Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1868)/19

Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 197-207).
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XIX

Ruines de la province d’Ongkor. — Mont Ba-Khêng.

À deux milles et demi au nord d’Ongkor-Wat, sur le chemin même qui conduit à la ville, un temple a été élevé au sommet du mont Ba-Khêng, à cent mètres à peu près de hauteur.

Au pied du mont, au milieu des arbres, s’élèvent deux magnifiques lions, hauts de deux mètres vingt centimètres ; chacun d’eux, avec son piédestal, est monolythe.

Des escaliers en partie détruits conduisent au sommet du mont, d’où, l’on jouit d’une vue si étendue et si belle, que l’on n’est pas surpris que ce peuple qui a montré tant de goût dans la disposition des magnifiques édifices, dont nous cherchons à donner une idée, ait couronné cette cime d’un splendide monument.

D’un côté, l’œil, après avoir plongé sur la plaine boisée et contemplé le temple pyramidal d’Ongkor et sa riche colonnade, autour desquels ondule le feuillage des cocotiers et des palmiers, va se perdre à l’horizon sur les eaux du grand lac, mais non sans s’être arrêté encore un moment sur une nouvelle ceinture de forêts et sur un petit mont dénudé nommé Crôme qui est au-delà de la nouvelle ville.

Du côté opposé se déroule la longue chaîne de montagnes qui a fourni, dit-on, les riches carrières d’où l’on a extrait tant de beaux blocs de grès ; puis un peu plus à l’ouest et toujours au milieu d’épaisses forêts qui en dérobent une partie, un joli petit lac apparaît comme un ruban d’azur étendu sur un tapis de verdure.

Cette belle nature est aussi muette et déserte aujourd’hui qu’elle devait être vivante et animée autrefois ; le cri des animaux sauvages et le chant d’un petit nombre d’oiseaux troublent presque seuls ces profondes solitudes.

Triste fragilité des choses humaines ! Que de siècles, de générations se sont succédés ici, dont non probablement ne nous dira jamais l’histoire ; que de richesses et de trésors d’art demeureront à jamais enfouis sous ces ruines ; que d’hommes illustres, artistes, souverains, guerriers, dont les noms dignes de passer a la postérité ne sortiront jamais de l’épaisse couche de poussière qui recouvre leur tombeau.

Tout le sommet du mont est couvert d’une croûte de calcaire qui a été taillé de manière à offrir une vaste surface plane. À des espaces réglés, se trouvent quatre rangs de trous carrés assez profonds et en face les uns des autres ; dans quelques-uns sont encore debout des colonnes carrées également, qui devaient supporter deux toitures, et former une galerie conduisant de l’escalier à l’édifice principal et dont deux bras transversaux reliaient également quatre tours avancées. Ces dernières sont construites, partie en brique, partie en grès. À en juger parlé travail des détails, et surtout par l’état de vétusté de la pierre qui se réduit en poussière sous les doigts en maints endroits à l’extérieur, cet édifice aurait une origine de beaucoup antérieure à celle de quelques autres monuments ; l’art était alors dans son enfance comme la science ; les difficultés étaient surmontées, mais un voit que ce n’était pas sans de grands efforts de travail et d’intelligence. Le goût était déjà grand et beau, mais le génie, la volonté et la force faisaient un peu défaut ; en un mot, le temple du mont Ba-Khêng paraît avoir été, un des préludes de cette civilisation perdue, comme Ongkor-Wat en aurait été plus tard le couronnement.

À six ou sept kilomètres au nord-ouest du temple, gisent les ruines d’Ongkor-Thôm, l’ancienne capitale. Un bout de chaussée, en partie détruite, cachée sous un épais lit de sable et de poussière et traversant un large fossé bordé de débris de pierres, de blocs, de colonnes, de lions et d’éléphants, conduit à la porte de la ville, qui a la forme et les proportions d’un arc de triomphe.

Ce monument, assez bien conservé, est composé d’une tour centrale haute de dix-huit mètres, entourée de quatre tourelles et flanqué de deux tours avec galeries se reliant ensemble.

Au sommet se trouvent placées quatre énormes têtes dans le goût égyptien. Tout le reste est chargé de sculptures. Le pied de la grande tour est percé d’une voûte qui permet le passage aux chars, et de chaque côté de laquelle on a ménagé dans les murs deux ouvertures pour les portes et les escaliers qui font communiquer les tours entre elles et avec les murailles. L’édifice tout entier est construit en pierre de grès. La grande muraille d’enceinte s’étendant à droite et à gauche de la porte, est formée de blocs de concrétions ferrugineuses.

Cette muraille après de vingt-quatre milles de développement ; sa largeur est de trois mètres quatre-vingts centimètres. Haute de sept mètres, elle sert d’appui à un glacis qui, partant presque du sommet, s’étend sur une distance de quinze mètres de sa base.

Aux quatre points cardinaux se trouvent des portes pareilles ; le côté de l’est en compte deux.

Dans cette vaste enceinte, aujourd’hui couverte de toute part d’une forêt presque impénétrable, on découvre à chaque pas des édifices plus ou moins ruinés, mais qui tous témoignent de la splendeur de l’antique cité.

En quelques endroits effondrés par les pluies ou creusés par les mineurs qui recherchent sans doute des trésors enfouis sous ces décombres, on voit, sous une épaisse couche d’humus, des lits, épais d’un mètre entièrement formés de porcelaine et de poterie.

Trois murs d’enceinte assez éloignés les uns des autres et bordés chacun d’un fossé, entourent ce qui reste du palais des anciens rois.

Dans la première enceinte sont deux tours reliées par des galeries, et qui forment de quatre côtés comme un arc de triomphe. Les murs sont bâtis en concrétions ferrugineuses dont chaque gros bloc forme sur sa longueur l’épaisseur du mur ; les tours et les galeries sont en grès comme dans les édifices précédents.

À une centaine de mètres de l’angle formé par le côté nord du mur d’enceinte se trouve un singulier édifice consistant en deux hautes terrasses carrées avec angles rentrants, et reliées au mur d’enceinte par une autre muraille ; le tout est ruiné à demi.

Dans une cavité creusée récemment par des mineurs sont de gros blocs travaillés et sculptés qui remplissent l’intérieur et paraissent provenir de la partie supérieure de la muraille, qui se serait écroulée. Les murs, encore intacts, sont couverts sur toutes leurs parois de bas-reliefs, formant quatre séries superposées et dont chacune représente un roi assis à l’orientale, les mains reposant sur la poignée d’un poignard, et ayant à ses côtés une cour de femmes. Toutes ces figures sont chargées d’ornements, tels que pendants d’oreilles excessivement longs, colliers et bracelets. Elles n’ont pour costume qu’un léger langouti, et toutes ont la tête surmontée d’une coiffure terminée en pointe que l’on dirait composée de pierreries, de perles et d’ornements d’or et d’argent. Les bas-reliefs d’un autre côté représentent des combats ; on y remarque des enfants portant la chevelure longue, nouée en torchon, ainsi que l’étroit langouti des sauvages de l’est.

Toutes ces figures le cèdent cependant en beauté à la statue dite du roi lépreux, dont la tête, type admirable de noblesse, de régularité, aux traits fins, doux et au port altier, a dû être l’œuvre du plus habile des sculpteurs d’une époque qui en comptait un grand nombre doués d’un rare talent. Une moustache fine recouvre la lèvre supérieure, et une longue chevelure bouclée retombe sur les épaules ; mais tout le corps est nu et n’est recouvert d’aucun ornement.

Un pied et une main ont été brisés.

Le type de cette statue est essentiellement celui des Arians de l’Inde antique ; cette circonstance, jointe au caractère d’une portion du moins des bas-reliefs des temples et des palais d’Ongkor, et qui semblent inspirés de la mythologie et des combats chantés dans le Ramayâna, nous reporte à la plus haute civilisation de l’Inde, à l’époque qui a précédé la scission de ses croyances et les luttes de dix siècles entre le brahmanisme et le bouddhisme. Toujours est-il que la tradition locale confond l’original de cette statue avec le fondateur d’Ongkor.

Statue du roi Lépreux.
Statue du roi Lépreux.
Statue du roi Lépreux.

Cette ville garde encore, dans son voisinage, de la supériorité de ses premiers architectes sur tous ceux de l’Indo-Chine moderne, un témoignage non moins irrécusable que ses temples et que ses palais. C’est un pont de très-ancienne date, en assez bon état de conservation, sauf le parapet et une partie du tablier qui ne représentent plus aux yeux qu’un amas de ruines en désordre. Les piles, les arches et les voûtes qui les forment, construites dans le même système que les toits en voûte des temples, restent encore debout. Les piles sont formées de blocs de grès, les uns longs, les autres carrés posés en assises régulières ; on en voit quelques-uns qui sont sculptés et qui, s’ils n’ont pas été pris à d’autres monuments, devaient être des rebuts rejetés à cause de quelques défauts, car ils sont souvent posés à contre-sens.

Ce pont, avec ses quatorze arches étroites, peut avoir quarante-deux à quarante-trois mètres de long et quatre à cinq mètres de large.

La rivière, au lieu de passer sous les arches, coule maintenant à côté, son lit ayant été modifié depuis la construction du pont par les sables qu’elle charrie, et qui se sont accumulés au pied des arches et autour des pierres éboulées, de manière à cacher la moitié des premières.

Sous le pont même, il y a très-peu de sable.

Il devait servir à faire communiquer la cité d’Ongkor la Grande avec la haute et large chaussée qui, coupant la province de l’ouest à l’est sur un espace d’une trentaine de milles, se dirige ensuite vers le sud.

Presque chaque ruine, sur ce sol bouleversé, est riche en inscriptions gravées en divers caractères dont les uns ont été employés plus fréquemment que les autres. Les caractères les plus usités parmi les Cambodgiens sont ceux de l’alphabet pali ; mais personne, à Siam ou au Cambodge, n’a encore pu traduire ces inscriptions, quoiqu’on puisse les distinguer facilement. Les naturels prétendent qu’il y a une clé à trouver pour déchiffrer ces caractères ; mais ils ne l’ont pas encore découverte. Ils montrent une pierre qu’ils prétendent communiquer sous terre jusqu’à la mer ; ils affirment que, lorsque les vagues sont hautes, la pierre remue ; leurs connaissances géologiques ne sont pas assez avancées pour qu’ils puissent expliquer ce fait. À trois jours de distance de Ongkor, on voit, suivant les récits des indigènes, les ruines de trois autres cités à côté d’un vaste sanctuaire, et de tous les côtés il existe des vestiges d’édifices qui prouvent que cette contrée, aujourd’hui déserte, a été autrefois très-peuplée et très-florissante. Il y a peu de nations qui présentent un contraste aussi étonnant que le Cambodge, entre la grandeur de leur passé, arrivée au point le plus culminant, et l’abjection de leur barbarie actuelle. On n’en rencontrerait aujourd’hui aucune autre aussi complètement privée de souvenirs, de traditions, de documents quelconques sur son histoire. À part les récits fabuleux des historiens chinois et quelques légendes plus probablement composées par les prêtres qui dominent les esprits de ce peuple superstitieux, que transmises de génération en génération, le monde ne possède aucune relation sur ce pays autrefois si puissant, aujourd’hui si dégradé.

Le roi actuel du Cambodge a prétendu avoir trouvé des documents assez positifs pour pouvoir établir l’histoire d’Ongkor jusqu’à une époque qui précède l’ère chrétienne ; il y a quelques années, en interdisant la monnaie sphérique pour la remplacer par une monnaie plate, il saisit l’occasion de perpétuer le souvenir d’Ongkor-Wat et de sa grandeur, en faisant représenter une vue de l’édifice sur la monnaie. Le souverain régnant de Siam, qui a été pendant plusieurs années chef d’un temple, et qui porte un grand intérêt à cette question, soit à cause des associations d’idées de son ancienne profession, soit parce que le fondateur de sa dynastie était originaire de Cambodge, assure que toute l’histoire de l’Inde au-delà du Grange, remontant à plus de quatre cents ans, est indigne de foi et remplie de fables ridicules. Dans un des livres canoniques bouddhistes, le Cambodge, cité comme la seizième des seize nations les plus puissantes de la terre, est signalé comme un pays où les idées libérales ont un grand essor, car on n’y connaît ni aristocratie ni servitude héréditaire. Suivant le même document, ce serait au troisième siècle de l’ère chrétienne qu’aurait vécu le fondateur d’Ongkor-Wat. Il s’appelait Bua-Sivisithiwong ; le premier, il a fait venir des prêtres bouddhistes du Ceylan dans son pays, importation qui s’est souvent renouvelée depuis. Ces exilés volontaires apportèrent avec eux leurs livres dogmatiques, et, dans le but de préserver ces documents sacrés, le roi fit construire tout exprès un monument de pierre où l’on prétend qu’ils sont restés intacts. Ces livres étaient faits avec les matériaux ordinaires à cette époque, des feuilles de palmiers.

« Et vous pensez qu’ils dureraient encore ? »

Telle a été l’observation du roi actuel, lorsqu’on lui a rapporté cette circonstance. Cette réponse indique le doute : elle est, jusqu’à plus ample informé, le dernier mot de la science sur le sujet en question. Voici maintenant la légende :

Bua-Sivisithiwong était, nous pouvons dire heureusement, un lépreux, et c’est pour obtenir des dieux la santé qu’il fit bâtir ce temple. Cette œuvre achevée, le roi n’étant pas guéri, perdit confiance dans ses divinités et recourut aux soins des simples mortels. Il fit donc une proclamation et offrit une grande récompense à celui qui pourrait le guérir. Ce qui eut lieu à cette époque est laissé aux conjectures de chacun ; mais s’il ne s’est pas alors trouvé plus qu’aujourd’hui au Cambodge et à Siam d’hommes capables de guérir cette maladie, nous ne nous en étonnerons pas. Seul, un brahmane illustre, djogui ou fakir, osa entreprendre cette cure. Il croyait fermement aux effets de l’hydropathie ; mais il préférait que le liquide fût en état d’ébullition et proposa à son client royal de le tremper dans un bain d’eau-forte, liquide assez corrosif. Le roi hésitant naturellement devant un pareil procédé, exprima le désir de voir d’abord faire l’expérience sur un tiers ; mais personne ne se présenta pour la subir, et le fakir proposa de la tenter sur un criminel. Le roi qui au fond était jaloux du pouvoir surnaturel du brahmane, lui demanda s’il voulait essayer sur lui-même. « Je le veux bien, répliqua le fakir, si Votre Majesté veut me promettra solennellement de jeter sur moi une certaine poudre que je vais vous laisser. » Le roi promit, et le malheureux médecin, trop crédule, entra dans la chaudière bouillante. Le roi lépreux la fit enlever et jeter avec celui qu’elle contenait dans le fleuve.

C’est, dit-on, cette trahison qui a amené sur cette ville la décadence et la ruine.

D’après une autre légende d’égale valeur, sur l’emplacement du lac Touli-Sap, s’étendait autrefois une plaine fertile, au milieu de laquelle florissait une superbe cité. Un roi, pour s’amuser, élevait de petites mouches, tandis que le gourou ou instituteur des jeunes princes, ses fils, élevait lui-même des araignées. Il arriva qu’une des araignées mangea les mouches du roi, qui entra dans une grande colère et fit mettre le précepteur à mort. Ce dernier s’envola dans les airs, maudissant le roi et sa ville. À l’instant, la plaine fut submergée par le lac. La tradition ajoute que la statue de jaspe de Bouddha, qui est la gloire du temple, dans le palais du roi, à Bangkok, fut retrouvée, flottant à la surface du lac, entourée de lotus et portée par un yak ou bœuf thibétain.

Elle fut retirée de l’eau par les Siamois à Chieug-Rai, ville située au nord de Laos, et on construisit pour elle une pagode, autour de laquelle s’éleva plus tard la capitale actuelle du royaume de Siam.

Voilà les récits qu’inspire à la Clio de l’Indo-Chine l’aspect de monuments plus grandioses que ceux de Ninive et de Persépolis !

À cette pensée amère, à cette preuve ironique du néant des grandeurs humaines, que de fois me suis-je senti comme étreint par les rameaux de l’épaisse forêt qui encombre, presse, ensevelit les palais et les temples d’Ongkor, et quand le déclin du jour me surprenait au milieu de mes études et de mes réflexions, j’étais entraîné, comme un de mes devanciers en ce lieu, à comparer « les teintes que la nuit efface dans le paysage à celles de la vie des peuples quand la gloire et l’espérance cessent de lui prêter la magie de leurs couleurs. »