Voyage d’une femme au Spitzberg (quatrième édition)/02

Hachette et Cie. Bibliothèque rose illustrée (p. 24-64).


LETTRE II

CHRISTIANIA


Me voici en Norvége. Enfin ! J’ai fait un chemin énorme depuis ma première lettre. J’ai dévoré près de trois cents lieues, deux mers : la mer du Nord et la Baltique ; un détroit : le Sund ; une ville libre : Hambourg ; une capitale : Copenhague, et un fort grand morceau de mon troisième royaume, sans compter une respectable quantité de petites villes dont l’orthographe, hérissée de consonnes, pourrait vous effrayer. J’ai traversé tout cela si rapidement, que j’ai été contrainte de négliger beaucoup de choses intéressantes dont j’aurais aimé à vous parler. Contentez-vous donc, pour cette fois, d’un aperçu très-superficiel.

Après deux jours et trois nuits d’une traversée monotone faite au milieu d’un nuage de brouillards, un matin nous entrâmes dans l’Elbe, et, peu après, je vis apparaître les toits pressés de Hambourg. Je sais qu’il existe un vieux Hambourg où l’on trouve encore des maisons du douzième siècle, où se rencontrent des entourages de fenêtres et de portes sculptés à jour comme des ivoires chinois. Ce Hambourg-là, je ne l’ai pas vu : j’étais logée dans les quartiers neufs, sur une charmante promenade près du bassin de l’Alster, nommée le Yungfurstieg. Je me suis promenée une partie du jour dans mon voisinage. J’ai vu beaucoup de ballots de drap, de caisses de savon, de couffes de café ; mais nul souvenir de la courageuse ville libre du moyen âge ne perçait sous la physionomie commerçante et moderne des rues. Hambourg faisait partie de cette formidable hanse, qui comptait autrefois soixante-dix villes libres ; elle est une des quatre qui ont résisté aux empiétements des royaumes voisins et ne se sont pas laissé incorporer. Elle est plus riche que Francfort et surtout que Lubeck et Brême ; mais elle n’est plus fortifiée ni guerrière. Elle a fait des jardins avec ses remparts, et une garde urbaine avec ses hommes d’armes. Elle est aujourd’hui pacifique comme le commerce. Les banquiers la comptent comme une cité florissante, mais les dandys ne la classeront pas parmi les villes élégantes ; il leur suffira pour cela d’entrer un soir au grand théâtre, où, dans une salle enfumée et à peine éclairée, ils pourront voir représenter Don Juan devant une assemblée de femmes à peu près en robes de chambre. Mes yeux, accoutumés à l’éclat de notre Opéra, se sont trouvés complètement dépaysés dans ce milieu morose ; il a réussi à affaiblir le plaisir que me cause d’ordinaire la magnifique partition de Mozart.

Hambourg est situé d’une façon délicieuse, entre la mer et des collines couvertes de fertiles campagnes ; au bas des collines, l’Elbe s’enfuit en faisant mille détours, semblable à un grand serpent courant dans de hautes herbes. À un quart de lieue de Hambourg, on rencontre Altona ; on le prendrait pour un de ses faubourgs. C’est une ville étrangère : Altona est danois. À un point de la route se dresse le drapeau portant la grande croix blanche sur le fond de gueules du Danemark ; il marque la frontière des deux pays. Ce drapeau a là une mission géographique, rien de plus ; il n’empêche pas l’union étroite des deux villes. Les habitants d’Altona sont sans cesse à Hambourg ; ils y vendent, achètent, échangent et jouent ; ils y font toute espèce de trafics ; ils n’ont pas d’autre bourse que celle de Hambourg ; en un mot, le peuple d’Altona habite en Danemark, mais il vit à Hambourg. La ville libre a fait sur le royaume une conquête toute morale, plus sûre que bien des conquêtes matérielles.

Près d’Altona, le jardin Boos, le plus beau jardin botanique du Nord, livre à l’admiration des voyageurs ses forêts de géraniums et d’azaléas et ses magnifiques collections de plantes aquatiques et exotiques. On y remarque une abondance inexprimable de ces singulières plantes qui ressemblent plutôt à des insectes et à des reptiles qu’à des végétaux, les unes couvertes de longs poils piquants comme certaines espèces de chenilles, d’autres avec une peau rugueuse qui imite la peau des plus grands lézards. On est tout étonné de voir sortir des fleurs éclatantes de cet étrange et menaçant fouillis.

À une lieue du jardin botanique est situé le petit village d’Ottenzen, où repose Klopstock.

Le cimetière d’Ottenzen n’a de cimetière que le nom. On serait d’abord tenté de le prendre pour un grand bosquet ; il est touffu, paisible, désert, silencieux ; une herbe épaisse y croît de toutes parts et y cache les croix ; les fleurs s’y épanouissent, les oiseaux y font leurs nids, le paysan voyageur y jette un regard et ne s’éloigne pas sans saluer cet asile de paix.

Le tombeau de Klosplock est très-simple : une figure de vierge d’une grâce sévère le surmonte, un grand tilleul le couvre de son ombre. C’est bien là que devait dormir, rêver peut-être, — ce poète de la mélancolie mystique.

Je suis restée une demi-heure à écouter en moi ce que me disait cette tombe, à goûter ce calme triste et doux qui me pénétrait ; puis j’ai cueilli un myosotis, la fleur du souvenir, et j’ai quitté Ottenzen, tout en songeant que j’aimerais un tombeau comme celui-là, enveloppé d’ombre, de parfums et de silence !

Après cette charmante excursion, je n’ai pas voulu me risquer de nouveau au milieu des colis hambourgeois, et je suis montée en voiture pour gagner Kiel. De Hambourg à Kiel je vis seulement de profondes ornières de sable jaune, où les chevaux avançaient lentement, car un brouillard humide et trouble jeta obstinément son voile gris entre moi et le paysage. J’eus quatorze heures pénibles à passer ainsi, d’autant que des marchands de Hambourg s’étaient de force emparés du fond de la voiture et refusèrent de me le rendre, malgré mon droit à l’occuper, prouvé par mon bulletin. On n’est pas encore si marchand que cela en France !

Kiel m’a paru laid, mal pavé, mal peuplé ; tout y a un air morne qui distille l’ennui ; les yeux y sont offusqués par l’horrible coiffure des femmes ; elles portent des chapeaux d’hommes, d’affreux chapeaux d’hommes français ! le détestable tuyau de poêle à
Kiel.
petits bords et à haute forme !… Comme ce sont les femmes du peuple qui se montrent ainsi coiffées, les chapeaux sont vieux pour la plupart, conséquemment roux, ébouriffés, déformés, bons à mettre sur des cerisiers au mois de juin, pour effrayer les moineaux. J’ai eu hâte de changer cette perspective d’épouvantails pour d’autres horizons. J’ai demandé une voiture pour me promener au bord de la mer. Je fus bien dédommagée.

Les rives de la Baltique sont couvertes de bois magnifiques ; des chênes, des frênes, des charmes, des ormes, des hêtres de la plus superbe croissance descendent par de douces pentes jusqu’aux flots et mirent le vert éclatant de leur feuillage dans le vert indécis des vagues. Cette verdure du Danemark, nous n’en avons pas idée ; chaque feuille parait taillée dans une émeraude ; ce n’est ni le vert tendre et délicat du printemps, ni la couleur rousse un peu passée de l’automne : c’est le beau vert de l’été, franc, vigoureux, brillant, plein de séve, qui éblouit et ravit le regard.

Je ne revins à Kiel que pour m’embarquer sur un très-petit bateau à vapeur, le Frédéric IV, chargé du service de la poste entre Kiel et Copenhague. Au bout de deux heures, le vent commença à souffler dur et le mal de mer à sévir violemment dans les cabines. Je me réfugiai sur le pont, où je ne tardai pas à lier conversation avec deux bonnes marchandes allemandes qui, comme moi, avaient fui la contagion de la chambre des femmes. Lorsque nous passâmes devant l’île de Falster, une d’elles me dit qu’il se manifestait tous les ans un miracle dans l’une des petites paroisses de l’île. Une légende populaire a toujours le droit d’exciter ma curiosité. Je lui demandai des détails et devins attentive.

« Oui, Madame, reprit la conteuse, un miracle, et voici quelle est son origine :

« Il y a très-longtemps, une bourgeoise fort riche imagina de faire construire une église à ses frais. Lorsque l’église fut bâtie, elle ajouta à son œuvre pieuse le vœu insensé de désirer durer aussi longtemps que son monument. Dieu l’exauça. Plus de trois siècles se sont écoulés depuis cette époque, et la femme vit en effet toujours ; mais sa décrépitude est arrivée à un tel degré qu’elle ne voit plus, n’entend plus, ne remue plus, ne respire même plus. On l’a couchée dans un grand coffre de chêne auprès duquel un prêtre veille constamment. Chaque année, le jour anniversaire de la fondation de son église, un souffle de vie ranime cette perpétuelle moribonde, et elle reprend assez de force pour demander : « Mon église est-elle encore debout ? » Sur la réponse affirmative du prêtre, elle soupire tristement en disant : « Plût à Dieu qu’elle fût détruite de fond en comble ! je pourrais alors mourir… » Et elle retombe dans son immobilité.

« Voilà exactement comment la chose se passe, ajouta la bonne dame, et cela, je le sais de personnes dignes de foi.

— Comment, vous connaissez des personnes qui ont été témoins du fait ? dis-je fort intriguée.

— Oui, Madame.

— Et qui ont vu le miracle ?

— Pas tout à fait, mais qui ont vu le coffre de bois où est renfermée la femme, et qui ont eu les autres détails du prêtre même qui la veillait. Ainsi rien n’est plus sur. »

La conclusion me fit sourire ; mais je n’ajoutai rien. La conviction de ma bonne Allemande me parut puisée dans un ordre d’idées contre lesquelles on ne discute pas, et, du moment où le coffre était une preuve, je sentis que toute objection devenait impossible.

Les Îles de la mer Baltique sont le berceau d’une foule de croyances superstitieuses, bizarres et poétiques. Le pêcheur y redoute encore la Hawfrue (femme de mer) aux yeux glauques et malins, aux beaux cheveux d’or pâle flottant sur des épaules d’un blanc nacré. Cette nymphe de la mer séduit les jeunes hommes, les enlève et les garde dans des grottes sous-marines, d’où ils ne reviennent qu’au bout de cent ans, c’est-à-dire jamais, et la Mermaid (sirène) dont la voix douce et harmonieuse attire les marins dans des passes perfides où ils périssent.

Dans ces naïves traditions du Nord s’agite toute une mythologie empreinte d’un charme vague, indécis, mystérieux, indéfinissable : c’est la poésie du brouillard, comme les éblouissantes féeries de l’Orient sont la poésie du soleil.

Lorsque nous eûmes doublé la pointe assez redoutée de Moën, un vent violent s’éleva et rendit notre navigation très-difficile ; le petit bateau luttait énergiquement contre d’énormes vagues, mais il n’était pas le plus fort, et la mer le couchait à tout moment sur le côté, de façon qu’une de ses roues était constamment en l’air. Cette attitude inusitée augmentait beaucoup la tâche de l’équipage, le pont présentait l’aspect du plus inexprimable désordre ; les bagages des passagers couraient éperdument d’un bord à l’autre, à moitié entraînés par les lames, à moitié précipités par la terrible pente du plancher. Quatre hommes furent chargés de débarrasser le pont en jetant à la cale tout ce qui gênait les communications et interceptait le service. L’ordre fut exécuté de la manière la plus expéditive : on ouvrit une écoutille, et les robustes matelots commencèrent à précipiter pêle-mêle dans ce trou noir sacs, caisses, malles et valises indistinctement ; mais alors à la bourrasque du dehors se joignit une bourrasque plus violente : la colère des femmes, indignées de voir traiter ainsi les boîtes contenant l’espoir de leur coquetterie, le précieux arsenal ou devait se ravitailler leur beauté l’hiver suivant. Je m’étais souvent posé cette question : la maladie surmonte-t-elle la coquetterie ? ou au contraire la coquetterie surmonte-t-elle la maladie ? Après avoir assisté à l’émeute dont je fus témoin en cette circonstance, je suis à jamais pour la dernière assertion.

L’héroïsme avec lequel mes compagnes de voyage avaient dompté le mal de mer en faveur de leurs chapeaux français ne fut pas inutile. Le capitaine, abasourdi et vaincu par le vacarme de ces dames, ordonna d’amarrer et de couvrir soigneusement avec des prélarts les colis susceptibles d’être écrasés en tombant. Cette concession faite, le calme se rétablit.

Pendant plusieurs heures encore nous formes secoués comme des grains de plomb dans une bouteille ; enfin, et par le même horrible temps, nous arrivâmes à Copenhague.

Copenhague est une capitale, et elle en a les dimensions, sinon toutes les autres conditions. Elle possède des rues où six voitures passent de front et une place dite Royale, d’une étendue immense ; un peu plus, ce serait non une place, mais une plaine. Les maisons manquent de style et sont froidement régulières. Elle paraît peu peuplée ; dans la plupart des rues, les passants sont rares et une voiture fait événement. Au total, c’est un peu trop calme et trop désert pour une capitale. Au cœur de la ville, dans le quartier appelé l’Œstergade, la circulation paraît assez active ; mais le mouvement en est purement commercial. L’Œstergade est le bazar des modes ; j’y ai vu les imprimés anglais, les étoffes de Lyon, les articles de Paris étalés dans toutes les montres ; j’y ai vu aussi de très jolies femmes, qui auraient été tout à fait charmantes si elles avaient consenti à paraître un peu plus Danoises et un peu moins Françaises.

Les honneurs de Copenhague nous ont été faits par notre gracieux et spirituel ambassadeur, le comte Alexis de Saint-Priest. Il est impossible d’exercer l’hospitalité officielle avec une courtoisie plus empressée que la sienne. Son patronage fut une bonne fortune pour nous et nous permit de bien mettre à profit le temps de notre court séjour en Danemark.

Une grande renommée m’attire de préférence à tout ; aussi ai-je demandé à être conduite à l’atelier de Thorwaldsen, le célèbre sculpteur du lion de Lucerne. Thorwaldsen est un beau vieillard d’à peu près soixante-dix ans, droit, grand, avec des cheveux très-blancs et des yeux bleus fort doux ; un parler lent et un peu étudié, quelque chose dans les manières visant à la majesté affable, et qui sent un peu trop la pose. Au bout d’un quart d’heure, sa contenance m’avait donné la juste mesure de la façon dont on l’apprécie dans son pays. Cette façon, nous la connaissons mal en France. Le Danemark élève son sculpteur aux nues ; il lui fait des ovations : il le comble d’honneurs sous toutes les formes ; il le traite enfin comme aucun homme de génie ne l’a été de son vivant ; pourtant j’ose dire en France que Thorwaldsen n’est qu’un homme de talent. C’est peut-être précisément pour cela : les hommes de génie ne sont jamais compris entièrement pendant leur vie. Les auréoles durables entourent rarement un front vivant ; elles ne rayonnent qu’au-dessus des noms écrits sur le marbre des tombeaux. Pour les hommes de talent, la destinée leur escompte leur illustration dès ce monde, et ils n’ont rien à réclamer de la postérité. Ils sont les amants du succès, non les favoris de la gloire.

L’atelier de Thorwaldsen se trouvait peu garni d’œuvres : je ne pus voir que quelques groupes ébauchés et un Neptune colossal entouré de tritons, d’une masse noble et d’une heureuse composition ; en revanche, ses appartements étaient abondamment pourvus de portraits de lui sous tous les aspects. Je lui garde rancune d’en avoir laissé faire un où on le représente paré de toutes ses décorations ; il en a près d’une quarantaine ; avec tous ces petits bouts de rubans ajustés les uns auprès des autres, il semble avoir une carte d’échantillons appliquée sur la poitrine. L’effet est laid, criard, de mauvais goût, et prouve qu’un grand sculpteur n’a pas besoin d’être un coloriste, autrement, Thorwaldsen n’eût pas permis à sa vanité d’offenser à ce point l’harmonie d’un portrait.

En quittant Thorwaldsen, notre voiture s’arrêta devant une jolie et élégante construction du dix-septième siècle : c’était le château de Rosenbourg. Ce petit château fut bâti par Christian IV.

Un mot sur Christian IV. Il fut un de ces rois que l’histoire montre grands, et dont la renommée reste pourtant à peu près circonscrite dans les limites étroites de leur royaume. Son malheur est d’avoir régné pendant cet illustre dix-septième siècle, si rempli par la France de mouvement et de splendeur, que personne ne distingua dans les brumes du Nord cette noble figure d’un héros penseur, d’un prince courageux, éclairé, économe, avare du sang de ses sujets, et, chose plus rare, avare de leurs deniers. Pendant son long règne, Christian tint souvent tête à l’Empire et à la Suède ; un moment il alla jusqu’à menacer Vienne ; un jour, il prit Calmar, défendue par Gustave-Adolphe. Doué d’une infatigable activité d’esprit, il était sans cesse occupé par les projets les plus multiples. Il fonda trois villes : Christiansand, Christianopel et Christianstad ; une colonie : Trinquebar, sur la côte de Coromandel ; il rebâtit Opslo, la capitale de la Norwége, et lui donna son nom actuel de Christiania. Il ouvrit à Copenhague des chaires publiques pour l’instruction du peuple, créa une école de pilotage indispensable aux côtes déchiquetées et dangereuses du Jutland, établit la première fonderie de canons qu’ait eue le Danemark, éleva des manufactures de soieries et de draps pour tout le royaume. Moraliste prévoyant, il expulsa les jésuites du Danemark ; savant éclairé, il fut, comme son père Frédéric II, le protecteur de Ticho-Brahé, l’illustre astronome à qui l’on doit la découverte de la planète Mercure. Malheureusement pour Christian IV, à l’époque où il savait si bien régner, les regards de l’Europe étaient absorbés par Richelieu, et, lorsqu’il mourut, ils allaient être éblouis par Louis XIV : car tout ceci se passait entre 1613 et 1648.

Rosenbourg est un des nombreux châteaux édifiés par la main active de ce grand fondateur. Ce petit château est une des plus charmantes fantaisies du royal architecte ; il l’a fait construire avec les proportions fines et élégantes des monuments de la fin du seizième siècle ; c’est un joyau taillé dans le grain rouge et serré des briques du Danemark.

Rosenbourg a cessé d’être habité : on en a fait le trésor historique des rois danois ; il renferme tous les objets précieux dont ils se sont servis. Il faudrait traduire le catalogue de toutes ces richesses pour en donner une juste idée. On voit là des chambres pleines de rubis, de diamants, d’émeraudes, de perles fines, de topazes, de saphirs, en telle quantité qu’on est tenté de ne plus appeler ces pierres-là précieuses, parce qu’on ne les croit plus rares. Christian IV, qui n’oubliait rien, pas même d’être magnifique, avait une selle de cinquante mille louis. Je l’ai vue. Elle est faite d’un velours noir, épais
Château de Rosenbourg.
comme du feutre, et brodée avec une profusion de perles et de rubis. L’épée du roi, posée près de sa selle, a une lourde poignée d’or massif dont le travail exquis est plus précieux que la matière ; autour de cette poignée se tortille plusieurs fois une corde à puits formée de rubis et de diamants énormes. La femme de Christian, Catherine de Brandebourg, imitait ce grand faste ; mais, en reine bien entendue, elle avait mis son luxe au service de sa coquetterie ; elle fit construire un vaste cabinet de toilette dont les murs, le plafond et même le parquet étaient recouverts de glaces. Les glaces alors n’étaient pas de beaucoup moins chères que les diamants. Dans toutes les salles de Rosenbourg les meubles sont d’ébène sculpté ou d’ivoire découpé à jour comme de la dentelle ; les trônes sont d’argent massif, la vaisselle est d’or, et, dans tous les coins, tremble la lumière irisée de ces merveilleuses verreries de Bohême taillées dans un rayon de l’arc-en-ciel. On se promène au milieu de tout cela comme dans un palais des Mille et une nuits, avec une admiration mêlée de doute et d’émoi, et on se demande si on est bien éveillé.

Le lendemain du jour où j’avais exploré cet immense écrin appelé Rosenbourg, je fis une visite d’un intérêt tout différent : je pus parcourir les magnifiques salles où des savants distingués ont réuni et classé avec méthode une collection considérable d’objets à l’usage des anciens habitants du nord de l’Europe.

Les armes des Scandinaves étaient toujours en pierre ; les dards, les haches, les couteaux se fabriquaient de la même manière ; les tranchants en sont très-bien affilés. Il fallait une adresse inconnue aux ouvriers de nos jours pour parvenir à exécuter des armes si parfaites avec des outils également en pierre. Le premier métal dont les Scandinaves eurent l’idée de se servir est le cuivre. Pendant plusieurs siècles, ils l’employèrent conjointement avec la pierre. Afin de le ménager, car ils ignoraient la manière de l’extraire de la terre en abondance, ils ajoutaient seulement une mince feuille de cuivre à leurs haches de pierre, pour en former le tranchant. Plus tard, mais à une époque encore si éloignée que la date ne peut en être précisée, ils découvrirent le fer et en firent usage comme ils avaient d’abord fait pour le cuivre, en petite quantité, pour former la pointe des dards et le tranchant des haches.

Ainsi, à défaut d’histoire et même de traditions authentiques, les matières employées par ces peuples dans la fabrication de leurs armes et de leurs outils permettent de suivre pas à pas les progrès de leur civilisation. On aperçoit quatre périodes bien distinctes :

D’abord la pierre imparfaitement polie et travaillée ;

Puis la pierre jointe au cuivre ;

Le cuivre et le fer ;

Et enfin le fer seul.

Une chose digne d’attention, c’est qu’il existe une étonnante similitude dans le point de départ des peuples les plus divers. Sans avoir égard aux différences de races et de climats, la civilisation se ressemble dans tous ses berceaux ; ses premiers pas sont les mêmes sur tout le globe. Les armes des sauvages de l’Amérique du Nord, celles des peuples du Groënland, celles des Japonais, sont toutes fabriquées d’après les procédés employés par les premiers habitants du Jutland et de la Scandinavie. Les sauvages sont des sauvages partout, de même que les enfants sont des enfants partout.

Le musée scandinave possède aussi un grand nombre de bijoux retrouvés dans des tombeaux ; la plupart sont en bronze, un petit nombre en or et en argent. Ces bijoux, quelquefois assez délicatement sculptés (bracelets, colliers ou anneaux), affectent généralement la forme d’un serpent, probablement en l’honneur du serpent Asgar, honoré des Scandinaves, qui le représentaient se mordant la queue et entourant le globe terrestre.

J’ai traversé beaucoup trop rapidement les galeries de cet intéressant musée pour avoir vu tout ce qu’elles contenaient ; mais, au milieu de tant de curiosités historiques ou scientifiques, je me suis laissé arrêter par une curiosité d’un autre genre, par une statue équestre, de dimensions presque colossales, sculptée en bois. Cette statue, d’un grand effet, représente saint Georges terrassant le dragon. Le héros, armé de toutes pièces, tient le monstre sous son cheval et lui enfonce sa lance dans le corps ; le cheval est impassible et inébranlable, un vrai cheval de légende : l’énorme dragon, couvert d’écailles, se tord à moitié écrasé sous le poids du cheval : il tortille sa formidable queue dans la dernière convulsion de l’agonie, et, même dans ce moment, il est encore terrible. Ce groupe a quelque chose de farouche et de violent qui subjugue ; c’est un assemblage étrange de hardiesses de maitre et de maladresses d’écolier : l’œuvre a de la puissance, un style sévère, une originalité franche, et l’on oublie, devant le génie du sculpteur qui flamboie de toutes parts, les roideurs et les gaucheries de l’exécution. Cette statue fut exécutée par un élève d’Albert Dürer.

Copenhague doit compter parmi les villes riches et savantes : elle renferme des collections précieuses de médailles, de bas-reliefs, de vases étrusques, et un muséum d’histoire naturelle très-renommé pour ses magnifiques coquilles.

Malgré les nombreux et terribles incendies qui la dévastèrent, Copenhague a un assez grand nombre d’édifices ; on me montra un beau monument du dix-septième siècle, qui porte à un de ses angles une tour formée de quatre bizarres et monstrueux lézards, dont les queues s’entremêlent en l’air. On me dit que c’était la Bourse. Je ne me serais jamais imaginé le temple de la finance et du mercantilisme sous cette physionomie féodale et fantastique. En revenant, je suis entrée dans l’église principale, je ne sais si les protestants disent cathédrale. Cette église est construite sur de grandes proportions, dans ce style correct et froid qui caractérise l’architecture réformée, elle a pour ornement les statues des douze apôtres en marbre blanc ; à l’extrémité se dresse le Christ debout et bénissant ; aux pieds du Sauveur s’incline, avec une grâce toute divine, une suave figure d’ange portant dans une coquille l’eau pure du baptême. Ces statues sont toutes de Thorwaldsen.

Voilà à peu près ce que j’ai vu à Copenhague, et
Bourse de Copenhague.
c’est avoir trop imparfaitement visité cette belle ville. Quant à ses environs, je ne les ai pas vus du tout. J’ai strictement et ennuyeusement suivi la grande route jusqu’à la frontière ; je n’ai pas fait un coude en l’honneur du palais italien de Frédéric II ; je n’ai pas même été chercher sur la vitre de Frédensborg, la touchante inscription de la reine Mathilde :

O God ! keep me innocent, and make the others great[1] !

Pauvre douce reine ! si cruellement écrasée entre l’aversion de sa belle-mère et la mollesse de son mari ! Triste femme, prise entre ce que nous devons également redouter : la violence de qui nous hait et la faiblesse de qui nous aime !

À peine ai-je aperçu le matin, à la lueur douteuse du crépuscule, les bois épais des bords du lac d’Esrum, où erre, dit-on, l’ombre rêveuse et accablée d’Hamlet !

Ainsi, c’était en vain que les châteaux fameux s’échelonnaient sur la route, que l’histoire et la poésie s’associaient pour me retenir ; je suis partie ! J’ai opposé à toutes ces séductions la brutale vigueur de mes chevaux ; j’ai couru avec la rapidité barbare d’un commis voyageur en retard, d’un banqueroutier poursuivi, ou d’un farfadet en mission ; enfin, j’ai touché la frontière : j’étais à Elseneur !

Mes yeux, en apercevant la rive de Suède, se sont soudain consolés de leurs regrets de la veille par l’espoir d’un beau lendemain. Impression de voyage, — bien commune impression de cet autre voyage qu’on appelle la vie !

Je quittai le Danemark à tire-d’aile, et je ne vis bien la masse imposante du Kroneberg que lorsque je fus installée dans un batelet nageant vivement vers la Suède.

Le Kroneberg (dont le nom signifie, je crois, couronne de la montagne) date du quinzième siècle, et a bien le caractère solide et massif de l’architecture fortifiée de cette époque. Il fut construit par Éric VII, le misérable successeur de cette grande Marguerite, qui porta si dignement trois couronnes et mérita le surnom de Sémiramis du Nord.

Le château de Kroneberg garde et surveille le détroit du Sund ; cerbère attentif, il reçoit un droit de passage de tout navire entrant dans la Baltique ou en sortant ; à la rigueur, ses exigences seraient appuyées par une très-recommandable batterie de canons.

Le détroit du Sund est fort étroit ; le vent s’y engouffre par caprice comme dans un défilé ; j’ai failli être victime d’un de ces courants d’air inattendus ; notre bateau a été sur le point de se coiffer fort désagréablement, à cause d’une petite voile latine que j’avais imprudemment fait laisser ouverte, par amour du pittoresque. Quoi de plus charmant qu’une de ces gracieuses voiles triangulaires, serrant le vent et emportant un canot comme un oiseau de mer qui fuit devant la brise ! C’est charmant ! oui, mais c’est dangereux, — comme beaucoup de choses charmantes !

La petite ville de Suède où on aborde en face d’Elseneur (en danois Helsingor), se nomme Helsingborg ; c’est un petit port calme, sans mouvement, peu commerçant, peu peuplé, peu curieux à visiter,
Château de Kroneberg.
impossible à habiter huit jours. On y peint les maisons en rouge foncé, ce qui rappelle fâcheusement certaines boucheries de village ; les rares passants de ses rues silencieuses regardent les étrangers de l’air étonné et inquiet de gens qui n’en voient pas souvent. Helsingbord est un de ces endroits où l’on se sent vivement saisi de cette impatience particulière, connue des voyageurs, qui fait faire dix fois en une heure le trajet de la poste à l’auberge, en demandant désespérément ses chevaux d’un côté et son souper de l’autre, afin d’en finir vite avec leur plate tranquillité et leur morne insignifiance.

À propos de souper, je fis à Helsingborg ma première épreuve des supplices gastronomiques que me réservait mon voyage ; on m’y traita d’une soupe à la bière (horrible mélange de bière chaude et d’œufs), de pain au cumin complètement immangeable, et d’un fromage sans sel dont la fadeur me fit reculer : total, je ne soupai pas.

Voyager en Suède n’est pas chose simple. Ce pays se maintient dans un état assez primitif sous le rapport de la locomotion ; on n’y trouve ni malles-postes, ni diligences, ni services organisés quelconques ; si on veut se transporter d’un point à un autre, il est nécessaire d’y aviser mûrement et de faire tout un plan de campagne.

Voici les principales conditions dont on doit s’inquiéter :

Avoir une voiture à soi ;

Se munir d’un domestique interprète, dans le cas où on ignore le suédois (cas assez habituel aux Français) ;

Envoyer devant soi un courrier chargé, comme le chat botté du conte bleu, d’annoncer votre arrivée aux bons paysans dont dépendent les relais, les gîtes et les dîners.

Il n’existe pas en Suède d’administration des postes ; les paysans doivent fournir des chevaux aux voyageurs sur leur réclamation ; un tarif règle le prix de chaque poste ; un livre déposé dans chaque village reçoit au besoin les observations et plaintes des étrangers, tenus en outre d’y inscrire leurs noms et leurs qualités, de dire d’où ils viennent et où ils vont. Sans son courrier (appelé förbud) on serait soumis à des lenteurs sans fin, et même avec cette précaution on subit des retards. Le courrier attend souvent son propre cheval plusieurs heures, et on le rattrape malgré ses vingt-quatre heures d’avance. Les mesures que je viens d’indiquer une fois prises, on voyage assez commodément sur les belles routes unies de la Suède.

La côte de la Suède n’a pas d’analogie avec celle du Danemark qui lui fait face ; quoique séparés par un bras de mer à peine plus large qu’un fleuve, les deux pays ont une physionomie très-dissemblable. La côte danoise, élevée, boisée, agreste et fertile à la fois, regarde, du haut de ses collines, la côte suédoise, nue, basse et sablonneuse. Autour d’Helsingborg s’étendent quelques champs d’orge et de seigle fréquemment interrompus par des ampoules pierreuses couvertes de la végétation tourmentée des houx et des pins nains. D’Helsingborg à Falkemberg, la ville la plus rapprochée, la route suit patiemment les festons capricieux de la côte ; ce qui doit allonger le trajet d’une dizaine de lieues. Falkemberg, Warberg, Kongsbacka, qu’on rencontre avant Gothembourg, méritent à peine le nom de villes. Toutes sont construites à peu près sur le même plan et présentent des différences imperceptibles pour le voyageur. Figurez-vous trois ou quatre rues longues et régulières, se coupant à angle droit entre elles, bordées de maisons de bois peintes en rouge ou en gris ; au milieu de ces rues une place avec une église en bois aussi et d’une architecture plus que simple, primitive, et vous aurez l’idée d’une de ces villes, et même de toutes trois.

Le paysage s’égayait un peu pour nous lorsque nous rencontrions quelque prairie. On commençait la fenaison, et des bandes de jeunes femmes et de jeunes garçons étaient occupées à faucher l’herbe et à la faner. Les femmes me parurent, pour la plupart, grandes, fraîches, blondes ; le visage gâté par de vilaines dents, le corps enlaidi par de grands pieds ; leur costume ne dédommage pas ; il n’a rien de pittoresque ; il se compose de robes de laine très longues, de tabliers bleus ou rouges et de mouchoirs de coton noués sur la tête en fanchons. Les hommes, blonds et peu barbus, portent des vestes de gros drap et des pantalons larges, de vrais habitants de l’Orne ou du Calvados, des physionomies assez normandes pour ravir un historien des invasions du dixième siècle et pour impatienter un peintre courant après des types nouveaux.

Quelques lieues avant Gothembourg, on sent l’approche d’une ville riche : la route se borde de maisons de campagne gaies, fleuries, proprettes, cottages suédois tout aussi bien tenus que les cottages anglais. Après les tristes bourgades qu’on vient de traverser, Gothembourg fait l’effet d’une véritable capitale.

Gothembourg, détruite et brûlée par les Danois en 1611, sortit de ses ruines sur un ordre de Gustave-Adolphe et fut reconstruite en entier. Cette façon de renaître de leurs cendres n’est pas favorable aux villes ; elle n’en fait pas des phénix, au contraire. Une ville est une agglomération d’œuvres et de souvenirs qui a essentiellement besoin de la collaboration du temps ; ses édifices doivent être le témoignage et le produit d’une sorte d’alluvion des siècles ; on aime à chercher dans les édifices les traces des époques antérieures, et, pour le penseur attentif, l’histoire se lit mieux aux angles des carrefours d’une vieille ville, sur ses places, sous les dômes de ses temples, à l’ombre de ses palais que dans les livres. Gothembourg est le chef-lieu du gouvernement de Gothembourg et Bohus ; sa position, à l’embouchure de la Gotha, serait favorable à un grand mouvement commercial : elle communique avec Stockholm par les beaux canaux qui coupent la Suède transversalement, et avec tous les autres pays par la mer ; elle se trouve admirablement placée pour devenir l’entrepôt central de toute la Suède occidentale, et sa prospérité s’accroît d’année en année. À part son insignifiance archéologique, c’est une belle ville, vaste, aérée, bien bâtie et proprement compassée, comme un alexandrin du dix-septième siècle.

Au moment où nous quittâmes Gothembourg, mon attention fut arrêtée par deux détails, deux choses presque puériles, suffisantes pourtant pour donner un caractère étranger aux rues que nous traversions : c’était de voir les fenêtres des maisons ouvrant sur la rue au lieu de s’ouvrir à l’intérieur, et la singulière manière dont les femmes du peuple portent leurs fardeaux. En France, elles se servent de la hideuse hotte qui les courbe, les déforme et fait ressembler toute femme à quelque monstrueux limaçon portant sa coquille ; en Italie, en Espagne, en Afrique et dans tous les pays méridionaux, elles posent la charge sur la tête et marchent légères, droites et fières, dans l’attitude noble des belles filles des rois pasteurs. Dans le Nord et à Gothembourg particulièrement, elles ont une autre méthode : elles placent sur une de leurs épaules un long et fort bâton portant une corde à chaque bout : à cette corde elles attachent tout ce qu’elles veulent transporter, même des objets fort pesants. Les Suédoises se servent de cet instrument très adroitement, et le changent d’épaule avec une agilité qui n’est pas sans grâce.

À quelques lieues au-dessus de Gothembourg, le pays se modifie ; les champs cultivés se font plus rares, les espaces de forts plus fréquents. La nature devient plus aride et la population plus pauvre. On sent le voisinage de la Norwége ; à chaque couchée on trouve le gîte moins bon.

J’ai oublié de vous dire que, de même qu’il n’y a pas de postes, il n’y a pas d’auberges. On loge chez les paysans. Chaque famille aisée à une chambre d’honneur destinée aux voyageurs ; on rencontre ainsi des logis moins désagréables qu’on ne le croirait d’abord. On vous donne une chambre boisée, meublée d’une lit de bois peint en bleu ciel. Le fond du lit est en planches ; on a pour matelas de l’édredon, pour oreiller de l’édredon, toujours, de l’édredon, ce qui ne le rend pas meilleur. Outre le lit, on jouit d’une table et de quelques siéges de bois. Le plancher, bien lavé, est recouvert d’une légère couche de sable jaune ; et quelquefois des feuilles de plantes aromatiques, telles que l’angélique ou la menthe, ajoutent l’élégance de leur parfum à du linge beau et blanc. Presque partout en Suède on rencontre ce vrai luxe ignoré de plus d’un somptueux hôtel : une extrême propreté.

La Norwége est séparée de la Suède, entre Gothembourg et Christiania, par une rivière, le Swiftson ; on la passe dans un bac, et, très-peu après, on rencontre les premières croupes des Dofrines. À chaque instant le point de vue change ; les collines deviennent montagnes, les ruisseaux paisibles se changent en torrents furieux, et la route s’élance au milieu des escarpements les plus invraisemblables. En Norwége on ignore l’art de tourner une montagne ; le chemin monte d’un côté et descend de l’autre ; c’est aussi simple que dangereux. Les paysans nous regardaient avec assez d’étonnement nous aventurant dans une calèche à ressorts sur des pentes si peu complaisantes. Nous lisions sur leurs physionomies la traduction de leurs exclamations de mauvais augure. Malgré les fâcheuses prédictions, nous avons gagné Christiania sans encombre, quoique ayant été sans cesse un train de prince.

On arrive à Christiania par une épouvantable côte roide comme un escalier et à peu près aussi unie ;
Vue de l’île de Kragerö, à l’entrée du golfe de Christiania.
du sommet de cette côte, on aperçoit la ville au fond d’un immense entonnoir. Vue à vol d’oiseau, elle présente du côté de la mer une vaste échancrure où se pressent un grand nombre de vaisseaux de toute dimension ; du côté de la terre, elle s’appuie et s’échelonne sur des collines élevées, couvertes en été d’une végétation sombre et vivace. Sa situation a une certaine analogie avec celle de Marseille, plus la verdure et moins le soleil.

J’étais harassée de fatigue, et de plus souffrante d’un coup de soleil sur le visage ; ce traître de soleil du Nord, qui ne chauffe pas, hâle horriblement et rend souvent malade. Du reste, on doit s’attendre à tout lorsqu’on voyage comme nous faisions. La nécessité d’être au cap Nord à jour fixe précipitait notre course de plus en plus et transformait en corvée et en torture une des plus charmantes distractions possibles, un voyage l’été, dans des pays peu connus.

Christiania, autrefois Opslo, comme vous savez, est une ville trop moderne pour avoir une physionomie caractérisée ; on peut lui adresser sous ce rapport le même reproche qu’à Gothembourg, et mon observation sur les villes de fraîche date subsiste quant à elle. L’été, le port a beaucoup de mouvement et d’animation, il sert de lieu de rendez-vous à tous les petits navires marchands des autres villes de la côte et reçoit en outre beaucoup de bâtiments étrangers. Les quais sont encombrés de planches de sapin prêtes à être embarquées ; ces planches sont disposées par piles régulières entre-croisées, et en quantités si innombrables qu’il y en aurait certainement assez pour faire une boîte capable de contenir la ville tout entière et ses vingt-quatre mille habitants. Innombrable est bien le mot, à propos des bois de sapin de Christiania. Les propriétaires de ces magnifiques forêts, qui fournissent des mâts à la marine du monde entier, ignorent eux-mêmes le nombre de leurs arbres ; ils les font abattre, détailler, marquer de leur nom, puis conduire au cours d’eau le plus voisin, où on les précipite. Alors, sous la garde de quelques mariniers, ils descendent à Christiania. Les trains arrivés au port, un inspecteur trie les arbres, reconnaît les marques, en envoie le compte au correspondant du propriétaire, et celui-ci les débite et les négocie comme il l’entend. Quoique ces bois franchissent ainsi d’énormes distances, il ne se commet pas d’infidélités. Mariniers, inspecteurs, agents, tout le monde fait preuve de la plus extrême probité, et aucune comptabilité n’est chargée du contrôle des uns sur les autres.

S’il n’y a pas de mauvaise foi dans le commerce d’un pays, on peut conclure que les voleurs y sont rares, et ceci est particulièrement juste pour la Norwége ; pourtant, à mon arrivée à Chistiania, le lion du jour, l’homme qui occupait toutes les conversations, était un voleur de grands chemins, mais un voleur épique, digne des honneurs du récit, voire de l’illustration sur papier bleu et de la complainte en vers blancs. L’homme en question, connu en Norwége comme Cartouche à Paris, ou Fra Diavolo en Calabre, se nommait Ouli-Eiland. À ce moment, il était âgé de vingt-neuf ans, avait cinq pieds six pouces et une santé imperturbable. Du reste la chronique le disait libéral comme un Turc, discret comme un Espagnol, adroit comme un sauvage, menant ouvertement sa vie de méfaits aventureux, sans craindre ni Dieu, ni diable, ni gendarmes, rançonnant les châteaux, secourant les chaumières, n’ayant jamais oublié ni une injure ni un service, et déployant dans sa croisade incessante contre la société plus d’énergie et d’inventions qu’il n’en faudrait pour illustrer dix généraux ou enrichir dix romanciers ; un de ces hommes enfin auxquels il a manqué un théâtre pour changer leurs crimes en actions glorieuses, et qui se font brigands, ne pouvant être héros.

Ouli-Eiland avait été emprisonné six fois et était toujours parvenu à s’évader. La dernière fois, la septième, pour réussir à s’emparer de lui, on avait dû cerner près d’une lieue de forêt, on avait fait le blocus de son gîte, et alors, au bout de plusieurs jours d’affreuses souffrances, cette force qui vient à bout des plus terribles et qui soumet tout, même les loups, comme dit le proverbe, la faim, le fit sortir de son bois. On le saisit, on le garrotta, on le conduisit à Christiania. Là, on le jugea, et, comme il n’y eut pas d’assassinat prouvé, il fut condamné à la prison perpétuelle dans la citadelle de Christiania.

Le gouverneur de la forteresse se le fit amener ; il demeura surpris de voir ce grand jeune homme blond, mince, paisible, portant déjà une si lourde célébrité ; cependant, en homme d’observation, il démêla un reste de noblesse sur ce front uni, un reste de loyauté dans ces yeux clairs et hardis.

« Tu t’es évadé jusqu’à présent de toutes les prisons où on t’a mis, dit le gouverneur ; conséquemment je dois prendre les mesures les plus sévères, quant à ce qui te concerne. »

Ouli-Eiland sourit silencieusement.

« Crois-tu que tu pourrais t’évader ici ?

— Oui, monseigneur.

— En as-tu le projet ?

— Oui, monseigneur.

— Mais si j’use de tout mon pouvoir, si je te fais enchaîner jour et nuit ? »

Ouli-Eiland recommença son sourire tranquille qui contenait un défi.

« J’ai d’autres projets, reprit le gouverneur ; je te laisse entièrement libre dans l’enceinte de la citadelle ; seulement donne-moi ta parole de ne pas t’enfuir. »

Ouli-Diland s’attendait aux dernières sévérités, cette conclusion lui parut inespérée ; il donna sa parole.

Le gouverneur défendit qu’on le surveillât.

Tout alla bien pendant trois mois. Au bout de ce temps, Ouli-Eiland demanda à parler au gouverneur.

« Monseigneur, dit le prisonnier, rendez-moi ma parole, ou je mourrai ; je préfère la captivité la plus dure, la surveillance la plus étroite avec un espoir, à ce lien de ma parole dont je suis esclave et qui me prive de toute chance d’évasion ; faites de moi ce que vous voudrez, mais je reprends mon engagement. »

Le gouverneur vit un parti pris : il n’insista pas ; seulement il se mit en mesure de garder son prisonnier mieux que ses prédécesseurs. Il fit construire une espèce de cage avec les troncs de petits sapins, peu espacés ; à la porte de la cage, extérieurement, était fixée une grosse sonnette correspondant par des ressorts à chacun des barreaux ; on plaça la cage dans une petite maison de pierre solidement bâtie, autour de laquelle se promenaient sans cesse deux sentinelles ; puis on mit un gardien dans la maison et le prisonnier dans la cage.

Au bout de six semaines Ouli-Eiland était libre.

C’était de cela qu’on s’entretenait à Christiania lorsque j’y passai.

Les collections scientifiques de la capitale de la Norwége sont peu de chose. Lorsque Christian IV rebâtit Opslo et en fit Christiania, la Norwége était danoise et tout allait affluer à Copenhague. La collection de médailles seule est assez complète ; elle possède plusieurs pièces d’or du règne du calife Aroun-al-Raschid. Peut-être quelqu’une de ces pièces d’or, pour venir de Bagdad au fond de la Scandinavie, aura-t-elle effleuré en route la main puissante de Charlemagne !…

Tout arrive aujourd’hui au fond de ce royaume écarté ; tout, modes, journaux, et jusqu’à la charmante musique de nos opéras comiques. On représente à Christiania la Dame Blanche et le Pré aux Clercs, tout aussi passablement que dans beaucoup de préfectures françaises ; et notre admirable Auber n’aurait pas trop souffert à entendre chanter le Domino Noir par ces gosiers scandinaves, qui compensent l’absence d’études suffisantes par la limpidité de leurs notes et la sûreté de leurs intonations ; du reste, ni goût ni expression : beaux instruments livrés à eux-mêmes, sans ce qui complète le musicien, la bonne méthode.

Les acteurs se montrent vêtus avec une mesquinerie bien compréhensible, lorsqu’on sait qu’un premier sujet gagne rarement à Christiania plus de dix-huit cents francs par an ! Quant à la mise en scène, néant. Ce spectacle, peu attrayant pour les yeux, ne laisse pas d’être organisé de façon despotique. On n’a pas la possibilité de se délasser de la scène en explorant la salle ; car celle-ci est si complètement obscure, que d’abord j’ai cru à un domino noir en lanterne magique. Ce petit lustre à l’huile, qui tremblote au milieu pendant les entr’actes, disparaît tout à fait lorsque la toile se lève, afin de contraindre l’attention du spectateur à se concentrer sur la scène ; l’arbitraire ainsi introduit dans le plaisir, il en résulte qu’on regarde le spectacle par ordre, à moins qu’on ne s’endorme par nécessité.

Je comptais sur cette soirée pour me faire une idée de la fashion norwégienne ; je n’ai pu me former d’opinion ; au premier coup d’œil, les femmes de Christiania m’ont paru assez jolies, — mieux, assez gracieuses, – malgré deux défauts de beauté qui importent aux connaisseurs : les dents gâtées et les oreilles très-grandes : mais on voit de beaux teints, de beaux cheveux et des tailles élégantes pour des tailles du Nord.

Voilà le résumé rapide de ce que j’ai pu voir à Christiania en deux jours ; prenez-le pour ce que cela est, une esquisse, rien de plus. Adieu.



  1. O Dieu ! gardez-moi innocente et faites les autres grands