Voyage d’une femme aux Montagnes Rocheuses/Lettre XIII


LETTRE XIII


Les mines et leur influence flétrissante. — Green Lake. — Golden City. — Dans les ténèbres. — Vertige. — Boulder Canyon. — Embarras financier. — Rude promenade. — Mon dernier sou. — Un ménage de garçon. — Mountain Jim. — Surprise. — Arrivée de nuit. — Maigre chère.


Boulder, novembre.

La réponse au sujet du cheval avait été donnée à l’hôtelier en dehors de la maison ; il rentra immédiatement pour me demander mon nom et si j’étais la dame qui, de chez Link, était allée à South-Park, en traversant Tarryall Creek. Comme les nouvelles vont vite ! Au bout de cinq minutes le cheval était à la porte, avec une selle grossière à deux fourches ; je partis immédiatement pour des régions plus élevées. C’était une course émouvante à laquelle la crainte donnait une grande saveur. Les ombres du soir s’épaississaient sur Georgetown, et il me fallait gravir 2, 000  pieds, ou renoncer à Green Lake. J’oublierai beaucoup de choses, mais jamais le caractère imposant et la grandeur de ce paysage. Je gravis un sentier escarpé près de Clear Creek, puis une succession de chutes d’eau glacée dans une vallée qui s’élargissait, puis se rétrécissait, et dont les flancs glacés paraissaient avoir 5, 000 pieds de haut. C’est une région de mines d’argent d’une grande richesse. Il y a « la Terrible », et d’autres, dont on peut voir les actions cotées journellement dans la liste du Times, avec parfois une prime de 100 pour 100, puis une perte de 25. Ces mines, avec leurs travaux prolongés sous la terre, leurs moulins à piler et à broyer et les exploitations pour fondre le minerai, remplissent nuit et jour le district de bruit, de vacarme et de fumée. Je m’en étais tout à fait écartée pour entrer dans une région tranquille, où chaque mineur creuse pour son propre compte dans la solitude et ne confie à personne ses trouvailles ou ses désappointements. Les travaux de l’agriculture réparent et embellissent ; ceux des mines dévastent et détruisent. Par eux, la terre retournée devient hideuse ; ils flétrissent toute verdure, comme ils flétrissent en général le cœur et l’âme de l’homme. Partout, sur cette grande route, on les rencontrait avec les traces de leur destruction et de leurs ravages. Tout le long de hauteurs semblant inaccessibles étaient creusés des trous surmontés d’un toit que des troncs d’arbres soutiennent. C’est là que des êtres patients et solitaires vendent leur vie pour un trésor.

En bas, près de la rivière, et tous parmi les glaçons, des hommes vannaient et lavaient le minerai ; les flancs de la montagne étaient sillonnés de sentiers à peine praticables, trop escarpés même pour un âne, conduisant aux terriers, et au bas desquels le mineur charge le minerai sur son dos. Plus d’un cœur a été brisé par la rareté des découvertes faites le long de ces collines. Les abords sont couverts de souches carbonisées, spectacle de désolation là où la nature a fait tout beau et grand. Le dernier mineur que j’avais rencontré m’ayant donné des indications très-précises, je quittai la route et pénétrai dans les solitudes, nappes de glace d’abord, puis de neige ; il y en avait plus d’un pied ; elle était pure et friable. Je dus entreprendre ensuite une excursion très-difficile, à travers une forêt de pins où il faisait presque nuit. Mon cheval enfonçait dans de profonds amas de neige, mais le but était atteint et il n’était pas trop tôt. À une hauteur de près de 12, 000  pieds, je m’arrêtai sur le bord d’une pente escarpée. Au-dessous de moi, complétement environné d’épaisses forêts de pins dominées par les montagnes rougies et glorieuses aux rayons du soleil couchant, s’étendait Green Lake ; il semblait que ce fût une surface liquide, mais ce n’était en réalité qu’une nappe de glace de deux pieds d’épaisseur. J’avais échangé le froid et la tristesse des régions inférieures pour la lumière du soleil couchant, l’air pur et la splendeur des œuvres non profanées du Créateur. Je me rappelai le verset : « L’obscurité s’est dissipée et voici que la lumière brille maintenant ! ».

C’était bien quelque chose d’avoir atteint cette hauteur et d’assister à la magnificence lointaine du soleil couchant, qui rappelait à ma pensée que ni Dieu ni son soleil n’ont encore abandonné le monde. Mais ce soleil s’abaissait rapidement, et, tandis que je contemplais encore la vision merveilleuse, toute cette gloire s’évanouit et les pics devinrent gris et tristes. J’éprouvais une sensation étrange en songeant que j’étais, à cette altitude glaciale, le seul être humain : en redescendant à travers une neige sur laquelle on n’avait jamais posé le pied ; en traversant des nappes de glace dans l’obscurité ; en voyant les flancs de la colline briller comme un firmament d’étoiles dont chacune indiquait la place où un solitaire, dans son trou, creusait pour trouver de l’argent. Cette vue, tant que je pus la contempler, était tout à fait imposante. Il semblait impossible d’arriver à Georgetown sans tomber dans un précipice couvert de glace jusqu’à ses bords ; or, il y en avait beaucoup tout le long de la route. C’est la seule de mes courses dans le Colorado où il m’ait fallu du courage, et ce ne fut que longtemps après la tombée de la nuit que je revins, ayant accompli mon exploit.

Le matin suivant à huit heures, et par un froid splendide, je partis dans la voiture d’Idaho. Dans cet air sec il fait tout à fait chaud, s’il n’y a que quelques degrés de gelée. À cette époque, le soleil ne se lève point à Georgetown avant onze heures ; je crains qu’en hiver il ne se lève pas du tout. Après avoir été effroyablement secoués pendant quatre heures, le wagon de bagages nous reçut de nouveau ; mais, cette fois-ci, le conducteur, supposant que je voyageais pour voir le pays, me donna sa chaise et la plaça sur la plateforme, de sorte que je vis parfaitement ce canyon, qui est vraiment sublime. Je dînai par économie dans un restaurant de Golden City, et à trois heures je remontais sur ma fidèle Birdie, avec l’intention d’arriver ici ce soir.

Il m’arriva une aventure presque trop niaise pour être racontée. Je quittai la ville par une brillante aprèsmidi d’été, pas trop chaude. À l’écurie, on n’avait pu me donner aucun renseignement, et l’on m’avait dit de m’en aller par le chemin de Denver, jusqu’à ce que je rencontrasse quelqu’un pour m’indiquer une route, ce qui, tout d’abord, m’induisit en erreur. Après avoir fait environ deux milles, je vis un homme qui m’assura que je me trompais tout à fait et me fit prendre à travers la prairie, que je suivis jusqu’à ce que j’eusse rencontré un autre voyageur. Celui-ci me donna tant d’indications, que je les oubliai et me perdis complétement. Sur la vaste plaine le crépuscule était merveilleux. Il faisait déjà sombre, lorsque je joignis un conducteur, lequel m’apprit que j’étais plus loin de Boulder que lorsque j’avais quitté Golden, et me dirigea vers une maison éloignée de sept milles. Il pensait, je suppose, que je saurais me reconnaître dans ses indications, car il me dit de traverser la prairie jusqu’à un endroit où l’on voyait trois chemins, et de prendre le mieux frayé, en me réglant tout le temps sur l’étoile polaire. J’arrivai bien aux chemins, mais il faisait alors si sombre que je n’apercevais même plus les oreilles de Birdie ; j’étais perdue et plongée dans les ténèbres. Je marchai pendant des heures dans la nuit et la solitude. La prairie m’environnait, et j’avais au-dessus de ma tête un firmament de froides étoiles. Le loup des prairies hurlait de temps à autre, et parfois le mugissement du bétail me faisait espérer un voisinage humain. Mais il n’y avait rien que la plaine déserte et solitaire. Vous ne pouvez vous imaginer l’ardent désir que j’avais de voir une lumière et d’entendre une voix, ni l’étrange sensation de mon isolement dans cette vaste solitude. Il gelait très-fort et le froid était intense ; j’allais prendre mon parti de marcher toute la nuit vers l’étoile polaire, craignant d’être arrêtée par l’un des affluents de la Platte ou que Birdie se fatiguât, quand j’entendis le mugissement sourd d’un taureau qui, ronflant et creusant la terre, semblait vouloir disputer le droit de passage ; le pony avait peur d’avancer. Tandis qu’il se dérobait de côté et d’autre, un chien aboya, un homme se mit à jurer, j’aperçus une lumière, et, un instant après, je me trouvai dans une grande maison dont je connaissais les habitants ; je n’étais qu’à onze milles de Denver ! Il était près de minuit, et je fus heureuse de trouver de la lumière, du feu et un bon lit.

Il est difficile de se faire une idée de la splendeur des plaines, un instant avant le lever du soleil. Comme au crépuscule, une bande nuancée de l’orangé le plus brillant et le plus vif s’étend à une grande hauteur au-dessus de l’horizon, tandis que les montagnes, reflétant le soleil non encore levé, ont la lueur pourprée de l’améthyste. Je partis de bonne heure, mais m’égarai bien vite. Sachant cependant que Bear Canyon était un sublime ravin des montagnes tout près de Boulder, je traversai la prairie pour l’atteindre, et trouvai le chemin qui y conduisait. Mes exploits devaient se terminer prématurément aujourd’hui. En arrivant ici, au lieu d’une course dans les montagnes, je fus obligée de me coucher, par suite de vertiges, de maux de tête et de faiblesse produits par la chaleur intense du soleil. Dans cet ennuyeux pays, il n’y avait pas l’ombre d’un rocher sous lequel on pût se reposer. Le sol calciné réfléchissait des rayons de feu, et l’on devenait presque fou en contemplant le bleu froid des montagnes avec leurs rangées de pins et leurs ombres d’un indigo foncé. Boulder est une hideuse collection de maisons de bois dans une plaine brûlante. Elle aspire à devenir une « cité », parce qu’elle est « un point de distribution pour les settlements jusqu’au Boulder Canyon, et qu’on y a découvert une couche de houille.

Longmount, novembre.

Je me suis levée de très-bonne heure ce matin, et sur un cheval de louage j’ai gravi pendant 9 milles, jusqu’au canyon de Boulder. Il a une grande réputation ; mais, à l’exception de sa route de chariot, qui m’a paru superbe, il m’a complétement désappointée ; j’étais d’ailleurs indignée de la paresse de mon cheval. Un voyage de 15 milles à travers la prairie m’a ramenée ici lorsque la journée n’était pas encore avancée. Je m’attendais à trouver une masse de lettres, et je n’en ai point une seule. Birdie est en si bon état, que mon hôte ne pouvait croire qu’elle eût fait un voyage de 500 milles. Je ressens assez cruellement les étreintes de la pauvreté ; lorsque j’aurai payé ma note, il me restera exactement vingt-six cents. Evans ne pouvait me payer mes cent dollars, et, pour se tirer d’affaire, les banques de Denver, tout en restant ouvertes, ont suspendu leurs payements et refusent de payer mes billets de circulation. Les difficultés financières sont très-sérieuses, et l’absurde panique qui règne les aggrave. L’état actuel des choses fait que personne n’ayant d’argent, rien n’a de valeur. Pour moi, le résultat est que, nolens volens, il faut que je remonte à Estes-Park, où je puis vivre sans argent comptant, et que j’y reste jusqu’à ce que tout aille mieux. Mon sort ne me paraît pas très-dur ! Le pic de Long s’élève dans sa teinte de pourpre, et je soupire après l’air frais et la vie libre du creux d’azur solitaire qui s’étend à ses pieds.

Estes-Park, 20 novembre.

Je voudrais n’avoir point autre chose que trois points d’exclamation à donner à ma belle retraite solitaire, sublime, élevée, lointaine, aimée des animaux, qui me paraît plus que jamais impossible à décrire ; mais vous voudrez savoir comment j’y suis arrivée, et je désire que vous appreniez dans quelles circonstances. singulières je me trouve. Je quittai Longmount samedi matin, à huit heures, assez pesamment chargée, car, en plus de mes bagages, on m’avait demandé de prendre le sac des dépêches alourdi par les journaux. On croyait qu’Edwards et sa femme étaient encore ici. J’étais menacée d’une grande tempête de neige, et le ciel tout entier, ce vaste dôme qui s’étend sur les plaines, — était couvert de nuages ; au-dessus des montagnes, il était d’un bleu triste et profond sur lequel les pics neigeux se dressaient ensoleillés. La matinée était sombre, mais quand j’eus atteint le beau canyon de la Saint-Vrain, le bleu s’éclaircit, et le chaud soleil scintilla. C’était d’une incomparable beauté ; beaucoup plus beau que les endroits si vantés que j’avais vus ailleurs. D’abord, cette belle vallée de jolies savanes, entourée de collines, à travers laquelle la Saint-Vrain court dans un fouillis de peupliers du Canada, de clématites et de plantes grimpantes desséchées qui, de leurs tons d’écarlate et d’or, égayaient, il y a deux mois, la vallée. Ensuite, le canyon avec ses flancs aux couleurs fantastiques ; puis la longue ascension à travers les splendides Foot-Hills, jusqu’aux passages de rochers à une altitude de 9, 000  pieds ; et 20 milles durant, pendant que l’on traverse treize chaînes de montagnes de 9, 000 à 11, 000  pieds, des canyons innombrables, des ravins et treize sombres cours d’eau, la vue s’arrête sur le paysage le plus sauvage et le plus merveilleux ; enfin, la descente par Gim’s Gulch jusqu’ici, le joyau des montagnes Rocheuses. C’était une excursion magique. J’allais très-lentement, le chemin est fort difficile pour les chevaux, surtout pour un cheval pesamment chargé qui vient d’accomplir un pénible voyage de plusieurs semaines. Après avoir fait 15  milles, je m’arrêtai au rancho où l’on prend habituellement les repas, mais il était vide, et le suivant également désert ; de sorte que je fus obligée d’aller à la dernière maison, où deux jeunes gens font un ménage de garçon. Il fallait me décider entre un repas pour moi, ou de la nourriture pour mon cheval, mais en apprenant ma cruelle pauvreté, l’un des jeunes gens me fit crédit « jusqu’à la prochaine fois ». Par l’ordre qui y règne, par un air de vie dans la propreté, c’est-à-dire tout le confort de celle-ci moins sa raideur, cette maison pourrait servir de modèle à toutes les femmes, comme les regards limpides de son propriétaire et le mâle respect de soi-même que donne dans ce pays l’habitude d’une abstinence complète, peuvent servir d’exemple à tous les hommes. Il me prépara un repas splendide et du thé excellent. J’ouvris après le dîner le sac aux dépêches, et fus enchantée d’y trouver une quantité de lettres de vous ; mais je restai trop longtemps, oubliant que j’avais 20  milles à faire et que pour cela il me fallait au moins six heures. Le temps était alors brillant. La dernière fois que j’avais pris cette route, je n’en avais pas bien compris la magnificence ; mais Birdie était fatiguée, je ne pouvais la presser et la distance me semblait interminable, alors qu’après chaque montagne il me fallait en traverser une autre. Je me trouvai ensuite dans une région sillonnée de nombreux cours d’eau et de ravins profonds, sombres et boisés, de quelques pieds de large seulement. De leurs froides profondeurs, je vis les derniers rayons du soleil disparaître du front des précipices de 4, 000  pieds de haut. À mesure que la nuit s’avançait, il était étrange d’entrer dans l’ombre triste des pins, puis d’en ressortir tantôt sur la glace, tantôt dans la neige, au fond de ces effroyables abîmes. Les loups hurlaient de tous côtés ; on dit que ces hurlements annoncent l’approche de la tempête. Pendant cette course de 20 milles, je rencontrai un chasseur ayant un élan attaché sur son cheval. Il me raconta que non-seulement les Edwards étaient la veille à la cabin, mais qu’ils devaient y rester deux semaines encore, quoique cela ne leur convint guère. Lorsqu’il fit tout à fait nuit, il me sembla que je n’arriverais jamais. À la fin, je triomphai des difficultés de la dernière et immense chaîne, dépassai le dernier et profond ravin et, mue par cet étrange besoin de la compagnie humaine, je montai droit au repaire de « Mountain Jim ». Aucune lumière ne brillait à travers les fentes, tout était silencieux. Je descendis donc tristement le Ginn’s Gulch, que remplissaient les bruits mystérieux de la montagne. Il faisait noir comme dans un four, bien que les étoiles brillassent au-dessus de ma tête. Peu après, j’entendis avec plaisir l’aboiement d’un chien ; je supposais qu’il indiquait la présence de chasseurs étrangers, mais, à tout hasard, j’appelai : « Ring ! » Une seconde après, le noble chien posait sur ma selle ses grandes pattes et sa belle tête, m’accueillant avec tous ces sons inarticulés, mais parfaitement compréhensibles, par lesquels les chiens accueillent leurs amis humains. Des deux hommes à cheval qu’il accompagnait, l’un était son maître ; je le reconnus à sa voix musicale et à la grâce de ses manières, car il faisait trop nuit pour le voir, quoiqu’il battit le briquet pour me montrer les fourrures de prix dont était chargé l’un des chevaux. Le desperado était tout heureux de me revoir ; il renvoya à sa cabin l’homme et le cheval chargé de fourrures, et revint avec moi chez Evans. Le froid était très-vif, et Birdie très-fatiguée. Nous avons mis pied à terre et marché pendant les trois derniers milles. Dès ses premières paroles, toutes mes espérances de réception confortable et d’un bon repas s’évanouirent. Les Edwards étaient partis la veille pour tout l’hiver, mais n’avaient pas traversé Longmount. La cabin était désorganisée, les provisions très-réduites, et deux jeunes gens, M. Kavan, mineur, et M. Buchan, que je connaissais déjà un peu, étaient restés pour s’occuper du bétail jusqu’au retour d’Evans qu’on attendait à chaque instant. L’autre settler avait quitté le Parc avec sa famille, de sorte que, dans un rayon de vingt-cinq milles, il n’y avait pas une femme. Un vent violent s’était élevé et, joint au froid épouvantable, semblait rendre tout plus sombre. Je ne m’inquiétais absolument pas de moi-même. Je pouvais en voir de dures, et cela me plaisait ; mais j’étais très-contrariée pour les deux jeunes gens, que l’apparition soudaine d’une dame arrivant pour un temps indéfini allait beaucoup embarrasser. Il fallait affronter la difficulté ; j’entrai donc, et les surpris fumant auprès du feu dans la salle qui, toute déménagée et non balayée, avait l’air misérable. Les jeunes gens ne témoignèrent aucun ennui, et se mirent à préparer un repas qu’ils firent partager à Jim. Après son départ, je confessai hardiment ma situation pécuniaire, et leur dis que j’étais obligée de rester jusqu’à ce que les choses eussent changé ; que j’espérais ne les gêner en aucune façon, et qu’en partageant la besogne entre nous, ils pourraient aller à la chasse. Nous convînmes donc de faire pour le mieux. — Nos arrangements, que nous supposions devoir durer deux ou trois jours seulement, se prolongèrent pendant près d’un mois. Rien ne peut égaler la courtoisie et les bons sentiments de ces jeunes hommes ; ce fut, en somme, un temps très-agréable, et lorsque nous nous sommes séparés, ils m’affirmèrent que, s’ils avaient été tout d’abord déconcertés, ils sentaient à la fin que nous aurions pu continuer à vivre ainsi pendant un an, ce dont je convins de tout mon cœur. — Il fallait faire face à plusieurs difficultés et les surmonter. Dans la petite chambre ouvrant sur le parloir, il y avait un de ces sommiers élastiques du pays, mais rien dessus ; on y remédia en faisant un grand sac qu’on remplit de foin ; puis il n’y avait ni draps, ni serviettes, ni nappes, mais à cela il n’y avait rien à faire. Je me passai parfaitement, pendant tout mon séjour, des premiers et des dernières. Les bougies faisaient également défaut, et nous n’avions qu’une lampe à pétrole. Je dormis toute la nuit, en dépit d’une tempête qui souffla le dimanche et l’après-midi du lundi, menaçant de soulever la cabin du sol, et enlevant une partie du toit de la petite chambre placée entre la cuisine et la salle dans laquelle nous avions l’habitude de dîner. Dimanche, le soleil brillait, mais à cause de l’ouragan je n’osais sortir de la cabin. Par suite des dégâts de la toiture, il y avait deux pouces de boue dans le parloir. Nous nous sommes partagé la besogne de la cuisine. M. Kavan fait le meilleur pain que j’aie jamais mangé ; tous les deux apportent l’eau et le bois, et lavent la vaisselle du souper ; moi, je fais ma chambre et le parloir, je lave la vaisselle du déjeuner, et m’occupe d’une foule d’autres choses. Ma chambre est facilement faite, mais avec le parloir on n’en finit jamais ; aujourd’hui, j’ai enlevé trois fois des pelletées de terre. Nous n’avons pour épousseter qu’une queue de buffalo, et de temps à autre une bouffée de vent descendant par la cheminée disperse les cendres dans toute la pièce. J’ai cependant découvert un vieux châle qui sert de nappe, et j’ai donné au parloir un air un peu plus habitable. Jim est venu hier, il était d’humeur silencieuse et regardait le feu d’un air distrait. Les jeunes gens disent que cette disposition est le précurseur habituel d’un mauvais accès.

La nourriture est une grande difficulté. Sur trente vaches laitières on ne nous en a laissé qu’une, et elle ne donne pas assez de lait pour que nous puissions en boire. Comme viande, nous n’avons que du lard salé, très-salé et très-dur. Je ne puis en manger ; les poules ne pondent pas un œuf par jour. Hier matin, j’ai fait quelques petits pains, et un pudding au beurre dont nous nous sommes régalés. J’avais découvert un morceau de cuisse de bœuf pendu dans la charreterie, et nous nous réjouissions à l’idée d’avoir de la viande fraîche, mais en le découpant, nous nous sommes aperçus qu’il n’était pas mangeable. Si l’on ne m’avait donné un peu de thé à Longmount, nous n’en aurions pas eu du tout. Dans cet air superbe et avec cette vie d’activité physique, je puis manger de tout, à l’exception du porc salé. Nous déjeunons vers neuf heures, dînons à deux et soupons à sept, mais le menu ne varie jamais. Aujourd’hui, j’étais complétement seule dans le Parc ; les hommes étaient partis après déjeuner pour chasser l’élan, ayant apporté avant leur départ l’eau et le bois. Si le ciel n’était brillant et la lumière intense, la solitude serait écrasante. Je garde deux chevaux dans le corral pour pouvoir faire des explorations, mais excepté Birdie, qui est au pâturage, aucune des bêtes ne vaut grand’chose. Elles ne sont pas ferrées et ont les jambes faibles.