Voyage de Constantinople à Éphèse, par l’intérieur de l’Asie Mineure, Bithynie, Phrygie, Lydie, Ionie/02

Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 9 (p. 241-256).
Deuxième livraison


VOYAGE DE CONSTANTINOPLE À ÉPHÈSE, PAR L’INTÉRIEUR DE L’ASIE MINEURE, BITHYNIE, PHRYGIE, LYDIE, IONIE,

PAR M. LE COMTE A. DE MOUSTIER[1].
1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.



V


De Nicée à Brousse, par Yéni-Scheher. — Histoire de Brousse. — Monuments.

En quittant Nicée, nous longeons quelque temps la rive orientale du lac, puis, arrivés au pied des montagnes qui ferment la vallée du côté du midi, nous gravissons une pente abrupte par un sentier taillé dans le rocher ; nous regardons plus d’une fois en arrière pour jouir du beau spectacle que le lac présente, vu de ces hauteurs.

Bientôt nous apercevons une douzaine de cavaliers postés sur les sommets qui nous dominent encore ; ils lancent leurs chevaux au galop dans notre direction.

Est-ce une embuscade, faut-il se tenir sur la défensive ? cette incertitude n’est pas de longue durée. À cent pas de nous, ils s’arrêtent, et leur chef, revêtu de l’uniforme des fonctionnaires de la Porte, s’avance seul et nous salue de la main.

C’est le kaïmakam de Yéni-Scheher ; il a reçu avis de notre prochain passage, et vient courtoisement au-devant de nous. Les divers serviteurs de sa maison l’accompagnent, suivant l’usage, portant chacun le costume et les insignes de ses fonctions : kiatib[2], tchiboukdji[3], etc., sans compter les zaptiés. Les deux escortes fraternisent et se mêlent ; puis nous reprenons notre chemin en compagnie du kaïmakam.

Nous marchons encore, une heure durant, avant d’arriver à Yeni-Scheher, moitié à travers des bois et des ravins sauvages, moitié dans la plaine monotone mais fertile où le bourg est situé. Nous y faisons notre entrée trois heures après avoir quitté Nicée.

La population, que le départ solennel de son premier magistrat intriguait sans doute, se presse curieusement sur notre passage ; les enfants, avec leurs petits costumes bariolés, gambadent entre les jambes des chevaux, les hommes se tiennent immobiles et silencieux le long des murailles, et les femmes nous jettent un regard furtif à travers les portes et les fenêtres entre-baillées.

Les maisons de Yéni-Scheher sont construites en mottes de terre, comme celles d’Ak-Séraï, et le konak lui-même n’est qu’un grand bâtiment fort délabré. Mais l’accueil que nous y recevons couronne dignement les premières attentions du kaïmakam. Avant le dîner il nous présente les membres de son medjlis parmi lesquels figure un vieillard presque centenaire. Les personnes qui atteignent l’extrême limite de la vie ne sont pas rares parmi les mille à quinze cents habitants de Yéni Scheher.

On y jouit d’un climat salubre ; le territoire de la Casa couvre le haut plateau compris entre les vallées de Nicée et de Brousse ; le sol est de bonne qualité, il produit du grain, du tabac, du sorgho ; mais, dans la saison où nous voyageons, le soleil a calciné la terre, elle ne porte aucune trace de végétation, les arbres seuls ont conservé l’éclat de leur verdure.

Nous quittons Yéni-Scheher le 30, à sept heures du matin, précédés de tous les zaptiés du kaïmakam ; à un quart de lieue de la ville, ils prennent congé de nous ; trois d’entre eux seulement restent pour former notre escorte.

Après avoir traversé la plaine pendant quelques heures, nous atteignons le revers méridional du plateau ; les cimes de l’Olympe s’offrent tout d’un coup à nos regards, qui plongent bientôt jusqu’à sa base, embrassant les lointaines perspectives de la belle vallée de Brousse.

Nous y descendons par un sentier rapide, et cheminons alors au milieu d’une riche végétation, plantations de mûriers, buissons épais, grandes herbes desséchées, entremêlés au hasard dans un fouillis sauvage. Parmi ces halliers apparaissent de loin en loin des champs cultivés ; les torrents y tracent de larges sillons, et les pierres désagrégées de quelque voie antique s’y dressent parfois comme un obstacle, là où les anciens maîtres du pays les avaient placées pour la commodité du voyageur.

Le sentier est longtemps ombragé par une futaie de châtaigniers séculaires ; sous cette voûte de verdure, nous rencontrons une noce : des joueurs de flûte et de tambourin marchent en avant ; la mariée et ses compagnes sont étendues sur les coussins d’un Araba[4] ; le mari suit à cheval, entouré de parents et d’amis, leur maintien est si, grave et la musique si lugubre qu’on croirait assister à une cérémonie funèbre.

Au coucher du soleil, après dix heures de marche, Brousse nous apparaît comme une guirlande de minarets et de coupoles suspendue aux flancs de l’Olympe. Il nous faut, avant d’y pénétrer, gravir une pente pierreuse ; et bientôt notre petite troupe s’engage dans les galeries obscures du Bazar, puis dans une suite de ruelles étroites et escarpées.

Traverser une ville à la nuit tombante, n’est pas le moins pénible des labeurs réservés au voyageur qui explore la Turquie. Point de lumières dans les rues, pas de boutiques pour projeter une lueur au dehors ; mille saillies hérissant les parois des maisons ; à terre des cailloux amoncelés irrégulièrement, des ruisseaux profonds, des chiens endormis. Les chevaux ne marchent plus, ils glissent, ils patinent avec fracas ; trébuchant sans cesse, se relevant presque toujours ;  : il faut s’abandonner à eux, recommander son âme à Dieu, comme fait le naufragé, et attendre que cette houle vivante, après vous avoir ballotté au milieu des récifs, vous dépose enfin à la porte de quelque konak ou caravansérail.

Ces angoisses, pour nous, se prolongèrent près d’une demi-heure, car l’hôtel de l’Olympe où nous devions descendre est situé dans un faubourg, et juste à l’opposé de celui qui regarde Yéni-Scheher.

Brousse et Smyrne sont, en Asie Mineure, les deux seules villes pourvues d’hôtels à l’usage des Européens.

Brousse est à cinq lieues seulement du petit port de Moudania[5] qu’un service de bateaux à vapeur relie à Constantinople. Tous ceux qui visitent la capitale des États Ottomans devraient faire cette excursion, et plusieurs voyageurs l’entreprennent chaque année. Les eaux thermales, l’industrie de la soie attirent d’ailleurs à Brousse bon nombre de négociants périotes et d’étrangers habitués à un logis confortable. Il ne faut donc point s’étonner d’y trouver une excellente hôtellerie ; pour notre part nous avons profité bien volontiers des ressources qu’elle nous offrait.

Quelles que soient les séductions de la couleur locale, quelque empressés qu’eussent été les mudirs du Kodja-Jli et du Chodavend-Kjar à nous entourer de soins hospitaliers, ce n’était pas sans plaisir que nous retrouvions pour un instant la liberté d’une chambre particulière, de vrais lits, tout le petit mobilier intime qui chez nous dépend nécessairement de la plus modeste installation et dont l’usage est inconnu dans l’Anatolie : des tables, des assiettes, des fourchettes, de l’eau et du linge à discrétion. Cette dernière satisfaction est celle peut-être dont l’absence nous avait été le plus sensible. En Turquie on recourt souvent aux ablutions, mais légèrement. Le matin, à l’heure ou nous devions faire notre toilette, la salle du konak était déjà envahie par les zaptiés, les fonctionnaires locaux et les curieux que divertissait l’importance donnée par nous à cette opération. Quand nous demandions de l’eau, un serviteur s’avançait, une aiguière à la main, une serviette à frange dorée sous le bras, se préparant à nous en verser quelques gouttes sur le bout des doigts ; et c’était avec peine qu’il consentait à se départir de ses fonctions et à nous abandonner, pour en user plus largement, sa provision de liquide.

Je reposais paisiblement depuis plusieurs heures lorsque, un peu après minuit, des cris et une vive lueur m’arrachèrent au sommeil. Je courus à la fenêtre ; une bande de forcenés s’avançait vers l’hôtel de l’Olympe brandissant des torches et proférant des clameurs.

Deux mois avant, la maison d’un chrétien avait été la proie des flammes à la suite d’un tumulte populaire ; le même sort nous était-il réservé ? Non, grâce au ciel ! car la troupe incendiaire ne tarda point à passer outre et à se perdre au milieu des groupes d’arbres épars sur le penchant de la colline ; j’appris le matin que j’avais été simplement témoin des cérémonies qui accompagnent les enterrements des juifs.

Nous ne vîmes point le pacha gouverneur de l’eyalet de Chodavendkjar, il était absent ; mais, grâce aux bons offices du vice-consul de France, M. Séon, nous passâmes à Brousse quatre journées des plus agréables.

Brousse est la perle de l’Anatolie ; abritée au midi par les forêts et les rochers de l’Olympe qui fournit à ses fontaines le tribut d’eaux abondantes, elle domine une vallée d’une admirable fertilité ; en été, les brises de la mer et celles des montagnes viennent tempérer la chaleur ; une ceinture de rands arbres, cyprès, platanes, peupliers, châtaigniers, l’enveloppe, prolongeant ses ramifications à perte de vue parmi les bois de mûriers qui couvrent la vallée, et, dans l’intérieur même de la ville, à l’entour de chacune des mosquées ; celles-ci dirigent de toutes parts vers le ciel leurs coupoles et leurs minarets.

Mais cette riante surface cache un sol que les courants volcaniques peuvent ébranler à chaque instant.

Il y a huit ans à peine, Brousse a été secouée jusque dans ses fondements par une violente commotion ; de cruels désastres ont accablé ses habitants, et les monuments les plus intéressants sont tombés ou ont perdu leur aplomb.

Aussi la population tend-elle à décroître ; les divers ouvrages qui en fournissent une évaluation, la portent à cinquante et même à cent mille âmes ; l’on m’a affirmé sur place qu’on ne pourrait pas en compter aujourd’hui plus de trente-cinq mille ; il faut chercher la vérité entre ces données extrêmes.

À la suite de cette catastrophe, Brousse a perdu un hôte illustre, Abd-el-Kader, qui, à l’exemple d’Annibal, l’avait choisie pour lieu de refuge. Il s’est retiré depuis à Damas où l’attendaient d’autres tempêtes.

D’effroyables incendies ont aussi ravagé à plusieurs reprises cette ville infortunée ; mais partout en Orient on semble familiarisé avec ce fléau ; il faut citer spécialement les incendies de 1490, de 1804, et celui qui éclata un an après notre passage, le 19 septembre 1863.

La Bithynie a compté plusieurs Prusias parmi ses rois ; les villes fondées par eux ont toutes porté le nom de Prusa ; Brousse était la Prusa ad Olympum.

Auquel des Prusias doit-on faire remonter son origine ? Si l’on en croit Strabon, c’est à un contemporain de Crésus ; Pline, au contraire, et l’on peut s’en rapporter à lui, désigne le prince qui accueillit Annibal, et veut que ce grand capitaine ait marqué lui-même l’emplacement de la nouvelle cité. Quoi qu’il en soit, Prusa ne fait aucune figure dans l’histoire avant le moyen âge. Pline, cependant, suivant la politique adoptée par les Romains, s’occupa d’embellir les édifices publics. Sa correspondance avec l’empereur Trajan relativement à la reconstruction des bains de Prusa est un document précieux ; elle montre ce qu’était le système de centralisation appliqué au gouvernement des provinces romaines : « Les Prusiens ont, dit-il, un bain vieux et en mauvais état ; ils voudraient le reconstruire, si vous le permettez, et je crois que vous pouvez accueillir leur demande. Cet ouvrage sera par sa magnificence digne de votre règne. »

De l’époque romaine il ne reste à Brousse aucun monument.

Il faut sans doute attribuer à ses eaux thermales, fort appréciées des patriciens de Byzance, les développements qu’elle reçut sous le Bas-Empire. Mais des circonstances moins heureuses devaient bientôt lui procurer une plus haute illustration. Au moment où l’Asie Mineure devenait le champ de bataille ouvert aux premières agressions de l’islamisme, l’importance de sa situation, au point de vue stratégique, fut comprise de tous les partis.

Dès le commencement du dixième siècle, les Sarrasins avaient poussé jusque-là leurs excursions ; prise par l’émir Seifed-Devlet, elle avait été démantelée.

Les empereurs y étaient rentrés, l’avaient perdue de nouveau, puis, mettant à profit le passage des premiers croisés, s’appropriant les résultats de leurs victoires, comme nous les avons vus le faire à Nicée, traitant sous main avec les sultans ; ils avaient reconstitué un empire en Asie Mineure, pendant que les Francs leur enlevaient celui de Constantinople.

Théodore Lascaris releva et fortifia les murailles de Brousse, une inscription en fait foi ; elles purent ainsi résister à tous les efforts des Latins.

L’Asie Mineure, pendant le siècle suivant, présente un singulier spectacle. Les empereurs de Byzance et les sultans Seljoucides se montrent également impuissants à maintenir sous leur autorité les provinces de l’Anatolie. Il s’y était formé une foule de petites principautés féodales échues à des despotes grecs ou à des beys musulmans dont les possessions s’entremêlaient, et qui vivaient un jour en commensaux, un jour en ennemis.

Il n’est pas hors de propos de rapporter ici un épisode curieux bien propre à caractériser cette situation ; il est comme le prélude de la prise de Brousse par les Turcs.

Osman fils d’Erthogrul, premier auteur de la dynastie des souverains ottomans, occupait avec le titre de bey et sous’autorité nominale du sultan d’Iconium, une partie de la Bithynie. Un Grec, qui tenait le château de Iarhissar l’invita aux noces de sa fille où il réunissait tous les seigneurs grecs et turcs du pays.

Osman, non sans raison, vit là une embûche et se montra plus habile que son voisin. Le futur gendre du gouverneur de Iarhissar possédait le château de Bélédjik ; Osman le pria d’y recevoir ses trésors et ses femmes, qu’un ennemi eût pu lui enlever pendant qu’il prendrait part aux fêtes du mariage. Sous un déguisement féminin il introduisit quarante jeunes guerriers dans le château de Bélédjik. Le festin devait avoir lieu non loin de là, dans la plaine. Les invités venaient d’y prendre place, quand, au-dessus des murailles de Bélédjik, on vit des flammes s’élever ; les Grecs se précipitent pour éteindre l’incendie ; mais les compagnons d’Osman avaient jeté bien loin leur déguisement ; les Grecs furent massacrés et, le soir même, Osman était maître de Bélédjik et de Iarhissar ; la fiancée tombée en son pouvoir devint la femme de son fils Orkan.

Les deux bourgs qu’Osman venait d’occuper, sont situés sur le versant oriental de l’Olympe ; devenu sultan après la mort du dernier souverain d’Iconium, il porta ses visées plus loin et envoya Orkan assiéger la ville de Brousse.

Orkan prit d’abord Adranas qui commande le cours du Rhyndacus, au midi de l’Olympe ; puis, du côté du nord, établit son armée dans la fertile vallée du Nilufer entre Brousse et la mer. Il passa là dix années, attendant patiemment que la place fût réduite par la famine. Les Turcs, habitués à une existence nomade, s’inquiétaient peu de vivre ainsi sous la tente au milieu de ces campagnes où leurs troupeaux trouvaient une nourriture abondante.

On en vint cependant aux mains plus d’une fois durant ce siége mémorable, digne pendant du siége de Troie, et que les annalistes ottomans se plaisent à entourer de circonstances merveilleuses.

Aux solitaires qui, dès les premiers siècles du christianisme, avaient choisi pour lieu de retraite les forêts et les grottes de l’Olympe, les santons musulmans venaient de succéder[6]. Le plus célèbre d’entre eux, Gueukli-Baba (le père des cerfs), est le héros de bien des légendes. Les animaux sauvages, parmi lesquels il vivait, obéissaient à ses ordres, et, quand la garnison de Brousse opérait une sortie contre les Turcs, on le voyait tout à coup paraître aux côtés d’Orkan, monté sur un cerf et brandissant un sabre gigantesque.

Le gouverneur de la place tenait bon cependant, et semblait déterminé à opposer aux assiégeants une résistance vigoureuse, lorsque l’empereur Andronic lui envoya l’ordre de capituler. Il avait réservé pour les habitants le droit de se retirer ; mais ils demeurèrent presque tous dans la ville ; ayant à choisir un maître, l’empereur de Byzance ne leur semblait pas valoir mieux que le sultan des Turcs.

Osman était sur son lit de mort quand il apprit la reddition de Brousse (1326). Il y fit son entrée dans un cercueil, et le premier sultan des Ottomans eut pour lieu de sépulture la chapelle même du château, aussitôt transformée en mosquée.

Orkan lui succéda, et Brousse devint la capitale du nouvel empire ; lui et ses successeurs se plurent à l’enrichir de monuments ; mais un siècle ne s’était pas écoulé que cette splendeur naissante allait subir l’atteinte de désastres terribles.

Tamerlan, vainqueur de Bayézid à Angora, la livra au pillage et à l’incendie (1402) ; puis les guerres intestines y portèrent la désolation. Brousse connut enfin des jours plus heureux, et, depuis le milieu du quinzième siècle, ne fut plus exposée aux horreurs des combats ; mais, dépouillée de son titre de capitale au profit de Constantinople[7], elle a perdu peu à peu son importance primitive ; elle a toujours cependant aux yeux des Turcs un caractère sacré.

Quel lieu, en effet, après la Mecque, serait plus digne de leur respect ! Là repose la dépouille mortelle de leurs premiers sultans, de leurs plus braves guerriers, de derviches et de santons rangés parmi les saints de l’islamisme. On y compte près de six cents tombeaux de princes et d’hommes illustres et, dit-on, un nombre de mosquées, de mesjids, de turbès, de tékiés[8], égal à celui des jours de l’année.

La plupart de ces monuments datent du quinzième siècle ; beaucoup sont dégradés, plusieurs tombent en ruine, mais ils contribuent toujours par leur multitude et leur variété à donner à Brousse une physionomie majestueuse.

Brousse : Mosquée et turbes du sultan Mourad.

Avant de citer les plus remarquables de ces édifices, il faut peindre en quelques mots l’aspect général de la ville.

Elle couvre, sur une longueur d’une lieue, une série de mamelons adossés au mont Olympe ; le plus élevé, ceint d’épaisses murailles et flanqué de tours carrées, porte la ville proprement dite, la ville ancienne, la citadelle. Tout le reste n’est pour ainsi dire qu’une suite de faubourgs. Mais à Brousse, comme dans beaucoup d’autres places de guerre transformées en riches capitales, l’accessoire est devenu le principal. L’enceinte resserrée de l’hissar[9] ne renferme qu’un petit nombre de rues étroites où les Turcs de la vieille roche se tiennent confinés comme dans une arche sainte. Un peu en dessous, s’épanouit, libre d’entraves, la ville moderne dont la surface ondulée n’est circonscrite que par un rideau de verdure.

Pour étudier les monuments de Brousse suivant l’ordre chronologique, on doit se diriger d’abord vers la ville haute, le hissar, qui contient les plus vieilles constructions. Si on y pénètre par la porte du sud-ouest, on voit, à côté de cette porte, quelques portions de murailles formées de gros blocs de travertin taillés et superposés sans mortier ; c’est un débris de l’enceinte bithynienne, le reste des murs date du Bas-Empire. Tous les autres édifices appartiennent à l’époque musulmane.

Brousse : Pont sur le torrent dit Gueuk-Sou.

Au sommet de l’hissar, se dressaient les deux plus anciennes mosquées : le Daoud-monastir (monastère de David), avec les tombeaux d’Osman et d’Orkan, et celle du sultan Mourad I, à laquelle un vaste médressé était annexé. Le tremblement de terre de 1856 les a renversées[10], mêlant leurs débris aux ruines du palais ; le vaste emplacement jadis occupé par ces édifices n’offre plus aux regards que des pans de murailles, des coupoles sillonnées de crevasses, des minarets inclinés. Cependant les étudiants qu’abritait le médressé n’ont pas voulu abandonner ce pieux asile ; on les voit encore, assis sur les monceaux de décombres qui obstruent l’entrée de leurs cellules, chercher dans le Coran des leçons de résignation.

Mais le monument dont Brousse se montre fière avant tout, est l’Oulou-djami (la grande mosquée), l’un des plus vastes édifices religieux de l’Orient. Sa construction, commencée par Mourad Ier, ne fut terminée que sous Mohammed Ier. Elle présente un quadrilatère d’environ cent mètres de côté, partagé intérieurement par quatre rangées de pilastres, en cinq nefs qui s’entrecroisent et forment ainsi vingt-cinq divisions surmontées d’autant de coupoles. Celle du milieu laisse voir à son sommet une large ouverture par où l’air extérieur pénètre librement. Cette ouverture correspond à un grand bassin de marbre, situé au centre de la mosquée, peuplé de jolis poissons et alimenté par un jet d’eau.

Brousse : L’Oulou-Djami (grande mosquée), vue prise des premières pentes de l’Olympe.

Au dehors, l’ornementation de cette mosquée n’offre rien de spécialement remarquable. La porte principale était flanquée de deux minarets primitivement revêtus de faïence émaillée. Le tremblement de terre de 1856 les a renversés, et leur reconstruction n’est pas encore terminée. À l’intérieur, l’or et les arabesques coloriées avaient été prodigués ; aujourd’hui, murs et pilastres sont recouverts simplement d’une couche de badigeon blanc sur lequel ressortent, tracées en bleu, quelques sentences tirées du Coran. Malgré la simplicité de sa décoration, cette grande salle où l’eau murmure, où la lumière circule à flots à travers une forêt de colonnes et dans les profondeurs de vingt-cinq coupoles, présente un aspect imposant.

Les autres grandes mosquées de Brousse sont les mosquées de Bayézid et de Mourad situées dans les faubourgs, l’une à l’est, l’autre à l’ouest de la ville, parmi des groupes de platanes et de cyprès gigantesques ; et la mosquée de Mohamed I ou Yéchil-djami, la plus intéressante de toutes sous le rapport de la richesse et du fini des ornements..

Brousse : Mosquée du sultan Bayézid.

Le portique et les murs extérieurs sont revêtus de marbre et portent, gravées en creux, des inscriptions encadrées dans de gracieuses arabesques ; on y lit, entre autres, cette belle sentence : « Le meilleur des hommes est celui qui se rend utile à ses semblables. »

Les parois intérieures de la Yéchil-djami sont presque entièrement recouvertes de faïences émaillées ; mais, par suite du tremblement de terre, cause de tant de ruines, une énorme crevasse sillonne la coupole de part en part. À moins de réparations prochaines, sur lesquelles il ne faut guère compter, la Turquie aura bientôt perdu l’un de ses plus nobles édifices. Le revêtement de faïence qui enveloppait les minarets a disparu depuis longtemps.

À l’entour des principales mosquées, parmi des groupes de platanes et de cyprès, on voit des kiosques carrés, ronds ou octogones, surmontés de coupoles et souvent décorés avec luxe ; ce sont les turbés, chapelles sépulcrales qui renferment les corps des sultans, de leurs proches et de personnages illustres. Ceux de Brousse abritent la dépouille mortelle des premiers sultans, depuis Osman jusqu’à Mourad II.

La disposition intérieure est la même dans tous les turbés. Au milieu de la salle, un soubassement garni de marbre, de faïence et d’étoffes précieuses, porte les cercueils enveloppés dans des châles de cachemire et sur lesquels sont placés des turbans et divers autres insignes ayant appartenu aux défunts. De gros cierges de cire, dans de riches chandeliers, sont habituellement disposés à l’entour de ces catafalques.

Au de la des coupoles de la Mouradieh, d’autres coupoles apparaissent encore au pied de la colline ; là se trouvent les bains de Brousse, célèbres dans tout l’Orient. Plusieurs sources chaudes et froides les alimentent[11]. Intérieurement de grandes salles voûtées contiennent, les unes des piscines, les autres des divans. Ces salles sont presque toujours remplies, et les habitants de Brousse y passent des heures délicieuses ; on sait en effet quelle place importante le bain tient dans la vie des Orientaux ; pour eux, c’est un plaisir autant qu’une pratique hygiénique. La plupart des établissements de ce genre proviennent de fondations pieuses et sont ouverts gratuitement au public. À Brousse, le plus important (Yéni-Kaplidja) est dû à la munificence de Roustem-pacha, grand vizir de Soliman II.


VI


Brousse (suite). — Agriculture et industrie. — Ascension du mont Olympe.

Nous consacrâmes une journée à visiter deux établissements agricoles récemment installés dans la campagne de Brousse. L’un est la propriété d’un Arménien, M. Toros-Oglou ; l’industrie et l’agriculture marchent de front. Une magnanerie et une filature y occupent un nombre considérable d’ouvriers. Environ mille hectares, en pâturages, plantations de mûriers et terres labourables composent le domaine rural ; les bâtiments sont vastes, bien disposés ; ils ne le cèdent en rien à ce qui, dans ce genre, se fait de mieux en Europe.

Les champs, à cette époque de l’année, étaient dégarnis de récoltes, les troupeaux dispersés dans la vallée ; nous ne pûmes donc juger par nous-mêmes des résultats qu’a obtenus M. Toros-Oglou ; mais cette exploitation, organisée sur des bases si larges, semble conduite avec intelligence, et pourra sans doute servir de modèle quand des capitalistes en plus grand nombre tenteront de mettre en valeur le sol fertile de l’Anatolie.

Nous allâmes ensuite chez M. John Zorab, sujet anglais d’origine arménienne ; il exploite des terres sur plusieurs points de la province de Brousse, où il a acquis une véritable popularité sous le nom du Tchélébi-John[12].

Il nous montra l’appareil à vapeur qu’il vient de faire monter pour la fabrication du sucre de sorgho[13]. Cette plante réussit bien dans la plus grande partie de l’Anatolie, mais, jusqu’à ce jour, les gens du pays ne possédaient pas les instruments nécessaires pour en tirer un bon parti. Depuis l’ouverture des établissements de M. Zorab, on se livre avec ardeur à cette culture, dont les produits lui sont apportés d’assez loin.

Il fait usage pour les travaux des champs de quelques bons instruments anglais, et compte se pourvoir prochainement d’une machine à moissonner. Il occupe des ouvriers turcs, hommes et femmes. Il n’y a pas longtemps que celles-ci ont pris le parti d’accepter de l’emploi chez des chrétiens, mais on en rencontre maintenant dans toutes les filatures, où elles travaillent à visage découvert.

M. Zorab ne partage pas les préventions généralement accréditées contre les Turcs ; il se loue de leur intelligence, de leur zèle, de leur docilité ; pour les bien gouverner, il suffit d’associer la douceur à la fermeté.

Les Européens qui tentent de fonder des établissements dans l’Anatolie échouent souvent, et y périssent parfois victimes des haines qu’ils ont soulevées, faute d’avoir voulu s’astreindre à respecter les mœurs et à ménager la susceptibilité d’une race naturellement fière. Il faut laisser voir aux Turcs que sans les craindre on les estime ; se montrer fort vis-à-vis d’eux, mais en même temps leur témoigner une certaine déférence.

Malgré sa fertilité naturelle, le territoire de Brousse ne fournit pas tous les produits qu’on en pourrait obtenir ; il est loin de suffire à l’alimentation de ses habitants. Une partie du blé consommé à Brousse est tiré de la province d’Angora. Acheté sur place, il coûte de cinq à huit piastres le kilé (environ vingt-cinq kilogrammes). Il en vaut, rendu à destination, de vingt-deux à vingt-cinq. La différence (dix-sept piastres)[14] représente le prix du transport à dos de chameau pour un parcours de cent lieues à peine. Cela montre suffisamment quel détriment, en Turquie, l’absence de routes carrossables fait éprouver à l’agriculture et à l’industrie[15].

Dans l’intérieur du pays, toutes les denrées sont d’un incroyable bon marché ; on y entend dire cependant que, depuis dix ans, les prix ont presque doublé ; les débouchés qu’ouvrit à cette époque la consommation des armées alliées furent l’origine d’un mouvement commercial dont l’influence se fait encore sentir.

La valeur vénale des terres de bonne qualité, susceptibles le plus souvent de fournir les produits les plus variés, grains, tabac, coton, garance, opium, etc., atteint à peine à cent francs l’hectare[16] ; il est vrai qu’on trouve difficilement à les louer, et seulement moyennant un fermage en nature ; il faut, pour tirer bon parti d’une exploitation, en diriger soi-même la culture ; mais il semble qu’un homme jeune et entreprenant, qui n’aurait pas trop de répugnance pour une vie un peu excentrique, devrait trouver quelque charme à se créer un vaste domaine aux bords du Sakaria, du Rhyndaque ou de l’Hermus, avec une maison forte, installée comme nos anciens châteaux féodaux sur l’un de ces mamelons qui forment le premier degré des montagnes. Le plaisir de la chasse ne lui ferait pas défaut ; moyennant une solde modique, il verrait une poignée de bravi veiller à sa sûreté ; à peu de frais, il aurait posé les bases d’une existence indépendante et respectée ; peut-être aussi d’une grande fortune.

Un seul obstacle, me dira-t-on, s’oppose à la réalisation de ce beau rêve ; c’est qu’en Turquie, pas plus qu’en Angleterre ou en Russie, aucun étranger ne peut devenir propriétaire foncier. Il est vrai que, malgré les engagements pris par lui, lors de la conclusion du traité de Paris, le gouvernement ottoman n’a pas encore levé cette interdiction ; cependant un certain nombre d’étrangers savent l’éluder depuis longtemps en empruntant, pour acquérir des terres, le nom de quelqu’un des sujets du sultan ; et l’on n’a pas d’exemple que ces propriétaires supposés aient abusé de cette situation.

La prospérité de la province de Brousse repose avant tout sur l’industrie de la soie. Sauf quelques rares exceptions, les vers à soie sont élevés par petits lots chez les paysans. La plupart des filatures appartiennent à des Européens, Français, Allemands, Italiens, Suisses, et sont situées dans l’intérieur de la ville où elles occupent cinq mille ouvriers des deux sexes, surtout des femmes. Quinze cents ouvriers sont employés dans d’autres parties du district ; leur salaire est de six à huit piastres en été et de quatre à cinq en hiver. La production totale peut être évaluée à quinze ou vingt millions de francs.

Quant au tissage, qui fournit ces étoffes légères connues dans le commerce sous le nom de soie de Brousse, il a perdu de son importance et n’occupe plus qu’une centaine de métiers. En somme, l’industrie de la soie est loin d’être en progrès dans ce pays.

Le bazar de Brousse est assez bien approvisionné. En dehors du bazar, que l’on ferme au crépuscule, je vis les étalages extérieurs des marchands de légumes rester garnis toute la nuit sans que personne crût nécessaire de les garder, ce qui me parut faire singulièrement honneur à la bonne foi publique. On ne connaît guère en Turquie les filous ni les escrocs ; mais, en revanche, par un trait de ressemblance entre ce peuple et les hommes des âges guerriers, quand la rapine prend les apparences de la conquête, elle lui inspire moins d’horreur, et, s’il se commet peu de vols dans les villes, les exactions violentes et le brigandage en rase campagne n’y sont pas choses inconnues.

Brousse emprunte un certain éclat au voisinage de l’Olympe. C’est un grand nom que celui-là ; en lui semblent se résumer toutes les croyances religieuses de peuples nombreux et célèbres.

Les Grecs avaient placé le séjour des dieux sur le plus élevé des sommets qui, aux limites septentrionales de leur patrie, leur apparaissait à demi perdu dans les espaces célestes. L’Olympe de Thessalie fut la première des montagnes sacrées. Mais les colons qui transportaient leurs pénates sur des plages lointaines, cherchant des yeux les hauteurs vers lesquelles devait monter la prière, arrêtaient leurs regards sur la cime la plus apparente ; pour eux encore c’était l’Olympe ; et ainsi, dans l’antiquité, on a donné ce nom à près de quatorze montagnes. L’une d’elles, l’Olympe de Galatie, a été témoin de la victoire remportée sur les Gaulois par le consul Manlius. Mais, après l’Olympe de Thessalie, l’Olympe de Bithynie ou de Mysie (on lui donne indifféremment ces deux noms), est resté le plus célèbre de tous. Nous lui avons consacré la journée du 3 octobre.

Ceux qui entreprennent cette ascension couchent le plus souvent à mi-côte, sous un abri improvisé ou sous la tente de l’un des pasteurs nomades qui conduisent en été leurs troupeaux sur les hauts plateaux. On peut cependant, avec de bons chevaux et de l’activité, l’accomplir en un jour ; elle ne présente aucune difficulté sérieuse.

Je n’ai pas lu sans étonnement dans la relation de Sestini qui, ]’un des premiers, en 1779, a donné une description un peu détaillée de cette montagne, le passage suivant : « À notre retour du mont Olympe, les habitants de Brousse se persuadaient difficilement que nous eussions pu aller jusqu’au sommet ; aussi jamais aucun d’eux n’a-t-il eu la curiosité de monter à plus d’un mille. »

Partis de Brousse à six heures et demie du matin, M. de Vernouillet et moi, accompagnés seulement d’un zaptié et d’un surudji, nous avons passé près du kiosque du sultan, au-dessus du grand Champ-des-Morts, et contourné les flancs de la montagne du côté de l’ouest. Sa base est couverte de magnifiques châtaigniers auxquels succèdent des taillis de hêtres. La vue sur la ville et sur la vallée, jusqu’au golfe de Moudania, est admirable.

Après une heure et demie de marche, on se dirige vers l’est, il faut gravir un sentier escarpé que des quartiers de roches obstruent à chaque instant ; à droite s’ouvre un profond précipice ; il descend jusqu’à la base de la montagne ; des hauteurs boisées le ferment en demi-cercle du côté opposé ; sur ce point le micaschiste et le gneiss succèdent au grès et au calcaire qui forment, du côté de Brousse, le soubassement de la montagne.

Bientôt on atteint la région des pins ; nous traversons alors une forêt incendiée, où toutes les nuances du bois carbonisé se mêlent aux teintes brillantes du feuillage. En Turquie, mettre le feu à une forêt c’est un jeu dont le premier passant s’accorde le plaisir ; souvent les populations voisines voient dans cette pratique une manière facile de se procurer du charbon ; pour l’Européen, qui sait comment on doit ménager la fortune publique, ce spectacle de destruction est navrant.

Au milieu des pins apparaissent des masses de granit, véritables bastions que les chevaux de Brousse escaladent avec une adresse incroyable. On entre ensuite dans une plaine longue de plus d’une lieue, semée de blocs de granit-feldspathique en décomposition, et de touffes de genévriers. Puis les roches granitiques s’accumulent en monceaux difficiles à gravir ; des torrents alimentés par la neige fondante bouillonnent tout à l’entour. Enfin, une grande muraille de marbre blanc cristallin, à travers laquelle plusieurs dykes granitiques ont pénétré, se dresse l’extrémité méridionale du plateau et forme la crête de l’Olympe.

Il semble que la masse de matières ignées qui constitue le noyau de cette montagne n’a pas seulement, en s’épanchant, brisé et refoulé les couches superficielles où dominait le calcaire, mais qu’elle en a détaché et poussé devant elle une portion qui a conservé sa position horizontale, et se montre au sommet des jets les plus élevés du granit comme un pavoi soulevé par des bras vigoureux. Les tranches brillantes de ce bloc de marbre donnent à l’arête du mont Olympe un éclat particulier, remarquable surtout du côté du midi.

Il y aurait là matière pour les géologues à des observations intéressantes, mais je ne sache pas que cette contrée ait été, sous ce rapport, l’objet d’études approfondies[17].

La cime de la montagne est accessible du côté du nord-est, par une pente ardue couverte de fragments de marbre concassé.

Arrivés à dix heures et demie au pied de ce dernier escarpement, nous y déjeunons à la hâte ; et, confiant les chevaux à nos guides, nous franchissons à pied, en une demi-heure l’espace qui nous reste à parcourir. Nous jouissons alors d’un vaste panorama sur un pays sauvage : partout un terrain ondulé, montagneux, où les forêts tracent de grandes ombres, ou quelques lacs ressortent comme des points lumineux. Rien qui révèle la présence et l’action de l’homme[18] ; au nord et à l’ouest la mer se confond avec les brumes de l’horizon.

Du côté du midi, je l’ai dit déjà, la montagne est taillée à pic, et l’on se trouve en face d’un précipice qui a plus de mille mètres de profondeur.

Je n’ai rencontré au sommet de l’Olympe aucune des traces de monuments antiques, signalées par le voyageur Lucas ; seulement quelques monceaux de pierres accumulées par les dévots en l’honneur de santons vénérés, et tels qu’on en voit souvent sur les hauteurs qui bordent le Bosphore aux environs de Constantinople. Pas de neiges éternelles non plus, bien que toutes les descriptions de l’Asie Mineure ne manquent pas d’en gratifier l’Olympe. L’éclat du marbre peut de loin faire illusion, mais la vraie neige fond au mois de juillet et laisse tout au plus quelques traces çà et là. L’élévation de l’Olympe au-dessus du niveau de la mer est de deux mille deux cents mètres, et, sous cette latitude, la limite inférieure des neiges éternelles est à trois mille mètres.

La flore de l’Olympe est intéressante, Sestini l’a décrite, je crois, au dernier siècle ; le mauvais temps avait arrêté Tournefort dans sa tentative d’ascension.

Les forêts des plateaux supérieurs sont habitées par quelques ours ; plus bas on rencontre des cerfs ; les sangliers y sont nombreux. Parfois des animaux plus redoutables viennent des solitudes du sud-est, et s’égarent sur les versants de la montagne ; l’an passé on y a tué une panthère.

Il est nuit quand nous rentrons à Brousse, vers six heures et demie. Notre excursion n’a duré que douze heures.


VII


Lac d’Apollonia. — Ouloubad. — le Rhyndacus. — Kirmasli. — Cassaba. — Atys et Adraste. — La prière du soir à Baloukeuï.

Je quitte Brousse le 5 à neuf heures du matin et je m’achemine vers Ouloubad où M. de Vernouillet m’a précédé la veille, voulant s’y livrer au plaisir de la chasse, tandis que je consacrais une journée au dessin et à la photographie.

De Brousse à Ouloubad, il y a dix heures de marche. On suit quelque temps la route de Moudania. Il est bon de dépasser un peu l’intersection des deux chemins, pour voir, sur un affluent du Nilufer, un pont construit au moyen âge et dont l’aspect est assez pittoresque.

À quatre heures de Brousse, nous faisons halte pour déjeuner. Nous sommes en face de la petite ville d’Apollonia, que j’aurais grand plaisir à visiter ; mais elle n’est pas sur notre route, et nous avons à peine le temps d’atteindre Ouloubad aujourd’hui :

« Tchélébi, me dit un des surudjis, jeune Turc à la physionomie un peu farouche mais intelligente, voulez-vous avoir confiance en moi ? nos chevaux sont bons ; tandis que votre drogman et mon camarade continueront leur route avec les bagages, je vous conduirai à Abouliont, et nous gagnerons de là Ouloubad par des chemins que je connais. »

J’accepte, et nous voici galopant à travers des prairies et des marécages. — À trois heures, nous sommes au bord du lac à l’entrée d’Abouliont (Apollonia ad Rhyndacum). Cette bourgade est située sur une petite colline que l’eau entoure de tous côtés ; une passerelle de bois, longue de deux ou trois cents mètres, la relie à la terre ferme ; mais, dans cette saison, on y peut accéder à pied sec. La ville antique s’étendait sur le rivage, où l’on voit quelques débris d’édifices. Aujourd’hui l’île seule est couverte de maisons resserrées entre des murailles dont le pied plonge habituellement dans l’eau. Ces maisons, au nombre de trois cents ou environ, sont en grande partie habitées par des chrétiens qui se livrent à la pêche ; le lac est poissonneux et contient spécialement beaucoup d’esturgeons dont les œufs servent à la fabrication du caviar.

Nous parcourons à cheval des rues étroites et montueuses, puis nous faisons sur la grève le tour des murailles ; une portion, construite en gros blocs superposés sans mortier, semble d’origine hellénique, le reste appartient au Bas-Empire. Je dessine un pan de mur où se trouve incrusté un beau fragment antique ayant appartenu à la frise de quelque temple. Puis, je repars en toute hâte, car le jour est à son déclin.

Apollonia (Abouliount) : Fragment des murailles. — Le lac et le mont Olympe.

Longtemps nous cheminons au bord du lac. Ses rives sont gracieusement découpées, plusieurs îles apparaissent à la surface de l’eau. Au levant se dresse le blanc sommet de l’Olympe, au couchant la cime foncée de l’Ida, derrière lequel le soleil s’est abaissé ; jamais je ne perdrai le souvenir de ce tableau.

La nuit gagne ; mais un beau clair de lune nous permet d’avancer rapidement à travers la plaine déserte. Aux deux tiers de notre course, nous passons près d’un grand édifice ruiné ; il a reçu dans le pays un nom sinistre, Keurseuz-Khan (le Khan des voleurs).

Une forêt brûle sur les collines qui bordent la vallée du côté du nord ; elle nous sert de fanal, et, vers neuf heures, nous sommes au bord du Rhyndacus en face d’Ouloubad. Un pont de bois reliait les deux rives du fleuve il y a peu d’années encore, le courant l’a entraîné ; mais M. de Vernouillet a chargé un batelier de nous attendre ; plus heureux que d’autres voyageurs qui campent là, autour d’un grand feu, nous passons l’eau, et sommes bientôt installés dans la maison d’un papas grec où mon compagnon de voyage a reçu l’hospitalité.

C’est une espèce de ferme, dépendance d’un couvent ; le papas qui l’habite partage ses soins entre la direction des âmes et la culture des champs. Sa cour est encombrée de bestiaux. Il nous établit dans une salle dont les fenêtres ont perdu leurs carreaux ; la nuit est fraîche cependant ; mais, au moyen des coussins du divan, nous calfeutrons tant bien que mal les ouvertures béantes ; nous soupons avec un des faisans que M. de Vernouillet a tués le matin, et nous nous endormons étendus sur le sol, sans songer à regretter les chambres confortables de l’hôtel de l’Olympe.

Le 6, nous consacrons notre journée à la chasse. En hiver les oiseaux aquatiques pullulent au bord du lac d’Apollonia ; ils sont plus rares dans cette saison, mais on peut tirer des faisans. Nous en tuons plusieurs le matin, au milieu de grands roseaux où des troupeaux de bœufs errent en liberté. Une brume épaisse nous environne, et le soin de retrouver notre chemin nous distrait un peu de la chasse.

Après midi, le papas nous propose d’aller au delà du Rhyndacus sur les collines boisées qui se montrent à l’horizon. Lui-même enfourche un de ses chevaux pour nous servir de guide, et nous voici traversant à gué le Rhyndacus au risque de nous noyer, car nos montures résistent avec peine à la rapidité du courant.

La chasse n’est pas heureuse, le gibier est moins abondant sur les collines que dans les marais ; mais nous faisons une charmante promenade. Au retour, je m’arrête à voir travailler quelques laboureurs qui commencent à préparer les semailles ; leur charrue consiste en une forte perche ajustée sur des roues et dont une des extrémités, munie d’une pointe de fer, est dirigée vers le sol pour en déchirer la surface. Au lieu de herse, on emploie un tronc d’arbre garni de ses rameaux.

Avant de rentrer à Ouloubad, nous visitons le Khan ruiné, près duquel j’ai passé la veille ; il se dresse majestueusement dans la solitude dominant les eaux du lac. Il a été construit sur un plan grandiose ; à l’intérieur, deux rangs d’arcades le divisent en trois nefs ; au centre deux grandes cheminées sont disposées en forme de lanternes de façon à ce que les voyageurs puissent se ranger à l’entour. La lumière n’y pénètre que par les voûtes. Il ne me semble guère possible d’admettre que cet édifice ait été une église byzantine ainsi que l’ont pensé plusieurs voyageurs.

7 octobre. — Après avoir encore tué quelques faisans le matin, nous examinons et je dessine les murailles d’Ouloubad. Elles ont été construites par l’empereur Alexis Comnène pour défendre le cours du Rhyndacus et du Macestus. L’origine de Lupadium ne remonte pas plus haut ; c’était une forteresse autour de laquelle, au quatorzième siècle, bien des combats ont eu lieu ; elle tomba en 1330 au pouvoir du sultan Orkan.

Murailles d’Ouloubad (ancienne Lupadium).

Nous prenons à deux heures et demie congé du papas Spiridion, qui s’est montré plein d’attentions pour nous. Nous avons le regret de le laisser en proie à deux grands soucis : l’église du village, une belle église toute neuve, a été renversée de fond en comble par le tremblement de terre de 1856, il nous en a tristement montré les débris ; et son verger est occupé par une bande de Circassiens qui sans façon y ont planté leur tente. Après la soumission de Schamyl, beaucoup de Tcherkesses, voulant échapper au joug de la Russie, ont demandé un asile au sultan. On n’avait garde de les repousser, car c’était faire une bonne acquisition que de s’attacher ces hommes robustes et belliqueux ; d’ailleurs la Turquie offre à tous les exilés une généreuse hospitalité ; on leur assigna donc des cantonnements sur divers points de l’empire ; c’est ainsi qu’Ouloubad a connu ces beaux cavaliers auxquels leurs grands bonnets de fourrure donnent un air farouche. Nous les voyons caracoler, armés de lances, au pied de la citadelle des Comnène ; rien de mieux, pourvu qu’on les installe sur des terres dépendant du domaine public et non dans les jardins des pauvres rayas.

Nous laissons à notre droite la ville de Mouhalitch (Milétopolis) que nous apercevons à l’extrémité de la plaine, et les ruines de Cysique, situées à quelques heures au delà. Cysique a joué un grand rôle dans l’histoire ; elle a possédé de splendides monuments. Les commotions souterraines ont tout détruit et les colonnes de ses temples sont allées parer les mosquées de Constantinople. Cependant, si nous avions disposé de plus de temps, nous aurions voulu saluer les restes de ses murs de granit contre lesquels échouèrent les efforts de Mithridate.

Nous prenons notre direction vers l’est avec l’intention de remonter le cours du Rhyndacus jusqu’à sa source. En chemin, une troupe de paysans qui porte des provisions à la ville, demande à se joindre à nous pour éviter le sort de quelques-uns de leurs camarades pillés la veille en cet endroit. À cinq heures, nous sommes à Kirmasli-Kassaba, petite ville de quatre mille habitants, où nous traversons le Rhyndacus sur un pont de bois chancelant.

Au delà de ce pont s’ouvrent les portes d’un konak hospitalier. Le mudir est absent, mais les dames de son harem nous envoient un excellent dîner. La ville contient un certain nombre de Grecs ; les principaux d’entre eux viennent nous rendre visite et nous conduisent dans quelques maisons où se trouvent des fragments de bas reliefs antiques et des inscriptions dénuées d’intérêt.

Le 8, départ à six heures et demie. Rude journée. Nous voici revenus au pied de l’Olympe, dont le versant méridional se ramifie en une multitude de collines boisées, au milieu desquelles le Rhyndacus décrit mille circuits.

Gravir des pentes abruptes, descendre au fond d’étroites vallées, passer à gué des torrents, voilà l’emploi de notre temps. Nous voudrions aller coucher à Adrenas (Adriani) où se trouvent quelques ruines ; mais, après Kestlek, nos zaptiés s’égarent ; nous errons, le jour durant, à travers ce labyrinthe de monticules qu’ombragent heureusement de magnifiques futaies. Vers quatre heures, nous traversons le hameau de Karakeuï, habité par des bûcherons, nous y prenons un guide ; mais nous avons perdu la direction d’Adriani et nous sommes heureux de trouver, à la nuit tombante, les vingt-cinq maisons du village de Baloukeuï, suspendues aux flancs d’un rocher. Les pauvres gens qui l’habitent n’ont pour chaque famille qu’une étroite cabane en planches qui de loin ressemble à un tas de bois ; aucun d’eux ne peut nous offrir l’hospitalité. Mais une petite mosquée se dresse au centre du village ; un réduit de trois mètres carrés en dépend : quatre murs sans enduit, et un toit abritant le sol nu. Nous y plaçons les lits de camp et nos domestiques s’installent dans la tribune de la mosquée avec laquelle une porte met notre chambre en communication.

Philippe se procure du riz et des œufs. Pendant que nous soupons sur nos cantines, quelques hommes se présentent et nous demandent de venir avec eux passer la soirée à l’affût pour tuer les sangliers qui ravagent leurs champs. Il y a deux mille cinq cents ans, au temps de Crésus, les montagnards de l’Olympe se plaignaient déjà de ces incommodes voisins :

« En ce temps-là, un sanglier monstrueux parut en Mysie ; il descendait de l’Olympe et dévastait les champs… Des messagers furent envoyés à Crésus et lui dirent : « Ô roi, un sanglier énorme s’est montré sur notre territoire et il détruit nos moissons… ; Nous te supplions de nous envoyer ton fils et l’élite de tes jeunes gens avec leurs chiens. »

« Crésus refuse d’abord de laisser partir son fils Atys, car un songe lui a fait pressentir qu’il périrait de mort violente ; mais, vaincu par les prières du jeune prince, il le confie aux soins d’Adraste, fils de Gordius, roi de Phrygie. « Adraste, lui dit-il, je t’ai accueilli dans ma demeure ou je pourvois à toute ta dépense ; maintenant (car tu dois par du dévouement répondre à mes bienfaits), je te demande de veiller sur mon fils qui s’en va à la chasse ; protége-le dans le chemin contre les malfaiteurs qui pourraient l’attaquer. Il est juste, en outre, que tu cherches l’occasion de te signaler en ces travaux où tes pères ont excellé.

« — Je suis prêt, répond Adraste, à faire ce que tu demandes, à veiller sur ton fils comme tu l’ordonnes ; attends-toi donc à le voir revenir sain et sauf, autant que cela peut dépendre de son gardien. »

« Il dit ; après quoi Atys et lui partirent bien équipés, avec les jeunes gens d’élite et les chiens.

« Arrivés sur le mont Olympe ils se mirent en quête de la bête farouche. Ils la trouvèrent, ils l’entourèrent d’un cercle et lancèrent leurs javelines. Or, Adraste ayant dirigé son trait sur le sanglier, le manqua et atteignit le fils de Crésus. Atys, frappé par la pointe de fer, accomplit la prédiction du songe[19]. »

Nous n’acceptâmes point la proposition de nos hôtes, non dans la crainte qu’il se rencontrât un Adraste parmi eux, mais nous avions besoin de repos. Nous les dédommageâmes toutefois en leur fournissant de la poudre, et je dois ici leur demander pardon de les avoir un instant soupçonnés d’en vouloir user contre nous. En effet, vers neuf heures, nous croyions tous les habitants du village plongés dans le sommeil et nous venions nous mêmes de nous endormir, quand la porte de la mosquée s’ouvrit bruyamment, donnant passage à une troupe d’hommes dont quelques-uns portaient des torches. Réveillés en sursaut, nous allions sauter sur nos armes, mais nous vîmes la foule se prosterner, et aussitôt commença une plaintive psalmodie : nous n’avions près de nous, au lieu de brigands, que des villageois en prière.


VIII


Vallée du Rhyndacus, près d’Adriani. — Les Yourouks. — Konak d’Harmandjik. — Tombeaux phrygiens. — Taouchanli. — Arrivée à Aizani.

9 octobre. — Nous partons à sept heures. Renonçant à visiter Adriani que nous avons dépassé et dont les ruines offrent d’ailleurs peu d’intérêt, nous invitons notre guide à se diriger vers Harmandjick, où nous comptons coucher.

Après avoir chevauché comme la veille à travers un pays montueux et ombragé, nous sortons des bois vers midi. Une large vallée s’ouvre devant nous ; à nos pieds coule le Rhyndacus au milieu de champs cultivés ; à gauche l’escarpement méridional de l’Olympe nous apparaît comme une gigantesque muraille de marbre blanc. Tout en contemplant ce tableau, nous entrons dans un bourg de cent maisons nommé Oranna, et nous mettons pied à terre auprès d’une fontaine. La population nous entoure bientôt : des paysans de bonne mine, bien vêtus, et qui s’empressent de nous apporter des œufs et du raisin.

De l’autre côté de la vallée, nous trouvons des collines couvertes de blocs granitiques comme le plateau supérieur de l’Olympe. Parmi ces rochers poussent des chênes à feuilles longues et profondément laciniées (Quercus Ægylops), variété propre à l’Orient, et dont le fruit, de très grosse dimension, est contenu dans un calice peluché semblable à un paquet de laine. Ces glands servent à la préparation du cuir ; on les connaît dans le commerce sous le nom de vallonée ou gallon du Levant. Le chêne à vallonée couvre de grandes étendues en Asie Mineure, où il est considéré comme l’une des richesses du pays.

Nous entrons de nouveau dans les montagnes et les forêts, et nous traversons un campement de yourouks[20].

Depuis six siècles que les Turcs ont quitté les steppes de la Tartarie, quelques-unes de leurs tribus, les plus nobles dit-on[21], n’ont pas encore voulu renoncer à la vie errante, et c’est un fait curieux que la coexistence au sein de mêmes contrées, d’une population sédentaire et d’une population nomade.

Les Turcomans habitent particulièrement la partie méridionale de l’Anatolie aux environs du Taurus ; ils ont des villages, cultivent la terre et conduisent leurs troupeaux dans les montagnes pendant la saison d’été seulement. Quant aux yourouks, ils n’ont point d’autres abris que leurs tentes de poil de chèvre, et ne se fixent pas longtemps dans le même lieu ; ils sont répandus entre le Tmolus et la mer Noire ; le mont Olympe est comme leur quartier général et le centre autour duquel ils gravitent.

En été, ils se tiennent sur les hauteurs, et, tandis que leurs chameaux, leurs bœufs, leurs moutons et leurs chèvres errent à travers les pâturages et les bois, ils s’occupent à exploiter les pins, qu’ils descendent comme ils peuvent jusqu’au fond des vallées ; ils les coupent à un mètre du sol, pour recueillir la résine qui monte à la surface de la souche, et brûlent le plus souvent les arbres qu’ils n’ont pu abattre, afin d’étendre les limites des surfaces gazonnées qui fournissent la nourriture de leurs troupeaux. Quand vient l’hiver, ils descendent dans les vallées et s’y livrent à quelques industries, spécialement à la fabrication des tapis communs (kilims).

Ils sont divisés en assirets, composés de cent, deux cents et quelquefois de mille familles. À la tête de chacun des assirets, dont le nombre est, dit-on, de trente-six, se trouve un bey, chef tout-puissant qui gouverne la tribu et la représente dans ses relations avec la Porte. Cet état de choses présente un dernier vestige de l’ancienne organisation féodale qu’a détruite le sultan Mahmoud. On s’efforce, à Constantinople, de régulariser peu à peu la situation des yourouks et de les assimiler le plus possible aux autres sujets du sultan ; c’est ainsi qu’on est parvenu, non sans peine, à leur appliquer la loi du recrutement. Chaque assiret est taxé à une redevance annuelle qui représente à la fois l’impôt et l’indemnité due au trésor pour les droits d’usage dont le domaine public est grevé à leur profit.

Les mœurs des yourouks sont patriarcales, et les étrangers, pas plus que les habitants du pays, n’ont généralement rien à craindre de leur part ; mais, lorsqu’ils ont à se reprocher quelque méfait, ils ne souffrent pas volontiers qu’un autre que leur bey en fasse justice.

Un négociant grec m’a raconté qu’il fut, il y a peu d’années, surpris par des malfaiteurs qui l’environnèrent à l’improviste et lui enlevèrent une forte somme d’argent. Quelques jours après, il reconnaît, au marché ses agresseurs : ce sont des yourouks, il les désigne au mudir qui, ne se souciant pas de les faire arrêter sur la place publique, les attire adroitement chez lui et les retient prisonniers. Grand tumulte dans la tribu. La nuit venue, le bey s’introduit dans la maison du négociant, lui demande quelle somme il a perdue et promet de la lui restituer dès le lendemain, le menaçant en même temps d’une éclatante vengeance, s’il n’obtient pas la liberté des inculpés. Le négociant ne ménagea pas ses démarches et le mudir se fit peu prier pour relâcher d’incommodes prisonniers ; l’affaire fut ainsi réglée en famille.

En traversant un torrent, l’un des chevaux de charge trébuche, nos cantines se détachent et les voici dans l’eau : embarras, temps perdu ; la nuit vient et nous surprend dans la forêt où nos guides ont peine à se diriger ; la lune se lève heureusement, et nous permet de reconnaître que nous touchons à la lisière des bois. La vallée du Rhyndacus s’ouvre devant nous, toute illuminée des feux allumés par les yourouks ; à sept heures et demie, nous entrons dans le konak d’Harmandjik.

C’est le plus remarquable des édifices de ce genre que nous ayons rencontrés, et le vrai type d’une maison turque soignée. Sans parler de l’élégance des dispositions extérieures, il contient intérieurement plusieurs grandes salles avec des boiseries sculptées, et d’épais tapis. Le mudir est un fonctionnaire de la nouvelle école, comme il est facile de le voir à son costume et à ses manières.

Harmandjyk : Le konak du mudir.

Après un souper rapidement improvisé, il se retire discrètement et nous laisse jouir des bienfaits du sommeil.

Le 10 octobre, nous voyageons encore une partie du jour à travers les montagnes et les bois ; nous franchissons plusieurs torrents, affluents du Rhyndacus. Les galets amoncelés au fond de ces ravins, les rochers qui les encadrent présentent des spécimens intéressants des éléments si variés qu’ont rapprochés, mélangés, les bouleversements contemporains de la formation du mont Olympe : le gneiss, la serpentine, le marbre, le quartz siliceux, voisin de l’agate, s’y montrent tour à tour.

À midi, nous descendons de nouveau vers le Rhyndacus ; la pente qui relie le plateau supérieur à la vallée est hérissée de rochers aux formes bizarres, provenant d’un épanchement volcanique. Un beau bloc de ce tuf a reçu à son sommet la forme d’un fronton, et, sur les parois, on a creusé un enfoncement dont les contours sont arrêtés par deux pilastres supportant un linteau. Entre ces ornements et le fronton, se trouve une ouverture par laquelle on descendait les corps dans une chambre intérieure. Ce monument, en effet, est un ancien tombeau, datant de l’époque phrygienne et tel qu’on en trouve dans plusieurs vallées de l’Asie Mineure, spécialement dans les environs d’Ouschak et de Kara-Hissar.

Tombeau phrygien taillé dans le roc, entre Hermandjik et Taouchanli.

> Nous arrivons sur les bords du Rhyndacus, près du bourg de Mahimoul. Une heure après, à cinq heures, nous sommes à Taouchanly.

Cette petite ville contient six cents maisons ; une vingtaine occupées par des Arméniens ne se distinguent en rien de celles des Turcs ; les femmes s’y tiennent derrière des fenêtres étroitement grillées, et n’en sortent que la tête voilée. Dans les villes ou les chrétiens sont peu nombreux, la prudence leur commande de s’effacer le plus possible.

Le mudir de Taouchanly s’excuse, pour ne pas nous recevoir, sur l’exiguïté et le délabrement de son konak ; il nous conduit chez un banquier arménien, vieillard octogénaire, à la figure vénérable, qu’une nombreuse famille entoure des témoignages d’un profond respect ; nous sommes l’objet des plus touchantes prévenances dans cette maison patriarcale.

Partout, en Anatolie, chez les musulmans comme chez les chrétiens, le respect des enfants pour leurs parents nous a paru remarquable ; ils se tiennent debout en leur présence, attendant pour s’asseoir qu’ils y soient invités.

Les Turcs, d’ailleurs, aiment la vie de famille où ils apportent des mœurs beaucoup plus contenues qu’on ne le pense généralement. La polygamie, tolérée par le Coran, ne se produit qu’à titre d’exception, et toutes les femmes qui peuplent les harems ne sont pas des esclaves livrées au caprice du maître, mais les servantes et les compagnes de l’épouse qui exerce à leur égard une surveillance jalouse.

Nous partons le 11 à dix heures du matin. Nous avons conservé les mêmes chevaux depuis Brousse ; ils sont fatigués, et les surudgis ne se décident qu’à grand’peine à nous les louer pour deux journées encore.

Renonçant à visiter Kioutaya, chef-lieu du sandjak de Kermian, mais ou rien d’intéressant ne semble devoir s’offrir à nous, nous prenons, en quittant Taouchanly, la direction des ruines d’Aizani.

La vallée de Taouchanly[22] est fertile et paraît mieux cultivée qu’aucune de celles que nous avons traversées jusqu’ici. Après deux heures de marche, nous passons le Rhyndacus sur un pont de bois et côtoyons une suite de collines formées de monceaux de cendres grises et blanches auxquelles succèdent des épanchements volcaniques taillés à pic en forme de hautes falaises dont une rivière baigne le pied.

Là est le village d’Ak-Scheer, nous y déjeunons auprès d’une fontaine.

À Doudesch, petit village où nous faisons halte pour chercher un guide, la population nous entoure avec méfiance, et les zaptiés parviennent difficilement à déterminer l’un des habitants à nous accompagner. Enfin, un homme se laisse séduire par nos promesses, grand gaillard dont les traits accentués rappellent le type kabyle. Il s’arme d’un long fusil et part devant nous d’un pas allègre, dont la rapidité met en défaut l’allure de nos chevaux de charge ; nous avons eu déjà les jours précédents l’occasion de remarquer combien ces montagnards sont bons marcheurs.

Nous traversons des collines calcaires sur le penchant desquelles des paysans s’occupent à exploiter les bois. Leurs chariots, composés parfois d’un simple tronc d’arbre creusé, sont portés sur deux roues massives, sortes de plateaux cylindriques détachés de quelque gros chêne qu’on a scié par tranches près de sa base. Ces roues, mal ajustées autour d’un essieu de bois, produisent, en tournant, un bruit étrange semblable aux gémissements de quelque créature en détresse, et que l’on entend de fort loin.

À Gueuk-Keuï, hameau situé dans un vallon sauvage, nous voyons un bas-relief antique représentant un lion et servant de façade à une fontaine ; quelques autres marbres du même genre gisent dans les champs. Ils proviennent, sans doute, du théâtre d’Aizani où l’on en trouve de semblables.

Aizani (Tchavdir-Hissar) : Pont et quai du Rhyndacus. Temple de Jupiter.

Nous montons, nous descendons, Aizani ne paraît pas. Le soleil se couche dans un ciel de feu, et bientôt les étoiles seules nous éclairent ; mais leur scintillement est si vif, à travers l’atmosphère limpide, qu’en nous serrant à la file derrière notre guide, nous cheminons assez sûrement. Nous avons heureusement dépassé la région des forêts, nous côtoyons la vallée du Rhyndacus sur un terrain de couleur blanchâtre qui reflète les faibles clartés de la nuit. À huit heures, la lune se montre à l’horizon, et ses premiers rayons font apparaître, à peu de distance devant nous, la colonnade du temple de Jupiter et le pont de marbre du Rhyndacus. Nous traversons les ruines d’Aizani pour pénétrer dans le petit village de Tchavdir-Hissar. Ce n’est pas sans peine que les zaptiés découvrent le Mouktar, car, à la nuit tombante, en Turquie, chacun est enfermé chez soi. Vers neuf heures cependant, nous sommes introduits dans un konak pauvre, mais qui ne manque pas d’originalité ; nous y prenons une fort modeste collation et nous nous y accommodons pour la nuit.

Tchavdir-Hissar (Aizani) : Le konak.


A. de Moustier.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. page 225 et la note.
  2. Secrétaire.
  3. Celui qui porte, entretient, présente les tchibouks (pipes), emploi important dans une maison turque. Le tchiboukdji d’un homme puissant, quand il sait, par ses soins et son adresse, se rendre agréable à son maître, est assuré de faire son chemin.
  4. Charrette couverte, ornée de draperies et traînée par des bœufs ; sauf quelques rares exceptions dans les grandes villes, c’est le seul genre de carrosse usité en Turquie.
  5. On vient de terminer la construction d’une route carrossable entre Brousse et Guemlek ; celle de Moudania est presque achevée ; il faut savoir gré au gouvernement de cet effort tenté dans la voie du progrès.
  6. De là le nom que les Turcs donnent aujourd’hui encore à l’olympe (Kechich-Dagh, mont des Moines).
  7. Dans l’énoncé des possessions du padischah, Brousse n’occupe aujourd’hui que le troisième rang, après Constantinople et Andrinople.
  8. Mesjid (oratoire), turbé (chapelle sépulcrale), tékié (couvent).
  9. Hissar (ville forte, château).
  10. Le Daoud-Monastir vient d’être reconstruit et les tombeaux restaurés.
  11. Les eaux thermales de Brousse sont sulfureuses et alcalines ; la température de la source la plus chaude est de 90 degrés centigrades.
  12. Tchélébi, proprement petit seigneur, titre que les gens du peuple donnent en Turquie aux étrangers de distinction.
  13. Dans cette usine, le sirop de sorgho n’est point amené à l’état cristallin ; il est simplement converti en mélasse, et, sous cette forme, il remplace économiquement le sucre de raisin et le miel, qu’on employait habituellement dans le pays.
  14. Environ trois francs soixante-quinze centimes.
  15. Si l’on veut se faire une idée ce qu’est l’Anatolie et de ce qu’elle pourrait être avec un meilleur régime économique, on notera que son étendue est à peu près égale à celle de la France, environ vingt-sept mille lieues carrées, et que l’on n’y compte pas plus de huit à dix millions d’habitants.
  16. On comprendra que l’argent ait une grande valeur dans un pays où il se prête communément à quinze et vingt pour cent l’intérêt annuel. Les paysans qui empruntent à ce taux aux petits banquiers établis dans les villes de l’intérieur, font honneur à leurs engagements avec exactitude.
  17. Le meilleur aperçu sur la formation géologique de l’Olympe a été publié par M. de Verneuil, en 1837, à la suite d’une rapide excursion. (Bulletin de la Société géologique de France, tome VIII ; voy. aussi le grand ouvrage sur l’Histoire naturelle de l’Asie Mineure, par M. de Tchihatchef, en voie de publication.)
  18. Non pas que les vallées qui entourent l’olympe soient incultes, mais les parties cultivées s’effacent derrière les forêts, et dans cette saison, d’ailleurs, rien ne les distingue des pâturages qui couvrent une partie du pays.
  19. Hérodote, Histoires, l. I, de xxxvi à xlv.
  20. Ce mot signifie nomades.
  21. La famille turque se rattache à deux souches principales, la tribu du Mouton noir et la tribu du Mouton blanc. Les Ottomans tirent leur origine de celle-ci, les Seljoucides descendaient de la première, à laquelle les nomades prétendent se rattacher aussi.
  22. Mot qui signifie plaine du lièvre  ; ces animaux y sont communs en effet.