Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 33

Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 269-281).

CHAPITRE XXXIII.


Un conseil. — Motifs pour reprendre le chemin de la frontière. — Chevaux perdus. — Départ avec un détachement. — Terres marécageuses. — Cheval sauvage. — scène nocturne au camp. — Le hibou précurseur de l’aurore.


Tandis que le déjeuner se préparait, ou tint conseil sur nos mouvemens futurs. Des symptômes de mécontentement se manifestaient, depuis quelques jours, parmi la troupe. La plupart des cavaliers, peu faits à la vie des Prairies, à ses privations, et à la contrainte militaire, commençaient à murmurer. La disette du pain avait été gravement sentie, et le grand nombre était fatigué d’une marche si longue et si continue. Dans le fait, l’expédition avait perdu les charmes de la nouveauté. On avait chassé le daim, l’ours, l’élan, le buffle et le cheval sauvage ; aucun objet d’intérêt majeur n’engageait plus à aller en avant. Le désir de rentrer chez soi commençait donc à prédominer dans le camp.

De graves raisons disposaient le capitaine à prendre cette résolution. Nos chevaux étaient presque abîmés par les fatigues des chasses et du voyage, et l’obligation de leur lier les jambes la nuit, dans la crainte des Indiens, jointe à la pauvreté des derniers pâturages, les avait réduits à un triste état. Les dernières pluies avaient emporté le peu qui restait d’herbages ; et, depuis notre campement pendant l’orage, nos bêtes avaient décliné rapidement. Tous les soins possibles ne pouvaient empêcher des animaux, accoutumés à la nourriture substantielle, régulière et abondante de l’écurie ou de la ferme, de perdre courage, et de s’amoindrir physiquement en voyageant sur les Prairies. Dans toutes les expéditions de ce genre, les chevaux indiens, qui sont généralement croisés de la race sauvage, doivent être préférés. Ils supportent les phis rudes exercices, les plus grandes privations, et s’engraissent en broutant le gazon et les herbes sauvages des plaines.

Nos hommes, d’ailleurs, avaient agi sans beaucoup de prévoyance, galopant à toute occasion, et courant après tout le gibier que le hasard leur présentait ; et ils avaient ainsi exténué leurs montures, au lieu de ménager leurs forces et leur courage. Dans une pareille tournée, un cheval doit, aussi rarement qu’on le peut, aller plus vite que le pas, et le terme moyen des journées devrait être de dix milles.

Nous avions espéré, en poussant plus avant, atteindre les plaines basses, voisines de la Rivière Rouge, qui abondent en jeunes cannes, excellente pâture pour les bestiaux dans cette saison ; mais nous étions arrivés au temps où les partis de chasseurs indiens mettent le feu aux Prairies : les herbes, dans la partie du pays où nous étions, se trouvaient dans l’état le plus favorable à la combustion, et tous les jours nous risquions davantage de voir les Prairies entre nous et le fort, incendiées par les Osages, et d’avoir à traverser un désert brûlé. En un mot, nous étions partis trop tard, ou nous avions passé trop de temps dans la première partie de notre croisière pour l’accomplir telle que nous l’avions projetée. En s’obstinant à la continuer, nous courions le hasard de perdre la plus grande partie de nos chevaux, et de souffrir les divers inconvéniens d’un retour à pied. Il fut décidé, en conséquence, que l’on prendrait la direction du sud-est pour arriver, par le plus court chemin, à Fort-Gibson.

Cette résolution une fois prise, on n’eut rien de plus pressé que de la mettre à exécution. Cependant plusieurs chevaux manquaient, entre autres ceux du capitaine et du chirurgien ; quelques hommes étaient allés à leur recherche, mais la matinée était avancée, et l’on n’en avait aucunes nouvelles. Notre petite compagnie se trouvant prête à marcher, le commissaire nous proposa de partir les premiers avec la même escorte d’un lieutenant et de quatorze cavaliers, qui nous avait amenés du fort, en laissant le capitaine revenir à sa commodité avec le corps principal. À dix heures nous partîmes donc sous la conduite de Beatte, qui connaissait parfaitement le pays et la route la plus directe pour arriver à Fort Gibson. Pendant quelque temps nous longeâmes la lisière des Prairies, en nous dirigeant au sud-est, et nous vîmes une grande variété de bêtes sauvages, daims, loups noirs et blancs, buffles et chevaux. À ces derniers, nos métis et Tony donnèrent une chasse infructueuse qui ne servit qu’à augmenter la fatigue de leurs montures.

Il est rare, en effet, que le cheval sauvage le plus faible, le moins véloce, se laisse prendre sur ces terrains difficiles, qui éreintent souvent le cheval du chasseur ; et celui-ci risque de perdre ainsi un bon coursier pour en gagner un mauvais. En cette occasion, Tony, véritable lutin à cheval, et connu pour son aptitude à ruiner tous les chevaux qu’il montait, vint à bout de rendre boiteux et invalide le beau gris d’argent qui l’avait porté dès le commencement du voyage.

Après avoir fait quelques milles, nous quittâmes la prairie pour prendre un sentier que Beatte nous dit être une trace de guerriers osages : ce sentier nous conduisit dans une région inégale et aride, entremêlée de forêts et de taillis épais, et coupée par des ravins profonds et des ruisseaux courans, sources principales de la Petite Rivière. Vers trois heures nous campâmes, près de quelques étangs, dans une étroite vallée. Notre course avait été de quatorze milles ; nous avions apporté des provisions du camp, et nous soupâmes de bon appétit avec du buffle en daube, de la venaison rôtie, des beignets de farine, frits avec de la graisse d’ours, et du thé fait avec une sorte de verge d’or que nous avions trouvée sur notre route, et dont l’infusion nous avait paru presque aussi agréable à boire que le café. À vrai dire, le café, qui nous fut servi à tous les repas, suivant la coutume de l’Ouest, tant que notre provision dura, n’était pas un breuvage digne d’éloges. Il était brûlé dans une poêle à frire avec assez peu de soin, moulu dans un sac de peau, sous une pierre ronde, et on le faisait bouillir ensuite dans notre principal et presque unique ustensile de cuisine, la marmite de camp, dans de l’eau de branche, ou de ruisseau, laquelle est toujours, sur les Prairies, fortement colorée par le sol, dont elle contient d’abondantes particules en état de solution ou de suspension. Nous avions en effet, dans le cours de notre voyage, senti le goût de toutes les variétés de terrain, et les eaux que nous avions bues pouvaient lutter, sous le rapport de la diversité de couleur, sinon de saveur, avec les teintures de la boutique d’un apothicaire. Une eau pure et limpide est un luxe très rare et très précieux sur les Prairies, du moins pendant cette saison.

Le souper fini, nous posâmes des sentinelles autour de notre miniature de camp ; les peaux et les couvertures furent étendues sur les branches des arbres, maintenant presque dépouilles de leur feuillage, et chacun dormit d’un sommeil profond et rafraîchissant jusqu’au jour.

Le soleil se leva brillant et pur ; le camp résonna encore des sons de la joie : on était ranimé par la pensée d’arriver bientôt au fort, et de se régaler de pain et de végétaux ; même notre homme saturnin, le métis Beatte, sembla se dérider un peu en cette occasion, et je l’entendis, en amenant les chevaux pour commencer la journée, chanter d’un ton nasal une très mélancolique chanson indienne. Cependant toute cette gaîté se dissipa bientôt dans les fatigues de la marche, sur un terrain aussi rude, aussi montueux, aussi difficile que celui de la veille. Nous atteignîmes, dans le courant de la matinée, la vallée où la Petite Rivière coule en serpentant à travers un large fond d’alluvion. Elle était alors débordée, et avait inondé In plus grande partie de la vallée. La difficulté était de distinguer le courant des grandes nappes d’eau qui s’étendaient sur ses bords, et de trouver un endroit guéable. La rivière semblait en général profonde et bourbeuse, et ses rives étaient escarpées et d’un terrain peu sûr. Pilotés par notre métis Beatte, nous errâmes assez long-temps parmi les nombreuses boucles de cette rivière : c’étaient de vrais labyrinthes de marécages, et de mares stagnantes, d’où nos chevaux épuisés ne pouvaient quelquefois retirer leurs pieds, arrêtés tantôt par des racines, tantôt par des plantes grimpantes, ou bien enfoncés dans la bourbe ; souvent ils avaient de l’eau jusqu’aux sangles pendant un assez long trajet. D’autres fois il nous fallait forcer le passage à travers des fourrés de ronces et de vignes sauvages, qui à tous momens nous jetaient presque hors des arçons. Un de nos chevaux de bât s’embourba, tomba sur le côté, et l’on eut beaucoup de peine à le dégager. Sur toutes les places où le sol était stérile, ou sur les bancs de sable, des traces innombrables d’ours, de loups, de buffles, de chevaux sauvages, de dindons et d’oiseaux aquatiques nous montraient l’abondance de gibier offerte au chasseur en cette contrée : mais nos gens étaient rassasiés de chasse, et trop fatigués pour être excités par ces signes qui auraient suffi, au début de notre voyage, pour leur causer une fièvre d’espérance et de joie. Maintenant leur unique désir était d’arriver au fort le plus tôt possible.

Enfin nous trouvâmes un gué où nous traversâmes la Petite Rivière ; nous avions de l’eau jusqu’aux sangles de nos selles, et nous fûmes obligés de faire une halte d’une ou deux heures après le passage, pour laisser sécher les bagages mouillés et reposer les bêtes.

En reprenant notre marche, nous arrivâmes bientôt à une jolie petite prairie entourée d’ormes et de cotonniers, au milieu de laquelle paissait un beau cheval noir. Beatte, qui allait toujours en avant, nous fit signe de nous arrêter, et comme il montait une jument, il s’avança pas à pas du côté du cheval, en imitant le cri de cet animal avec une exactitude surprenante. Le noble coursier des Prairies tourna la tête, regarda un instant Beatte et sa jument, souffla, hennit, dressa les oreilles, puis se mit à caracoler en demi-cercle devant la jument d’un air galant, en se tenant toutefois a une assez grande distance pour que Beatte ne pût lui jeter le lariat. C’était une créature magnifique, dans tout l’orgueil, toute la beauté de sa nature ; rien ne pouvait surpasser la grâce, la fierté de son encolure, de tous ses mouvemens, l’élasticité de sa course et de ses courbettes sur la pelouse. Voyant l’impossibilité de l’aborder, et s’apercevant qu’il était prêt à prendre l’alarme et reculait toujours de plus en plus, Beatte descendit, posa son fusil sur le dos de sa jument, et l’ajusta dans le but évident d’effleurer le beau coursier. Je sentis un mouvement d’anxiété pour ce superbe animal : j’appelai Beatte, et lui criai de ne point tirer ; il était trop tard, il pressait la détente au moment où je parlais : heureusement il ne visa point avec sa justesse accoutumée, et j’eus la satisfaction de voir le destrier, noir de jais, se réfugier sain et sauf dans la forêt.

En sortant de cette vallée, nous montâmes encore des collines brisées et rocailleuses, couvertes de bois arides, également fatigantes pour les chevaux et pour les cavaliers. De plus, les ravins étaient creusés dans des fonds d’argile rouge, et souvent si escarpés que nos bêtes les descendaient en glissant du haut en bas, et grimpaient ensuite l’autre côté comme des chats. Çà et là parmi les taillis des vallées, nous vîmes des prunelles sauvages, et l’avidité avec laquelle nos hommes rompaient leurs rangs pour aller cueillir ces misérables fruits montrait combien ils aspiraient à la nourriture végétale, après avoir si long-temps exclusivement vécu de viande.

À trois heures passées nous campâmes à côté d’un ruisseau, dans une prairie où il restait encore un peu d’herbages pour nos chevaux à demi affamés. Beatte avait tué un faon pendant la journée ; un autre avait tué un dindon, en sorte que nous ne manquions pas de provisions.

C’était une splendide soirée d’automne. L’horizon, après le coucher du soleil, était d’un vert clair et doux, qui se fondait graduellement dans une teinte rosée, et à celle-ci succédait une raie d’un beau violet foncé ; une ligne étroite de nuages bruns, dont les bords étaient couleur d’or et d’ambre, flottait à l’occident ; et juste au-dessus (le ces nuages, l’étoile du soir brillait avec le pur éclat d’un diamant.

Le concert du soir des divers insectes était en harmonie avec la scène ; et tous ensemble formaient ce son doux et un peu mélancolique, toujours si agréable à un esprit disposé à la rêverie tranquille.

Nous eûmes encore une belle nuit. Nos hommes, fatigués, après un peu de conversation à demi-voix autour de leurs feux, tombèrent bientôt dans un profond repos. La lune, alors dans son premier quartier, éclairait faiblement ; mais lorsqu’elle fut couchée, des étoiles et des météores brillans répandaient encore une douce lumière. IL est délicieux de bivouaquer ainsi sur les Prairies, de contempler, étendu sur la couche du chasseur, les étoiles du ciel, comme on les contemple du pont d’un vaisseau. Dans ces solitudes, on sent la réalité de cette sympathie avec les astres, qui fit des astronomes des bergers de l’Orient, lorsqu’ils veillaient la nuit sur leurs troupeaux. Combien de fois ne me suis-je pas rappelé, en admirant la douce et bénigne clarté de ces beaux luminaires, ce passage sublime du livre de Job : Peux-tu enchaîner les secrètes influences des Pléiades, ou déchaîner les tempêtes d’Orion ! Je ne saurais dire pourquoi, mais je me sentais, cette nuit-là, plus affecté que de coutume par la solennelle magnificence du firmament. Il me semblait que j’étais ainsi couché sous la voûte des cieux pour aspirer, avec l’air pur, une vie nouvelle, une active énergie, et en même temps une délicieuse tranquillité d’esprit. Je dormais et veillais alternativement ; et, quand je dormais, mes rêves participaient du caractère serein des pensées de mes veilles. Sur le matin, une des sentinelles, le doyen de la troupe, vint s’asseoir près de moi : il était assoupi, fatigué et très impatient d’être relevé de son poste.

Il me paraît qu’il avait, comme moi, regardé le ciel, mais avec des sentimens différens.

« Si les étoiles ne me trompent pas, dit-il, le jour va bientôt paraître.

— On ne peut en douter, dit Beatte, qui était couché tout près de moi ; je viens d’entendre un hibou.

— Le hibou a donc coutume de se faire entendre au point du jour ? demandai-je.

— Oui, monsieur, justement comme le coq. » C’était une habitude de l’oiseau de la sagesse qui m’était inconnue. Au reste, ni les étoiles ni le hibou ne trompèrent la confiance de nos deux observateurs ; un moment après, une lueur blanche et faible se montrait à l’orient.