonores heurtant tour à tour contre les doubles parois du basalte, s’engouffrant dans leurs cavités, ou se brisant à leurs angles, parcoururent en mugissant toute l’étendue du remanso. Un instant je crus que ces antiques murs, pareils à ceux de Jéricho, allaient s’écrouler sur nos têtes et nous ensevelir sous leurs décombres. À la voix de l’aide-naturaliste, grossie et centuplée par la disposition acoustique des lieux, si le flot ne recula pas épouvanté, comme devant le monstre marin décrit par Racine, les mouettes blanches qui nous escortaient gracieusement et voltigeaient sans crainte autour de nous, s’enfuirent avec tous les signes d’un violent effroi. Adieu le calme et la poétique harmonie du paysage ! le charme était rompu. Chacun, comme s’il eût eu honte de son admiration passée, jeta sa clameur ou sa phrase à l’écho de Biricanani, qui, depuis la formation des continents américains, n’avait jamais redit de telles niaiseries, ni reproduit pareilles discordances. Les sauvages même s’abandonnèrent au delirium tremens dont les deux commissions paraissaient atteintes, et, ne trouvant dans leur mémoire aucune phrase mélodique à confier à l’air, battirent la rivière avec leurs pagayes, et s’envoyèrent, en riant, des pelletées d’eau au visage.

Cette conduite scandaleuse, peu digne de savants en tournée, reçut son châtiment dans la cascade de Huantini, presque au sortir de Biricanani ; une de nos pirogues fut remplie par les lames ; une autre alla donner contre les pierres avec tant de violence, que le pilote qui la dirigeait, accroupi sur l’étroite plate-forme pratiquée à l’arrière de l’embarcation, fut culbuté dans la rivière. La scène se passait sous mes yeux. J’eus à peine le temps de jeter un cri, que la tête du naufragé reparut au-dessus des vagues. Les embarcations filaient toujours à qui mieux mieux. En quelques brassées, l’Antis parvint à rattraper la sienne. La façon dont il s’y prit pour remonter dedans prouvait que le danger qu’il venait de courir n’avait troublé en rien ses facultés. Au lieu de s’accrocher désespérément au bordage de l’embarcation et de peser dessus de toute la force de ses poignets pour parvenir à l’enjamber, ce qu’un de nous, moins maître de lui-même, n’eût pas manqué de faire, l’Indien, persuadé que toute tentative de ce genre eût fait chavirer la frêle nacelle, la saisit d’une seule main et, s’appuyant sur elle, mais sans peser, en fit le tour et remonta dedans par l’arrière, où le poids de son corps n’offrait aucun inconvénient.

À demi-lieue de là, nous relevâmes à notre gauche la petite rivière de Conversiato, témoin du fait d’armes de l’Antis Simuco. Je ne sais si la femme-enfant de notre sauvage s’attendrit en passant devant la quebrada qui l’avait vue naître et essuya une larme furtive au souvenir de ses parents assommés par son époux et par son beau frère et dont les os étaient restés sans sépulture, mais j’ai tout lieu de croire, connaissant la mobilité d’esprit de son sexe, — je parle du sexe sauvage, — qu’elle n’y songea même pas. Moins oublieux qu’elle, je donnai une pensée à Conversiato, en relatant sur mon livre de notes que la rivière de ce nom, large de vingt pas à son embouchure et dont la direction visible est ouest-sud-ouest, sort, comme ses voisines les rivières de Quitini et de Cuchini, des derniers versants orientaux de la Cordillère centrale, qu’elle est habitée, comme celles-ci, par des Indiens Antis, et côtoie, comme elles, les vallées de Yanama et de Huarancalqui.

Ces points dépassés, nous entrâmes dans les eaux calmes de Canari, resserrées comme celles de Biricanani entre des dikes de basalte alternant avec des formations de grès. Murailles et croupes étaient couronnées d’une végétation touffue que l’eau, à cet endroit d’un ton d’aigue-marine, reflétait si exactement, qu’un second paysage, décalque du premier, se continuait au-dessous de nos embarcations qui semblaient flotter dans le vide. Le rapprochement des parois minérales avait doté l’écho de la localité d’une irritabilité de sensitive. Le bruit de la rame, le clapotis de l’eau, la moindre parole dite à voix basse étaient reproduits par lui avec une vivacité surprenante et surtout avec une puissance d’organe, dont nous n’aurions jamais cru susceptible la pauvre nymphe à qui, de son amour passé pour le beau Narcisse il n’est resté, dit-on, que le souffle. De gros canards au plumage brun, des mouettes blanches, des hirondelles noires au poitrail blanc, à la queue longue et très-fourchue, compagnons habituels de cet écho de Canari, nageaient sur les eaux calmes ou les effleuraient du tranchant de leurs ailes. Le plomb de sonde, submergé à deux reprises, trouva fond par treize et dix-huit brasses.

Remansos de Canari.

Sur une étendue d’une lieue, nous ne relevâmes qu’un seul rapide, prodige qui nous remplit d’admiration. Pendant que nous réfléchissions sur la chose, la petite rivière de Chigalosigri nous apparut coupant la berge à notre gauche. Il est probable que nous serions passé devant elle, sans lui accorder d’autre souvenir qu’une mention géographique sur notre livre de notes et sur notre livre de rumbs, un relevé à la boussole de la direction visible de son cours, si un détail frais et charmant dont nous fûmes frappé, ne lui eût valu alors un de nos plus gracieux sourires, comme il lui vaut aujourd’hui un dessin encadré dans notre prose descriptive. Juste à l’entrée de la rivière, qui n’avait guère plus de dix pas de largeur et dans la pénombre verdâtre formée par les grands massifs de ses rives, se trouvait un radeau monté par trois Antis et qu’on eût cru placé là tout exprès pour la plus grande joie d’un peintre d’aquarelles. Sur ce radeau, grossièrement construit, deux sauvages étaient accroupis, l’un d’eux en avant et les bras croisés, bayait aux hirondelles, le second, un peu en arrière, caressait un grand singe noir, — l’Ateles niger des naturalistes, — ou, ce qui est plus probable, se laissait débarrasser par l’animal des hôtes parasites établis dans sa chevelure. Le troisième sauvage, debout, un arc et des flèches à la main, dominait la composition dont les vides étaient remplis par des régimes de bananes, des coloquintes douces, des anones et deux ou trois poissons couchés sur des feuilles d’héliconias. J’allais oublier une machine ingénieuse, espèce de perchoir formé par trois bâtons liés par un de leurs bouts, et pourvu de traverses sur lesquelles se tenaient immobiles un hocco, deux aras et deux toucans, que leurs becs superlatifs, assez semblables à certains nez de notre connaissance, recommandaient, bien plus que leur plumage, à l’attention des caricaturistes.

Quelques minutes nous suffirent pour prendre langue avec ces naturels et leur acheter les animaux vivants, les poissons et les fruits qui se trouvaient sur le radeau. Je ne sais trop quelles phrases ils échangèrent avec nos gens, ni les informations qu’ils prirent sur notre compte ; mais par le résultat de la conférence nous pûmes juger du bon témoignage que les pilotes et les rameurs Antis avaient porté sur nous ; ces inconnus détachèrent leur radeau de la rive où il était amarré, se mêlèrent à nous et partirent à notre suite, sans s’embarrasser des dangers du chemin.

Nous franchîmes en leur compagnie les cascades de Chigalosiato, où la pirogue du chef de la commission péruvienne fut à demi submergée par les lames, celle de Tinsani, où la mienne toucha contre une roche et faillit chavirer, puis successivement celles de Quiempini, de Camasiqui, de Chicantoni, de Cominconi et de Talancata, où chacun de nos compagnons eut à subir les rudes soufflets de la vague, sans préjudice d’une perte quelconque. En jetant les yeux sur mon livre de notes, je trouve à la date de ce jour néfaste et dans le trajet de cinq lieues qui sépare Chigalosigri de Manugali, ces mots répétés de trois lignes en trois lignes : — ma canoa s’est emplie ; — sa pirogue vient de couler ; leur embarcation a été submergée. Aujourd’hui ces notes au crayon ne me causent qu’une impression médiocre et me font tout au plus sourire et rêver ; mais à l’heure où je les prenais, ma main devait trembler un peu, si j’en juge par la façon presque illisible dont elles sont écrites.

Relevé fait à notre droite de deux cours d’eau sans importance, appelés Pamocuato et Tanaquiato, nous arrivâmes mouillés et affamés devant la plage de Manugali. Bien que le soleil fût encore haut à l’horizon, nous débarquâmes en ce lieu avec l’intention d’y finir la journée. Nos embarcations furent amarrées aux arbres du rivage. Guidés par les Antis, nous traversâmes la plage et, derrière un rideau de verdure qu’on eût pris pour la lisière de la forêt et qui n’était qu’un trompe-l’œil, destiné à donner le change aux passants[6], nous aperçûmes au milieu d’une plantation de maïs, de rocou, de piment, de manioc et de cannes à sucre, deux ajoupas vers lesquels nous nous dirigeâmes.

Ces ajoupas, pourvus des ustensiles et des menus objets propres à la vie du sauvage, étaient déserts pour le moment. Aux cendres encore tièdes du foyer, aux cruches, aux marmites éparses sur le sol, on devinait que leurs propriétaires ne s’étaient éloignés que fortuitement et pouvaient revenir d’un instant à l’autre. Malgré cette idée ou peut-être à cause d’elle, nos Antis furetèrent dans tous les coins et firent main-basse sur les objets à leur convenance. L’un s’empara d’un cuir de tapir encore frais, qu’on avait mis à sécher sur deux perches en croix, l’autre s’appropria une botte de hampes florales de l’arundo géant pour en faire des flèches, celui-ci fourra dans son cabas des amandes de rocou et des pommes de genipahua destinées aux peintures faciales, celui-là fit provision de ces piments secs appelés quitun-quitun dont l’espèce est cultivée par les hacenderos des vallées du Pérou[7].

En opérant ces soustractions diverses, nos gens avaient l’air si tranquilles et si sûrs d’eux-mêmes, la propriété d’autrui leur paraissait si bien une chose à laquelle ils avaient d’incontestables droits, qu’encourages par leur exemple et dans l’idée que, s’ils n’avaient pas tout à fait raison d’en agir ainsi, peut-être n’avaient-ils pas non plus tout à fait tort, nous grappillâmes à notre tour quelques menus objets, mais en ayant soin d’invoquer comme prétexte ou comme excuse à ces déprédations, les besoins de la science. Quand il n’y eut plus rien à prendre, nous allumâmes du feu, nous remplîmes d’eau une marmite et jetâmes dans ce liquide, avec un certain nombre de bananes et de racines, du piment et du sel, les poissons achetés aux Indiens de Ghigalosigri.

Un radeau d’Antis, à Chigalosigri.

Comme ce court-bouillon était en train de cuire, le propriétaire des ajoupas arriva suivi de sa femme et de son enfant, jeune drôle d’une dizaine d’années économiquement habillé de son seul épiderme. Si l’Antis fut désagréablement surpris de trouver sous son toit une vingtaine d’individus de couleurs et de nations diverses, si avec ce coup d’œil du sauvage qui voit tout sans avoir l’air de rien regarder, il s’aperçut que sa demeure avait été mise au pillage, je dois dire à sa louange que, non-seulement il n’en fit rien paraître, mais qu’il sourit assez agréablement à la ronde et poussa la magnanimité jusqu’à donner une poignée de main à l’Antis de Chigalosigri, qui portait encore, roulé sous son bras, le cuir de tapir que celui-ci lui avait dérobé. Au reste et comme c’est entre sauvages une vieille habitude de se piller les uns les autres, je pensai que notre hôte, à la première visite qu’il ferait à ses bons amis de Chigalosigri, se récupérerait de ses pertes en ne laissant rien sous leur toit.

Par une attention délicate à laquelle nous applaudîmes, les nouveaux venus nous abandonnèrent l’entière possession de leurs ajoupas et allèrent, en compagnie de nos rameurs, camper sur la plage autour d’un grand feu. Nous les entendîmes rire et caqueter jusqu’à ce que le sommeil vînt fermer à la fois nos yeux et nos oreilles. La nuit que nous passâmes étendus à terre sous les toits de chaume de Manugali, fut la plus voluptueuse que nous eussions passée depuis notre départ.

Ajoupas de Manugali.

Le lendemain nous nous réveillâmes frais et dispos. Notre premier soin fut d’aller revoir nos embarcations afin de nous assurer si elles étaient toujours à la même place. Nos malles et nos caisses qu’il nous prit fantaisie d’ouvrir et de visiter, étaient capitonnées à l’intérieur d’une ouate bleuâtre produite par la moisissure. Le linge qu’elles renfermaient se trouvait en piteux état. Nous résolûmes de consacrer une journée à le sécher. Chacun retira sa défroque du récipient dans lequel elle était en train de pourrir et en étala les diverses pièces au grand air. Pendant tout le jour, vestes, pantalons et chemises, voire les caleçons et les serre-têtes, étendus sur des pierres ou suspendus à des ficelles, se raccourcirent au soleil ou se balancèrent au gré du vent. Chaque propriétaire assis à deux pas de sa garde-robe, eut constamment les yeux sur elle, de crainte que quelque sauvage épris de nos modes d’Europe, ne s’habillât à ses dépens. Le soir venu les malles furent refermées et replacées sur les radeaux, puis nous soupâmes chichement comme d’habitude et nous nous endormîmes dans l’attente du lendemain.

Voyageurs séchant leurs effets.

Un jour radieux vint éclairer notre départ. La dette de reconnaissance contractée envers les Antis de Manugali, fut acquittée par nous au moyen de boutons de cuivre et d’une clef rouillée dont le cadenas avait été perdu. L’industrieux aborigène devait, par voie de frottement, faire un harpon de cette clef. Comme nous nous dirigions vers nos pirogues, Simuco et son frère suivis de leurs femmes, vinrent prendre congé de nous. « Le temps qu’ils avaient passé en notre compagnie, si court qu’il eût été, leur avait suffi pour apprécier nos qualités diverses et quelques jours de plus n’eussent rien ajouté aux sentiments affectueux qu’ils nous avaient voués. » Ce petit speech, débité tout d’une haleine par Simuco à notre cholo polyglotte qui nous le traduisit tant bien que mal, prouvait que cet héroïque sauvage commençait à se rebuter des cascades et des rapides et désirait revoir la gorge de Chiruntia où s’élevait son ajoupa. Ce désir était trop naturel pour que nous élevassions la moindre objection à son sujet. Nous reçûmes donc les adieux du jeune homme et lui fîmes les nôtres, et comme il nous tendait sa main, la paume en l’air et paraissait compter sur un pourboire, nous serrâmes cette main valeureuse, mais sans y mettre rien dedans.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129 et la note 2, et 145.
  2. Cette prestation de serment fut rédigée au nom d’Antonio Salazar, le plus civilisé des cholos qui nous étaient restés fidèles. À sa prière, on joignit à son nom celui de José Gabriel Anaya, Son voisin de Cocabambillas et son camarade intime.
  3. Tangara septicolor. — Cotinga Pompadour. — Toucan à collier. — Cacique à tête d’or. — Ramphocèle à bec d’argent. — Coq de roche. — Tels sont, en y joignant deux ou trois becs-fins de couleurs vives, les oiseaux que ces indigènes recherchent pour leur parure.
  4. Pendant le voyage, un Indien Conibo de Paruitcha, à qui je proposais de me vendre sa moustiquaire pour m’éviter la peine d’en confectionner une, me fit répondre par le cholo que j’avais chargé de négocier cette affaire, qu’il me vendrait volontiers un de ses enfants, vu qu’il pouvait lui en venir un autre bientôt, tandis que, avant qu’il eût récolté assez de coton pour fabriquer une nouvelle moustiquaire et que sa femme l’eût filé et tissé, il aurait le temps d’être dévoré un nombre innumérable de fois (Panta china) par les moustiques.
  5. La grappe de fruits du bananier porte le nom de régime. La patte est une de ses divisions ; elle est au régime ce que le ramuscule est au rameau, le grappillon à la grappe.
  6. Les Antis, et à leur exemple beaucoup d’autres nations sauvages que nous verrons plus tard, édifient leur demeure dans les quebradas ou gorges qui aboutissent à la grande rivière plutôt que sur les berges de cette dernière, et cela pour empêcher que leur logis et leur plantation ne soient visités et pillés par d’autres sauvages en partie de chasse ou de pêche sur la rivière. Quand ils se décident à édifier leur hutte au bord d’un de ces grands cours d’eau, ils ont soin de la masquer par un rideau d’arbres et de lianes, c’est-à-dire de laisser la végétation de la rive telle que la nature l’a faite, et de pratiquer leur défrichement à trente, cinquante ou cent pas dans l’intérieur de la forêt. Un Européen ne se douterait jamais, en naviguant sur la rivière, qu’une hutte et un champ d’Indien s’élèvent à quelques pas de lui, et les sauvages mêmes, à moins d’appartenir à la nation de l’individu, s’y trompent quelquefois.
  7. Les marchés des grandes villes sont approvisionnés de cette variété de piment, dont la force est telle qu’elle a donné lieu au dicton local : Faltale un grado para ser veneno. Il ne leur manque qu’un degré pour être du poison. Ce prétendu poison est très-estimé des indigènes, et particulièrement du beau sexe. Nous nous rappelons avoir vu aux bains d’été, dans la vallée d’Aréquipa, une fillette de douze ans, d’une des premières familles de la ville, croquer à jeun, et comme un enfant de son âge aurait pu faire de pralines et de dragées, une poignée de ces piments enragés, dont la seule odeur fait éternuer et pleurer un Européen.