Voyage de Bougainville autour du monde/II/V

CHAPITRE V.

Rencontre de brisants. — Changement forcé dans la direction de la route. — Situation critique. — Rencontre de nouvelles îles. — Tentative inutile pour trouver un mouillage. — Parages dangereux. — Nouvelle tentative pour trouver une relâche. — Les insulaires attaquent nos bateaux. — Suite de nos découvertes. — Description d’insulaires. — Relâche à la nouvelle Bretagne. — Description du port et des environs. — Rencontre singulière. — Traces d’un campement anglais. — Productions du pays. — Disette cruelle que nous éprouvons. — Description de deux insectes. — Temps affreux. — Tremblement de terre. — Sortie du port Praslin.


Depuis le 29 mai que nous cessâmes de voir la terre, je fis route à l’ouest avec un vent d’est et de sud-ouest très frais. L’Étoile retardait considérablement notre marche. Nous sondâmes toutes les vingt-quatre heures sans trouver le fond, avec une ligne de deux cent quarante brasses. Le jour nous forcions de voiles, nous courions la nuit sous les huniers risés, virant de bord lorsque le temps était trop obscur. La nuit du 4 au 5 juin, nous faisions route à l’ouest sous nos huniers, à la faveur de la lune qui nous éclairait, lorsqu’à onze heures du soir on aperçut, à une demi-lieue de nous dans le sud, des brisants et une côte de sable très basse. Nous prîmes aussitôt les amures à l’autre bord, signalant en même temps le danger à l’Étoile. Nous courûmes ainsi jusqu’à cinq heures du matin, et alors nous reprîmes notre route dans l’ouest-sud-ouest, pour aller reconnaître cette terre. Nous la revîmes à huit heures à une lieue et demie de distance. C’est un petit îlot de sable qui s’élève à peine au-dessus de l’eau, et que ce peu de hauteur rend un écueil fort dangereux pour les vaisseaux qui font route de nuit ou par un temps de brume. Il est si ras, qu’à deux lieues de distance, avec un horizon fort net, on ne le voit que du haut des mâts. Il est couvert d’oiseaux. Je l’ai nommé la bâture de Diane. Son gisement est par quinze degrés quarante-et-une minutes de latitude australe, cent quarante-huit degrés cinquante-neuf minutes de longitude à l’est de Paris.

Dans la journée du cinq, on crut, à quatre heures après-midi, apercevoir la terre et des brisants dans l’ouest ; on se trompait, et nous continuâmes à y courir jusqu’à dix heures du soir. Nous passâmes le reste de la nuit, partie en panne, partie à courir de petits bords ; et au point du jour nous reprîmes notre route toutes voiles dehors. Depuis vingt-quatre heures, il passait devant les navires beaucoup de morceaux de bois et des fruits que nous ne connaissions pas ; la mer était aussi entièrement tombée, malgré le grand vent du sud-est ; et ces circonstances réunies me faisaient penser que nous avions de la terre dans le sud-est assez près de nous. Nous vîmes aussi dans ces parages une espèce de poissons volants singulière. Ils sont noirs, à ailes rouges ; ils paraissent avoir quatre ailes au lieu de deux, et leur grosseur est un peu au-dessus de la grosseur commune de ces poissons.

Le 6, à une heure et demie de l’après-midi, une bâture, qui se montra environ à trois quarts de lieue de l’avant à nous, m’avertit qu’il était temps de changer la route que je poursuivais toujours à l’ouest. Elle avait au moins une demi-lieue d’étendue depuis le ouest-quart-sud-ouest jusqu’au ouest-nord-ouest, quelques-uns même crurent apercevoir une terre basse dans le sud-ouest des brisants. Je fis gouverner au nord jusqu’à quatre heures, et alors je remis encore le cap à ouest. Ce ne devait pas être pour longtemps ; à cinq heures et demie les vigies aperçurent du haut des mâts de nouveaux brisants dans le nord-ouest et le nord-ouest-quart-ouest, à peu près à une lieue et demie de nous. Nous les approchâmes davantage, afin de les mieux reconnaître. On les vit s’étendre du nord-nord-est au sud-sud-ouest plus de deux milles, et on n’en apercevait pas la fin. Peut-être allaient-ils rejoindre ceux qu’on avait découverts trois heures auparavant. La mer brisait avec fureur sur ces écueils, et quelques têtes de roches s’élevaient sur l’eau de distance en distance. Cette dernière rencontre était la voix de Dieu, et nous y fûmes dociles. La prudence ne permettant pas de suivre pendant la nuit une route incertaine au milieu de ces parages funestes, nous la passâmes à courir des bords dans l’espace que nous avions reconnu le jour, et le 7 au matin, je fis gouverner au nord-est-quart-nord, abandonnant le projet de pousser plus loin à l’ouest sous le parallèle de quinze degrés.

Nous étions assurément bien fondés à croire que la terre australe du Saint-Esprit n’était autre que l’archipel des grandes Cyclades, que Quiros avait pris pour un continent et représenté sous un point de vue romanesque. Quand je persévérais à courir sous le parallèle de quinze degrés, c’est que je voulais que la vue des côtes orientales de la nouvelle Hollande portât nos conjectures à l’évidence. Or, en suivant les observations astronomiques, dont l’accord depuis plus d’un mois assurait la justesse, nous étions déjà le 6 à midi par cent quarante-six degrés de longitude orientale, c’est-à-dire un degré plus à l’ouest que ne l’est la terre du Saint-Esprit selon M. Bellin. D’ailleurs la rencontre consécutive de ces brisants vus depuis trois jours, ces troncs d’arbres, ces fruits, ces goémons que nous trouvions à chaque instant, la tranquillité de la mer, la direction des courants, tout nous a suffisamment indiqué les approches d’une grande terre, et que même elle nous environnait déjà dans le sud-est. Cette terre n’est autre que la côte orientale de la nouvelle Hollande. En effet, ces écueils multipliés et étendus au large annoncent une terre basse ; et, quand je vois Dampierre abandonner par notre même latitude de quinze degrés trente-cinq minutes la côte occidentale de cette région ingrate où il ne trouve pas même d’eau douce, j’en conclus que la côte orientale ne vaut pas mieux. Je penserais volontiers comme lui que cette terre n’est qu’un amas d’îles, dont les approches sont défendues par une mer dangereuse, semée d’écueils et de bas-fonds. Après de pareils éclaircissements, il y aurait eu de la témérité à risquer de s’affaler sur une côte dont on ne devait espérer aucun avantage, et de laquelle on ne pouvait se relever qu’en luttant contre les vents régnants. Nous n’avions plus de pain que pour deux mois, des légumes pour quarante jours ; la viande salée était en plus grande quantité, mais elle infectait. Nous lui préférions les rats qu’on pouvait prendre. Ainsi de toute façon il était temps de s’élever dans le nord, en faisant même prendre de l’est à notre route.

Malheureusement les vents de sud-est nous abandonnèrent ici, et quand ensuite ils revinrent, ce fut pour nous mettre dans la situation la plus critique où nous nous fussions encore trouvés. Depuis le 7, la route ne nous avait valu que le nord-quart-nord-est, lorsque, le 10 au point du jour, on découvrit la terre depuis l’est jusqu’au nord-ouest. Longtemps avant le lever de l’aurore, une odeur délicieuse nous avait annoncé le voisinage de cette terre qui formait un grand golfe ouvert au sud-est. J’ai peu vu de pays dont le coup d’œil fût plus beau. Un terrain bas, partagé en plaines et en bosquets, régnait sur le bord de la mer, et s’élevait ensuite en amphithéâtre jusqu’aux montagnes, dont la cime se perdait dans les nues. On en distinguait trois étages, et la chaîne la plus élevée était à plus de vingt-cinq lieues dans l’intérieur du pays. Le triste état où nous étions réduits ne nous permettait, ni de sacrifier quelque temps à la visite de ce magnifique pays que tout annonçait être fertile et riche, ni de chercher, en faisant route à ouest, un passage au sud de la nouvelle Guinée, qui nous frayât, par le golfe de la Carpentarie, une route nouvelle et courte aux îles Moluques. Rien n’était à la vérité plus problématique que l’existence de ce passage ; on croyait même avoir vu la terre s’étendre jusqu’au ouest-quart-sud-ouest. Il fallait tâcher de sortir au plus tôt, et par le chemin qui semblait ouvert, de ce golfe dans lequel nous étions engagés beaucoup plus même que nous ne le croyions d’abord. C’est où nous attendait le vent de sud-est pour mettre notre patience aux dernières épreuves.

Toute la journée du 10, le calme nous laissa à la merci d’une grosse lame du sud-est qui nous jetait à terre. À quatre heures du soir, nous n’étions pas à plus de trois quarts de lieue d’une petite île basse, à la pointe orientale de laquelle est attachée une bâture qui se prolonge à deux ou trois lieues dans l’est. Nous parvînmes, vers cinq heures, à mettre le cap au large, et la nuit se passa dans cette inquiétante situation, faisant tous nos efforts pour nous élever à l’aide des moindres brises. Le 11 après-midi, nous étions écartés de la côte environ de quatre lieues ; à deux lieues, la mer y est sans fond. Plusieurs pirogues voguaient le long de la terre, sur laquelle il y eut toujours de grands feux allumés. Il y a ici de la tortue ; nous en trouvâmes les débris d’une dans le ventre d’un requin.

Le 11, nous relevâmes au soleil couchant les terres les plus est à l’est-quart-nord-est deux degrés est du compas, et les plus ouest, à ouest-nord-ouest, les unes et les autres environ à quinze lieues de distance. Les jours suivants furent affreux, tout fut contre nous : le vent constamment de l’est-sud-est au sud-est très grand frais, de la pluie, une brume si épaisse que nous étions forcés de tirer des coups de canon pour nous conserver avec l’Étoile, qui contenait encore une partie de nos vivres, enfin une mer très grosse qui nous affalait sur la côte. À peine nous soutenions-nous en louvoyant, forcés de virer vent arrière, et ne pouvant faire que très peu de voiles. Nous courions ainsi nos bords à tâtons au milieu d’une mer semée d’écueils, étant obligés de fermer les yeux sur tous les indices des dangers. La nuit du 11 au 12, sept ou huit de ces poissons qu’on nomme cornets, poissons qui se tiennent toujours sur le fond, sautèrent sur les passavants. Il vint aussi sur le gaillard d’avant du sable et des goémons de fond que les vagues y déposaient en le couvrant. Je ne voulus pas faire sonder ; la certitude du péril ne l’eût pas diminué, et il était le même quelque autre parti que nous eussions pris. Au reste, nous devons le salut à la connaissance que nous eûmes de la terre le 10 au matin, immédiatement avant cette suite de gros temps et de brume. En effet, les vents étant de l’est-sud-est au sud-est, j’aurais pensé qu’en gouvernant au nord-est, c’eût été un excès de prudence accordé à l’obscurité du temps. Toutefois cette route nous mettait dans le risque évident de nous perdre, puisque nous avions la terre jusque dans l’est-sud-est.

Le temps se remit au beau le 16, le vent demeurant également contraire, mais au moins le jour nous était rendu. À six heures du matin nous vîmes la terre jusqu’au nord-est-quart-est du compas, et nous louvoyâmes pour la doubler. Le 17 au matin, nous ne vîmes point de terre au lever du soleil ; mais, à neuf heures et demie, nous aperçûmes une petite île dans le nord-nord-est du compas, à cinq ou six lieues de distance, et une autre terre dans le nord-nord-ouest, environ à neuf lieues. Peu après, nous découvrîmes dans nord-est cinq degrés est à quatre ou cinq lieues, une autre petite île que sa ressemblance avec Ouessant nous fit appeler du même nom. Nous continuions notre bordée au nord-est-quart-est, espérant doubler toutes les terres, lorsqu’à onze heures on en découvrit une nouvelle dans l’est-nord-est cinq degrés nord, et des brisants dans l’est-nord-est, qui paraissaient venir joindre Ouessant. Dans le nord-ouest de cet îlot, on voyait une autre chaîne de brisants qui s’allongeait à une demi-lieue. La première île nous semblait être aussi entre deux chaînes de brisants.

Tous les navigateurs qui sont venus dans ces parages avaient toujours redouté de tomber dans le sud de la nouvelle Guinée, et d’y trouver un golfe correspondant à celui de la Carpentarie, d’où il leur eut été ensuite difficile de se relever. En conséquence, ils ont tous gagné de bonne heure la latitude de la nouvelle Bretagne, sur laquelle ils allaient atterrer. Tous ont suivi les mêmes traces ; nous en ouvrions de nouvelles, et il fallait payer l’honneur d’une première découverte. Malheureusement le plus cruel de nos ennemis était à bord, la faim. Je fus obligé de faire une déduction considérable sur la ration de pain et de légumes. Il fallut aussi défendre de manger le cuir dont on enveloppe les vergues, et les autres vieux cuirs, cet aliment pouvant donner de funestes indigestions. Il nous restait une chèvre, compagne fidèle de nos aventures depuis notre sortie des îles Malouines, où nous l’avions prise. Chaque jour elle nous donnait un peu de lait. Les estomacs affamés, dans un instant d’humeur, la condamnèrent à mourir ; je n’ai pu que la plaindre, et le boucher qui la nourrissait depuis si longtemps a arrosé de ses larmes la victime qu’il immolait à notre faim. Un jeune chien pris dans le détroit de Magellan eut le même sort peu de temps après.

Le 17 après-midi, les courants nous avaient été si favorables, que nous avions repris la bordée du nord-nord-est, portant fort au vent d’Ouessant et de ses bâtures ; mais à quatre heures, nous eûmes la conviction que ces brisants s’étendaient beaucoup plus loin que nous n’avions pensé ; on en découvrait jusque dans l’est-nord-est, sans que ce fût encore leur fin. Il fallut reprendre pour la nuit la bordée du sud-sud-ouest, et au jour, celle de l’est. Pendant toute la matinée du 18, nous ne vîmes point de terres, et déjà nous nous livrions à l’espoir d’avoir doublé îlots et brisants. Notre joie fut courte. À une heure après-midi une île se fit voir dans le nord-est-quart-nord du compas, et bientôt elle fut suivie de neuf ou dix autres. Il y en avait jusque dans l’est-nord-est, et, derrière ces îles, une terre plus élevée s’étendait dans le nord-est, environ à dix lieues de distance. Nous louvoyâmes toute la nuit ; le jour suivant nous donna le même spectacle d’une double chaîne de terres courant à peu près est et ouest, savoir, au sud, une suite d’îlots joints par des récifs à fleur d’eau, dans le nord desquels s’étendaient des terres plus élevées. Les terres que nous découvrîmes le 20 nous parurent prendre moins du sud, et ne plus courir que sur l’est-sud-est ; c’était un amendement à notre position. Je pris le parti de courir des bords de vingt-quatre heures ; nous perdions trop à virer plus souvent, la mer étant extrêmement grosse, le vent violent et constamment le même ; d’ailleurs nous étions contraints à faire peu de voiles, pour ménager une mâture caduque et des manœuvres endommagées, et nos navires marchaient très mal, n’étant plus en assiette et n’ayant pas été carénés depuis si longtemps.

Nous vîmes la terre le 25 au lever du soleil, depuis le nord jusqu’au nord-nord-est ; mais ce n’était plus une terre basse ; on apercevait au contraire une terre extrêmement haute et qui paraissait se terminer par un gros cap. Il était vraisemblable qu’ensuite sa direction était au nord. Nous gouvernâmes tout le jour au nord-est-quart-est et à l’est-nord-est, sans voir de terres plus est que le cap que nous doublions avec une satisfaction que je ne saurais dépeindre. Le 26 au matin, le cap étant beaucoup sous le vent à nous, et ne voyant plus de terres au vent, il fut enfin permis de mettre la route au nord-nord-est. Nous appelâmes ce cap, après lequel nous avions si longtemps aspiré, le cap de la Délivrance, et le golfe dont il fait la pointe orientale, le golfe de la Louisiade. C’est une terre que nous avons bien acquis le droit de nommer. Tant que nous avons été enfoncés dans ce golfe, les courants nous ont assez régulièrement portés dans l’est. Le 26 et le 27, le vent fut très grand frais, la mer affreuse, le temps par grains et fort obscur. Il ne fut pas possible de faire du chemin pendant la nuit.

Nous avons imaginé plusieurs fois, pendant les jours de tribulation passés dans le golfe de la Louisiade, qu’il pouvait y avoir au fond de ce golfe un détroit qui nous aurait ouvert un passage fort court dans la mer des Moluques ; mais dans la situation où nous nous trouvions relativement aux vivres et à la santé des équipages, nous ne pouvions courir les hasards de la recherche. En effet, s’il n’eût pas existé, nous étions presque sans ressources. Cependant le passage existe, et les Anglais, en côtoyant la nouvelle Hollande, ont trouvé par dix degrés trente-six minutes de latitude australe, cent-quarante-et-un degrés quarante-quatre minutes à l’est de Londres, ce détroit qui sépare la nouvelle Hollande de la nouvelle Guinée ; mais ils ont éprouvé comme nous que la navigation dans ces parages est hérissée de difficultés, et ils ont été au moment d’y perdre leur vaisseau l’Endeavour. Nous avons été environ à quarante lieues de l’embouchure orientale de ce détroit.

Nous nous étions élevés d’environ soixante lieues dans le nord depuis le cap de la Délivrance, lorsque le 28 au matin on découvrit la terre dans le nord-ouest à neuf ou dix lieues de distance. C’étaient deux îles, dont la plus méridionale restait, à huit heures, dans le nord-ouest-quart-ouest du compas. Une autre côte longue et élevée se fit apercevoir en même temps depuis l’est-sud-est jusqu’à l’est-nord-est. Celle-ci courait au nord, et à mesure que nous avancions dans le nord-est, on la voyait se prolonger davantage et tourner au nord-nord-ouest. On découvrit cependant un espace où la côte était interrompue, soit que ce fût un canal, ou l’ouverture d’une grande baie, car on crut distinguer des terres dans le fond. Le 29 au matin, la côte que nous avions à l’est continuait à s’étendre sur le nord-ouest, sans que de ce côté notre horizon fût borné. Je voulus la rallier pour la prolonger ensuite et chercher un mouillage. À trois heures après-midi, étant à près de trois lieues de terre, nous avions trouvé fond par quarante-huit brasses, sable blanc et morceaux de coquilles brisées ; nous portâmes alors sur une anse qui paraissait commode, mais le calme survint et nous consomma inutilement le reste de la journée. La nuit se passa à courir de petits bords, et le 30, dès la pointe du jour, j’envoyai les bateaux avec un détachement aux ordres du chevalier de Bournand, pour visiter le long de la côte plusieurs anses qui semblaient promettre un mouillage, le fond trouvé au large étant d’un augure favorable. Je le suivis à petites voiles, prêt à le joindre au premier signal qu’il nous en ferait.

Vers les dix heures, une douzaine de pirogues de différentes grandeurs vinrent assez près des navires, sans toutefois vouloir les accoster. Il y avait vingt-deux hommes dans la plus grande, dans les moyennes huit ou dix, deux ou trois dans les plus petites. Ces pirogues paraissaient bien faites : elles ont l’avant et l’arrière fort relevés ; ce sont les premières que nous ayons vues sans balancier, dans ces mers. Ces insulaires sont aussi noirs que les nègres d’Afrique, ils ont les cheveux crépus, mais longs, quelques-uns de couleur rousse. Ils portent des bracelets et des plaques au front et sur le cou ; j’ignore de quelle matière : elle m’a paru être blanche. Ils sont armés d’arcs et de zagaies ; ils poussaient de grands cris, et il parut que leurs dispositions n’étaient pas pacifiques. Je rappelai nos bateaux à trois heures. Le chevalier de Bournand me rapporta qu’il avait trouvé presque partout bon fond pour mouiller par trente, vingt-cinq, vingt, quinze, jusqu’à onze brasses, sable vaseux, mais en pleine côte et sans rivière qu’il n’avait vu qu’un seul ruisseau dans toute cette étendue. La côte ouverte est presque inabordable ; la vague y brise partout, les montagnes viennent s’y terminer au bord de la mer, et le sol est entièrement couvert de bois. Dans de petites anses il y a quelques cabanes, mais en petit nombre ; les insulaires habitent dans la montagne. Notre petit canot fut suivi quelque temps par trois ou quatre pirogues qui semblaient vouloir l’attaquer : un insulaire même se leva plusieurs fois pour lancer une zagaie ; mais il ne le fit pas, et le canot revint à bord sans guerroyer.

Notre situation, au reste, était assez critique. Nous avions, d’une part, des terres inconnues jusqu’à ce jour depuis le sud jusqu’au nord-nord-ouest par l’est et le nord ; de l’autre, depuis l’ouest-quart-sud-ouest jusqu’au nord-ouest. Malheureusement l’horizon était tellement embrumé depuis le nord-ouest jusqu’au nord-nord-ouest, qu’on n’y voyait pas de ce côté à la distance de deux lieues. C’était toutefois dans cet intervalle que je comptais chercher un passage ; nous étions trop avancés pour reculer. Il est vrai qu’une forte marée qui venait du nord et portait dans le sud-est, nous faisait espérer d’y trouver un débouché. Le fort de la marée se fit sentir depuis quatre heures jusqu’à cinq heures et demie du soir ; les vaisseaux, quoique poussés d’un vent très frais, gouvernaient avec peine. La marée mollit à six heures. Pendant la nuit, nous louvoyâmes du sud au sud-sud-ouest sur un bord, de l’est-nord-est au nord-est sur l’autre. Le temps fut à grains avec beaucoup de pluie.

Le 1er juillet, à six heures du matin, nous nous retrouvâmes au même point où nous étions la veille à l’entrée de la nuit, preuve qu’il y avait eu flux et reflux. Nous gouvernâmes au nord-ouest et nord-ouest-quart-nord. À dix heures, nous donnâmes dans un passage large environ de quatre à cinq lieues entre la côte prolongée jusqu’ici à l’est et les terres occidentales. Une marée très forte qui porte sud-est et nord-ouest, forme au milieu de ce passage un ras qui le traverse, et où la mer s’élève et brise comme s’il y avait des roches à fleur d’eau. Je le nommai ras Denis, du nom de mon maître d’équipage, bon et ancien serviteur du Roi. L’Étoile, qui le passa deux heures après nous et plus dans l’ouest, s’y trouva sur cinq brasses d’eau, fond de roches. La mer y était alors si mauvaise qu’ils furent contraints de fermer les écoutilles. À bord de la frégate, nous y sondâmes par quarante-quatre brasses, fond de sable, gravier, coquilles et corail. La côte de l’est commençait ici à s’abaisser et à tourner au nord. Nous y aperçûmes, étant à peu près au milieu du passage, une jolie baie dont l’apparence promettait un bon mouillage. Il faisait presque calme et la marée, dont le cours était alors au nord-ouest, nous la fit dépasser en un instant. Nous tînmes aussitôt le vent dans l’intention de la visiter. Un déluge de pluie survenu à onze heures et demie nous déroba la vue de la terre et du soleil, et nous força de différer nos recherches.

À une heure après-midi, j’envoyai les bateaux armés aux ordres du chevalier d’Oraison, enseigne de vaisseau, pour sonder et reconnaître la baie ; et pendant le temps de cette opération, nous tâchâmes de nous maintenir à portée de suivre ses signaux. Le temps était beau, mais presque calme. À trois heures, nous vîmes le fond sous nous par dix et huit brasses, fond de roches. À quatre heures, nos bateaux firent signal de bon mouillage, et nous manœuvrâmes aussitôt, toutes voiles hautes, pour le gagner. Il ventait peu et la marée nous était contraire. À cinq heures, nous repassâmes sur le banc de roches par dix, neuf, huit, sept et six brasses : nous vîmes même dans le sud-sud-est, environ à une encâblure, un remous qui semblait indiquer qu’en cet endroit il n’y avait pas plus de deux ou trois brasses d’eau. En gouvernant au nord-ouest et nord-ouest-quart-nord, nous augmentâmes d’eau. Je fis à l’Étoile le signal d’arriver, afin qu’elle évitât ce banc, et je lui envoyai son bateau, pour la guider au mouillage. Cependant nous n’avancions point, le vent étant trop faible pour nous aider à refouler la marée, et la nuit approchait à pas précipités. En deux heures entières nous ne gagnâmes pas une demi-lieue, et il fallut renoncer à ce mouillage, car il était impraticable d’aller le chercher à tâtons, environnés comme nous l’étions de basses, de récifs, et livrés à des courants rapides et irréguliers. Je fis donc gouverner à ouest-quart-nord-ouest et ouest-nord-ouest pour nous remettre au large, sondant souvent. Lorsque nous eûmes amené la pointe septentrionale de la terre au nord-est, nous arrivâmes au nord-ouest, puis au nord-nord-ouest et au nord. Je reprends le détail de l’expédition de nos bateaux.

Avant que d’entrer dans la baie, ils en avaient d’abord rangé la pointe du nord, qui est formée par une presqu’île le long de laquelle ils trouvèrent fond depuis neuf jusqu’à treize brasses, sable et corail. Ils s’enfoncèrent ensuite dans la baie, et ils y trouvèrent à un quart de lieue en dedans un très bon mouillage sur neuf et douze brasses, fond de sable gris et gravier, à l’abri depuis le sud-est jusqu’au sud-ouest en passant par l’est et le nord. Comme ils étaient occupés à sonder, ils virent tout d’un coup paraître à l’entrée de la baie dix pirogues, sur lesquelles il y avait environ cent cinquante hommes armés d’arcs, de lances et de boucliers. Elles sortaient d’une anse qui renferme une petite rivière, dont les bords sont couverts de cabanes. Ces pirogues s’avancèrent en bon ordre, voguant sur nos bateaux à forces de rames, et lorsqu’elles s’en jugèrent assez près, elles se séparèrent fort lestement en deux bandes pour les envelopper. Les Indiens alors poussèrent des cris affreux, et, saisissant leurs arcs et leurs lances, ils commencèrent une attaque qui devait leur paraître un jeu contre une poignée d’hommes. On fit sur eux une première décharge, qui ne les arrêta point ; ils continuèrent à lancer leurs flèches et leurs sagaies, se couvrant de boucliers, qu’ils croyaient une arme défensive. Une seconde décharge les mit en fuite ; plusieurs se jetèrent à la mer pour gagner la terre à la nage. On leur prit deux pirogues. Elles sont fort longues et bien travaillées ; l’avant et l’arrière sont extrêmement relevés, ce qui sert d’abri contre les flèches, en présentant le bout. Sur le devant d’une de ces pirogues il y avait une tête d’homme sculptée, les yeux étaient de nacre, les oreilles d’écaille de tortue, et la figure ressemblait à un masque garni d’une longue barbe ; les lèvres étaient teintes d’un rouge éclatant. On trouva dans leurs pirogues des arcs, des flèches en grand nombre, des lances, des boucliers, des cocos, et plusieurs autres fruits dont nous ne connaissons pas l’espèce ; de l’arec, divers petits meubles à l’usage de ces Indiens, des filets à mailles très fines, artistement tissus, et une mâchoire d’homme à demi-grillée. Ces insulaires sont noirs et ont les cheveux crépus, qu’ils teignent en blanc, en jaune et en rouge. Leur audace à nous attaquer, l’usage de porter des armes offensives et défensives, leur adresse à s’en servir, prouvent qu’ils sont presque toujours en état de guerre. Au reste, nous avons observé dans le cours de ce voyage, qu’en général, les hommes nègres sont beaucoup plus méchants que ceux dont la couleur approche de la blanche. Ceux-ci sont nus, à l’exception d’une bande de natte qui leur sert de ceinture. Leurs boucliers sont d’une forme ovale, faits de joncs tournés les uns au-dessus des autres et parfaitement bien liés. Ils doivent être impénétrables aux flèches. Nous avons nommé la rivière et l’anse d’où sont sortis les braves insulaires, la rivière des Guerriers ; l’île entière et la baie, île et baie Choiseul. La presqu’île du nord est toute couverte de cocotiers. Il venta peu les deux jours suivants. Après être sortis du passage, nous découvrîmes dans l’ouest une côte longue et montueuse, dont les sommets se perdaient dans les nues. Le 2 au soir, nous voyions encore les terres de l’île Choiseul. Le 3 au matin, nous ne voyions plus que la nouvelle côte, qui est d’une hauteur surprenante, et qui court au nord-ouest-quart-ouest. Sa partie septentrionale nous parut alors terminée par une pointe qui s’abaisse insensiblement et forme un cap remarquable. Je lui ai donné le nom de cap l’Averdi. Il nous restait, le 3 à midi, environ à douze lieues dans l’ouest cinq degrés nord du compas, et la hauteur méridienne que nous observâmes nous donna le moyen de déterminer avec justesse sa position en latitude. Les nuages qui couvraient les sommets des terres se dissipèrent au coucher du soleil, et nous laissèrent apercevoir des cimes de montagnes d’une hauteur prodigieuse. Le 4, les premiers rayons du jour nous firent voir des terres plus occidentales que le cap l’Averdi. C’était une nouvelle côte moins élevée que l’autre, et courant au nord-nord-ouest. Entre la pointe du sud-sud-est de cette terre et le cap l’Averdi, il restait un vaste espace formant ou un passage, ou un golfe considérable. Dans un grand éloignement on y apercevait quelques mondrains. Derrière cette nouvelle côte nous en aperçûmes une plus haute, qui suivait le même gisement. Nous tînmes le plus près toute la matinée, pour accorder la terre basse. Nous en étions à midi environ à cinq lieues de distance, et nous relevâmes sa pointe du nord-nord-ouest au sud-ouest-quart-ouest. L’après-midi trois pirogues, dans chacune desquelles étaient cinq à six nègres, se détachèrent de la côte et vinrent reconnaître les vaisseaux. Elles s’arrêtèrent à une portée de fusil, et ce ne fut qu’après y avoir passé près d’une heure que nos invitations réitérées les déterminèrent enfin à s’approcher davantage. Quelques bagatelles qu’on leur jeta attachées sur des morceaux de planches achevèrent de leur donner un peu de confiance. Ils accostèrent le navire en montrant des noix de cocos, et criant bouca, bouca, onellé. Ils répétaient sans cesse ces mots, que nous criâmes ensuite comme eux, ce qui parut leur faire plaisir. Ils ne restèrent pas longtemps le long du vaisseau. Ils nous firent signe qu’ils allaient nous chercher des noix de cocos. On applaudit à leur dessein ; mais à peine furent-ils éloignés à vingt pas, qu’un de ces hommes perfides tira une flèche, qui n’atteignit heureusement personne. Ils fuirent ensuite à force de rames : nous étions trop forts pour les punir.

Ces nègres sont entièrement nus. Ils ont les cheveux crépus et courts, les oreilles percées et fort allongées. Plusieurs avaient la laine peinte en rouge, et des taches blanches en différents endroits du corps. Il paraît qu’ils mâchent du bétel, puisque leurs dents sont rouges. Nous avons vu que les habitants de l’île Choiseul en font aussi usage, car on trouva dans leurs pirogues de petits sacs où il y en avait des feuilles, avec de l’arec et de la chaux. On a eu de ceux-ci des arcs longs de six pieds et des flèches armées d’un bois fort dur. Leurs pirogues sont plus petites que celles de l’anse des Guerriers, et nous fûmes surpris de ne trouver aucune ressemblance dans leur construction. Ces dernières ont l’avant et l’arrière peu relevés ; elles sont sans balancier, mais assez larges pour que deux hommes y nagent en couple. Cette île, que nous avons appelée Bouka, paraît être extrêmement peuplée, si l’on en juge par la quantité de cases dont elle est couverte, et par les apparences de culture que nous y avons aperçues. Une belle plaine à mi-côte, toute plantée de cocotiers et d’autres arbres, nous offrait la plus agréable perspective, et je désirais fort trouver un mouillage sur cette côte ; mais le vent contraire et un courant rapide qui portait dans le nord-ouest nous en éloignaient visiblement. Pendant la nuit nous tînmes le plus près, gouvernant au sud-quart-sud-ouest et sud-sud-ouest, et le lendemain matin l’île Bouka était déjà bien loin de nous dans l’est et le sud-est. La veille au soir on avait aperçu du haut des mâts une petite île qui fut relevée depuis le nord-ouest jusqu’au nord-ouest-quart-ouest du compas. Au reste, nous ne pouvions être loin de la Nouvelle-Bretagne, et c’était là que nous comptions trouver une relâche.

Nous eûmes connaissance le 5 après-midi de deux petites îles dans le nord et le nord-nord-ouest, à dix ou douze lieues de distance, et, presqu’au même instant, d’une autre plus considérable entre le nord-ouest et l’ouest ; les terres de cette dernière les plus voisines de nous à cinq heures et demie du soir, nous restaient au nord-ouest-quart-ouest environ à sept lieues. La côte était élevée et paraissait renfermer plusieurs baies. Comme nous n’avions plus ni eau ni bois, et que nos malades empiraient, je résolus de m’arrêter ici, et nous courûmes toute la nuit les bords les plus avantageux pour nous conserver cette terre sous le vent. Le 6, au point du jour, nous en étions à cinq ou six lieues, et nous portâmes dessus dans le même moment où nous découvrions une nouvelle terre haute et de belle apparence dans le ouest-sud-ouest de celle-ci, depuis dix-huit jusqu’à douze et dix lieues de distance. Sur les huit heures, étant environ à trois lieues de la première, j’envoyai le chevalier du Bouchage, avec deux bateaux armés, pour la reconnaître et y chercher un mouillage. À une heure après-midi il nous signala qu’il en avait trouvé un, et aussitôt je fis servir et gouverner sur un canot qu’il détacha au-devant de nous ; à trois heures nous mouillâmes par trente-trois brasses d’eau, fond de sable blanc, fin et vaseux. L’Étoile mouilla plus à terre que nous, par vingt-et-une brasses, même fond.

En entrant on laisse à bâbord dans l’ouest une petite île et un îlot qui sont à une demi-lieue de la côte. Une pointe qui s’avance vis-à-vis l’îlot forme en dedans un véritable port à l’abri de tous les vents, où le fond est partout d’un beau sable blanc, depuis trente-cinq jusqu’à quinze brasses. Sur la pointe de l’est, il y a une bâture, mais visible, et qui ne s’étend pas au large. On voit aussi au nord de la baie deux petites bâtures qui découvrent à basse mer. À l’accore des récifs, il y a douze brasses d’eau. L’entrée de ce port est très aisée ; la seule attention qu’on doive avoir, c’est de ranger la pointe de l’est de près et avec beaucoup de voiles, parce que dès qu’elle est doublée on se trouve en calme, et qu’alors il faut entrer sur l’erre du vaisseau. Notre mouillage était par les marques suivantes : l’îlot de l’entrée restait à l’ouest-quart-sud-ouest un degré trente minutes ouest ; la pointe est de l’entrée, à ouest-quart-sud-ouest un degré sud ; la pointe ouest, à l’ouest-quart-nord-ouest ; le fond du port, au sud-est-quart-ouest. Nous affourchâmes est et ouest. Nous passâmes le reste de la journée à nous amarrer, à amener vergues et mâts de hune, à mettre les chaloupes dehors et à visiter tout le tour du port.

Il plut toute la nuit suivante et presque toute la journée du 7. Nous envoyâmes à terre nos pièces à l’eau ; nous y dressâmes quelques tentes, et on commença à faire l’eau, le bois et les lessives, toutes choses de première nécessité. Le débarquement était magnifique, sur un sable fin, sans aucune roche ni vague ; l’intérieur du port, dans un espace de quatre cents pas, contenait quatre ruisseaux. Nous en prîmes trois pour notre usage, un destiné à faire l’eau de la Boudeuse, un second pour celle de l’Étoile, le troisième pour laver. Le bois se trouvait au bord de la mer, et il y en avait de plusieurs espèces, toutes très bonnes pour brûler, quelques-unes superbes pour les ouvrages de charpente, de menuiserie, et même de tabletterie. Les deux vaisseaux étaient à portée de la voix l’un de l’autre et de la rive. D’ailleurs le port et ses environs fort au loin étaient inhabités, ce qui nous procurait une paix et une liberté précieuses. Ainsi nous ne pouvions désirer un ancrage plus sûr, un lieu plus commode pour faire l’eau, le bois, et les diverses réparations dont les navires avaient le plus urgent besoin, et pour laisser errer à leur fantaisie nos scorbutiques dans les bois.

Tels étaient les avantages de cette relâche ; elle avait aussi ses inconvénients. Malgré les recherches que l’on en fit, on n’y découvrit ni cocos ni bananes, ni aucune des ressources qu’on aurait pu, de gré ou de force, tirer d’un pays habité. Si la pêche n’était pas abondante, on ne devait attendre ici que la sûreté et le strict nécessaire. Il y avait alors tout lieu de craindre que nos malades ne s’y rétablissent pas. À la vérité nous n’en avions pas qui fussent attaqués fortement, mais plusieurs étaient atteints, et s’ils n’amendaient point ici, le progrès du mal ne pouvait plus être que rapide.

Le premier jour, sur les bords d’une petite rivière éloignée de notre camp d’environ un tiers de lieue, on trouva une pirogue comme en dépôt, et deux cabanes. La pirogue était à balancier, fort légère et en bon état. Il y avait à côté les débris de plusieurs feux, de gros coquillages calcinés et des carcasses de têtes d’animaux, que M. de Commerçon nous dit être de sangliers. Il n’y avait pas longtemps que les sauvages étaient venus dans cet endroit, car on trouva dans les cabanes des figues bananes encore fraîches. On crut même entendre des cris d’hommes dans les montagnes ; mais on a depuis vérifié qu’on avait pris pour tels des gémissements de gros ramiers huppés, d’un plumage azur, et qu’on nomme dans les Moluques l’oiseau couronné. Nous fîmes au bord de cette rivière une rencontre plus extraordinaire. Un matelot de mon canot, cherchant des coquilles, y trouva enterré dans le sable un morceau d’une plaque de plomb, sur lequel on lisait ce reste de mots anglais :

HOR’D HERE
ICK MAJESTY’S.

On y voyait encore les traces des clous qui avaient servi à attacher l’inscription, laquelle paraissait être peu ancienne. Les sauvages avaient sans doute arraché la plaque et l’avaient mise en morceaux. Cette rencontre nous engageait à reconnaître soigneusement tous les environs de notre mouillage. Aussi courûmes-nous la côte en dedans de l’île qui couvre la baie ; nous la suivîmes environ deux lieues, et nous aboutîmes à une baie profonde mais peu large, ouverte au sud-ouest, au fond de laquelle nous abordâmes près d’une belle rivière. Quelques arbres sciés ou abattus à coups de hache frappèrent aussitôt nos regards, et nous apprirent que c’était là que les Anglais avaient relâché. Puis il nous en coûta peu de recherches pour retrouver le lieu où avait été placée l’inscription. C’était à un très gros arbre, fort apparent, sur la rive droite de la rivière, au milieu d’un grand espace où nous jugeâmes que les Anglais avaient dressé des tentes, car on voyait encore aux arbres plusieurs amarrages de bitord. Les clous étaient à l’arbre, et la plaque n’avait été arrachée que depuis peu de jours, car sa trace était fraîche. Dans l’arbre même il y avait des gradins pratiqués par les Anglais ou par les insulaires. Des rejetons qui s’élevaient sur la coupe d’un des arbres abattus, nous fournirent un moyen de conclure qu’il n’y avait pas plus de quatre mois que les Anglais avaient mouillé dans cette baie. Le bitord trouvé l’indiquait suffisamment ; car, quoique dans un lieu fort humide, il n’était point pourri. Je ne doute pas que le vaisseau venu ici de relâche ne soit le Swallow, bâtiment de quatorze canons, commandé par M. Carteret et sorti d’Europe au mois d’août 1766 avec le Delfin, que commandait M. Walas. Nous avons eu depuis des nouvelles de ce bâtiment à Batavia, où nous en parlerons, et d’où on verra que nous avons suivi sa trace jusqu’en Europe. C’est un hasard bien singulier que celui qui, au milieu de tant de terres, nous ramène à un point où une nation rivale venait de laisser un monument d’une entreprise semblable à la nôtre.

La pluie fut presque continuelle jusqu’au 11. Il y avait apparence de grand vent dehors, mais le port est abrité de tous côtés par les hautes montagnes qui l’environnent. Nous accélérâmes nos travaux autant que le mauvais temps le permettait. Je fis aussi paumoyer nos câbles et relever une ancre, pour mieux connaître la qualité du fond ; on n’en pouvait souhaiter un meilleur. Un de nos premiers soins avait été de chercher, assurément avec intérêt, si le pays pourrait fournir quelques rafraîchissements aux malades et quelque nourriture solide pour les sains. Nos recherches furent infructueuses. La pêche était absolument ingrate, et nous ne trouvâmes dans les bois que quelques lataniers et des choux palmistes en très petit nombre ; encore les fallait-il disputer à des fourmis énormes, dont les essaims innombrablesont forcé d’abandonner plusieurs pieds de ces arbres déjà abattus. On vit, il est vrai, cinq ou six sangliers ou cochons marrons, et, depuis ce temps, il y eut toujours des chasseurs occupés à en chercher sans que jamais on en ait tué. C’est le seul quadrupède que nous ayons rencontré ici.

Quelques personnes ont aussi cru y reconnaître les traces d’un chat-tigre. Nous avons tué quelques gros pigeons de la plus grande beauté. Leur plumage est vert-doré. Ils ont le cou et le ventre gris-blanc et une petite crête sur la tête. Il y a aussi des tourterelles, des veuves plus grosses que celles du Brésil, des perroquets, des oiseaux couronnés, et une espèce d’oiseau dont le cri ressemble si fort à l’aboiement d’un chien, qu’il n’y a personne qui n’y soit trompé la première fois qu’on l’entend. Nous avons aussi vu des tortues en différentes parties du canal, mais nous n’étions pas dans le temps de la ponte. Il y a dans cette baie de belles anses de sable, où je crois qu’alors on en pourrait prendre un assez bon nombre.

Tout le pays est montagneux ; le sol y est très léger ; à peine le rocher est-il recouvert. Cependant les arbres y sont de la plus grande élévation, et il y a plusieurs espèces de très beaux bois. On y trouve le bétel, l’areca, et le beau jonc des Indes que nous tirons des Malais. Il croît ici dans les lieux marécageux, mais soit qu’il exige une culture, soit que les arbres qui couvrent entièrement la terre nuisent à son accroissement et à sa qualité, soit enfin que nous ne fussions pas dans la saison de sa maturité, on n’en a point coupé de beaux. Le poivrier aussi est commun ici, mais ce n’était alors ni le temps des fruits, ni celui des fleurs. Le pays est en général peu riche en botanique. Au reste, il n’existe aucune trace qu’il ait jamais été habité à demeure. Il paraît certain que de temps en temps il y passe des Indiens : nous rencontrions fréquemment sur le bord de la mer des endroits où ils s’étaient arrêtés ; on les reconnaissait facilement aux débris de leurs repas.

Le 10, il mourut un matelot à bord de l’Étoile. Sa maladie était compliquée et ne tenait en rien du scorbut. Les trois jours suivants furent très beaux, et nous les employâmes utilement. Nous refîmes le pied de notre mât d’artimon, qui s’était rongé dans la carlingue, et l’Étoile recoupa le sien, dont la tête était consentie. Nous prîmes aussi à bord de cette flûte la farine et le biscuit qui lui restaient encore pour nous, proportionnellement à notre nombre. Il se trouva moins de légumes qu’on n’avait cru, et je fus obligé de retrancher plus d’un tiers des gourganes qui faisaient notre soupe. Je dis notre, car tout se distribuait également. États-majors et équipages étaient à la même nourriture ; notre situation égalisait les hommes comme la mort. Nous profitâmes aussi du beau temps pour faire des observations essentielles.

Le 11 au matin, M. Verron établit à terre son quart-de-cercle et une pendule à secondes ; il s’en servit le même jour pour observer la hauteur méridienne du soleil. Le mouvement de la pendule fut déterminé avec exactitude par des hauteurs correspondantes, prises deux jours de suite. Il y avait le 13 une éclipse de soleil visible pour nous, et il fallait être en état de l’observer si le temps le permettait. Il fut très beau, et on put voir le moment de l’immersion et celui de l’émersion. M. Verron observait avec une lunette de neuf pieds ; le chevalier du Bouchage avec une lunette achromatique de Dollond, longue de quatre pieds ; mon poste était à la pendule. Le commencement de l’éclipse fut pour nous le 13 à dix heures cinquante minutes quarante-cinq secondes du matin, la fin à zéro heure vingt-huit minutes seize secondes de temps vrai, et sa grandeur de trois minutes vingt-deux secondes. Nous avons enterré une inscription sous l’endroit même où était la pendule, et nommé ce port le port Praslin. Il est situé par quatre degrés quarante-neuf minutes vingt-sept secondes de latitude australe, et cent quarante-neuf degrés quarante-quatre minutes quinze secondes de longitude à l’est de Paris.

Cette observation est d’autant plus importante qu’on peut enfin, par son moyen et par celui des observations astronomiques faites à la côte du Pérou, déterminer d’une façon sûre l’étendue en longitude du vaste océan Pacifique, jusqu’à ce jour si incertaine. Nous fûmes d’autant plus heureux d’avoir eu beau temps pendant la durée de l’éclipse, que, depuis ce jour jusqu’à notre départ, il n’y a pas eu une seule journée qui ne fût affreuse. Le ciel n’eut jamais plus de trois aunes, et la pluie continuelle, jointe à une chaleur étouffante, nous rendait notre séjour ici pernicieux. Le 16 la frégate avait achevé son travail, et nous employâmes tous nos bateaux à finir celui de l’Étoile. Cette flûte était presque lège, et comme on ne trouve point ici des pierres propres à former du lest, il fallut lui en faire un avec du bois : travail long, pénible et malsain, au milieu de ces forêts où règne une éternelle humidité.

On y tuait journellement des serpents, des scorpions et une grande quantité d’insectes d’une espèce singulière. Ils sont longs comme le doigt, cuirassés sur le corps ; ils ont six pattes, des pointes saillantes des côtés et une queue fort longue. On m’apporta aussi un animal qui nous parut extraordinaire. C’est un insecte d’environ trois pouces de long, de la famille des mantes ; presque toutes les parties de son corps sont composées d’un tissu que, même en y regardant de près, on prendrait pour des feuilles ; chacune de ses ailes est la moitié d’une feuille, laquelle est entière quand les ailes sont rapprochées ; le dessous de son corps est une feuille d’une couleur plus morte que le dessus. L’animal a des antennes et six pattes, dont les parties supérieures sont aussi des portions de feuilles. M. de Commerçon a décrit cet insecte particulier, et, l’ayant conservé dans de l’esprit-de-vin, je l’ai remis au cabinet du roi.

On trouvait ici un grand nombre de coquilles, dont plusieurs fort belles. Les bâtures offraient des trésors pour la conchyliologie. On récolta dans un même endroit dix marteaux, espèce, dit-on, fort rare[1]. Aussi le zèle des curieux était-il fort vif. Il fut ralenti par l’accident arrivé à un de nos matelots, lequel, en échouant la senne, fut piqué dans l’eau par une espèce de serpent. L’effet du venin se manifesta une demi-heure après. Le matelot ressentit des douleurs violentes dans tout le corps. L’endroit de la morsure, qui était au côté gauche, devint livide et enfla à vue d’œil. Quatre ou cinq scarifications en tirèrent beaucoup de sang déjà dissous. Aussitôt qu’on cessait de faire promener par force le malade, les convulsions le prenaient. Il souffrit horriblement pendant cinq ou six heures. Enfin la thériaque et l’eau de lusse qu’on lui avait administrées dès la première demi-heure, provoquèrent une sueur abondante et le tirèrent d’affaire.

Cette aventure rendit tout le monde plus circonspect à se mettre dans l’eau. Notre Taïtien suivit avec curiosité le malade pendant tout le traitement. Il nous fit entendre que dans son pays il y avait le long de la côte des serpents qui mordaient les hommes à la mer, et que tous ceux qui étaient mordus en mouraient. Ils ont une médecine, mais je la crois fort peu avancée. Il fut émerveillé de voir le matelot, quatre ou cinq jours après son accident, revenir au travail. Fort souvent, en examinant les productions de nos arts et les moyens divers par lesquels ils augmentent nos facultés et multiplient nos forces, cet insulaire tombait dans l’admiration de ce qu’il voyait, et rougissait pour son pays : Aouaou ; Taïti, fi de Taïti ! nous disait-il avec douleur. Cependant il n’aimait pas à marquer qu’il sentait notre supériorité sur sa nation. On ne saurait croire à quel point il est haut. Nous avons remarqué qu’il est aussi souple que fier, et ce caractère prouve qu’il vit dans un pays où les rangs sont inégaux.

Le 19 au soir, nous fûmes enfin en état de partir, mais il sembla que le temps ne fît qu’empirer : grand vent de sud, déluge de pluie, tonnerre, grains en tourmente. La mer était très grosse dehors, et les oiseaux pêcheurs se réfugiaient dans la baie. Le 22, nous ressentîmes, vers dix heures et demie du matin, plusieurs secousses de tremblement de terre. Elles furent très sensibles sur nos vaisseaux, et durèrent environ deux minutes. Pendant ce temps la mer haussa et baissa plusieurs fois de suite, ce qui effraya beaucoup ceux qui pêchaient sur les récifs, et leur fit chercher un asile dans les bateaux. Au reste, il semble que dans cette saison les pluies soient ici sans interruption. Un orage n’attend pas l’autre ; le tonnerre gronde presque continuellement et la nuit donne l’idée des ténèbres du chaos. Cependant nous allions tous les jours dans les bois chercher des lataniers et des palmistes, et tâcher de tuer quelques tourterelles. Nous nous partagions en plusieurs bandes, et le résultat ordinaire de ces caravanes pénibles était de revenir trempés jusqu’aux os et les mains vides. On découvrit cependant les derniers jours quelques pommes de mangles et des prunes monbin ; c’eût été un secours utile si on en eût eu connaissance plus tôt. On trouva aussi une espèce de lierre aromatique, auquel les chirurgiens crurent reconnaître une vertu antiscorbutique ; du moins, les malades qui en firent des infusions et s’en lavèrent ont-ils éprouvé quelque soulagement.

Nous avons tous été voir une cascade merveilleuse qui fournissait les eaux du ruisseau de l’Étoile. L’art s’efforcerait en vain de produire dans le palais des rois ce que la nature a jeté ici dans un coin inhabité. Nous en admirâmes les groupes saillants, dont les gradations presque régulières précipitent et diversifient la chute des eaux ; nous suivions avec surprise tous ces massifs variés pour la figure et qui forment cent bassins inégaux, où sont reçues les nappes de cristal coloriées par des arbres immenses, dont quelques-uns ont le pied dans les bassins mêmes. C’est bien assez qu’il existe des hommes privilégiés, dont le pinceau hardi peut nous tracer l’image de ces beautés inimitables. Cette cascade mériterait le plus grand peintre.

Cependant notre situation empirait à chaque instant que nous demeurions ici et que nous perdions sans faire de chemin. Le nombre et les maux de nos scorbutiques augmentaient. L’équipage de l’Étoile était encore dans un état plus triste que le nôtre. Chaque jour j’envoyais des canots dehors reconnaître le temps. C’était constamment le vent du sud presque en tourmente et une mer affreuse. Avec ces circonstances l’appareillage était impossible, d’autant plus qu’on ne saurait appareiller de ce port qu’en prenant une croupière sur une ancre, qu’il faut sortir tout de suite, et qu’on n’eût pu embarquer au large la chaloupe qui serait restée pour lever l’ancre, que nous n’étions pas dans le cas de perdre. Ces obstacles me déterminèrent à aller le 23 reconnaître une passe entre l’île des Marteaux et la grande terre. J’en trouvai une, par laquelle nous pouvions sortir avec le vent du sud en embarquant nos bateaux dans le canal. Elle avait, il est vrai, d’assez grands inconvénients, et nous ne fûmes pas heureusement dans le cas de nous en servir.

Il avait plu sans interruption toute la nuit du 23 au 24 ; l’aurore amena le beau temps et le calme. Nous levâmes aussitôt notre ancre d’affourche ; nous envoyâmes établir une amarre à des arbres, une haussière sur une ancre à jet, et nous virâmes à pic sur l’ancre de dehors. Pendant la journée entière nous attendîmes le moment d’appareiller ; déjà nous en désespérions et l’approche de la nuit nous forçait à nous réamarrer, lorsqu’à cinq heures et demie il se leva une brise du fond du port. Aussitôt nous larguâmes notre amarre de terre, filâmes le grelin de l’ancre à jet sur laquelle l’Étoile devait appareiller après nous, et en une demi-heure nous fûmes sous voiles. Les canots nous remorquèrent jusqu’au milieu de la passe, où nous ressentîmes assez de vent pour nous passer de leur secours. Nous les envoyâmes aussitôt à l’Étoile pour la mettre dehors. À deux lieues au large, nous mîmes en travers pour l’attendre, embarquant notre chaloupe et nos petits canots. À huit heures nous commençâmes à apercevoir la flûte qui était sortie du port ; mais le calme ne lui permit de nous joindre qu’à deux heures après minuit. Notre grand canot revint en même temps, et nous l’embarquâmes.

Dans la nuit il y eut des grains et de la pluie. Le beau temps revint avec le jour. Les vents étaient au sud-ouest, et nous gouvernâmes depuis l’est-quart-sud-est jusqu’au nord-nord-est, rondissant comme la terre. Il n’eût pas été prudent de chercher à en passer au vent : nous soupçonnions que c’était la nouvelle Bretagne, et toutes les apparences nous le confirmaient. En effet, les terres que nous avions découvertes plus à l’ouest se rapprochaient beaucoup de celles-ci, et on apercevait, au milieu de ce qu’on aurait pu prendre pour un passage, des mondrains isolés, qui tenaient sans doute au reste par des terres plus basses. Telle est la peinture que fait Dampierre de la grande baie qu’il nomma baie Saint-Georges ; et c’est à sa pointe du nord-est que nous venions de mouiller, comme nous le vérifiâmes dès les premiers jours de notre sortie. Dampierre fut plus heureux que nous. Il trouva pour relâche un canton habité qui lui procura des rafraîchissements, et dont les productions lui firent concevoir de grandes espérances sur ce pays ; et nous, qui étions tout aussi intelligents que lui, nous sommes tombés dans un désert qui n’a fourni à nos besoins que du bois et de l’eau.

En sortant du port Praslin, je corrigeai ma longitude sur celle que donna le calcul de l’éclipse du soleil qu’on y avait observée ; ma différence pouvait être d’environ trois degrés, dont j’étais plus est. Le thermomètre, pendant le séjour que nous y fîmes, fut constamment de vingt-deux à vingt-trois degrés ; mais la chaleur y était plus grande qu’il ne semblait l’annoncer. J’en attribue la cause au défaut d’air dont on manque ici, ce bassin étant enfermé de toutes parts dans la partie surtout des vents régnants.


  1. Ils furent trouvés dans une anse de la grande île qui forme cette baie, et que, pour cette raison, on a nommée l’île aux Marteaux.