Voyage de Bougainville autour du monde/I/VI

CHAPITRE VI.

Départ de Rio-Janeiro. — Second voyage à Montevideo. — Avaries qu’y reçoit « l’Étoile ».


Le 14 juillet, nous appareillâmes de Rio-Janeiro et fûmes contraints, le vent nous manquant, de remouiller dans la rade. Nous sortimes le 15 ; et, deux jours après, l’avantage de marche que la frégate avait sur l’Étoile me mit dans le cas de dégréer les mâts de perroquet, nos mâts majeurs exigeant beaucoup de ménagement. Les vents furent variables, grand frais et la mer très grosse ; la nuit du 19 au 20, nous perdîmes notre grand hunier, emporté sur ses cargues. Le 25, il y eut une éclipse de soleil visible pour nous. J’avais pris à mon bord M. Verron, jeune observateur venu de France sur l’Étoile pour s’occuper dans le voyage des méthodes propres à calculer en mer la longitude. Suivant le point estimé du vaisseau, le moment de l’immersion, calculé par cet astronome, devait être pour nous le 25 à quatre heures dix-neuf minutes du soir. À quatre heures six minutes, un nuage nous déroba la vue du soleil, et lorsque nous le revîmes à quatre heures trente-et-une minutes, il y en avait alors environ un doigt et demi d’éclipsé. Les nuages qui passèrent ensuite successivement sur le soleil, ne nous le laissèrent apercevoir que pendant des intervalles très courts ; de sorte que nous ne pûmes observer aucune des phases de l’éclipse, ni par conséquent en conclure notre longitude. Le soleil se couchait pour nous avant le moment de la conjonction apparente, et nous estimâmes que celui de l’immersion avait été à quatre heures vingt-trois minutes.

Le 26, nous commençâmes à trouver le fond, et, le 28 au matin, nous eûmes connaissance des Castilles. Cette partie de la côte est d’une hauteur médiocre et s’aperçoit de dix à douze lieues. Nous crûmes reconnaître l’entrée d’une baie qui est vraisemblablement le mouillage où les Espagnols ont un fort, mouillage qu’ils m’ont dit être très mauvais. Le 29, nous entrâmes dans la rivière de la Plata et vîmes les Maldonades. Nous avançâmes peu cette journée et la suivante. Nous passâmes en calme presque toute la nuit du 30 au 31, sondant sans cesse. Les courants paraissaient nous entraîner dans le nord-ouest, où nous restait à peu près l’île de Lobos. À une heure et demie après minuit, la sonde ayant donné trente-trois brasses, je jugeai être très près de cette île, et je fis le signal de mouiller. Nous appareillâmes à trois heures et demie et vîmes l’île de Lobos dans le nord-est, environ à deux lieues et demie. Le vent de sud et de sud-est, faible d’abord, se renforça dans la matinée, et nous mouillâmes le 31 après-midi dans la baie de Montevideo. L’Étoile nous avait fait perdre beaucoup de chemin, parce qu’outre l’avantage de marche que nous conservions sur elle, cette flûte, qui, au sortir de Rio-Janeiro, faisait quatre pouces d’eau toutes les heures, après quelques jours de navigation, en fit sept pouces dans le même intervalle de temps ; ce qui ne lui permettait pas de forcer de voiles.

À peine fûmes-nous mouillés, qu’un officier venu à bord de la part du gouverneur de Montevideo pour nous complimenter sur notre arrivée, nous apprit qu’on avait reçu des ordres d’Espagne pour arrêter tous les Jésuites et se saisir de leurs biens ; que le même bâtiment, porteur de ces dépêches, avait amené quarante Pères de la Compagnie destinés aux missions ; que l’ordre avait été exécuté déjà dans les principales maisons, sans trouble ni résistance, et qu’au contraire ces religieux supportaient leur disgrâce avec sagesse et résignation. J’entrerai bientôt dans le détail de cette triste affaire, de laquelle m’ont pu mettre au courant un long séjour à Buenos-Ayres et la confiance dont m’y a honoré le gouverneur général Dom Francisco Bucarelli. Ce général m’a communiqué plusieurs des papiers des Jésuites, et m’a même fait lire la lettre dans laquelle il rendait compte à M. d’Aranda de l’exécution des ordres du roi d’Espagne.

Comme nous devions rester dans la rivière de la Plata jusqu’après la révolution de l’équinoxe, nous prîmes des logements à Montevideo, où nous établîmes aussi nos ouvriers et un hôpital. Ces premiers soins remplis, je me rendis à Buenos-Ayres le 11 août, pour y accélérer la fourniture des vivres qui nous étaient nécessaires, et dont fut chargé le munitionnaire général du roi d’Espagne, au même prix que portait son traité avec Sa Majesté Catholique. Je voulais aussi entretenir M. de Bucarelli sur ce qui s’était passé à Rio-Janeiro, quoique je lui eusse déjà envoyé par un exprès les dépêches de Dom Francisco de Medina. Je le trouvai sagement résolu à se contenter de rendre compte en Europe des hostilités commises par le vice-roi du Brésil, et à ne point user de représailles. Il lui eût été facile de s’emparer en peu de jours de la colonie du Saint-Sacrement, d’autant plus que cette place manquait de tout et qu’elle n’avait pas encore reçu au mois de novembre le convoi de vivres et de munitions qu’on lui préparait lorsque nous sortîmes de Rio-Janeiro.

J’éprouvai de la part du gouverneur général les plus grandes facilités pour la prompte expédition des objets qui nous étaient nécessaires. À la fin d’août, deux goélettes, chargées pour nous de biscuit et de farine, avaient fait voile pour Montevideo, où je m’étais aussi rendu pour y célébrer la fête de Saint-Louis. J’avais laissé à Buenos-Ayres le chevalier du Bouchage, enseigne de vaisseau, pour y faire embarquer le reste de nos vivres, et y être chargé des affaires qui pourraient nous survenir jusqu’à notre départ, que j’espérais devoir être à la fin de septembre ; je ne prévoyais pas qu’un accident nous retiendrait six semaines de plus. Pendant une tourmente de sud-ouest, le Saint-Fernand, vaisseau de registre, qui était mouillé près de l’Étoile, chassa sur ses ancres, vint de nuit aborder cette flûte, et du premier choc lui rompit son mât de beaupré au ras de l’étambraie. Sa poulaine et ses écharpes ou herpes du côté de bâbord furent ensuite emportées, heureux encore d’avoir pu se dégager, malgré le mauvais temps et l’obscurité, sans essuyer d’autres avaries. Le Saint-Fernand avait eu toutes les œuvres mortes de sa poupe fracassées.

Cet abordage augmenta considérablement la voie d’eau que l’Étoile avait dès le commencement de la campagne. Il devenait indispensable de décharger ce bâtiment, peut-être même de le virer en quille pour découvrir et fermer cette voie d’eau qui paraissait être très basse et de l’avant. Cette opération ne pouvait se faire à Montevideo, où d’ailleurs on ne trouvait point les bois nécessaires à la réparation de sa mâture.

J’avais envoyé un officier jusqu’aux Maldonades pour visiter des mâts qu’on disait être sur la côte, débris de navires perdus : mais il n’en trouva que deux dont le transport jusqu’à Montevideo eût été de la plus grande difficulté. J’écrivis donc au chevalier du Bouchage d’exposer au marquis de Bucarelli notre situation, et d’obtenir son agrément pour que l’Étoile remontât la rivière et vint à la Encenada de Baragan ; je lui mandais aussi d’y faire passer aussitôt les bois et autres matériaux dont nous avions besoin. Le gouverneur général consentit à ces demandes, et le 7 septembre, n’ayant pu trouver aucun pilote, je m’embarquai sur l’Étoile avec les charpentiers et calfats de la Boudeuse, pour partir le lendemain et suivre moi-même une navigation qu’on nous disait être de la plus grande difficulté. Deux vaisseaux de registre, le Saint-Fernand et le Carmen, munis d’un pilote, appareillaient le même jour de Montevideo pour la Encenada, et j’avais compté les suivre ; mais le Saint-Fernand, à bord duquel était un pilote nommé Philippe, appareilla la nuit du 7 au 8, dans la seule vue de nous dérober sa marche et laissant le Carmen dans le même embarras où il voulait nous mettre.

Nous appareillâmes toutefois le 8 septembre à cinq heures et demie du matin, de même que le Carmen, que nous laissâmes passer devant nous. Je fis route pour doubler un banc de pierre, lequel est à deux lieues de Montevideo nord et sud. Le Carmen prit le parti de mouiller à huit heures pour attendre une goélette qui dirigeât sa route. Je continuai la mienne entre le canot et la chaloupe qui sondaient devant nous. À onze heures, la goélette partie de Montevideo ayant joint le Carmen, ce navire appareilla. On aperçut à quatre heures le Saint-Fernand, lequel, ayant doublé la queue du banc Ortiz[1], était en panne pour attendre son camarade. Nous doublâmes ce banc à cinq heures et demie, sans avoir eu connaissance de la côte du sud.

À six heures et demie nous touchâmes sur un fond de vase. Aussitôt j’envoyai sonder autour de nous, et on ne trouva pas plus de trois brasses et un pied : la mer était tout à fait basse. Comme l’Étoile tirait beaucoup plus d’eau de l’arrière que de l’avant, nous la mîmes rapidement en tonture. La mer qui montait nous remit à flot, et, dès que nous y fûmes, on mouilla une ancre à jet avec une touée de deux grelins pour passer la nuit. Le courant était très fort et sa direction sud-est et nord-ouest.

La route depuis Montevideo jusqu’à huit heures que le petit banc de pierre fut doublé, a été le sud environ trois lieues. Celle depuis huit heures du soir que nous avons doublé la pointe de l’est du banc Ortiz, a été le sud-ouest-quart-ouest quatre degrés ouest douze lieues, sans avoir égard aux courants. Nous avons toujours cherché à nous maintenir par quatre brasses au moins, venant sur bâbord, toutes les fois que nous diminuions d’eau. Le fond est partout une vase molle.

Le 9, je fus sous voile à neuf heures du matin, primant le flot. Les navires espagnols, mouillés deux lieues devant nous n’appareillèrent qu’une heure après. Je les passai, et je fis ma route à la sonde, mes bateaux devant, Philippe, aussi mauvais pilote que méchant homme, se maintenant dans nos eaux. Je suis fondé à le dire mauvais pilote, puisque plusieurs fois je changeai de route pour l’éprouver et que toujours il gouverna sur nous.

À deux heures après-midi, nous eûmes connaissance d’une balise qui se trouve sur l’accore méridional du banc Ortiz, et presqu’à son extrémité occidentale. Cette balise est formée par les deux mâts d’un navire portugais qui s’y est perdu et est resté droit. Il serait essentiel, pour la navigation de Montevideo à Buenos-Ayres, qu’on entretint cette balise avec le plus grand soin. Nous eûmes aussi presque toute la journée la vue de la côte méridionale. Nous défendîmes constamment bâbord pour éviter un petit banc qui se trouve entre la terre et le banc Ortiz, nous maintenant par trois et demie, quatre et quatre brasses et demie d’eau. Dès que la balise reste à l’est-quart-sud-est et que la sonde est de cinq brasses, on a passé les bancs. Je me déterminai à courir jusqu’à onze heures du soir, voulant faire à peu près huit lieues depuis la sortie des bancs. Alors nous mouillâmes sur une ancre à jet, le temps et la mer étant calmes. Les Espagnols suivirent notre feu et mouillèrent une lieue et demie derrière nous.

La route corrigée, depuis le 8 cinq heures du soir jusqu’à la vue de la balise, fut le nord-ouest-quart-nord trois degrés ouest dix lieues, et depuis la vue de la balise jusqu’au mouillage, le nord-ouest cinq degrés nord six lieues. La sonde amena toujours de la vase molle noire.

Le 10, j’appareillai à six heures du matin et, vers huit heures, on aperçut du haut des mâts les vaisseaux espagnols mouillés à la Encenada. Nous fîmes route pour passer au vent à eux, sondant toujours du bord et nos bateaux sondant devant nous ; le courant nous abattait considérablement dans le sud-est et nous l’avions ressenti semblable la veille depuis midi. Depuis deux heures il fallut chenaler sans cesse pour éviter un banc qui s’étend au large de la pointe de la Encenada, en dedans de laquelle nous vîmes bientôt distinctement de dessus le pont cinq bâtiments à l’ancre. Sur les quatre heures, nous touchâmes et franchîmes presqu’aussitôt. Il nous vint à bord un officier espagnol, qui ne put nous donner aucune lumière sur le chenal. Dès que nous eûmes augmenté d’eau jusqu’à quatre brasses et demie, je fis mouiller environ à une demi-lieue de la frégate la Smeralda, sur un fond de vase noire un peu molle. Ce fond est le même dans tout le canal : sur les accores du banc Ortiz il est de sable rouge.

La route corrigée depuis le mouillage du 9 au soir, fut le ouest cinq degrés sud sept lieues. Nous affourchâmes nord-est et sud-ouest avec une ancre du bossoir et une ancre à jet. Le Carmen mouilla près de nous ; la goélette et le Saint-Fernand continuèrent leur route pour Buenos-Ayres.

Les vaisseaux mouillés dans cette rade étaient la Vénus, frégate de vingt-six canons, et quelques navires marchands destinés, comme elle, à faire voile incessamment pour l’Europe. J’y trouvai aussi la Smeralda et la Liebre, qui se disposaient à retourner avec des munitions de toute espèce aux îles Malouines, d’où elles devaient passer dans la mer du sud pour y prendre les Jésuites du Chili et du Pérou. Il y avait de plus le chambekin l’Andalous, arrivé du Ferrol à la fin de juillet en compagnie d’un autre chambekin nommé l’Aventurero ; mais celui-ci s’était perdu sur la tête du banc aux Anglais, et l’équipage avait eu le temps de se sauver. L’Andalous se préparait à aller porter des missionnaires et des présents aux habitants de la terre de Feu, le roi catholique voulant leur témoigner sa reconnaissance des services qu’ils avaient rendus aux Espagnols du navire la Conception, lequel en 1765 avait péri sur leurs côtes.

Je descendis à Baragan, où le chevalier du Bouchage avait déjà fait transporter une partie des bois qui nous étaient nécessaires. Il les avait rassemblés avec peine et à grands frais à Buenos-Ayres dans l’arsenal du roi et dans quelques magasins particuliers, approvisionnés les uns et les autres par les débris des vaisseaux qui font naufrage dans la rivière. On ne trouvait d’ailleurs à Baragan aucune espèce de ressources, mais bien des difficultés de plusieurs genres et tout ce qui peut forcer à n’opérer que lentement. La Encenada de Baragan n’est en effet qu’un mauvais port formé par l’embouchure d’une petite rivière qui se jette dans le fleuve de la Plata sur la rive du sud, dix à douze lieues à l’est-sud-est de Buenos-Ayres. Cette embouchure, tournée à l’ouest-nord-ouest, est directement opposée au cours du fleuve. Elle peut avoir un quart de lieue de largeur, mais il n’y a de l’eau qu’au milieu, dans un canal étroit et qui se comble tous les jours, où peuvent entrer des vaisseaux qui ne tirent que douze pieds : dans tout le reste, il n’y a pas six pouces d’eau à marée basse ; or, comme les marées sont fort irrégulières dans la rivière de la Plata, qu’elles sont hautes ou basses quelquefois huit jours de suite selon les vents qui règnent, le débarquement des chaloupes y essuie les plus grandes difficultés. D’ailleurs nuls magasins à terre, quelques maisons ou plutôt des chaumières construites avec des joncs, couvertes de cuir, dispersées sans ordre sur un sol brut et habitées par des hommes qui ne connaissent d’autre bonheur que celui de ne rien faire. Les bâtiments qui tirent trop d’eau pour pouvoir entrer dans cette anse mouillent à la pointe de Lara, à une lieue et demie dans l’ouest. Ils y sont exposés à tous les vents ; mais la tenue étant fort bonne, ils y peuvent hiverner, quoiqu’avec beaucoup d’incommodités.

Je laissai à la pointe de Lara M. de la Giraudais chargé des soins relatifs à son vaisseau, et je me rendis à Buenos-Ayres, d’où je lui expédiai une grande goélette sur laquelle il pouvait abattre, lorsqu’il serait entré à la Encenada. Il fallait pour cela qu’il déchargeât en partie les effets qu’il avait à bord de la Smeralda et de la Liebre. Le 8 octobre, l’Étoile fut en état d’entrer dans le port, et on trouva que son radoub serait moins long qu’on ne l’avait appréhendé. Toutes les avaries ayant été promptement réparées, et la flûte recalfatée en entier, elle revint, le 21, à la pointe de Lara, où elle reprit son chargement à bord des frégates espagnoles. Elle y embarqua aussi successivement le bois, les farines, le biscuit et les différentes provisions que je lui envoyai dans cette rade.

Il en était parti pour Cadix, à la fin de septembre, la Vénus et quatre autres bâtiments chargés de cuirs, et portant deux cent cinquante Jésuites chassés des Réductions et les familles françaises des Malouines, à l’exception de sept, qui, n’ayant pu y trouver place, furent forcées d’attendre une autre occasion. Le marquis de Bucarelli les fit venir à Buenos-Ayres, où il pourvut à leur subsistance et à leur logement. On venait d’apprendre dans le même moment l’arrivée du Diamant, vaisseau de registre, expédié pour Buenos-Ayres, et celle du Saint-Michel, autre vaisseau de registre destiné pour Lima. La situation de ce dernier bâtiment était triste. Après avoir, pendant quarante-cinq jours, lutté contre les vents sur le cap de Horn, 39 hommes de son équipage étant morts et le reste attaqué du scorbut, un coup de mer ayant emporté son gouvernail, il avait été forcé de faire route pour cette rivière, où il était entré dans le port des Maldonades, sept mois après être sorti de Cadix et n’ayant plus que trois matelots et quelques officiers en état d’agir. Nous envoyâmes à la requête des Espagnols un officier et un équipage pour amener ce bâtiment à Montevideo. Il y était arrivé le 5 octobre la frégate espagnole l’Aigle, sortie du Ferrol au mois de mars. Elle avait relâché à l’île Saint-Catherine, et les Portugais l’y avaient arrêtée dans le même temps où ils retenaient le Diligent’à Rio-Janerio.


  1. Banc de corail.