Voyage de Bougainville autour du monde/II/IX

CHAPITRE IX.

Départ de Batavia. — Sortie du détroit de la Sonde. — Route jusqu’à l’Île de France. — Vue de l’île Rodrigue. — Atterrage à l’Île de France. — Danger que court la frégate. — Relâche à l’Île de France. — Perte de deux officiers. — Départ de l’Île de France. — Route jusqu’au cap de Bonne-Espérance. — Mauvais temps que nous essuyons. — Avis nautiques. — Relâche au cap de Bonne-Espérance. — Détails sur le vignoble de Constance. — État des Hollandais au Cap. — Départ du Cap. — Vue de Sainte-Hélène. — Relâche à l’Ascension. — Passage de la ligne. — Rencontre du Swallow. — Erreur dans l’estime de notre route — Vue d’Ouessant. — Coup de vent. — Arrivée à Saint-Malo.


Le 16 octobre, j’appareillai seul de la rade de Batavia pour mouiller par sept brasses et demie fond de vase molle, environ une lieue en dehors. J’étais ainsi à un demi-mille dans l’ouest-quart-nord-ouest de la balise qu’on laisse à tribord quand on entre à Batavia. L’île d’Édam me restait au nord-nord-est quatre degrés est, trois lieues ; Onrust au nord-ouest-quart-ouest, deux lieues un tiers ; Rotterdam au nord deux degrés ouest, une lieue et demie. L’Étoile, qui ne put avoir son pain que fort tard, appareilla à trois heures du matin, et, gouvernant sur les feux que je tins allumés toute la nuit, elle vint mouiller auprès de moi.

Comme la route pour sortir de Batavia est intéressante, on me permettra le détail de celle que j’ai faite. Le 17, nous fûmes sous voiles à cinq heures du matin, et nous gouvernâmes au nord-quart-nord-est pour passer dans l’est de Rotterdam, environ à une demi-lieue ; puis au nord-ouest-quart-nord pour passer au sud de Horn et de Harlem ; ensuite du ouest-quart-nord-ouest au ouest-quart-sud-ouest pour ranger au nord les îles d’Amsterdam et de Middelbourg, sur la dernière desquelles est un pavillon ; puis à ouest, laissant à tribord une balise placée dans le sud de la petite Cambuis. À midi, nous observâmes cinq degrés cinquante-cinq minutes de latitude méridionale, et nous étions pour lors nord et sud de la pointe sud-est de la grande Cambuis, environ à un mille. J’ai de là fait route pour passer entre deux balises placées, l’une au sud de la pointe nord-ouest de la grande Cambuis, l’autre est et ouest de l’île des Anthropophages autrement dite Pulo Laki Pour lors on range la côte à la distance qu’on veut ou qu’on peut. À cinq heures et demie, le courant nous affalant sur la côte, je mouillai une ancre à jet par onze brasses fond de vase, la pointe nord-ouest de la baie Bantam me restant à ouest-quart-nord-ouest deux degrés ouest environ cinq lieues, et le milieu de Pulo Laky au nord-ouest cinq degrés ouest trois lieues.


Détroit de la Sonde.

Il y a, pour sortir de Batavia, une autre route que celle que j’ai prise. En partant de la rade, on range la côte de Java, laissant à bâbord une tonne qui sert de balise, environ à deux lieues et demie de la ville ; puis on range l’île Kepert au sud ; on suit la côte et on passe entre deux balises situées, l’une au sud de l’île Middelbourg, l’autre vis-à-vis de celle-là sur un banc qui tient à la pointe de la grande terre ; on retrouve ensuite la balise qui est au sud de la petite Cambuis, et pour lors les deux routes se réunissent. La carte particulière que je donne de la sortie de Batavia indique ces deux routes avec exactitude.

Le 18 à deux heures du matin, nous étions à la voile, mais il nous fallait mouiller le soir ; ce ne fut que le 19 après-midi que nous sortîmes du détroit de la Sonde. passant au nord de l’île du Prince. Nous observâmes à midi six degrés trente minutes de latitude australe, et à quatre heures après-midi, étant environ à quatre lieues de la pointe nord-ouest de l’île du Prince, je pris mon point de départ sur la carte de M. d’Aprés par six degrés vingt-et-une minutes de latitude australe et cent deux degrés de longitude orientale du méridien de Paris. Au reste, on peut mouiller partout le long de l’île de Java. Les Hollandais y entretiennent de petits postes de distance en distance, et chacun d’eux a ordre d’envoyer un soldat, à bord des vaisseaux qui passent, avec un registre, sur lequel on prie d’inscrire le nom du vaisseau, d’où il vient et où il va. On met ce qu’on veut sur ce registre ; mais je suis fort éloigné d’en blâmer l’usage, puisque par ce moyen on peut avoir des nouvelles des bâtiments dont souvent on est inquiet, et que d’ailleurs le soldat chargé de présenter ce registre apporte aussi des poules, des tortues et d’autres rafraîchissements qu’il vend à fort bon compte. Il n’y avait plus de scorbut, au moins apparent, à bord de mes vaisseaux ; mais beaucoup de gens y étaient attaqués du flux de sang. Je pris donc le parti de faire route pour l’Île de France sans attendre l’Étoile, et je lui en fis le signal le 20.

Cette route n’eut rien de remarquable que le beau et bon temps qui l’a rendue fort courte. Nous eûmes constamment le vent de sud-est très frais. Nous en avions besoin, car le nombre des malades augmentait chaque jour, les convalescences étaient fort longues, et il se joignit aux flux de sang des fièvres chaudes ; un de mes charpentiers en mourut la nuit du 30 au 31. Ma mâture me causait aussi beaucoup d’inquiétude. Il y avait lieu d’appréhender que le grand mât ne rompit cinq ou six pieds au-dessous du trelingage. Je le fis jumeller, et, pour le soulager, je dégréai le mât de perroquet et tins toujours deux ris dans le grand hunier. Ces précautions retardaient considérablement notre marche ; malgré cela, le dix-huitième jour de notre sortie de Batavia nous eûmes la vue de l’île Rodrigue, et le surlendemain celle de l’Île de France.

Le 5 novembre à quatre heures du soir, nous étions nord et sud de la pointe nord-est de l’île Rodrigue, d’où j’ai conclu la différence suivante de notre estime depuis l’île du Prince jusqu’à Rodrigue. M. Pingré y a observé soixante degrés cinquante-deux minutes de longitude à l’est de Paris, et à quatre heures je me trouvais, suivant mon estime, par soixante-et-un degrés vingt-six minutes. En supposant donc que l’observation faite sur l’île à l’habitation y ait été faite à deux minutes dans l’ouest de la pointe dont j’étais nord et sud à quatre heures, ma différence sur douze cents lieues de route était trente-quatre minutes sur l’arrière du vaisseau. La différence des observations faites le 3 par M. Verron a été, pour le même moment, de un degré douze minutes sur l’avant du vaisseau.

Nous avions eu connaissance de l’île Ronde le 7 à midi ; à cinq heures du soir, nous étions nord et sud de son milieu. Nous tirâmes du canon à l’entrée de la nuit, espérant qu’on allumerait le feu de la pointe aux Canonniers ; mais ce feu, mentionné par M. d’Aprés dans son instruction, ne s’allume plus, de manière qu’après avoir doublé le coin de mire, qu’on peut ranger d’aussi près qu’on veut, je me trouvai fort embarrassé pour éviter la bâture dangereuse qui avance plus d’une demi-lieue au large de la pointe aux Canonniers. Je louvoyai afin de m’entretenir au vent du port, tirant de temps en temps un coup de canon ; enfin, entre onze heures et minuit, il vint à bord un des pilotes du port entretenus par le roi. Je me croyais hors de peine, et je lui avais remis la conduite du bâtiment, lorsqu’à trois heures et demie il nous échoua près de la baie des Tombeaux. Par bonheur il n’y avait pas de mer, et la manœuvre que nous fîmes rapidement pour tâcher d’abattre du côté du large nous réussit ; mais que l’on conçoive quelle douleur mortelle c’eût été pour nous, après tant de dangers nécessaires heureusement évités, de venir échouer au port par la faute d’un ignorant auquel l’ordonnance nous forçait de nous livrer. Nous en fûmes quittes pour quarante-cinq pieds de notre fausse quille qui furent emportés.

Cet accident, dont il s’en est peu fallu que nous ne fussions la victime, me met dans le cas de faire la réflexion suivante. Lorsqu’on en veut à l’Île de France, et que l’on verra que de jour on ne peut atteindre l’entrée du port, la prudence exige que de bonne heure on prenne son parti de ne pas s’engager trop près de la terre. Il convient de s’entretenir pour la nuit en dehors et au vent de l’île Ronde, non en cape, mais en louvoyant avec un bon corps de voiles à cause des courants. Au reste, il y a mouillage entre les petites îles ; nous y avons trouvé de trente à vingt-cinq brasses fond de sable ; mais il n’y faudrait mouiller que dans le cas d’une extrême nécessité.

Le 8, dans la matinée, nous entrâmes dans le port, où nous fûmes amarrés dans la journée. L’Etoile parut à six heures du soir et ne put entrer que le lendemain. Nous nous trouvâmes être en arrière d’un jour, et nous y reprîmes la date de tout le monde.

Dès le premier jour, j’envoyai tous mes malades à l’hôpital, je donnai l’état de mes besoins en vivres et agrès, et nous travaillâmes sur-le-champ à disposer la frégate pour être carénée. Je pris tous les ouvriers du port qu’on put me donner et tous ceux de l’Étoile, étant déterminé à partir aussitôt que je serais prêt. Le 16 et le 18 on chauffa la frégate. Nous trouvâmes son doublage vermoulu, mais son franc-bord était aussi sain qu’en sortant du chantier.

Nous fûmes obligés de changer ici une partie de notre mâture. Notre grand mât avait un enton au pied, et devait nous manquer par là aussi bien que par la tête, où la mèche était cassée. On me donna un grand mât d’une seule pièce, deux mâts de hune, des ancres, des câbles et du filin, dont nous étions absolument indigents. Je remis dans les magasins du roi mes vieux vivres et j’en repris pour cinq mois. Je livrai pareillement à M. Poivre, intendant de l’Île de France, le fer et les clous embarqués à bord de l’Étoile, ma cucurbite, ma ventouse, beaucoup de médicaments et quantité d’effets devenus inutiles pour nous et dont cette colonie avait besoin. Je donnai aussi à la légion vingt-trois soldats qui me demandèrent à y être incorporés. Messieurs de Commerçon et Verron consentirent pareillement à différer leur retour en France, le premier pour examiner l’histoire naturelle de ces îles et celle de Madagascar, le second pour être à portée d’aller observer dans l’Inde le passage de Vénus ; on me demanda de plus M. de Romainville, ingénieur, et quelques jeunes volontaires et pilotins pour la navigation d’Inde en Inde.

Il n’était pas malheureux, après un aussi long voyage, d’être encore en état d’enrichir cette colonie d’hommes et d’effets nécessaires. La joie que j’en ressentis fut cruellement altérée par la perte que nous y fîmes du chevalier du Bouchage, enseigne de vaisseau, sujet d’un mérite distingué, qui joignait aux connaissances qui font le grand officier de mer, toutes les qualités du cœur et de l’esprit qui rendent un homme précieux à ses amis. Les soins affectueux et l’habileté de M. de la Porte, notre chirurgien-major, n’ont pu le sauver. Il mourut dans mes bras le 19 novembre, d’une dyssenterie commencée à Batavia. Peu de jours après, un jeune fils de M. le Moyne, commissaire ordonnateur de la marine, embarqué avec moi volontaire et nommé depuis peu garde de la marine, mourut de la poitrine.


Cap de Bonne-Espérance.

J’admirai à l’Île de France les forges qui y ont été établies par MM. de Rostaing et Hermans. Il en est peu d’aussi belles en Europe, et le fer qu’elle fabrique est de la première qualité. On ne conçoit pas ce qu’il a fallu de constance et d’habileté pour perfectionner cet établissement, et ce qu’il a coûté de frais. Il a maintenant neuf cents nègres, dont M. Hermans a tiré et fait exercer un bataillon de deux cents hommes, parmi lesquels s’est établi l’esprit de corps. Ils sont entre eux fort délicats sur le choix de leurs camarades, et refusent d’admettre tous ceux qui ont commis la moindre friponnerie. Comment se peut-il que le point d’honneur se trouve avec l’esclavage ?

Pendant notre séjour ici, nous avions constamment joui du plus beau temps. Le 5 décembre, le ciel commença à se couvrir de gros nuages, les montagnes s’embrumèrent, tout annonça la saison des pluies et l’approche de l’ouragan, qui se fait sentir dans ces îles presque toutes les années. Le 10, j’étais prêt à mettre à la voile ; la pluie et le vent debout ne me le permirent pas. Je ne pus appareiller que le 12 au matin, laissant l’Étoile au moment d’être carénée. Ce bâtiment ne pouvait être en état de sortir avant la fin du mois, et notre jonction était dorénavant inutile. Cette flûte, sortie de l’Île de France à la fin du mois de décembre, est arrivée en France un mois après moi. À midi, je pris mon point de départ par la latitude australe observée de vingt degrés vingt-deux minutes, et par cinquante-quatre degrés quarante minutes de longitude à l’est de Paris.

Le temps fut d’abord très couvert, avec des grains et de la pluie. Nous ne pûmes avoir connaissance de l’île Bourbon. À mesure que nous nous éloignâmes, le temps devint plus beau. Le vent était favorable et frais, mais bientôt notre nouveau grand mât nous causa les mêmes inquiétudes que le premier. Il faisait à la tête un arc si considérable, que je n’osai me servir du grand perroquet ni porter le hunier tout haut.

Depuis le 22 décembre jusqu’au 8 janvier, nous eûmes constamment vent debout, mauvais temps ou calme. Ces vents d’ouest étaient, me disait-on, sans exemple ici dans cette saison. Ils ne nous en molestèrent pas moins quinze jours de suite que nous passâmes à la cape ou à louvoyer avec une très grosse mer. Nous eûmes la connaissance de la côte d’Afrique avant que d’avoir eu la sonde. Lors de la vue de cette terre, que nous prîmes pour le cap des Basses, nous n’avions pas de fond. Le 30, nous trouvâmes soixante-dix-huit brasses et depuis ce jour nous nous entretînmes sur le banc des Aiguilles, avec la vue presque continuelle de la côte. Bientôt nous rencontrâmes plusieurs navires hollandais de la flotte de Batavia. L’avant-coureur en était parti le 20 octobre et la flotte le 26 novembre : les Hollandais étaient encore plus surpris que nous de ces vents d’ouest qui soufflaient ainsi contre saison.

Enfin, le 8 janvier au matin, nous eûmes connaissance du cap False, et bientôt après la vue des terres du cap de Bonne-Espérance. J’observerai qu’à cinq lieues dans l’est-sud-est du cap False il y a une roche sous l’eau fort dangereuse ; qu’à l’est du cap de Bonne-Espérance, est un récif qui s’avance plus d’un tiers de lieue au large, et, qu’au pied du cap même, un rocher met au large à la même distance. J’avais atteint un vaisseau hollandais aperçu le matin, et j’avais diminué de voiles pour ne pas le dépasser, afin de le suivre en cas qu’il voulût entrer de nuit. À sept heures du soir, il amena perroquets, bonnettes et même ses huniers ; pour lors je pris le bord du large, et je louvoyai toute la nuit avec un grand frais de vent du sud, variable du sud-sud-est au sud-sud-ouest.

Au point du jour, les courants nous avaient entraînés de près de neuf lieues dans le ouest-nord-ouest ; le vaisseau hollandais était à plus de quatre lieues sous le vent à nous. Il fallut forcer de voiles pour regagner ce que nous avions perdu ; aussi ceux qui doivent passer la nuit sur les bords dans l’intention d’entrer au jour dans la baie du cap, feront-ils bien de mettre en travers dès la pointe orientale du cap de Bonne-Espérance, en se tenant environ à trois lieues de terre ; dans cette position, les courants les auront mis en bonne posture d’entrer de grand matin. À neuf heures du matin, nous mouillâmes dans la baie du Cap à la tête de la rade, et nous affourchâmes nord-nord-est et sud-sud-ouest. Il y avait ici quatorze grands navires de toutes nations, et il en arriva plusieurs autres pendant le séjour que nous y fîmes. M. Carteret en était sorti le jour des Rois. Nous saluâmes de quinze coups de canon la ville, qui nous en rendit un pareil nombre.

Nous eûmes tout lieu de nous louer du gouverneur et des habitants du cap de Bonne-Espérance ; ils s’empressèrent de nous procurer l’utile et l’agréable. Je ne m’arrêterai point à décrire cette place, que tout le monde connaît. Le Cap relève immédiatement de l’Europe et n’est point dans la dépendance de Batavia, ni pour l’administration militaire et civile, ni pour la nomination des emplois. Il suffit même d’en avoir exercé un au Cap pour n’en pouvoir posséder aucun à Batavia. Cependant le Conseil du Cap correspond avec celui de Batavia pour les affaires du commerce. Il est composé de huit personnes, du nombre desquelles est le gouverneur, qui en est le président. Le gouverneur n’entre point dans le Conseil de justice, auquel préside le commandant en second ; seulement il signe les arrêts de mort.

Il y a un poste militaire à False-baye et un à la baie de Saldagna. Cette dernière, qui forme un port superbe à l’abri de tous les vents, n’a pu devenir le chef-lieu parce qu’il n’y a pas d’eau. On travaille maintenant à augmenter l’établissement de False-baye ; c’est où les vaisseaux mouillent pendant l’hiver quand la baie du Cap est interdite. On y trouve les mêmes secours et à tout aussi bon compte qu’au Cap. Il y a par terre huit lieues de mauvais chemin d’un de ces lieux à l’autre.

À peu près à moitié chemin des deux est le canton de Constance, qui produit le fameux vin de ce nom. Ce vignoble, où l’on cultive des plants de muscat d’Espagne, est fort petit, mais il est faux qu’il appartienne à la Compagnie et qu’il soit, comme on le croit ici, entouré de murs et gardé. On le distingue en haut Constance et petit Constance, séparés par une haie et appartenant à deux propriétaires différents. Le vin qui s’y recueille est à peu près égal en qualité, quoique chacun des deux Constances ait ses partisans. Il se fait année commune cent vingt à cent trente barriques de ce vin, dont la Compagnie prend un tiers à un prix tarifé ; le reste se vend aux acheteurs qui se présentent. Le prix actuel est de trente piastres l’alvrame ou baril de soixante-dix bouteilles de vin blanc, trente-cinq piastres l’alvrame de rouge. Mes camarades et moi nous allâmes dîner chez M. de Vanderspie, propriétaire du haut Constance. Il nous fit la meilleure chère du monde, et nous y bûmes beaucoup de son vin, soit en dînant, soit en goûtant des différentes pièces pour faire notre emplette.

Le terroir de Constance, terminé en pente douce, est d’un sable graveleux. La vigne s’y cultive sans échalas ; le cep est taillé à petit bois. Le vin s’y fait en mettant dans la cuve la grappe égrenée. Les fûts pleins se conservent dans un cellier à rez-de-chaussée, dans lequel l’air a une libre circulation. Nous visitâmes en revenant de Constance deux maisons de plaisance qui appartiennent au gouverneur. La plus grande, nommée Newland, a un jardin beaucoup plus beau que celui de la Compagnie du Cap. Nous avons trouvé ce dernier fort inférieur à sa réputation. De longues allées de charmilles très hautes lui donnent l’air d’un jardin de moines ; il est planté de chênes qui y viennent très mal.

Les plantations des Hollandais se sont fort étendues sur toute la côte, et l’abondance y est partout le fruit de la culture, parce que le cultivateur, soumis aux seules lois, y est libre et sûr de sa propriété. Il y a des habitants jusqu’à près de cent cinquante lieues de la capitale ; ils n’ont d’ennemis à craindre que les bêtes féroces, car les Hottentots ne les molestent point. Une des plus belles parties de la colonie du Cap est celle à laquelle on a donné le nom de petite Rochelle. C’est une peuplade de Français chassés de leur patrie par la révocation de l’Édit de Nantes. Elle surpasse toutes les autres par la fécondité du terrain et l’industrie des colons. Ils ont conservé à cette mère adoptive le nom de leur ancienne patrie, qu’ils aiment toujours, toute rigoureuse qu’elle leur a été.


Sainte-Hélène.

Le gouvernement envoie de temps en temps des caravanes visiter l’intérieur du pays. Il s’en est fait une de huit mois en 1763. Le détachement perça dans le nord et fit, m’a-t-on assuré, des découvertes importantes ; ce voyage n’eut pas cependant le succès qu’on devait s’en promettre ; le mécontentement et la discorde se mirent dans le détachement et forcèrent le chef à revenir sur ses pas, laissant ses découvertes imparfaites. Les Hollandais avaient eu connaissance d’une nation jaune, dont les cheveux sont longs, et qui leur a paru très farouche.

C’est dans ce voyage que l’on a trouvé le quadrupède de dix-sept pieds de hauteur dont j’ai remis le dessin à M. de Buffon ; c’était une femelle qui allaitait un faon dont la hauteur n’était encore que de sept pieds. On tua la mère, le faon fut pris vivant, mais il mourut après quelques jours de marche. M. de Buffon m’a assuré que cet animal est celui que les naturalistes nomment la girafe. On n’en avait pas revu depuis celui qui fut apporté à Rome du temps de César, et montré à l’amphithéâtre. On a aussi trouvé il y a trois ans, et apporté au Cap, où il n’a vécu que deux mois, un quadrupède d’une grande beauté, lequel tient du taureau, du cheval et du cerf, et dont le genre est absolument nouveau. J’ai pareillement remis à M. de Buffon le dessin exact de cet animal, dont je crois que la force et la vitesse égalent la beauté. Ce n’est pas sans raison que l’Afrique a été nommée la mère des monstres.

Munis de bons vivres, de vins et de rafraîchissements de toute espèce, nous appareillâmes de la rade du Cap le 17 après-midi. Nous passâmes entre l’île Roben et la côte ; à six heures du soir, le milieu de cette île nous restait au sud-sud-est quatre degrés sud, environ à quatre lieues de distance ; c’est d’où je pris mon point de départ par trente-trois degrés quarante minutes de latitude sud, et quinze degrés quarante-huit minutes de longitude orientale de Paris. Je désirais de rejoindre M. Carteret, sur lequel j’avais certainement un grand avantage de marche, mais qui avait encore onze jours d’avance sur moi.

Je dirigeai ma route pour prendre connaissance de l’île Sainte-Hélène, afin de m’assurer la relâche à l’Ascension, relâche qui devait faire le salut de mon équipage. Effectivement nous en eûmes la vue le 29 à deux heures après-midi, et le relèvement que nous en fîmes ne nous donna de différence avec l’estime de notre route que huit à dix lieues. La nuit du 3 au 4 février, étant par la latitude de l’Ascension et m’en jugeant environ à dix-huit lieues de distance, je fis courir sous les deux huniers. Au point du jour, nous vîmes l’île à peu près à neuf lieues de distance, et à onze heures, nous mouillâmes dans l’anse du nord-ouest ou de la montagne de la Croix par douze brasses fond de sable et corail. Suivant les observations de M. l’abbé de la Caille. nous étions à ce mouillage par sept degrés cinquante-quatre minutes de latitude sud, et seize degrés dix-neuf minutes de longitude occidentale de Paris.

À peine eûmes-nous jeté l’ancre que je fis mettre les bateaux à la mer et partir trois détachements pour la pêche de la tortue ; le premier dans l’anse du nord-est ; le second dans l’anse du nord-ouest, vis-à-vis de laquelle nous étions ; le troisième dans l’anse aux Anglais, laquelle est dans le sud-ouest de l’île. Tout nous promettait une pêche favorable ; il n’y avait pas d’autre navire que le nôtre, la saison était avantageuse et nous entrions en nouvelle lune. Aussitôt après le départ des détachements, je fis toutes mes dispositions pour jumeller au-dessous du capelage mes deux mâts majeurs : savoir le grand mât avec un petit mât de hune, le gros bout en haut, et le mât de misaine, lequel était fendu horizontalement entre les jottereaux, avec une jumelle de chêne.

On m’apporta dans l’après-midi la bouteille qui renferme le papier sur lequel s’inscrivent ordinairement les vaisseaux de toutes nations qui relâchent à l’Ascension. Cette bouteille se dépose dans la cavité d’un des rochers de cette baie, où elle est également à l’abri des vagues et de la pluie. J’y trouvai écrit le Swallow, ce vaisseau anglais commandé par M. Carteret que je désirais de rejoindre. Il était arrivé ici le 31 janvier et reparti le premier février ; c’était déjà six jours que nous lui avions gagnés depuis le cap de Bonne-Espérance. J’inscrivis la Boudeuse et je renvoyai la bouteille.

La journée du 5 se passa à jumeller nos mâts sous le capelage, opération délicate dans une rade où la mer est clapoteuse, à tenir nos agrès et à embarquer les tortues. La pêche fut abondante ; on en avait chaviré dans la nuit soixante-dix, mais nous ne pûmes en prendre à bord que cinquante-six ; on remit les autres en liberté. Nous observâmes au mouillage neuf degrés quarante-cinq minutes de variation nord-ouest. Le 6 à trois heures du matin, les tortues et bateaux étant embarqués, nous commençâmes à lever nos ancres ; à cinq heures, nous étions sous voiles, enchantés de notre pêche et de l’espoir que notre premier mouillage serait dorénavant dans notre patrie. Combien nous en avions fait depuis le départ de Brest !

En partant de l’Ascension, je tins le vent pour ranger les îles du cap Vert d’aussi près qu’il me serait possible. Le 11 au matin, nous passâmes, la ligne pour la sixième fois dans ce voyage, par vingt degrés de longitude estimée. Quelques jours après, comme, malgré la jumelle dont nous l’avions fortifié, le mât de misaine faisait une très mauvaise figure, il fallut le soutenir par des pataras, dégréer le petit perroquet, et tenir presque toujours le petit hunier aux bas-ris et même serré.

Le 25 au soir, on aperçut un navire au vent et de l’avant à nous ; nous le conservâmes pendant la nuit, et le lendemain nous le joignîmes ; c’était le Swallow. J’offris à M. Carteret tous les services qu’on peut se rendre à la mer. Il n’avait besoin de rien ; mais sur ce qu’il me dit qu’on lui avait remis au Cap des lettres pour la France, j’envoyai les chercher à son bord. Il me fit présent d’une flèche qu’il avait eue dans une des îles rencontrées dans son voyage autour du monde, voyage qu’il fut bien loin de nous soupçonner d’avoir fait. Son navire était fort petit, marchait très mal, et quand nous eûmes pris congé de lui, nous le laissâmes comme à l’ancre. Combien il a dû souffrir dans une aussi mauvaise embarcation ! Il y avait huit lieues de différence entre sa longitude estimée et la nôtre ; il se faisait plus à l’ouest de cette quantité.

Nous comptions passer dans l’est des îles Açores, lorsque, le 4 mars dans la matinée, nous eûmes connaissance de l’île Terceira, que nous doublâmes dans la journée en la rangeant de fort près. La vue de cette île, en la supposant bien placée sur le grand plan de M. Bellin, nous donnerait environ soixante-sept lieues d’erreur du côté du ouest dans l’estime de notre route, erreur considérable dans un trajet aussi court que celui de l’Ascension aux Açores. Il est vrai que la position de ces îles en longitude est encore incertaine. Cependant je crois que, dans les parages des îles du cap Vert, il règne des courants très violents. Au reste, il était essentiel de déterminer la longitude des Açores par de bonnes observations astronomiques, et de bien constater la distance des unes aux autres et leurs gisements entre elles. Rien de tout cela n’est juste sur les cartes d’aucune nation. Elles ne diffèrent que par le plus ou moins d’erreur. Cet objet important vient d’être rempli par M. de Fleurieu, enseigne des vaisseaux du roi.

Je corrigeai ma longitude, en quittant Terceira, sur celle qu’assigne à cette île la carte à grand point de M. Bellin. Nous eûmes fond le 13 après-midi, et le 14 au matin la vue d’Ouessant. Comme les vents étaient courts et la marée contraire pour doubler cette île, nous fûmes forcés de prendre la bordée du large ; les vents étaient à ouest grand frais, et la mer fort grosse. Environ à dix heures du matin, dans un grain violent, la vergue de misaine se rompit entre les deux poulies de drisse, et la grande voile fut au même instant deralinguée depuis un point jusqu’à l’autre. Nous mîmes aussitôt à la cape sous la grande voile d’étai, le petit foc et le foc de derrière, et nous travaillâmes à nous raccommoder. Nous enverguâmes une grande voile neuve, nous refîmes une vergue de misaine avec la vergue d’artimon, une vergue de grand hunier et un boute-hors de bonnettes, et à quatre heures du soir, nous nous retrouvâmes en état de faire de la voile. Nous avions perdu la vue d’Ouessant, et pendant la cape le vent et la mer nous avaient fait dériver dans la Manche.


Vue de Saint-Malo.

Déterminé à entrer à Brest, j’avais pris le parti de louvoyer avec des vents variables du sud-ouest au nord-ouest, lorsque, le 15 au matin, on vint m’avertir que le mât de misaine menaçait de se rompre au-dessous du capelage. La secousse qu’il avait reçue dans la rupture de sa vergue avait augmenté son mal, et quoique nous en eussions soulagé la tête en abaissant sa vergue, faisant le ris dans la misaine et tenant le petit hunier sur le ton avec tous ses ris faits, cependant nous reconnûmes, après un examen attentif, que ce mât ne résisterait pas longtemps au tangage que la grosse mer nous faisait éprouver au plus près ; d’ailleurs toutes nos manœuvres et poulies étaient pourries, et nous n’avions plus de rechange : quel moyen, dans un état pareil, de combattre entre deux côtes contre le gros temps de l’équinoxe ? Je pris donc le parti de faire vent arrière et de conduire la frégate à Saint-Malo. C’était alors le port le plus prochain qui pût nous servir d’asile. J’y entrai le 16 après-midi, n’ayant perdu que sept hommes pendant deux ans et quatre mois écoulés depuis notre sortie de Nantes.

Puppibus et laeti nautie imposuere coronas.
Virgile, Ænéide, liv., IV.


Nota. Sur cent vingt hommes dont était composé l’équipage de M. de la Giraudais, il n’en a perdu que deux de maladie pendant le voyage. Il est rentré en France le 14 avril, un mois juste après nous.