Voyage de Bougainville autour du monde/II/VII

CHAPITRE VII.

Difficultés de la navigation dans les Moluques. — Vue du détroit de Button. — Aspect du pays. — Premier mouillage. — Trafic avec les habitants. — Second, troisième et quatrième mouillages. — Avis nautiques. — Cinquième et sixième mouillages. — Grande visite des insulaires. — Situation des Hollandais à Button. — Avis nautiques. — Passage du détroit de Saleyer. — Description de cette partie de la côte de Célèbes. — Difficulté de la navigation dans cette partie. — Suite de la direction de la route. — Vue de l’île de Java. — Rencontre de navires hollandais. — Route le long de Java. — Erreur dans l’estime de notre route. — Route jusqu’à Batavia. — Mouillage à Batavia.


Quoique je fusse convaincu que les Hollandais représentent la navigation dans les Moluques comme beaucoup plus dangereuse encore qu’elle ne l’est effectivement, je n’ignorais cependant pas qu’elle fût semée d’écueils et de difficultés. La plus grande était pour nous de n’avoir aucune carte fidèle de ces parages, les cartes françaises de cette partie de l’Inde étant plus propres à faire perdre les navires qu’à les guider. Je n’avais pu tirer des Hollandais de Boëro que des connaissances vagues et des lumières fort imparfaites. Lorsque nous y arrivâmes, le Draak devait en partir sous peu de jours, pour conduire un ingénieur à Macassar, et j’avais bien compté le suivre jusque-là ; mais le Résident donna ordre au commandant de ce sénau de rester à Cajeli jusqu’à ce que nous fussions sortis. Ainsi nous appareillâmes seuls, et je dirigeai ma route pour passer au nord de Boëro et aller chercher le détroit de Button, que les Hollandais nomment Button’s strat.

Nous rangeâmes la côte de Boëro environ à une lieue et demie de distance, et les courants ne nous firent éprouver aucune différence sensible jusqu’à midi. Nous avions aperçu le 8 au matin les îles de Kelang et de Manipa. Depuis la terre basse que l’on prit à la sortie du golfe de Cajeli, la côte est fort élevée et court sur l’ouest-nord-ouest et ouest-quart-nord-ouest. Le 9, nous eûmes connaissance dans la matinée de l’île de Xullabessie. Elle est peu considérable, et les Hollandais y ont un comptoir dans une redoute nommée Claverblad ou le Trèfle. La garnison est d’un sergent et vingt-cinq hommes aux ordres du sieur Arnoldus Holtman, qui n’est que teneur de livres. Cette île dépendait autrefois du gouvernement d’Amboine ; elle relève aujourd’hui de celui de Ternate. Tant que nous courûmes le long de Boëro, nous eûmes peu de vent, et les brises réglées à peu près comme dans la baie ; les courants dans ces deux jours nous portèrent dans l’ouest près de huit lieues. Nous évaluâmes avec assez de précision cette différence par les fréquents relèvements que nous faisions. La dernière journée, ils nous portèrent aussi un peu dans le sud, ce que vérifia la hauteur méridienne observée le 10.

Nous avions vu les dernières terres de Boëro le 9 au coucher du soleil. Nous trouvâmes au large des vents assez frais du sud au sud-sud-est, et nous passâmes dans des ras de marées sensibles. Je fis gouverner au sud-ouest quand les vents le permirent, afin d’atterrir entre Wawoni et Button, voulant passer par le détroit de ce nom. On prétend que, dans cette saison, il est dangereux de passer dans l’est de Button, que l’on y court risque d’être affalés sur la côte par les courants et le vent, et qu’alors il faut, pour s’en relever, attendre que la mousson du ouest soit bien établie. Voilà ce que m’a dit un marin hollandais, et je n’en suis pas garant. Ce que je puis attester avec connaissance de cause, c’est que le passage du détroit est infiniment préférable à l’autre route, soit au nord, soit au sud de l’écueil nommé Toukanbessie, cette dernière route étant semée de dangers tant visibles que cachés, redoutables même aux pratiques.

Le 10 au matin, le nommé Julien Launai, tailleur, mourut à bord du scorbut. Il commençait à entrer en convalescence, deux débauches d’eau-de-vie l’ont tué.

Le 11 à huit heures du matin, on vit la terre depuis l’ouest-quart-sud-ouest jusqu’au sud-ouest-quart-sud cinq degrés ouest. À neuf heures, nous reconnûmes que c’était l’île de Wawoni, île haute, surtout dans son milieu ; à onze heures, on découvrit la partie septentrionale de Button. À midi, nous observâmes quatre degrés six minutes de latitude australe. La pointe septentrionale de Wawoni nous restait alors à ouest cinq degrés nord, sa pointe méridionale au sud-ouest-quart-ouest quatre degrés ouest, huit à neuf lieues, et la pointe du nord-est de Button au sud-ouest-quart-ouest quatre degrés sud, environ à neuf lieues. L’après-midi, nous courûmes jusqu’à deux lieues de Wawoni ; ensuite nous revirâmes au large et nous louvoyâmes toute la nuit pour nous mettre au vent de l’entrée du détroit de Button, et être à même d’y donner à la pointe du jour. En effet, elle nous restait le 12, à six heures du matin, entre le nord-ouest-quart-ouest et l’ouest-nord-ouest, et je fis porter sur la pointe septentrionale de Button. En même temps je fis mettre les canots dehors, et je les gardai à la remorque. À neuf heures, nous embouquâmes le détroit avec une jolie brise, qui dura jusqu’à dix heures et demie et reprit un peu avant midi.

Il convient, en entrant dans ce détroit, de ranger la terre de Button, dont la pointe septentrionale est d’une moyenne hauteur et hachée en plusieurs mondrains. Le cap, qui fait l’entrée de bâbord, est taillé en falaise. Il a en avant de lui quelques pierres blanches assez élevées au-dessus de l’eau, et dans l’est, une jolie baie dans laquelle nous vîmes une petite embarcation à la voile. La pointe correspondante de Wawoni est basse, assez unie, et elle se prolonge dans l’ouest. La terre de Célèbes se présente alors devant nous ; on voit un passage ouvert dans le nord entre cette grande île et Wawoni, passage faux ; celui du sud, qui est le vrai, paraît presque fermé ; on y aperçoit dans l’éloignement une terre basse hachée en espèces d’îlots. À mesure qu’on entre, on découvre sur la côte de Button de gros caps ronds et de jolies anses. Au large d’un de ces caps sont deux roches, qu’il est impossible de ne pas prendre de loin pour deux navires à la voile, l’un assez grand, l’autre plus petit. Environ à une lieue dans l’est d’elles, et à un quart de lieue de la côte, la sonde nous donna quarante-cinq brasses fond de sable et de vase. Le détroit depuis l’entrée gît successivement du sud-ouest au sud.

À midi, nous observâmes quatre degrés vingt-neuf minutes de latitude australe ; nous avions alors un peu dépassé les deux roches. Elles sont au large d’un îlot, derrière lequel il paraît un joli enfoncement. Nous y vîmes une embarcation faite en forme de coffre carré, avec une pirogue à la remorque. Elle cheminait à la voile et à la rame en côtoyant la terre. Un matelot français repris à Boëro, qui depuis quatre ans naviguait avec les Hollandais dans les Moluques, nous dit que c’était un bateau d’Indiens forbans qui cherchent à faire des prisonniers pour les vendre. Notre rencontre parut les gêner. Ils amenèrent leur voile et se halèrent à la perche tout à fait terre à terre, derrière l’îlot.

Nous continuâmes notre route dans le détroit, les vents rondissant comme le canal, et nous ayant permis de venir par degrés du sud-ouest au sud. Nous crûmes vers deux heures après-midi que la marée commençait à nous être contraire ; la mer alors baignait le pied des arbres sur la côte, ce qui prouverait que le flot y vient du nord, au moins dans cette saison. À deux heures et demie, nous passâmes devant un superbe port qui est à la côte de Célèbes. Cette terre offre un coup d’œil charmant par la variété des terrains bas, des coteaux et des montagnes. La verdure y embellit le paysage, et tout annonce une contrée riche. Bientôt après l’île de Pangasini et les îlots qui en sont au nord se détachèrent, et nous distinguâmes les divers canaux qu’ils présentent. Les hautes montagnes de Célèbes paraissaient au-dessus et dans le nord de ces terres. C’est par cette longue île de Pangasini et par celle de Button qu’est ensuite formé le détroit. À cinq heures et demie, nous étions enclavés de manière qu’on n’apercevait ni entrée ni sortie, et la sonde nous donna vingt-sept brasses d’eau et un excellent fond de vase.

La brise, qui vint alors de l’est-sud-est, nous força de tenir le plus près pour ne pas nous écarter de la côte de Button. À six heures et demie, les vents refusant de plus en plus et la marée contraire étant assez forte, nous mouillâmes une ancre à jet à peu près à mi-canal, par la même sonde que nous avions déjà eue, vingt-sept brasses vase molle, ce qui dénote un fond égal dans toute cette partie. La largeur du détroit, depuis l’entrée jusqu’à ce premier mouillage, varie de sept, huit, neuf, jusqu’à dix milles. La nuit fut très belle. Nous pensâmes qu’il y avait des habitations sur cette partie de Button, parce que nous y vîmes plusieurs feux. Pangasini nous parut beaucoup plus peuplé, à en juger par la grande quantité de feux qui brillaient de toutes parts. Cette île dans cette partie est basse, unie, couverte de beaux arbres, et je ne serais pas surpris qu’elle contînt des épiceries.

Le 13 au matin, il vint autour des navires un grand nombre de pirogues à balancier. Les Indiens nous apportèrent des poules, des œufs, des bananes, des perruches et des cacatois. Ils demandaient de l’argent de Hollande, surtout des pièces argentées qui valent deux sous et demi. Ils prenaient aussi volontiers des couteaux à manches rouges. Ces insulaires venaient d’une peuplade considérable située sur les hauteurs de Button vis-à-vis notre mouillage, laquelle occupe cinq ou six croupes de montagnes. Le terrain y est partout défriché, séparé par des fossés et bien planté. Les habitations y sont, les unes ramassées en villages, les autres au milieu d’un champ entouré de haies. Ils cultivent le riz, le maïs, des patates, des ignames et d’autres racines. Nulle part nous n’avons mangé de bananes d’un goût aussi délicat. Ils ont aussi en abondance des cocos, des citrons, des pommes de mangles et des ananas. Tout ce peuple est fort basané, petit et laid. Leur langue, de même que celle des habitants des Moluques, est le malais, et leur religion celle de Mahomet. Ils paraissaient fins négociants, mais ils sont doux et de bonne foi. Ils nous proposèrent d’acheter des pièces de coton coloriées et fort grossières. Je leur montrai de la muscade et du clou, et je leur en demandai. Ils me répondirent qu’ils en avaient de secs dans leurs maisons et que, lorsqu’ils en voulaient, ils allaient en chercher à Céram ou aux environs de Banda, où ce n’est assurément pas les Hollandais qui les en fournissent. Ils me dirent qu’un grand navire de la Compagnie avait passé dans le détroit, il y avait environ dix jours.

Depuis le lever du soleil, le vent était faible et contraire, variant du sud au sud-ouest : j’appareillai à dix heures et demie au prime flot, et nous louvoyâmes bord sur bord sans faire beaucoup de chemin. À quatre heures après-midi, nous donnâmes dans un passage qui n’a pas plus de quatre milles de large. Il est formé, du côté de Button, par une pointe basse qui est fort saillante, et laisse à son nord un grand enfoncement dans lequel il y a trois îles ; du côté de Pangasini, par sept ou huit petits îlots couverts de bois, qui en sont au plus à un demi-quart de lieue. Dans un de nos bords, nous rangeâmes presque à portée de pistolet ces îlots, tout près desquels nous filâmes quinze brasses sans trouver de fond. La sonde nous avait donné dans le canal trente-cinq, trente, vingt-sept brasses fond de vase. Nous avions passé en dehors, c’est-à-dire dans l’ouest des trois îles dépendantes de la côte de Button. Elles sont assez considérables et peuplées.

La côte de Pangasini est ici élevée en amphithéâtre avec une terre basse au pied, que je crois être souvent noyée. Je le conclus de ce que les insulaires ont leurs habitations sur la croupe des montagnes. Peut-être aussi, comme ils sont presque toujours en guerre avec leurs voisins, veulent-ils laisser une lisière de bois entre leurs foyers et les ennemis qui tenteraient des descentes. Il paraît même qu’ils se font redouter des habitants de Button, qui les traitent de forbans, auxquels on ne peut se fier. Aussi les uns et les autres portent-ils toujours le cric à leur ceinture. À huit heures du soir, le vent ayant manqué tout à fait, nous laissâmes tomber notre ancre à jet par trente-six brasses, fond de vase molle ; l’Étoile mouilla dans le nord et plus à terre. Nous venions ainsi de passer le premier goulet étroit.

Le 14, nous appareillâmes à huit heures du matin sous toutes voiles, la brise étant faible, et nous louvoyâmes jusqu’à midi, lorsqu’ayant vu un banc dans le sud-sud-ouest, je fis mouiller par vingt brasses, sable et vase, et j’envoyai un canot sonder autour du banc. Il vint dans la matinée plusieurs pirogues le long du bord, une entre autres qui portait à poupe pavillon hollandais déferlé. À son approche, toutes les autres se retirèrent pour lui faire place. C’était la voilure d’un orencaie ou chef. La Compagnie leur accorde son pavillon et le droit de le porter. À une heure après-midi, nous remîmes à la voile pour tâcher de gagner quelques lieues ; il n’y eut pas moyen, le vent étant trop faible et trop court ; nous perdîmes environ une demi-lieue, et à trois heures et demie nous remouillâmes par treize brasses fond de sable, vase, coquillage et corail.

Cependant M. le Corre, que j’avais envoyé dans le canot pour sonder entre le banc et la terre, revint et me fit le rapport suivant. Près du banc, il y a huit et neuf brasses d’eau ; à mesure qu’on se rapproche de la côte de Button, terre haute et escarpée par le travers d’une superbe baie, l’eau va toujours en augmentant, jusqu’à ce qu’on ne trouve plus de fond en filant quatre-vingts brasses de ligne, à peu près à mi-canal entre le banc et la terre. Par conséquent, si le calme prenait dans cette partie, il n’y a de mouillage que près du banc. Le fond au reste, dans ses environs, est d’une bonne qualité. Plusieurs autres bancs s’étendent entre celui-ci et la côte de Pangasini. On ne saurait donc trop recommander de hanter dans tout ce détroit la terre de Button. C’est le long de cette côte que sont les bons mouillages ; elle ne cache aucun danger, et d’ailleurs les vents en viennent le plus fréquemment. De là, presque jusqu’au débouquement, elle paraîtrait n’être qu’une chaîne d’îles successives ; mais c’est qu’elle est coupée de plusieurs baies, qui doivent former de superbes ports.

La nuit fut très belle et sans vent. Le 15 à cinq heures du matin, nous appareillâmes avec une faible brise de l’est-sud-est, et je fis gouverner pour rallier tout à fait la côte de Button. À sept heures et demie, nous avions doublé le banc et la brise nous manqua. Je mis chaloupe et canot dehors, et je signalai à l’Étoile d’en faire autant. La marée était favorable, et nos bateaux nous remorquèrent jusqu’à trois heures du soir. Nous passâmes devant deux magnifiques baies, où je pense bien que l’on trouverait à mouiller, mais le long et fort près des hautes terres il n’y a pas de fond. À trois heures et demie, le vent souffla de l’est-sud-est bon frais, et nous fîmes route pour aller chercher un mouillage à portée de la passe étroite par laquelle on débouque de ce détroit. Nous n’en découvrions encore aucune apparence. Au contraire, plus nous avancions, moins nous apercevions d’issue. Les terres des deux bords, qui se croisent en cet endroit, paraissent une côte continue et ne laissent pas même soupçonner aucune ouverture.

À quatre heures et demie, nous étions par le travers et dans l’ouest d’une baie fort ouverte, et l’on vit un bateau du pays qui paraissait s’y enfoncer vers le sud. J’envoyai mon canot à sa suite, avec ordre de me l’amener, dans l’intention de me procurer par ce moyen un pilote. Pendant ce temps nos autres bateaux furent employés à sonder. Un peu au large et presque par le travers de la pointe septentrionale de la baie, on trouva vingt-cinq brasses d’eau fond de sable et corail ; ensuite nous perdîmes le fond. Je fis mettre à l’autre bord, puis en travers sous les huniers, pour donner aux bateaux le temps de sonder. Après avoir dépassé l’ouverture de la baie, on retrouve fond le long de la terre qui tient à sa pointe méridionale. Nos canots signalèrent quarante-cinq, quarante, trente-cinq, vingt-neuf et vingt-huit brasses fond de vase, et nous manœuvrâmes pour gagner ce mouillage, aidés par les chaloupes. À cinq heures et demie, nous y laissâmes tomber une de nos ancres de bossoir par trente-cinq brasses d’eau fond de vase molle. L’Étoile mouilla dans le sud de nous.

Comme nous venions de mouiller, mon canot revint avec le bateau malais. On n’avait pas eu de peine à le déterminer à suivre, et nous y prîmes un Indien qui demanda quatre ducatons (environ quinze francs) pour nous conduire ; ce fut un marché bientôt conclu. Le pilote coucha à bord, et sa pirogue sut l’attendre de l’autre côté de la passe. Il nous dit qu’elle allait s’y rendre par le fond d’une baie voisine de celle près de laquelle nous étions, où il n’y avait qu’un portage fort court pour la pirogue. Au reste, nous eussions pu facilement nous passer du secours de ce pilote ; quelques instants avant que nous mouillassions, le soleil, donnant sur l’entrée du goulet dans un jour plus favorable, nous fit découvrir dans le sud-sud-ouest quatre degrés ouest la pointe de bâbord du débouquement ; mais il faut la deviner ; elle chevauche un rocher à double étage qui fait la pointe de stribord. Quelques-uns de nos messieurs profitèrent du reste du jour pour aller se promener. Ils ne trouvèrent point d’habitations à portée de notre mouillage. Ils fouillèrent aussi le bois dont cette partie est entièrement couverte, sans y trouver aucune production intéressante. Ils rencontrèrent seulement près du rivage un petit sac qui contenait quelques noix muscades sèches.

Le lendemain, je fis virer à deux heures et demie du matin ; il était quatre heures avant que nous fussions sous voiles. À peine ventait-il ; toutefois, remorqués par nos bateaux, nous gagnâmes l’embouchure du passage. La mer était alors toute basse sur les deux rives ; et, comme nous avions éprouvé jusqu’en cet endroit que le flot vient du nord, nous attendions à chaque instant le courant favorable, mais nous étions loin de compte. Le flot y vient du sud, du moins dans cette saison, et j’ignore où sont les limites des deux puissances. Le vent s’était considérablement renforcé et soufflait à poupe. Ce fut en vain qu’avec son secours nous luttâmes une heure et demie contre le courant ; l’Étoile, qu’il fit rétrograder la première, mouilla presque à l’embouchure de la passe à la côte de Button, dans une espèce de coude où la marée fait un retour et n’est pas aussi sensible. À l’aide du vent, je bataillai encore près d’une heure sans désavantage ; mais, le vent ayant abandonné la partie, j’eus bientôt perdu un grand mille, et je mouillai, à une heure après-midi, par trente brasses fond de sable et de corail. Je restai tout appareillé et gouvernant pour soulager mon ancre, qui n’était qu’une ancre à jet très faible.

Toute la journée les pirogues environnèrent les navires. Elles allaient et venaient comme à une foire, chargées de rafraîchissements, de curiosités et de pièces de coton. Le commerce se faisait sans nuire à la manœuvre. À quatre heures après-midi, le vent ayant rafraîchi et la mer étant presque étale, nous levâmes l’ancre, et avec tous nos bateaux devant la frégate nous donnâmes dans la passe, suivis de l’Étoile remorquée de même par les siens. À cinq heures et demie, le plus étroit était heureusement passé, et à six heures et demie nous mouillâmes en dehors dans la baie nommée baie de Button, sous le poste hollandais.

Reprenons la description de la passe. Quand on vient du nord, elle ne commence à s’ouvrir que lorsqu’on en est environ à un mille. Le premier objet qui frappe du côté de Button, est une roche détachée et minée par dessous, laquelle présente exactement l’image d’une galère tentée, dont la moitié de l’éperon serait emportée ; les arbustes qui la couvrent produisent l’effet de la tente ; de basse mer, la galère tient à la baie : lorsque la mer est haute, c’est un îlot. La terre de Button, médiocrement élevée dans cette partie, y est couverte de maisons et le rivage enclos de pêcheries. L’autre côté de la passe est coupé à pic. Sa pointe est reconnaissable par deux entailles qui forment deux étages dans le rocher. Lorsqu’on a dépassé la galère, les terres des deux bords sont entièrement escarpées, pendantes même en quelques endroits sur le canal. On croirait que le dieu de la mer, d’un coup de son trident, y ouvrit un passage à ses eaux amoncelées. Les côtes cependant offrent un aspect riant. Celle de Button est cultivée en amphithéâtre et garnie de cases dans tous les endroits qui ne sont point assez raides pour qu’un homme ne puisse pas y arriver. Celle de Pangasini, qui n’est qu’une roche presque vive, est toutefois couverte d’arbres ; mais on n’y voit que deux ou trois habitations.

À un mille et demi ou deux milles au nord de la passe, plus près de Button que de Pangasini, on trouve vingt, dix-huit, quinze, douze et dix brasses, fond de vase ; à mesure qu’on fait le sud, avançant en canal, le fond change, on trouve du sable et du corail par diverses profondeurs, depuis trente-cinq jusqu’à douze brasses, ensuite on perd le fond.

Le passage peut avoir une demi-lieue de longueur ; sa largeur varie depuis environ cent cinquante jusqu’à quatre cents toises, estime jugée au coup d’œil ; le canal va en serpentant et du côté de Pangasini, environ aux deux tiers de sa longueur, il y a une pêcherie qui avertit de défendre ce côté et de hanter celui de Button. En général, il faut, autant qu’il est possible, tenir le milieu du goulet. Il convient aussi, à moins d’un vent favorable assez frais, d’avoir ses bateaux devant soi, pour se tenir bien gouvernant dans les sinuosités du canal. Au reste, le courant y est assez fort pour qu’on puisse le franchir par un temps calme et même par un faible vent contraire ; il ne l’est pas assez pour vaincre un vent ennemi qui serait frais, et permettre alors de passer en cajolant sous les huniers. En débouquant de la passe, les terres de Button, plusieurs îles qui en sont dans le sud-ouest et les terres de Pangasini présentent l’aspect d’un grand golfe. Le meilleur mouillage y est vis-à-vis le comptoir hollandais, à environ un mille de terre.

Notre pilote buttonien nous avait aidés de ses lumières autant qu’un homme qui connaît le local et n’entend rien à la manœuvre de nos vaisseaux le pouvait faire. Il avait la plus grande attention à nous avertir des dangers, des bancs, des mouillages. Seulement, il voulait que nous missions toujours le cap droit où nous avions affaire, il ne tenait pas compte de notre manière de serrer le vent, pour le ménager et s’en assurer. Il pensait aussi que nous tirions huit ou dix brasses d’eau. Dans la matinée, il nous était venu à bord un autre Indien, vieillard fort instruit, que nous crûmes le père du pilote. Ils restèrent avec nous jusqu’au soir et je les renvoyai dans un de mes canots. Leur habitation est voisine du comptoir hollandais. Ils ne voulurent absolument goûter à aucun de nos mets, pas même au pain ; quelques bananes et du bétel, voilà quelle fut leur nourriture. Ils ne furent pas si religieux sur la boisson. Le Pratique et son père burent largement de l’eau-de-vie, assurés sans doute que Mahomet n’avait défendu que le vin.

Le 17, à cinq heures du matin, nous fûmes sous voiles. Le vent était debout, faible d’abord, ensuite assez frais, et nous restâmes sur les bords. Dès les premiers rayons du jour, nous vîmes déboucher de toutes parts un essaim de pirogues, les navires en furent bientôt environnés et le commerce s’établit. Tout le monde s’en trouva bien. Les Indiens tirèrent assurément avec nous meilleur parti de leurs denrées qu’ils n’eussent fait avec les Hollandais ; mais ils s’en défaisaient toujours à vil prix, et les matelots purent tous se munir de poules, d’œufs et de fruits. On ne voyait que volailles sur les vaisseaux, tout en était garni jusqu’aux hunes. Je conseille toutefois à ceux qui reviendraient dans les Moluques, de faire emplette, s’ils le peuvent, de la monnaie dont les Hollandais s’y servent, surtout de ces pièces argentées qui valent deux sous et demi. Comme les Indiens ne connaissaient pas les monnaies que nous avions, ils ne donnaient aucune valeur ni aux réaux d’Espagne, ni à nos pièces de douze et de vingt-quatre sous : fort souvent même ils ne voulaient pas les prendre. Ceux-ci débitèrent aussi quelques cotonnades plus fines et plus jolies que celles que nous avions encore vues, et une énorme quantité de cacatois et de perruches du plus beau plumage.

Vers neuf heures du matin, nous eûmes la visite de cinq orencaies de Button. Ils vinrent dans un canot semblable à ceux des Européens, à cette différence près qu’on le voguait avec des pagaies au lieu d’avirons. Ils portaient à poupe un grand pavillon hollandais. Ces orencaies sont bien vêtus. Ils ont des culottes longues, des camisoles avec des boutons de métal et des turbans, tandis que les autres Indiens sont nus. Ils avaient aussi la marque distinctive que leur donne la Compagnie, qui est la canne à pomme d’argent, avec cette marque . Le plus âgé avait au-dessus une m de la façon suivante . Ils venaient, dirent-ils, se ranger à l’obéissance de la Compagnie, et quand ils surent que nous étions français, ils ne furent point déconcertés, et dirent que très volontiers ils offraient leurs hommages à la France. Ils accompagnèrent leur compliment de bienvenue du don d’un chevreuil. Je leur fis au nom du roi un présent d’étoffes de soie, qu’ils partagèrent en cinq lots, et je leur appris à connaître le pavillon de la nation. Je leur proposai de la liqueur ; c’était ce qu’ils attendaient, et Mahomet leur permit d’en boire à la prospérité du souverain de Button, de la France, de la Compagnie de Hollande, et à notre heureux voyage. Ils m’offrirent alors tous les secours qui pouvaient dépendre d’eux, et ajoutèrent que, depuis trois ans, il avait passé en divers temps trois vaisseaux anglais, auxquels ils avaient fourni eau, bois, volailles et fruits, qu’ils étaient leurs amis, et qu’ils voyaient bien que nous le serions aussi. Dans ce moment leurs verres étaient pleins, et ils avaient déjà plusieurs fois vidé rasade. Au reste, ils me prévinrent que le roi de Button résidait dans ce canton, et je vis bien qu’ils avaient les mœurs de la capitale. Ils l’appellent Sultan, nom qu’ils ont sans doute appris des Arabes en même temps que leur religion. Ce sultan est despote et puissant, si le nombre des sujets fait la puissance, car son île est grande et bien peuplée. Les orencaies, après avoir pris congé de nous, firent une visite à bord de l’Étoile. Ils y burent aussi à la santé de leurs nouveaux amis, et il fallut leur prêter une main secourable pour s’embarquer dans leurs pirogues.

Je leur avais demandé entre deux rasades si leur île produisait des épiceries ; ils me répondirent que non, et je crois volontiers qu’ils ont dit la vérité, en considérant la faiblesse du poste que les Hollandais entretiennent ici. Ce poste est l’assemblage de sept ou huit huttes de bambous, avec une espèce de palissade décorée d’un bâton de pavillon. Là résident pour la Compagnie un sergent et trois hommes. Cette côte, au reste, présente le plus agréable coup d’œil. Elle est partout défrichée et garnie de cases. Les plantations de cocotiers y sont fréquentes. Le terrain s’élève en pente douce et offre partout des enclos cultivés. Le bord de la mer est tout en pêcheries. La côte qui est vis-à-vis de Button n’est ni moins riante ni moins peuplée.

Notre pilote revint aussitôt nous voir dans la matinée, et il m’apporta quelques cocos, les meilleurs que j’eusse encore rencontrés. Il m’avertit que, lorsque le soleil aurait monté, la brise du sud-est serait très forte, et je lui fis boire un grand coup d’eau-de-vie pour la bonne nouvelle. Effectivement nous vîmes toutes les pirogues se retirer vers onze heures. Elles ne voulaient pas se compromettre au large aux approches du vent frais, qui ne manqua pas de souffler, comme nous l’avait annoncé l’Indien. Une brise du sud-est fraîche et vigoureuse nous prit, comme nous courions un bord sur une île à l’ouest de Button ; elle nous permit de gouverner à ouest-sud-ouest, et nous fit faire bon chemin malgré la marée. J’avertirai ici qu’il faut se méfier d’un banc qui s’étend assez au large de cette île dont je viens de parler. Au reste, en louvoyant pendant la matinée, nous sondâmes plusieurs fois, sans trouver fond, à cinquante brasses de ligne.

Nous observâmes, à midi, cinq degrés trente-et-une minutes trente secondes de latitude australe, et cette observation, jointe à celle que nous avions faite à l’entrée du détroit, nous servit à en déterminer la longueur avec précision. À trois heures, nous aperçûmes l’extrémité méridionale de Pangasini. Nous voyions dès le matin les hautes montagnes de l’île Cambona, sur laquelle est un pic dont la tête s’élève au-dessus des nuages. Vers quatre heures et demie, nous découvrîmes une portion des terres de Célèbes. Nous embarquâmes nos bateaux au soleil couchant, et nous mîmes toutes voiles dehors, gouvernant à ouest-sud-ouest, jusqu’à dix heures du soir que nous mîmes le cap à ouest-quart-sud-ouest, et nous courûmes à cette route toute la nuit, bonnettes gréées haut et bas.

Mon intention était d’aller ainsi prendre connaissance de l’île Saleyer, à trois ou quatre lieues dans le sud de sa pointe septentrionale, c’est-à-dire par cinq degrés cinquante-cinq minutes à six degrés de latitude, afin de chercher ensuite le détroit de ce nom, qui est entre cette île et celle de Célèbes, le long de laquelle on court sans la voir, attendu que sa côte, presque depuis Pangasini, forme un golfe d’une immense profondeur. Au reste, il faut de même revenir chercher le détroit de Saleyer lorsqu’on passe par le Toukanbessie ; et on conclura sans doute de ce qui a été détaillé ci-dessus, que la route par la rue de Button est à tous égards préférable. C’est une des navigations les plus sûres et les plus agréables que l’on puisse faire. Elle réunit à la bonté des mouillages et à l’agrément de faire le chemin à son aise, tous les avantages de la meilleure relâche. L’abondance était aussi grande maintenant sur nos vaisseaux que l’avait été la disette. Le scorbut disparaissait à vue d’œil. Il s’y déclarait à la vérité un grand nombre de cours de ventre occasionnés par le changement de nourriture : cette incommodité, dangereuse dans les pays chauds, où il est ordinaire qu’elle se convertit en flux de sang, devient encore plus communément une maladie grave dans le parage des Moluques. À terre comme à la mer, il est mortel d’y dormir à l’air, surtout lorsque le temps est serein.

Le 18 au matin, nous ne vîmes point la terre, et je crois que pendant la nuit les courants nous firent perdre environ trois lieues ; nous continuâmes la route du ouest-quart-sud-ouest. À neuf heures et demie, nous eûmes bonne connaissance des hautes terres de Saleyer depuis le ouest-sud-ouest jusqu’au ouest-quart-nord-ouest, et à mesure que nous avançâmes, nous découvrîmes une pointe moins élevée qui semble terminer cette île au nord. Je fis alors gouverner depuis le ouest-quart-nord-ouest successivement jusqu’au nord-ouest-quart-nord, afin de bien reconnaître le détroit. Ce passage, formé par les terres de Célèbes et celles de Saleyer, est encore resserré par trois îles qui le barrent. Les Hollandais les nomment Bougerones, et ce passage le Boutsaron. Ils ont sur Saleyer un poste commandé aujourd’hui par Jan Hendrik Voll, teneur de livres.

Nous observâmes, à midi, cinq degrés cinquante-cinq minutes de latitude australe. Nous crûmes d’abord voir une première île au nord de la terre moyenne que nous avions prise pour la pointe de Saleyer ; mais c’est un terrain assez élevé et terminé lui-même par une pointe presque noyée, qui tient à Saleyer par une langue de terre extrêmement basse. Ensuite nous découvrîmes à la fois deux îles assez longues et d’une moyenne élévation, distantes entre elles de quatre à cinq lieues, et enfin, entre ces deux-là, nous en aperçûmes une troisième très petite et très basse. Le bon passage est auprès de cette petite île, soit au nord soit au sud. Je me suis déterminé pour ce dernier, qui m’a paru le plus large. Afin de faciliter la narration, nous nommerons la petite île l’île du Passage, et les deux autres, l’une l’île du Sud, l’autre l’île du Nord.

Lorsque nous les eûmes suffisamment reconnues, je mis en travers à l’entrée de la nuit pour attendre l’Étoile. Elle ne se rallia qu’à huit heures du soir, et nous donnâmes dans le passage, en conservant le milieu du canal, dont la largeur peut être de six à sept milles. À neuf heures et demie, nous étions nord et sud de l’île du Passage, et l’île du Sud par son milieu nous restait entre le sud et le sud-quart-sud-est. Je fis alors gouverner à ouest-quart-sud-ouest à une heure du matin, puis mettre en travers, bâbord amures, jusqu’à quatre heures du matin. Avant et dans le passage, on sonda plusieurs fois à la main sans trouver de fond, avec vingt et vingt-cinq brasses de ligne. Nous ralliâmes le 19 au point du jour la côte de Célèbes, et nous la rangeâmes à la distance de trois ou quatre milles. Il est en vérité difficile de voir un plus beau pays dans le monde. La perspective offre dans le fond du tableau de hautes montagnes, au pied desquelles règne une plaine immense cultivée partout et garnie de maisons. Le bord de la mer forme une plantation suivie de cocotiers, et l’œil d’un marin, à peine échappé aux salaisons, voit avec ravissement des troupeaux de bœufs errer dans ces plaines riantes qu’embellissent des bosquets semés de distance en distance. La population dans cette partie paraît être considérable. À midi et demi, nous étions par le travers d’une grosse bourgade, dont les habitations, construites au milieu des cocotiers, suivaient pendant une grande étendue la direction de la côte, le long de laquelle on trouve dix-huit et vingt brasses fond de sable gris, fond qui diminue à mesure qu’on approche de terre.

Cette partie méridionale de Célèbes est terminée par trois pointes longues, unies et basses, entre lesquelles il y a deux baies assez profondes. Sur les deux heures, nous avions donné chasse à un bateau malais, dans l’espérance d’y trouver quelqu’un qui nous pût procurer des connaissances pratiques de ces parages. Il s’était aussitôt mis à courir à terre, et lorsque nous le joignîmes à portée de mousquet, il était entre la terre et nous, et nous n’étions plus que sur sept brasses d’eau. Je lui fis tirer trois ou quatre coups de canon, dont il ne tint compte. Il nous prenait sans doute pour un navire de la Compagnie hollandaise et craignait l’esclavage. Presque tous les gens de cette côte sont pirates, et les Hollandais en font des esclaves quand ils les prennent. Obligé d’abandonner ce bateau, je mandai le canot de l’Étoile, que j’envoyai sonder devant moi.

Nous étions dans ce moment presque par le travers de la troisième pointe de Célèbes, nommée Tanakeka, après laquelle la côte court sur le nord-nord-ouest. Presque dans le nord-ouest de cette pointe, il y a quatre îles, dont la plus considérable, appelée Tanakeka comme la pointe du sud-ouest de Célèbes, est basse, unie, et longue d’environ trois lieues. Les trois autres, plus septentrionales que celle-ci, sont très petites. Il s’agissait alors de doubler le bas-fond dangereux de brill’ou la lunette, que je crois être nord et sud de Tanakeka, à la distance de quatre ou cinq lieues au plus. Deux passages se présentaient, l’un entre la pointe Tanakeka et les îles, et on prétend que c’est celui-là que suivent les Hollandais, l’autre entre l’île Tanakeka et la lunette. Je préférai ce dernier, dont les routes sont moins composées et que je croyais le plus large.

J’ordonnai au bateau de l’Étoile de diriger sa route de manière à passer environ à une lieue et demie de l’île Tanakeka, et je le suivis sous les huniers, l’Étoile se tenant dans mes eaux. Nous cheminâmes sur huit, neuf, dix, onze et douze brasses d’eau, gouvernant du ouest-nord-ouest au ouest-quart-nord-ouest, puis à ouest quand nous vînmes à treize, quatorze, quinze et seize brasses, et que l’île la plus septentrionale nous resta au nord-nord-est. Je rappelai pour lors le bateau de l’Étoile et fis route au sud-ouest-quart-sud, sondant d’horloge en horloge[1], et trouvant toujours de quinze à seize brasses fond de gros sable gris et gravier. À dix heures du soir, le fond augmenta ; on eut à dix heures et demie soixante-dix brasses, sable et corail, puis on n’en trouva plus en filant cent-vingt brasses. À minuit, je fis signal à l’Étoile d’embarquer son bateau et de forcer de voiles, et je gouvernai au sud-ouest, pour passer à mi-canal entre la lunette et le banc nommé Sarras, sondant toutes les heures sans trouver de fond. Au reste, lorsque le vent n’est pas favorable et frais pour entreprendre de doubler la lunette, il convient de mouiller à la côte de Célèbes, dans quelqu’une des baies, et d’y attendre un temps fait ; sans cela on court risque d’être entraîné par les courants sur ce dangereux bas-fond, sans pouvoir s’en défendre.

Au jour on ne vit point de terre ; à dix heures, je fis courir à ouest-sud-ouest, et à midi nous observâmes six degrés dix minutes de latitude. Estimant alors avoir doublé le banc de Sarras, certain au moins par l’observation d’en être au sud, je dirigeai notre course à ouest, et après avoir fait cinq à six lieues à cette route, je fis gouverner à ouest-quart-nord-ouest, sondant d’heure en heure sans trouver de fond. Nous nous entretînmes ainsi en canal, entre le Sestenbanc et la Poule au nord, le Pater-noster et le Tangayang au sud, portant toutes voiles dehors jour et nuit, afin de gagner sur l’Étoile le temps de sonder. On m’avait dit qu’ici les courants portaient sur les îles et banc de Tangayang. Par l’observation de la hauteur méridienne, qui fut de cinq degrés quarante-quatre minutes, nous eûmes au contraire au moins neuf minutes de différence nord. Le meilleur conseil à donner, c’est de s’entretenir ici à n’avoir pas fond. On sera sûr alors d’être en canal ; si on approchait trop des îles du sud, on commencerait à ne plus trouver que trente brasses d’eau.

Nous courûmes toute la journée du 21 pour reconnaître les îles Alambaï. Les cartes françaises en marquent trois ensemble, et une plus grande dans le sud-est d’elles, à sept lieues de distance. Cette dernière n’existe point où elles la placent, et les îles Alambaï sont toutes les quatre réunies. Je comptais être au soleil couchant par leur latitude, et je fis gouverner à ouest-quart-sud-ouest, jusqu’à ce qu’on eût couru le chemin de la vue. Pendant le jour on s’était dispensé de sonder. À huit heures du soir la sonde donna quarante brasses d’eau, fond de sable et vase. Nous gouvernâmes alors au sud-ouest-quart-ouest et ouest-sud-ouest, jusqu’à six heures du matin ; puis, comptant avoir dépassé les îles Alambaï, à ouest-quart-sud-ouest jusqu’à midi. La sonde, pendant la nuit, donna constamment quarante brasses, fond de vase molle, jusqu’à quatre heures qu’elle n’en donna que trente-huit. À minuit, nous vîmes un bateau qui courait à l’encontre de nous ; dès qu’il nous aperçut, il tint le vent, et deux coups de canon ne le firent pas arriver. Ces gens-là craignent plus les Hollandais que les coups de canon. Un autre, que nous vîmes le matin, ne fut pas plus curieux de nous accoster. Nous observâmes, à midi, six degrés huit minutes de latitude, et cette observation nous donna encore une différence nord de huit minutes avec notre estime.

Nous étions enfin hors de tous les pas périlleux qui font redouter la navigation des Moluques à Batavia. Les Hollandais prennent les plus grandes précautions pour tenir secrètes les cartes sur lesquelles ils naviguent dans ces parages. Il est vraisemblable qu’ils en grossissent les dangers ; du moins, j’en vois peu dans les détroits de Button, de Saleyer et dans le dernier passage dont nous sortions, trois objets dont à Boëro ils nous avaient fait des monstres. Je conviens que cette navigation serait beaucoup plus difficile de l’ouest à l’est, les points d’atterrage dans l’est n’étant pas beaux et pouvant aisément se manquer, au lieu que ceux de l’ouest sont beaux et sûrs. Toutefois, dans l’une et l’autre route, l’essentiel est d’avoir tous les jours de bonnes observations de latitude. Le défaut de ce secours pourrait jeter dans des erreurs funestes. Nous n’avons pu, ces derniers jours, évaluer si l’effet des courants était dans l’est ou dans l’ouest, n’ayant point eu de points de relèvement.

Je dois avertir ici que toutes les cartes marines françaises de cette partie sont pernicieuses. Elles sont inexactes, non seulement dans les gisements des côtes et îles, mais même dans les latitudes essentielles. Les détroits de Button et de Saleyer sont extrêmement fautifs ; nos cartes suppriment même les trois îles qui rétrécissent ce dernier passage, et celles qui sont dans le nord-nord-ouest de l’île Tanakeka. M. d’Aprés, du moins, avertit qu’il ne garantit point sa carte des Moluques ni celle des Philippines, n’ayant pu trouver de mémoires satisfaisants sur cette partie. Pour la sûreté des navigateurs, je souhaiterais la même délicatesse à tous ceux qui compilent des cartes. Celle qui m’a donné le plus de lumières, est la carte d’Asie de M. Danville, publiée en 1752. Elle est très bonne depuis Céram, jusqu’aux îles Alambaï. Dans toute cette route j’ai vérifié, par mes observations, l’exactitude de ses positions et des gisements qu’il donne aux parties intéressantes de cette navigation difficile. J’ajouterai que la nouvelle Guinée et les îles des Papous approchent plus de la vraisemblance sur sa carte que sur aucune autre que j’eusse entre les mains. C’est avec plaisir que je rends cette justice au travail de M. Danville. Je l’ai connu particulièrement, et il m’a paru aussi bon citoyen que bon critique et savant éclairé.

Depuis le 22 au matin, nous suivîmes la route du ouest-quart-sud-ouest jusqu’au lendemain 23 à huit heures que nous gouvernâmes à ouest-sud-ouest. La sonde donna quarante-sept, quarante-cinq, quarante-deux et quarante-et-une brasses ; et ce fond, je le dirai une fois pour toutes, est ici et sur toute la côte de Java un excellent fond de vase molle. Nous trouvâmes encore sept minutes de différence nord par la hauteur méridienne que nous observâmes de six degrés vingt-quatre minutes. L’Étoile avait signalé la vue de terre dès six heures du matin ; mais, le temps s’étant mis par grains, nous ne l’aperçûmes point alors. Je fis après-midi prendre plus du sud à la route, et à deux heures on découvrit du haut des mâts la côte septentrionale de l’île Maduré. On la releva à six heures depuis le sud-est-quart-sud jusqu’à ouest-quart-sud-ouest cinq degrés ouest ; l’horizon était trop fort pour qu’on pût estimer à quelle distance elle nous restait. La sonde de l’après-midi fut constamment de quarante brasses. Nous vîmes un grand nombre de bateaux pêcheurs, dont quelques-uns à l’ancre et qui avaient leurs filets dehors.

Les vents pendant la nuit varièrent du sud-est au sud-ouest nous tînmes le plus près bâbord amures, et la sonde depuis dix heures du soir donna vingt-huit, vingt-cinq et vingt brasses ; elle fut de dix-sept brasses, lorsqu’à neuf heures du matin nous eûmes rallié la terre, et à midi elle n’en donna plus que dix. La grosse terre de la pointe d’Alang sur l’île de Java restait alors au sud-est-quart-sud environ à deux lieues ; l’île Mandali au sud-ouest-quart-ouest deux degrés sud, deux milles, et les terres les plus ouest à ouest-sud-ouest quatre lieues. Dans cette position nous observâmes six degrés vingt-deux minutes trente secondes, ce qui était assez conforme à la latitude estimée.

En transportant ce point de midi sur la carte à grand point de M. d’Aprés, suivant les relèvements, je trouvai :

1° que la côte de Java y est placée de neuf à douze minutes plus sud qu’elle ne l’est effectivement par le terme moyen de notre observation méridienne ;

2° que le gisement de la pointe d’Alang n’y est pas exact, attendu qu’il la fait courir sur le ouest-sud-ouest et sud-ouest-quart-ouest, tandis que dans la vérité elle court, depuis l’île Mandali, sur le ouest-quart-sud-ouest environ quinze milles ; après quoi elle reprend du sud et forme un grand golfe ;

3° qu’il donne trop peu d’étendue à cette partie de la côte, et qu’à suivre le relèvement sur sa carte, nous eussions d’un midi à l’autre fait treize milles de moins à ouest, soit que la côte ait cette quantité de plus en étendue, soit que le courant nous eût entraînés dans l’est.

Outre un grand nombre de bateaux pêcheurs, nous avions vu dans la matinée quatre navires, dont deux faisaient la même route que nous et portaient pavillon hollandais déferlé. Sur les trois heures, nous en joignîmes un auquel nous parlâmes ; c’était un sénau venant de Malacca et allant à Japara. Sa conserve, navire à trois mâts et qui sortait aussi de Malacca, allait à Saramang. Ils ne tardèrent pas à mouiller à la côte. Nous la rangeâmes à la distance d’environ trois quarts de lieue jusqu’à quatre heures du soir. Je fis alors gouverner à ouest-quart-nord-ouest, afin de ne pas m’enfoncer dans le golfe et de passer au large d’un banc de corail qui est à cinq ou six lieues de terre. Jusque-là la côte de Java est peu élevée sur le bord de la mer ; mais on aperçoit de hautes montagnes dans l’intérieur. À cinq heures et demie, nous avions le milieu des îles Carimon Java au nord deux degrés ouest, environ à huit lieues.

Nous courûmes à ouest-quart-nord-ouest jusqu’à quatre heures du matin, puis à ouest jusqu’à midi. La sonde, qui la veille avait été près de terre de neuf à dix brasses, augmenta dès sept heures du soir à trente, et elle donna dans la nuit trente-deux, trente-quatre et trente-cinq brasses. Au soleil levant, nous ne vîmes point de terre, seulement quelques navires et, suivant l’ordinaire, une infinité de bateaux pêcheurs. Malheureusement il fit calme presque toute la journée du 25 jusqu’à cinq heures du soir. Je dis malheureusement, d’autant plus qu’il nous était intéressant d’avoir connaissance de la côte avant la nuit, afin de diriger la route en conséquence pour passer entre la pointe Indermaye et les îles Rachit, et ensuite au large des roches sous l’eau qui en sont à l’ouest. Depuis midi qu’on avait observé six degrés vingt-six minutes de latitude, nous gouvernions à ouest et ouest-quart-sud-ouest ; mais le soleil se coucha sans qu’on pût découvrir la terre. Quelques-uns crurent, mais sans certitude, apercevoir les Montagnes bleues, qui sont à quarante lieues dans l’est de Batavia. De six heures du soir à minuit, je fis gouverner à ouest et ouest-quart-nord-ouest, sondant d’heure en heure par vingt-cinq, vingt-quatre, vingt-et-une, vingt et dix-neuf brasses. À une heure du matin, nous courûmes à ouest-quart-nord-ouest, depuis deux heures jusqu’à quatre au nord-ouest, puis au nord-ouest-quart-ouest jusqu’à six heures. Mon intention, estimant à une heure du matin être à mi-canal entre les îles Rachit et la terre de Java, était de m’élever dans le nord des roches. La sonde me donna trois fois vingt brasses, puis vingt-deux, puis vingt-trois, et pour lors je me supposai à trois ou quatre lieues dans le nord-nord-ouest des îles Rachit.

J’étais bien loin de compte ; le 26, les rayons du soleil levant nous montrèrent la côte de Java depuis le sud-quart-sud-ouest jusqu’à ouest quelques degrés nord, et à sept heures et demie on vit du haut des mâts les îles Rachit, environ à sept lieues de distance dans le nord-nord-ouest et le nord-ouest-quart-nord. Cette vue me donnait une énorme et dangereuse différence sur la carte de M. d’Après ; mais je suspendis mon jugement jusqu’à ce que la hauteur méridienne prononçât s’il fallait attribuer cette différence aux courants ou bien en accuser la carte. Je fis gouverner à ouest-quart-nord-ouest et ouest-nord-ouest, afin de bien reconnaître la côte, qui est ici extrêmement basse et n’offre aucune montagne dans l’intérieur. Le vent était du sud-sud-est au sud-est et à l’est, joli frais.

À midi la pointe la plus méridionale d’Indermaye nous restait à l’est-quart-sud-est deux degrés sud, environ à quatre lieues ; le milieu des îles Rachit au nord-est, à cinq lieues de distance, et le terme moyen des hauteurs observées à bord nous plaça par six degrés douze minutes de latitude. D’après cette hauteur et le relèvement, il me parut que le golfe entre l’île Mandali et la pointe Indermaye a sur la carte vingt-deux minutes d’étendue de moins de l’est à l’ouest que dans la réalité, et que la côte y est jetée, seize minutes plus au sud que ne la placeraient nos observations. La même correction doit avoir lieu pour les îles Rachit, en y ajoutant que la distance entre ces îles et la terre de Java est au moins de deux lieues plus considérable que celle marquée sur la carte. À l’égard des gisements des diverses parties de la côte entre elles, ils m’ont paru y être assez exacts, autant qu’on en peut juger par des estimes faites successivement, à la vue et en courant. Au reste, les différences notées ci-dessus sont très périlleuses pour qui navigue de nuit sur cette carte.

Depuis le matin la sonde avait donné vingt-et-une, vingt-trois, dix-neuf et dix-huit brasses. La brise de l’est-sud-est continua, et nous rangeâmes la terre à trois ou quatre milles, afin de passer dans le sud de ces roches cachées dont j’ai déjà parlé, et qu’on marque à cinq ou six lieues dans l’ouest des îles Rachit. À une heure après-midi, un bateau qui était mouillé devant nous appareilla tribord amures, ce qui me fit penser qu’alors le courant changeait et nous devenait contraire. Nous lui parlâmes à deux heures ; un Hollandais qui le commandait, et qui nous a paru y être le seul blanc avec des mulâtres, nous dit qu’il allait à Amboine et Ternate, et qu’il sortait de Batavia dont il se faisait à vingt-six lieues. Après être sorti du passage de Rachit et avoir passé en dedans des roches sous l’eau, je voulais porter au nord-ouest pour doubler des bancs de sable nommés les bancs périlleux, qui s’avancent assez au large entre les pointes Indermaye et Sidari. Les vents nous refusèrent, et ne pouvant présenter qu’à ouest-nord-ouest, je pris le parti à sept heures du soir de laisser tomber une ancre à jet par treize brasses fond de vase, environ à une lieue de terre. Le louvoyage était court et peu sûr entre les roches sous l’eau d’une part, et les bancs périlleux de l’autre. Nous avions sondé depuis midi par dix-neuf, quinze, quatorze et dix brasses. Avant que de mouiller, nous courûmes un petit bord au large qui nous remit par treize brasses.

Nous appareillâmes le vingt-sept à deux heures du matin avec les vents de terre, qui, cette nuit, nous vinrent par l’ouest, au lieu que les nuits précédentes ils avaient fait le tour du nord au sud par l’est. Ayant gouverné au nord-ouest, nous ne revîmes la terre qu’à huit heures du matin, terre extrêmement basse et presque noyée ; nous tînmes la même route jusqu’à midi, et depuis l’appareillage jusqu’à cette heure-là, nos sondes varièrent de treize à seize, vingt, vingt-deux, vingt-trois et vingt-quatre brasses. À dix heures et demie, on avait eu fond de corail ; je fis resonder un instant après, le fond était de vase comme à l’ordinaire.

À midi, nous observâmes cinq degrés quarante-huit minutes de latitude ; d’en bas on ne voyait pas la terre, tant elle est basse. On la releva d’en haut, depuis le sud jusqu’au sud-ouest-quart-ouest, à la distance estimée de cinq à six lieues : la hauteur de ce jour, comparée avec le relèvement, ne donnerait pas au-delà de deux ou trois minutes, dont cette partie de la côte de Java serait placée trop sud sur la carte de M. d’Aprés ; différence égale à zéro, puisqu’il faudrait supposer l’estime de la distance du relèvement parfaitement juste. Les courants nous avaient encore porté nord, et je crois ouest.

Toute la journée le temps fut très beau et le vent favorable ; je fis prendre après-midi un peu du nord à la route, afin d’éviter les basses de la pointe de Sidari. À minuit, comptant les avoir dépassées, je mis le cap à ouest-quart-sud-ouest et ouest-sud-ouest ; puis au sud-ouest, voyant que le fond, de dix-neuf brasses qu’il y avait à une heure du matin, était augmenté successivement jusqu’à vingt-sept. À trois heures du matin, on aperçut une île dans le nord-ouest cinq degrés nord environ à trois lieues. Convaincu pour lors que j’étais plus avancé que je ne le croyais, craignant même de dépasser Batavia, je mouillai pour attendre le jour. Au soleil levant nous reconnûmes toutes les îles de la baie de Batavia ; celle d’Édam, sur laquelle est un pavillon, nous restait au sud-est-quart-sud, environ à quatre lieues, et l’île d’Onrust ou du Carenage au sud-sud-ouest quatre degrés sud, à près de cinq lieues ; nous nous trouvâmes ainsi dix lieues plus à l’ouest que nous ne l’estimions, différence qui a pu provenir et des courants et de ce que la côte n’est pas projetée exactement.

À dix heures et demie du matin, je tentai un premier appareillage ; mais le vent étant presque aussitôt tombé tout à fait et la marée contraire, je mouillai sous voiles une ancre à jet. Nous appareillâmes de nouveau à midi et demi ; nous gouvernâmes sur le milieu de l’île d’Édam, jusqu’à en être environ à trois quarts de lieues ; le dôme de la grande église de Batavia nous restant alors au sud, nous mîmes le cap dessus, passant entre les balises qui indiquent le chenal. À six heures, nous mouillâmes dans la rade par six brasses fond de vase, sans affourcher, attendu qu’on s’y contente de tenir une seconde ancre prête à laisser tomber. Une heure après, l'Étoile mouilla dans l’est-nord-est de nous, et à deux encâblures. C’est ainsi qu’après avoir tenu la mer pendant dix mois et demi depuis notre départ de Montevideo, nous arrivâmes, le 28 septembre 1768 dans une des plus belles colonies de l’univers, où nous nous regardâmes tous comme ayant terminé notre voyage.

Batavia, suivant mon estime, est par six degrés onze minutes de latitude australe, et cent quatre degrés cinquante-deux minutes de longitude orientale du méridien de Paris.


  1. Chaque horloge à bord est d’une demi-heure.