Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1868)/03

Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 18-25).
◄  II.
IV.  ►

III

Le roi de Siam. — Son érudition. — Son palais.

Je faisais mes préparatifs de départ le 16 octobre pour pénétrer dans le nord du pays et visiter le Cambodge et les tribus sauvages qui en dépendent, quand je reçus une invitation du roi de Siam, pour assister au grand dîner que ce monarque donne chaque année aux Européens habitant Bangkok, le jour de sa fête. Je lui fus présenté par Mgr Pallegoix, et l’accueil de Sa Majesté fut plein de douceur et d’affabilité.

Le roi de Siam et la défunte reine.
Le roi de Siam et la défunte reine.
Le roi de Siam et la défunte reine.

Prenons à la hâte quelques notes sur son costume ; large pantalon et courte jaquette brunâtre d’une étoffe légère, pantoufles pour chaussure, et pour coiffure une petite casquette de cuir comme celles que portent les officiers de marine. Le roi avait aussi un riche sabre au côté. La plupart des Européens présents à Bangkok assistaient à ce dîner, où des toasts chaleureux furent portés à la santé de Sa Majesté, qui assistait au repas, debout et circulant autour des tables, tout en chiquant le bétel et adressant un mot agréable à chacun. Le repas était servi dans une vaste salle ou plutôt un péristyle d’où l’on pouvait voir un peloton de la garde royale avec drapeau et tambour en tête, rangé en ligne dans la cour.

Lorsque j’allai prendre congé de Sa Majesté, elle daigna m’offrir un petit sachet de soie verte contenant les pièces de monnaie d’or et d’argent en usage dans le pays, courtoisie à laquelle j’étais loin de m’attendre et dont je lui témoignai toute ma gratitude.

Sa Majesté Phra-Bard-Somdetch-Phra-Pharamendr-Maha-Mongkut, aujourd’hui régnante à Siam, est, de fait, maîtresse absolue des êtres et des choses de son royaume. Le sol même, fonds et tréfonds, comme dirait un notaire, est sa propriété ; nul ne peut y posséder, y vivre même sans sa permission. Chef infaillible de l’armée, de la loi et du culte, il nomme à tous les emplois civils, militaires et religieux. Il peut, à son gré, créer des princes de talapoins et des chefs de pagodes ; il peut aussi les révoquer. S’il use peu de ce dernier droit, c’est moins par respect pour son clergé que pour ses propres souvenirs. Il a longtemps vécu de la vie des talapoins avant d’être roi. Passer par la filière monacale est une condition, la seule peut-être que l’usage exige à Siam de la royauté.

Jeune prince royal.
Jeune prince royal.
Jeune prince royal.

Quel que soit son passé, le roi de Siam affiche des prétentions à l’administration et à la politique ; il donne, dans ce but, deux audiences par jour à ses mandarins et à ses ministres. La première commence à dix heures du matin et finit à deux ou trois heures de l’après-midi ; la seconde se tient entre onze heures du soir et se termine à deux heures après minuit.

En quatre heures bien employées, on peut faire bien des choses utiles ; mais celles-ci se passent presque toujours en conversations étrangères aux motifs qui ont provoqué le conseil. Phra-Bard-Somdetch-Mongkut rappelle, par plus d’un point, Jacques Ier d’Angleterre. Sexagénaire, il a plus d’érudition que de sérieux dans l’esprit, plus de faconde que de logique dans le raisonnement ; sans aucune idée arrêtée sur quoi que ce soit, il a le jugement d’un enfant dans le corps d’un vieillard. Persuadé que son règne fera époque, il veut tout organiser, tout régénérer dans son royaume, et ne trouve ni en lui ni autour de lui un point d’appui pour ses desseins mal digérés. En tout pays, ce serait un savant véritable, nulle part un véritable roi.

Il a fait dresser ses soldats à l’européenne ; il a fait creuser des canaux, bâtir des forteresses, ouvrir des routes, construire des navires, commander des bateaux à vapeur ; bien plus, il a fondé à Bangkok une imprimerie royale et a accordé la liberté de l’enseignement religieux aux diverses nations qui vivent sous sa domination. Tout cela, c’est beaucoup pour un roi d’Orient. Ses intentions sont évidemment bonnes et lui font honneur ; mais le champ qu’il veut féconder est resté tant de siècles en jachère que sa culture fatiguerait un plus rude laboureur que Phra-Somdetch-Mongkut : aussi se contente-t-il d’ordonner et passe son temps à étudier le pali et les vieux livres canoniques, et laisse assez généralement les rênes de l’État et l’exécution de ses ordres à des mains plus habiles, plus fortes que les siennes, mais aussi souvent moins honnêtes.

Le pali, le sanscrit même, n’ont rien de caché pour lui ; il on a résolu toutes les difficultés, en a sondé toutes les profondeurs, et, dans son innocente vanité d’érudit, il aime à faire parade de son savoir philologique. Nos savants pourraient recourir avec avantage à sa bibliothèque et à ses connaissances. Il a appris seul et presque sans livres la langue anglaise, qu’il parle et écrit couramment. Comme un véritable orientaliste, il ne se résigne que difficilement à s’écarter des usages traditionnels du pays. Les coutumes siamoises ne permettent, en aucune circonstance, à un étranger de paraître en armes devant le roi de Siam, et on raconte encore, parmi les résidents européens de Siam, avec quelles difficultés sir John Bowring, et après lui, M. de Montigny, ministre de France, parvinrent à conserver leurs épées devant Sa Majesté siamoise, en dépit de l’étiquette de sa cour.

J’emprunte à l’évêque Pallegoix, qui a passé de longues années dans l’intimité, pour ainsi dire, de ce monarque, la description de sa demeure royale :

« Le palais est une enceinte de hautes murailles, qui a plusieurs kilomètres de tour. Tout l’intérieur de cette enceinte est pavée de belles dalles de marbre ou de granit ; il y a des postes militaires et des canons braqués de distance en distance ; on voit de tous côtés une multitude de petits édifices élégants, ornés de peintures et de dorures. Au milieu de la grande cour s’élève majestueusement le Mahaprasat à quatre façades, couvert on tuiles vernissées, décoré de sculptures magnifiques et surmonté d’une haute flèche dorée. C’est là que le roi reçoit les ambassadeurs ; c’est là qu’on place le roi défunt dans une urne d’or, pendant près d’un an, avant qu’il soit brûlé ; là aussi viennent prêcher les talapoins ; la reine et les concubines entendent la prédication, cachées derrière les rideaux. À quelque distance de ce lieu consacré s’élève la grande salle où le roi donne ses audiences journalières, en présence de plus de cent mandarins prosternés la face contre terre ; aux portes sont des statues gigantesques de granit apportées, de Chine ; les murailles et les colonnes de la salle sont ornées de peintures et de dorures magnifiques ; le trône, qui a la forme d’un autel, est surmonté d’un dais à sept étages. Les appartements du roi sont attenants à la salle d’audience ; puis viennent le palais de la reine, les maisons des concubines et des dames d’honneur, avec un grand jardin qu’on dit magnifique. Il y a, en outre, de vastes bâtiments qui renferment les trésors du roi, à savoir : l’or, l’argent, les pierreries, les meubles et les étoffes précieuses.

« Dans cette vaste enceinte du palais, il y a un tribunal, un théâtre pour les comédies, la bibliothèque royale, d’immenses arsenaux, des écuries pour les chevaux de prix et des magasins de toute sorte de choses ; on y voit aussi une superbe pagode dont le pavé est recouvert de nattes d’argent, et dans laquelle sont deux idoles ou statues de Bouddha, l’une, en or massif, de quatre pieds de haut, l’autre, faite d’une seule émeraude, d’une coudée de hauteur, évaluée, par les Anglais deux cent mille piastres (plus d’un million).

Vue générale de Bangkok
Vue générale de Bangkok
Vue générale de Bangkok.

« Les pagodes royales sont d’une magnificence dont on ne se fait pas une idée en Europe ; il y en a qui ont coûté jusqu’à deux cents quintaux d’argent (plus de quatre millions de francs). On en compte onze dans l’enceinte des murs de la ville, et une vingtaine en dehors des murs. La pagode Xetuphon renferme une statue de Bouddha, dormant, longue de cinquante mètres, et parfaitement dorée ; dans celle de Borovanivet, on a employé en feuilles d’or (pour les dorures seulement) plus de quatre cent cinquante onces d’or. Une pagode royale est un grand monastère où logent quatre ou cinq cents talapoins avec un millier d’enfants pour les servir. C’est un vaste terrain, ou plutôt un grand jardin, au milieu duquel s’élèvent quantité de beaux édifices, à savoir : une vingtaine de belvédères à la chinoise, plusieurs grandes salles rangées sur les bords du fleuve, une grande salle de prédication, deux temples magnifiques, dont l’un pour l’idole de Bouddha, l’autre pour les prières des bonzes ; deux ou trois cents jolies petites maisons, partie en briques, partie en planches, qui sont la demeure des talapoins ; des étangs, des jardins ; une douzaine de pyramides dorées et revêtues de porcelaine, dont quelques-unes ont de deux à trois cents pieds de haut ; un clocher, des mâts de pavillon, surmontés de cygnes dorés, avec un étendard découpé en forme de crocodile ; des lions ou des statues de granit et de marbre apportées de Chine, et, aux deux extrémités du terrain, des canaux revêtus de maçonnerie, des hangars pour les barques, un bûcher pour brûler les morts, des ponts, des murs d’enceinte, etc. Ajoutez à cela que dans les temples tout est resplendissant de peintures et de dorures ; l’idole colossale y apparaît comme une masse d’or ornée de mille pierreries. Ce peu de lignes suffira peut-être pour faire concevoir que ce sont il Siam un palais et une pagode royale.[1] »

Nous devons ajouter que la plus belle pagode de Bangkok, celle de Wat-Chang, n’est cependant pas renfermée dans l’enceinte du palais, mais s’élève vis-à-vis, sur la rive droite du Ménam. Sa flèche, haute de deux cents pieds, est le premier indice de la capitale qu’aperçoit le voyageur qui remonte le fleuve en venant de la mer.

Depuis la publication du livre de l’évêque Pallegoix, un nouveau pavillon entièrement dans le style italien, avec colonnade et péristyle, a été élevé à proximité du Mahaprasat. Le roi, qui nous en fit lui-même les honneurs après le diner dont j’ai parlé, nous fit remarquer l’inscription bilingue (anglaise et sanscrite) qu’il a fait graver sur le frontispice du portique et que l’on peut traduire par ces mots : Récréations royales. La distribution intérieure de ce pavillon offre un appartement complet, distribué et meublé dans le goût européen, avec glaces, pendules, tentures élégantes de haut prix. Seulement l’aménagement de ce riche mobilier laisse à désirer, et l’on est assez surpris d’y voir figurer pêle-mêle des statuettes et des portraits des souverains et personnages célèbres de notre Europe, des porcelaines de toutes les fabriques de l’Orient et de l’Occident, des rayons chargés de livres et de manuscrits en toutes les langues, des cartes de géographie, des globes et des sphères, des instruments de précision et de physique, des télescopes, des bocaux remplis d’échantillons d’histoire naturelle, des keepsakes anglais, des bronzes de Barbedienne, des milliers de ces colifichets luxueux avec lesquels la fabrique de Paris fait concurrence aux chinoiseries de Canton, des laques du Japon, des miniatures indiennes, des cristaux de Baccarat et des cornues de laboratoire, des appareils de photographie et des lanternes magiques. Le tohu-bohu de ce mobilier refoule, quoi qu’on en ait, la pensée sur la tête encyclopédique, mais un peu confuse, de son royal propriétaire.

  1. Mgr Pallegoix, Description du royaume Thaï ou Siam, t. I, p. 62-66