Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 07

Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 42-54).

CHAPITRE VII.


Nouvelles du corps d’armée. — Le comte et son écuyer sauvage. — Halte dans les bois. — Scène de forêt. — Village osage. — Visite des Osages à notre camp.


Ce matin, 12 octobre, de très bonne heure, les deux Cricks dépêchés par le commandant de Fort-Gibson pour arrêter la marche de la compagnie de cavaliers explorateurs, arrivèrent, en retournant de leur mission, à notre campement. Ils avaient laissé la troupe, campée à environ cinquante milles, dans un bel emplacement sur l’Arkansas, très abondant en gibier, où elle se proposait de nous attendre. Cette nouvelle ranima notre courage, et nous commençâmes la journée au lever du soleil avec une joyeuse ardeur.

En montant à cheval, notre jeune Osage tenta de jeter une couverture sur son cheval ; le bel animal, surpris, effrayé, se mit à ruer, à se cabrer. Les attitudes du cheval sauvage et de l’homme sauvage, presque nu, auraient offert des études délicieuses à un peintre ou à un sculpteur.

J’ai souvent pris plaisir, dans le cours de notre voyage, à regarder le jeune comte et son nouveau suivant tandis qu’ils marchaient devant moi. Jamais preux chevalier ne fut mieux assorti à son écuyer. Le comte était bien monté, et, comme je l’ai déjà dit, c’était un gracieux et hardi cavalier ; il aimait à faire caracoler son cheval, et à le lancer avec toute la vivacité d’une jeunesse bouillante. Il portait une veste de chasse en peau de daim d’une coupe élégante et d’un beau violet, richement brodée en soie de diverses couleurs ; on eût dit que ce travail avait été fait par une princesse sauvage pour parer un guerrier favori ; il avait de plus des pantalons et des mocassins de peau, un bonnet de chasseur, et un fusil à deux coups soutenu par une bandoulière en travers de son dos, et l’ensemble de sa personne était extrêmement pittoresque.

Le jeune Osage suivait ses traces le plus près possible sur son beau cheval sauvage tacheté, orné de touffes de crins écarlate. Il allait, avec sa belle tête et son beau buste entièrement nus, sa blanket étant roulée autour de sa ceinture ; d’une main il tenait son fusil, de l’autre il menait son cheval, et semblait tout prêt à s’élancer, au moindre signe de son jeune chef, à la poursuite des aventures les plus désespérées. Le comte se flattait d’achever de nobles exploits, de concert avec ce jeune brave, aussitôt que nous serions arrivés parmi les buffles des territoires de chasse des Pawnies.

Après avoir chevauché quelque temps, nous traversâmes un ruisseau étroit et profond sur un pont solide, reste d’une digue de castors. L’industrieuse république qui l’avait bâtie avait été entièrement détruite. Au-dessus de nous une longue volée d’oies sauvages, très élevée dans les airs, faisait entendre ces clameurs discordantes qui annoncent le déclin de l’année.

Vers dix heures et demie, nous fîmes halte dans une forêt où les pois-vignes croissaient en abondance ; là nous laissâmes nos chevaux paître en liberté. On alluma du feu, on se procura de l’eau d’un ruisseau adjacent, et, par les soins de notre petit Français Tony, on nous servit bientôt le café. Tandis que nous déjeunions, nous reçûmes la visite d’un vieillard osage ; il faisait partie d’une petite troupe de chasseurs qui avait récemment passé par ce chemin, et il cherchait son cheval égaré ou volé. Notre métis Beatte fronça le sourcil en apprenant que les chasseurs osages étaient dans les environs. « Tant que nous serons à proximité de ces chasseurs, dit-il, nous ne verrons pas un buffle : tous les animaux fuient devant eux comme devant une prairie en feu. »

Le repas du matin fini, chacun s’amusa selon sa fantaisie : les uns tiraient sur une marque ; d’autres se reposaient ou dormaient à moitié ensevelis dans des lits de feuillage et la tête appuyée sur leur selle ; d’autres babillaient autour du feu qui envoyait des guirlandes de fumée bleuâtre à travers les branches de l’arbre au pied duquel on l’avait allumé. Les chevaux trouvaient un régal magnifique dans les pois grimpants, et plusieurs s’étaient couchés et se roulaient au milieu de cette chevance.

De grands arbres, dont les tiges étaient droites et unies comme de belles colonnes, nous servaient d’abri, et les rayons du soleil, en pénétrant à travers leurs feuilles transparentes déjà peintes des couleurs variées de l’automne, me rappelaient l’effet de la lumière du jour sur les vitraux coloriés et les faisceaux de colonnes d’une cathédrale gothique. Quelques-unes de nos vastes forêts de l’Ouest éveillent réellement des émotions de grandeur, de solennité, semblables à celles que j’ai éprouvées sous les voûtes de ces vénérables et spacieux édifices ; et le bruit du vent remplace fréquemment, dans les premières, les sons majestueux de l’orgue, qui s’accordent si bien avec l’impression produite par les secondes.

À midi on sonna à cheval, et nous nous mîmes en route, dans l’espoir d’arriver avant la nuit au camp des rôdeurs, le vieil Osage nous ayant assurés que nous en étions à dix ou douze milles au plus. En traversant une forêt, nous passâmes à côté d’un étang couvert de lis d’eau magnifiques, parmi lesquels nageaient des canards des bois, la plus belle espèce d’oiseaux aquatiques, remarquable surtout par son brillant et gracieux plumage. Un peu plus loin, nous descendîmes sur les bords de l’Arkansas, à une place où les traces d’un grand nombre de chevaux, tous entrant dans l’eau, montraient qu’un parti de chasseurs osages avait, depuis peu, traversé la rivière en cet endroit pour se rendre aux territoires des Buffles.

Nous laissâmes nos chevaux boire dans le courant, et longeâmes la rive pendant quelque temps, puis nous coupâmes la prairie où nous apercevions au loin une fumée qui devait (nous l’espérions du moins) provenir du camp de nos gens. En suivant ce que nous prenions pour leurs traces, nous arrivâmes à un pré sur lequel paissaient une assez grande quantité de chevaux ; mais ce n’étaient pas ceux de la troupe que nous cherchions ; et nous vîmes, à une petite distance, un village osage construit sur les bords de l’Arkansas. Notre arrivée fit sensation. Une députation de vieillards vint au-devant de nous ; ils nous prirent la main à tous, l’un après l’autre, et pendant ce temps-là, les femmes et les enfans se rassemblaient en groupes serrés, nous regardaient fixement, et babillaient entre eux à qui mieux mieux, probablement sur nos figures, qu’ils paraissaient trouver risibles.

À cette occasion le commissaire jugea convenable de faire un discours sans descendre de cheval. Il fit part à ses auditeurs du but de sa mission, qui était de travailler à pacifier les tribus de l’Ouest ; et il les exhorta, dans cette vue, à repousser toute pensée belliqueuse, sanguinaire, et à ne point commettre d’inutiles hostilités envers les Pawnies. Ce discours, interprété par Beatte, sembla produire quelque effet sur cette multitude : tous promirent solennellement de ne point troubler la paix, autant que cela pourrait dépendre d’eux ; et leur âge et leur sexe donnaient assez de raisons de compter sur cette promesse.

Toujours espérant gagner le camp avant la fin du jour, nous continuâmes notre marche jusqu’à la fin du crépuscule, et nous fûmes alors forcés de faire halte sur les bords d’un ravin. Les gens de l’escorte bivouaquèrent sous les arbres au fond du vallon, et nous plantâmes notre tente sur une éminence rocailleuse, à côté d’un petit torrent. La nuit vint, obscure et chargée de nuages flottans qui promettaient bientôt de la pluie ; les feux de nos cavaliers éclairaient le ravin, et jetaient de fortes masses de lumière sur des groupes dignes du pinceau de Salvator, et activement occupés à préparer leur souper, à manger et à boire. Pour ajouter à l’aspect sauvage de la scène, plusieurs Indiens du hameau près duquel nous venions de passer, se mêlaient parmi nos hommes ; et trois d’entre eux vinrent s’asseoir près de notre feu. Ils observaient en silence tout ce qui se faisait autour d’eux, et leur immobilité leur donnait l’apparence de figures sépulcrales en bronze. Nous leur donnâmes quelque chose à manger, et, ce qui leur fut encore plus agréable, du café ; car les Indiens partagent le goût universel de ce breuvage si prédominant dans l’Ouest. Quand ils eurent soupé, ils s’étendirent, côte à côte, devant le feu, et commencèrent un chant nasal, en tambourinant avec leurs doigts sur leur poitrine en manière d’accompagnement. Leur chant paraissait divisé en couplets réguliers qui se terminaient tous, non par une mélodieuse cadence, mais par la soudaine interjection ah ! proférée presque en forme de hoquet. Beatte nous dit que leur chanson se rapportait à nous, à notre apparition, au bon traitement que nous leur avions fait, et à ce qu’ils savaient de nos projets. Dans une partie de la ballade, ils parlaient du jeune comte, qui avait complètement gagné leur suffrage par son caractère déterminé et son amour pour les aventures indiennes ; ils se permettaient même quelques plaisanteries prophétiques sur notre ami et leurs jeunes beautés, et ces plaisanteries excitèrent une grande hilarité parmi les métis.

Ce mode d’improvisation est commun à toutes les tribus sauvages. C’est ainsi qu’avec un petit nombre d’inflexions de la voix ils chantent leurs exploits à la chasse et à la guerre, et parfois se laissent entraîner à une verve comique ou satirique, moins rare chez ces peuples qu’on ne l’imagine généralement.

Il est de fait que les Indiens avec lesquels je me suis rencontré dans la vie réelle sont tout-à-fait différens des Indiens décrits par les poètes. Ce ne sont point les stoïques du désert…, taciturnes, inflexibles ;… sans sourire, sans larmes.[1].

Ils sont réellement taciturnes avec les blancs dont ils ignorent le langage, et les blancs sont également taciturnes avec eux par la même raison. Les Indiens n’ont pas même entre eux beaucoup de causeries proprement dites ; le temps qu’ils passent ensemble et en repos est employé, soit à concerter leurs expéditions, soit à conter d’étranges et merveilleuses histoires. Mais ils sont en général excellens mimes, et se divertissent fort souvent aux dépens des blancs avec lesquels ils ont frayé, et qu’ils ont laissés persuadés de leur profond respect pour notre supériorité. Rien n’échappe à leur attention curieuse ; ils observent tout silencieusement, échangeant un regard ou un grognement significatif entre eux, lorsqu’ils sont particulièrement frappés de quelque chose ; mais ils réservent leurs commentaires pour le moment où ils seront seuls : c’est alors qu’ils donnent carrière à leur verve caustique, bouffonne, à leur talent pour contrefaire, et à leur gaîté ;

Dans le cours de mon voyage, j’ai pu remarquer en plus d’une occasion à quel point ils sont susceptibles de s’animer, de s’égayer en communiquant ensemble. Souvent j’ai vu une petite troupe d’Osages rester assis autour d’un feu jusqu’à une heure très avancée de la nuit, engagés dans une conversation vive et agréable, et faisant retentir les bois à chaque instant de leurs joyeux éclats de rire.

Quant aux larmes, elles ne leur manquent point, soit réelles, soit affectées. Aucun peuple ne pourrait lutter avec eux s’il s’agissait de pleurer abondamment et amèrement la perte d’un parent ou d’un ami ; ils ont même des époques fixes auxquelles ils doivent aller hurler et se lamenter sur la tombe des défunts. J’ai entendu quelquefois des gémissemens douloureux, au point du jour, dans le voisinage des villages indiens : on me dit que ces lamentables sons provenaient de quelques habitans du hameau qui sortaient à cette heure pour aller dans les champs pleurer leurs morts. En ces momens les larmes coulent par torrens sur leurs joues.

Autant que je puis en juger, l’Indien des poètes est, comme le berger des églogues, un être de raison, une personnification d’attributs imaginaires.

Le chant nasal de nos hôtes se changea graduellement en murmures confus, et cessa enfin tout-à-fait. Ils se couvrirent la tête de leurs blankets, et s’endormirent profondément. Au bout de quelques minutes le silence fut complet autour de nous ; et le bruit des gouttes de pluie tombant sur notre tente se faisait seul entendre au dehors.

Le lendemain matin, nos trois visiteurs indiens déjeunèrent avec nous ; mais on ne trouva point le jeune Osage qui devait servir d’écuyer au comte dans sa campagne de chevalier errant ; on ne trouvait pas non plus le cheval pie : et après mille conjectures, on fut obligé de s’arrêter à l’idée que le jeune chasseur avait pris congé de nous à la sauvage, pendant la nuit. Nous sûmes par la suite qu’il avait été persuadé d’agir ainsi par les Osages avec lesquels nous nous étions rencontrés, lesquels lui avaient représenté le danger d’une expédition sur les territoires des Pawnies, où il pouvait tomber dans les mains de ces ennemis implacables de sa tribu : ils n’insistèrent pas moins sur l’ennui d’être assujetti aux caprices et à l’insolence des blancs ; et j’avais pu moi-même reconnaître combien leurs notions étaient justes à cet égard, et quelle tendance nous avons à traiter ces pauvres Indiens aussi durement que s’ils n’appartenaient pas à notre espèce. Celui-ci avait manqué de bien peu d’être un exemple de cette injustice attribuée aux blancs ; car, sans notre intervention, il aurait subi une flagellation cruelle, en vertu de la loi des frontières, pour le flagrant délit d’avoir trouvé un cheval.

La disparition de ce jeune homme fut généralement regrettée : nous aimions tous sa belle mine, franche et résolue, et la grâce naturelle de ses manières : on pouvait dire qu’il était né gentilhomme dans l’acception littérale du mot. Cependant personne ne s’affligeait de son départ autant que le comte, qui se voyait ainsi privé de son écuyer. Quant à moi, je fus fâché de la désertion de l’Osage, par rapport à lui-même ; nous l’aurions, très certainement, soigné et protégé pendant l’expédition, et la générosité du comte m’était assez connue pour être persuadé que le sauvage serait retourné à sa tribu chargé de toutes sortes de présens.




  1. Allusions au poëme célèbre de Thomas Campbell : Gertrude de Wyoming.