JOURNAL PITTORESQUE
(ENCORE INÉDIT)
D’UN VOYAGE AUTOUR DU MONDE,
PAR M. LESSON[1]

Source intarissable de plaisirs et d’instruction, les voyages sont la lecture des jeunes gens et des vieillards, des gens du monde et des érudits, des simples amateurs aussi bien que des géographes ; ils fournissent aux uns des distractions ; ils peignent aux autres des coutumes, des mœurs nouvelles ; ils procurent à tous une lecture attrayante, animée, et qui n’est jamais sans d’heureux résultats pour l’intelligence. De là, le succès de cette masse de relations de voyages que chaque année voit éclore chez les nations civilisées et, par suite, cette avidité générale pour cette branche de la littérature. On peut même dire qu’il n’existe point, rigoureusement parlant, de mauvaises narrations de voyages, et que, dans les plus médiocres, un esprit droit peut encore puiser d’utiles vérités.

Mais il est une classe de relations bien moins nombreuse, plus exclusivement en possession de fournir des tableaux neufs, pittoresques et variés : c’est celle des voyages sur mer. Franchissant les immenses solitudes de l’Océan, le vaisseau parcourt les parages les plus éloignés, les climats les plus divers ; et le lecteur, transporté sans cesse du pôle nord au pôle sud, de la zone torride aux régions tempérées, des deux Amériques au fond de l’Océanie, se trouve ainsi assister à toutes les impressions qu’ont fait éprouver au voyageur les scènes imposantes et magiques qui frappent ses regards. Qui n’a lu cent fois ce que Bougainville a dit avec tant de grâce de la délicieuse O-taïti, ce que Cook a écrit sur ces îles si riantes et si vantées de la mer du Sud ?…

Depuis la paix, la France a vu sortir de ses ports plusieurs expéditions. Leurs résultats scientifiques ont été considérables, et la publication somptueuse de tous ces travaux fait le plus grand honneur au gouvernement, qui élève à la gloire de notre patrie des monumens irrécusables de son amour pour les sciences. L’auteur de ce journal faisait partie de l’une des expéditions ordonnées par le roi.

M. Lesson n’a point cherché, dans sa narration, à entrer en concurrence avec M. Duperrey, qui commandait la Coquille. Ce navigateur distingué, écrivant la relation officielle du voyage, a dû suivre les erremens prescrits pour cette sorte de rédaction. Il a dû faire connaître au monde savant le résultat de son importante mission ; il a dû fixer l’attention sur la part que chacun de ses collaborateurs a eue dans le succès de la campagne. Un tout autre but a dirigé M. Lesson. Ces grandes relations par leur format, le luxe, les cartes et les figures qui les accompagnent, étant à très-haut prix, n’ont par suite qu’un succès restreint, et ne se trouvent que dans les grandes bibliothèques. Leur lecture d’ailleurs est rendue pénible pour une foule de lecteurs, par les pages de chiffres qui coupent les chapitres ; ce sont, en un mot, des recueils de haute importance à consulter, mais que les gens du monde ne cherchent point à lire. C’est uniquement à cette dernière classe que M. Lesson a cru devoir adresser son journal.

Homme privé, il a pu, dans sa rédaction, s’abandonner à toutes les sensations qui le captivèrent, et chercher à faire passer dans l’ame du lecteur ses émotions. C’est en peintre qu’il esquisse d’une touche large les productions des contrées qu’il a parcourues, et chaque trait gagne encore des connaissances du naturaliste. Son livre sera donc un vaste panorama des nombreuses contrées visités par la corvette la Coquille ; tout promet aux lecteurs qu’il sera un tableau riche en couleurs, et une histoire fidèle des peuples et des êtres étudiés pendant trois années, et sous tant de climats divers.

Il nous suffira de mentionner les lieux où la Coquille a abordé pour donner l’idée de l’intérêt de ce Journal. Ainsi, le Brésil, les Malouines, le Chili, le Pérou, O-taïti, Borabora, la Nouvelle-Irlande, Bouka, l’île de Waigiou, Bourou, Amboine, la Nouvelle-Hollande, la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Guinée, Rotouma, Oualan, les îles Carolines, l’île de Java, l’île Maurice, Bourbon, l’Ascension, Sainte-Hélène, etc. formeront autant de chapitres remplis de documens curieux, et présentés d’une manière attrayante. L’auteur a bien voulu nous en communiquer quelques fragmens. Nous avons éprouvé, en les parcourant, un si vif plaisir, que nous avons cru devoir le faire partager à nos lecteurs, avant même que l’ouvrage n’ait été imprimé. Nous reviendrons plusieurs fois sur cette importante publication[2].

RELÂCHE
AUX ÎLES MALOUINES
DESCRIPTION DE LA SOLEDAD.
(Communiqué par M. Lesson.)

Le 18 novembre 1822, nous mouillâmes au milieu de la Baie française, à une grande distance de la terre, dans une position isolée. Les grains de pluie, de grêle, et le vent soufflant par raffales, avec une effroyable énergie, s’opposaient à ce que nous puissions communiquer avec la terre ; et cependant c’était à qui témoignerait le plus d’ardeur pour s’y rendre ; à qui pourrait le premier l’interroger sur ce qu’elle produit. Le 21, on se décida à expédier des chasseurs ; leur retour procura le plus vif plaisir : car ils ne venaient pas les mains vides ; et le grand nombre d’huîtriers, d’oies, de bécassines qu’ils avaient tués, nous promettaient un confort nullement à dédaigner. Les matelots expédiés dans l’embarcation qui porta nos pourvoyeurs, ne restèrent point oisifs sur la grève ; ils aperçurent quelques jeunes chevaux, issus de races qu’y introduisirent les Espagnols. Les poursuivre avec vigueur fut leur première idée ; et, à la suite soit de lassitude, soit de manœuvres bien combinées, ils parvinrent à se cramponner à la crinière de l’un d’eux, et à lui couper la gorge avec leurs couteaux, seules armes dont ils fussent munis. Un marin n’est jamais embarrassé lorsqu’il s’agit de se procurer des vivres. Le noble animal fut bientôt dépouillé, tronçonné par quartiers, et sa chair distribuée à l’équipage. Les environs de la Baie française ne se composent que de plaines rases légèrement ondulées, couvertes d’herbes assez hautes, où apparaissent à peine quelques bruyères, la vue cherche en vain à découvrir un seul arbre, un seul arbuste ; on ne voit qu’une prairie herbeuse, marécageuse ou entrecoupée par de larges flaques d’eau saumâtre : et toutefois, malgré cela, un des canotiers s’égara et ne put rejoindre la Coquille. Nous le crûmes tombé dans quelques fondrières, et le lendemain les hommes expédiés à sa recherche nous le ramenèrent transi de froid, et mourant de faim.

Le 23, je me préparai à faire une excursion accompagné de MM. Bérard, Lottin, Gabert, et de notre maître canonnier Roland, excellent homme, plein de bravoure, et possédant à un haut degré la gaieté et la vivacité provençales. La baleinière était à nos ordres, et nous avions le projet de nous enfoncer dans les anfractuosités du port Duperrey, ainsi nommé par M. de Freycinet, et de visiter les débris de l’Uranie, qu’on jeta à la côte au fond de la baie, après qu’elle eût été crevée par une pointe de rocher. Cette promenade rappelait de tristes souvenirs à trois personnes de notre petite caravane, qui avaient partagé les travaux et les fatigues de la précédente campagne, et qui ne sortirent de cette île déserte qu’après un séjour prolongé et de nombreuses privations. En arrivant sur la plage ou l’Uranie avait été abandonnée, nous retrouvâmes encore la coque de ce navire, des carronades enfoncées dans le sable, des caisses en fer, des débris de toutes sortes. Les vagues bouleversées par les tempêtes des hivers rigoureux de ces hautes latitudes avaient soulevé au-dessus d’une petite chaîne de rochers sa carcasse froissée. Là paraissait l’emplacement qu’occupaient les naufragés ; là se trouvait le lieu où leurs inquiétudes bien souvent durent rendre amères leurs réflexions ; puis, reportant mes regards sur la Coquille qui paraissait au loin dans toute sa grâce nautique, je me disais : « À peine venons-nous de quitter la France : notre ardeur est sans bornes comme nos illusions ! quel sera l’écueil où viendra se briser cette machine flottante ? reverra-t-elle le port ? une île déserte doit-elle être notre dernière demeure, ou bien l’estomac d’un cannibale sera-t-il notre tombeau ?… »

En quittant le vaissau dès trois heures du matin, nous espérions jouir d’un temps passable. Mais bientôt des tourbillons de vents se firent sentir, et une pluie qui tomba par nappes serrées, sans discontinuer, nous trempa complétement. En vain cherchâmes-nous un abri, une grotte sur ces longues plages uniformes, bordées de dunes sablonneuses ; rien ne put nous garantir des averses du ciel, et notre canot était à près de deux lieues du point où nous nous étions rendus pour chasser. Des milliers de canards étaient immobiles sur la grève ; mais nos fusils, imbibés d’eau, ne purent jamais faire feu. Cette espèce que les Anglais nomment race-horse, ou cheval de course, a des ailes trop petites pour pouvoir voler : aussi ne s’éloigne-t-elle pas de la mer, qui est son élément naturel, bien qu’elle sache courir sur le sable avec une grande rapidité.

Il nous fallut rétrograder pour trouver un abri contre le déluge qui nous inondait. J’étais chargé pour ma part de divers oiseaux destinés à nos collections, et d’échantillons de roches dont le poids ne contribuait pas peu à m’accabler. Il me fallut jeter ce résultat de notre pénible course pour alléger ma marche ; et qui sait si, en Europe, quelque savant assis dans un fauteuil à bras, la tête enveloppée de fourrures, les pieds étendus près d’un feu vif et bien nourri, n’eût pas critiqué le choix et la préparation de ces objets ? Enfin nous rejoignîmes notre baleinière. Les rameurs avaient dressé une tente avec la voile de l’embarcation, et nous nous empressâmes de gagner ce réduit protecteur. Nous étions aux Malouines pendant l’été, et cependant un froid piquant se faisait sentir ; l’eau avait macéré nos corps, et la faim nous aiguillonnait. Sur le soir, la pluie cessa un instant ; alors nos marins firent de grands feux avec les bruyères, et les disposèrent en un cercle au milieu duquel nous nous plaçâmes. La fumée qui s’échappait de ces broussailles humides, tout en nous boucanant, nous séchait, et, pendant ce temps, un des nôtres faisait rôtir sur une baguette de fusil deux oies à demi plumées que nous dévorâmes avec avidité. Bientôt la gaieté vint bannir le souvenir des contrariétés du matin et nous roidir contre les petites tribulations assez ordinaires dans les voyages lointains… Le soir nous nous rembarquâmes dans la baleinière ; mais le temps était décidément mauvais. Un ciel noir chargé de vents, une mer grosse, notre embarcation qui portait mal la voile, nous rendirent les six lieues qui nous séparaient de la corvette excessivement pénibles ; nous rejoignîmes nos compagnons dans la nuit, après avoir été plusieurs fois sur le point de chavirer.

La Coquille n’occupait plus le même mouillage : elle était venue chercher un abri dans l’enfoncement de la baie, en dedans des îlots des Pingoins et des Loups-Marins, non loin des ruines de l’ancien établissement fondé par Bougainville, au Port-Louis. Ce fut le lieu choisi pour s’occuper des observations astronomiques, et dès lors chacun se livra aux recherches qui rentraient dans ses attributions. Dès le matin, le navire devenait presque désert : les chasseurs se dispersaient sur ces terres inhabitées par l’homme, mais où vivent en paix une prodigieuse quantité d’animaux de toutes sortes ; et jamais ils ne revenaient sans qu’on fût obligé d’aller chercher les produits de leurs chasses. Les oies, les huîtriers, les nigauds, les bécassines, composaient les rations des matelots, et cette abondance ne tarda pas à dégoûter ces derniers, qui, vers la fin de notre relâche, réclamèrent leurs vivres de mer, consistant en bœuf et en porc salés.

Les îles Malouines sont vraiment une terre de promission pour ceux que le goût de la chasse entraîne. On n’a que l’embarras du gibier ; et celui-ci peu craintif ne s’éloigne que lorsqu’on va le toucher. La quantité d’oiseaux et de lapins qu’on tua pendant notre séjour fut énorme, et on y joignit encore plusieurs cochons sauvages et deux jeunes taureaux. Les oiseaux de proie, d’une confiance sans égale, venaient arracher le gibier des mains du chasseur, et ceux qui dans les premiers temps cachaient des oies ou d’autres oiseaux dans l’herbe, pour les reprendre au retour, n’en trouvèrent jamais les moindres vestiges. Une buse bleue était remarquable par son effronterie et sa grossière gloutonnerie. Quant aux nigauds, espèce de cormoran singulièrement multipliée, dont le nom indique assez la stupidité, on pouvait tuer tous les individus d’une troupe un à un, sans que leurs compagnons prissent leur vol et parussent avoir la conscience du danger auquel ils étaient exposés. Pour les manchots, leur chair huileuse et dure les fit dédaigner ; car, lorsqu’ils se trouvent à terre, où ils se rendent toujours par milliers d’individus, ils ne savent ni fuir, ni résister.

En allant visiter le Port-Louis, le premier pas que je fis sur la grève me plaça en face d’un tombeau : une ardoise servait d’inscription tumulaire, et de mausolée à un pauvre marin anglais dont les cendres reposaient en paix à une aussi grande distance de sa patrie. Le silence de mort qui règne sur ces terres, interrompu seulement par les voix criardes de quelques oiseaux d’eau, un ciel nébuleux, un soleil sans force, des prairies rougeâtres, des montagnes de grès à teinte blanchâtre, des maisons en briques, dont il ne reste plus que des ruines, tout faisait naître des réflexions nombreuses sur cette terre antarctique, improductive et jetée aux bornes du monde. C’est en vain que Bougainville tenta d’y fonder une colonie française : après quelques années d’essai, au moment où ce navigateur devenu depuis si célèbre entrevoyait la prospérité de son établissement, il fallut satisfaire aux prétentions des Espagnols, et leur abandonner ce petit coin de terre qu’ils revendiquèrent comme une dépendance de l’Amérique que leur concédèrent les successeurs de Saint-Pierre. Paresseux par habitude, inhabiles à vivre là où il n’y a pas de mines d’or, les Espagnols quittèrent bientôt cette portion de territoire, plus faite pour être défrichée par des hommes laborieux, actifs, et qui savent quérir les fruits de la terre avec persévérance et avec effort, tels que les Suisses. Dans ces dernières années, la république argentine essaya de renouveler les projets de l’Espagne et d’occuper les îles Malouines, afin d’enlever à tout autre peuple la possibilité de s’en emparer. Ces îles, complètement stériles et incapables d’être cultivées, ne pourraient servir que de point militaire, destiné à commander le cap Horn et interrompre le commerce de la mer du Sud. C’était ce qui avait porté les Anglais à fonder le port Egmont, sur l’île Falkland, la plus méridionale des Malouines, lorsque les Français s’établissaient à la Soledad, tant ces deux peuples sont divisés par une rivalité que leurs mœurs et des antipathies naturelles ne permettront jamais de faire disparaître entièrement.

Près des ruines du Port-Louis, je cherchai un sol convenable pour confier à la terre les semences des plantes alimentaires, si utiles aux navigateurs qui viennent de battre la mer. J’espérais que mon espoir ne serait pas trahi, et que ceux qui trouveraient du cresson et du raifort remercieraient la main inconnue qui présentait à leurs malades des moyens simples de guérison. Mais le terrain artificiel que j’ensemençai me laissa peu d’espoir, et lorsque nous partîmes, quelques germes apparaissaient seulement ; ils n’auront pas tardé sans doute à être détruits par les animaux.

Le 30, je quittai la corvette avec M. d’Urville, pour visiter la chaîne montagneuse qui s’étend au midi du hâvre Duperrey, et que Pernetty a nommée monumens. La plaine qui y conduit, couverte de bruyères, était incendiée, et brûlait à la surface depuis trois jours, parce que nos marins après avoir allumé de grands feux, à la manière des sauvages, ne s’étaient pas donné la peine de les éteindre. Ce sol tourbeux et charbonné, d’où s’élevaient des tourbillons de fumée, contrastait avec l’épaisse couche d’herbes étendues à une grande distance sur cette région de l’île, et les graminées verdoyantes et baignées à leur pied étaient desséchées et rôties à leur sommet, ce qui donnait une teinte uniformément rougeâtre à toute la campagne. Les montagnes que nous allions visiter s’offraient dans une nudité repoussante. Le grès blanc, qui les compose en entier, n’était caché que dans certains endroits où des fougères dessinaient quelques écharpes fraîches et verdoyantes. Les versans prolongés et roides, que nous gravîmes sans efforts, offraient de temps à autres des ravines comblées par des blocs froissés et triturés, sous lesquels on entendait murmurer des sources. Les fougères et les nassauvies envoyaient jusque là quelques colonies gazonnantes ; mais leurs efforts n’avaient point encore pu envahir ces rochers éboulés.

La chaîne dont je parle se dirige de l’est à l’ouest : elle n’est interrompue que par deux bras des baies de l’Huile et Choiseul, qui s’avancent très-avant dans l’intérieur de l’île. Les crêtes de ces montagnes, hautes d’environ trois cents toises, usées par le temps et par des catastrophes, sont couvertes de pans immenses de grès quartzeux représentant des cubes ou des tables d’un grand volume dont les assises imitent à s’y méprendre des restes d’édifices humains. À un ou deux milles, en effet, ces monceaux de grès rappellent, à faire illusion, les vieux châteaux qui couronnent les collines escarpées du Dauphiné, ou les couvens à demi détruits que les moines perchaient sur des endroits peu accessibles dans les siècles féodaux. Ces strates de grès et de quartz sont placés avec une symétrie et une régularité telles, qu’on doit supposer que ce n’est que par des causes puissantes, telles que de vastes éruptions d’eau, que leur parallélisme a été détruit sur certains points, et que des éboulemens considérables se sont formés sur d’autres. Du sommet de cette première chaîne, on domine les montagnes qui forment une seconde rangée dans la même direction. La vallée qui la sépare ressemble à une grande route couverte de petites pierres brisées ; mais il nous fallut près d’une demi-heure pour la traverser, et notre marche était extrêmement difficile au milieu des blocs énormes, amoncelés pêle mêle, qui la remplissaient, et les arêtes vives sur lesquelles il fallait poser les pieds. C’étaient ces masses démesurément grosses qui, du sommet de la montagne, nous semblaient des cailloux roulés et tassés au fond de la gorge. Sous ces roches murmuraient d’abondantes sources, et se dessinaient çà et là des touffes vertes de fougères, imitant des oasis au milieu des surfaces nues. Tout dans cette vallée était l’image la plus parfaite du chaos ; tout fait présumer que la mer a long-temps séjourné dans son bassin après en avoir usé les parois.

Les végétaux des plaines se retrouvent sur ces montagnes peu élevées, et ce sont surtout ces singuliers bolax gommifères, le jonc à grandes fleurs, la gunnère de Magellanie. Le plateau est recouvert d’une épaisse couche de tourbe, au milieu de laquelle sont creusés des puits naturels, que remplissent les averses pluviales. Les rochers nus et battus des vents, sont tapissés de lichens fruticuleux, qui imitent par leurs ramifications nombreuses de petits arbustes. C’est l’usnée mélaxanthe que sa teinte jaunâtre, ses tiges annelées de brun, et ses cutelles d’un noir profond, son habitation sur les escarpemens exposés aux tempêtes australes, rendent intéressant aux botanophiles. De la grêle, de la neige et de la pluie, nous forcèrent à chercher un refuge dans des anfractuosités de la montagne ; mais quelques heures suffirent pour apporter des changemens dans cette température éminemment variable, et le soleil qui brilla un instant éclaira la surface de la Soledad. Notre vue se portait au loin sur la pleine mer, où des cétacés n’apparaissaient que comme un point noir sur sa nappe d’azur. La surface de l’île était dominée au centre par le mont Chatellux, point culminant, d’où s’irradiaient une foule de petites chaînes se dirigeant en tous sens, et entre lesquelles serpentaient des bras de mer, des ruisseaux, ou qu’interceptaient des lacs d’eau salée. Les pins avec leur teinte rougeâtre, le ciel presque continuellement chargé de vapeurs, un jour terne et décoloré, des vents pleins de violence, donnaient à cette scène un aspect lugubre et sauvage. Quelques troupes de chevaux galopant en liberté dans des pâturages sans enclos, ou des taureaux et des génisses fuyant le voisinage des côtes, apportaient seuls quelque diversion à l’abandon et à la solitude de cette terre.

En rejoignant au soir la Coquille, nous rencontrâmes sur la grève M. Roland, notre maître canonnier. Sa chasse avait été heureuse, car il avait tué un taureau et deux porcs. Le premier pesait, tout dépouillé, 177 kilogrammes, et ces derniers, 50. Les cochons n’ont pour se nourrir que les racines sucrées et les baies d’empetrum ; aussi leur chair est-elle maigre, et sans analogie pour la saveur avec celle des espèces domestiques d’Europe.

Depuis plusieurs jours, je désirais visiter les îles aux Loups-Marins et aux Pingoins, qui sont placées au milieu de la baie de la Soledad. La surface des Malouines, rase et dépourvue d’arbustes, fatigue par sa monotonie. Il n’en est pas de même de ces deux petits îlots, entièrement recouverts de hautes graminées, dont les tiges pressées imitent des bois taillis, qui trompèrent plus d’un navigateur, et les compagnons mêmes de Bougainville, lorsqu’ils vinrent s’établir dans ces climats. Ces gramens, à port de palmiers, sont désignés par Pernetty, dans la relation de son voyage, sous le nom de glayeuls. Ils forment des fourrées épaisses qui protègent les phoques à l’époque de leurs amours et les cavernes innombrables des manchots qui y vivent en république.

Quel être singulier que le manchot, dont l’existence tient et de l’oiseau et du poisson ? Ses ailes rudimentaires, ses moignons disposés en rames, s’opposent à ce qu’il puisse voler. Ses plumes soyeuses imitant des poils qu’un enduit huileux et vernissé recouvrent, protègent les chairs contre la macération à la suite d’un long séjour dans l’eau ; ses jambes, placées très en arrière du corps, le forcent à se tenir et à marcher droit. C’est par milliers que les manchots demeurent sur les grèves, où leurs deux couleurs tranchées, le noir et le blanc, les font ressembler à une procession de pénitens provençaux. Autant la démarche de cet animal est gênée sur le sol, et son allure grotesque, autant cet oiseau-poisson nage avec vitesse, et se plaît au sein des mers, où il se rend une grande partie de l’année. Les marins lui donnèrent le nom de pingoin, à cause de la ressemblance qu’il a avec les pingoins de l’hémisphère boréal.

L’espèce d’oiseau qui nous occupe est connue sous le nom de manchot à lunettes, parce que les côtés de la tête sont occupés par deux cercles blancs qui enveloppent les yeux. Les pêcheurs de phoques l’appellent jack-ass, d’après l’analogie de son cri avec le braiement de l’âne, et les Espagnols pajaro-nino (oiseau-enfant). Il n’y a presque point de relations de voyages qui ne mentionnent ce manchot, très-anciennement connu, et que l’on trouve aussi au cap de Bonne-Espérance, au sud de la terre de Diémen, et sur toutes les îles placées sur les limites du pôle austral, telles que la Désolation, Macquarie, aussi bien que sur l’extrémité méridionale de l’Amérique, aux Orcades du sud, comme à la Nouvelle-Shetland. Partout les rivages en sont peuplés : leurs innombrables légions, stupides, pressées, inactives, couvrent les grèves, et forment de longues files de l’ensemble le plus bizarre. « À les regarder de cent pas on les prendrait pour des enfans de chœur en camail, » dit le bénédictin Pernetty. La démarche de ces oiseaux, naturellement gênée par le défaut d’équilibre, s’oppose lorsqu’ils veulent éviter le danger qui les presse, à ce qu’ils puissent fuir sans tomber continuellement. C’est alors qu’on les voit se culbuter, se relever pour retomber, et qu’ils sont réduits à employer leurs ailes informes, comme un point d’appui, qui aide à leur reptation plutôt qu’à leur marche. Parvenus à la mer, ils s’y précipitent ; mais, là ils se trouvent dans leur véritable élément. Autant l’allure disgracieuse qui les caractérise, était gênée sur la terre, autant ils savent plonger avec aisance, nager avec prestesse, s’élancer par bonds, et c’est alors qu’ils semblent, par leur assurance, défier l’ennemi qui se montrait si dangereux quelques instans auparavant.

La stupidité de ces oiseaux est telle, que les matelots en massacraient un grand nombre, sans que ceux qui se trouvaient à leurs côtés parussent éprouver la moindre crainte. Leur défiance ne leur vint qu’après des scènes répétées de destruction. C’était avec des bâtons qu’on les frappait impitoyablement, et qu’on tua beaucoup de ces pauvres animaux sans but et sans utilité. La vie est cependant chez eux très-tenace, et j’en ai vu fort souvent qui semblaient assommés, et qui ne donnaient aucun signe de vie pendant plus de dix minutes, se ranimer peu à peu, et fuir le sort qui leur était réservé. Surpris dans leur course gênée, les manchots ne cherchent pas toujours à échapper au péril qui les menace ; ils s’arrêtent parfois, essaient de l’affronter, et avec leur bec robuste s’efforcent, en s’élançant sur leur injuste agresseur de lui rendre blessure pour blessure.

Soit que les manchots aient à redouter des ennemis dans les animaux qui vivent aux Malouines, tels que le chien antarctique entre autres, soit que les côtes schisteuses de la grande terre ne leur conviennent point, il est de fait que ce n’est que sur les îlots couverts de gramens qu’ils établissent leurs terriers. Ils pratiquent des sentiers à travers ces forêts herbacées, sentiers très-battus, qui entretiennent leurs communications avec la mer ; leurs galeries souterraines sont percées dans un sol si meuble, qu’il m’arriva fréquemment d’enfoncer en marchant sur leur route, et d’être mordu avec force par l’oiseau couché sur son nid, et inquiet d’une visite aussi inopinée. Quelques femelles couvaient encore pendant mon séjour aux îles Malouines, et rien ne pouvait les distraire de leurs fonctions maternelles. J’aimais à épier les soins qu’elles prenaient de leur progéniture ; et leur attention n’était point troublée par la mienne : car elles se bornaient à quelques mouvemens de tête en apparence ridicules. Lorsque les jeunes manchots sont élevés, et par conséquent capables de prendre la mer, la famille entière abandonne sa demeure terrestre, et va vivre dans l’océan pendant six mois de l’année, pour accomplir ainsi les vues admirables de cette nature si féconde et si incompréhensible. Le cri de ces oiseaux est un braiement analogue à celui de l’âne, tellement ressemblant, surtout à l’instant où le soleil se couche, que l’illusion est complète. Souvent, durant les belles soirées d’été des Malouines, si rares au reste, au moment où le crépuscule s’épaississait sous l’horizon, tous les manchots poussaient ensemble des cris étouffés et continuels, de manière qu’à une certaine distance, on croyait entendre le mélange de voix et l’agitation sourde d’une masse de peuple assemblée pour une fête publique, et dont l’atmosphère porte au loin, dans le calme, les sons tumultueux et confus.

La chair de ces oiseaux est noire, très-compacte et indigeste ; une couche d’huile l’entoure, et la peau est tellement épaisse, qu’il faut écorcher l’animal avant de le faire cuire. Cependant les marins, que la vie dure et agitée de la mer rend si inconstans dans leurs goûts, trouvaient cet aliment assez bon et en mangeaient quelquefois.

Il paraît que les manchots quittent les îles Malouines vers le 20 avril, et qu’ils y retournent au mois d’octobre.

Lorsque la chimère d’un continent austral occupait même les meilleurs esprits, tous les voyageurs qui s’avançaient dans ce qu’on appelait la Magellanique, eurent occasion de parler des manchots, et tous, frappés d’étonnement à la vue de ces êtres alors aussi fantastiques que de nos jours l’Ornithorhynque de la Nouvelle-Hollande, les décrivirent avec complaisance. C’est ainsi qu’ils n’échappèrent point à Magellan, à Garcie de Loaisa (1525), à Alfonse de Camargo (1539), à Francis Drake (1577), qui leur imposa le nom de pingoin à cause de leur graisse huileuse, à Thomas Cavendish (1586), à Richard Hawkins (1593), qui prétendit que pingoin venait du gallois, pen, tête et gwin, blanche, à Sebald de Wert (1600), à François Cauche (1651), à Narborough (1670), et enfin à Sharp (1680). Mais leur histoire ne fut dégagée des fables qui la défiguraient, que lors des voyages de Carteret, Byron, Wallis, Pernetty, Bougainville, Pagés, Cook, Forster et Fleurieu.

On rencontre encore deux autres sortes de manchots, dont les habitudes solitaires contrastent avec la sociabilité de l’espèce précédente. La plus robuste de taille, est le roi des pingoins des navigateurs anglais, que sa cravate dorée, encadrée d’un noir velouté fait distinguer de très loin, et la seconde est le gorfou sauteur, auquel deux huppes élégantes d’un jaune vif, placées sur le front, prêtent un air de coquetterie.

Les Malouines se trouvent situées à 75 lieues de la terre des États, et à 140 du Cap Horn. Les deux îles qui composent ce groupe, sont séparées par un canal auquel les Espagnols ont donné le nom de San-Carlos. Occupant les 51 degrés de latitude australe, elles sont par conséquent soumises aux influences d’une climature rigoureuse. Lorsque Bougainville y transporta des familles canadiennes et résolut d’y fonder un établissement, il crut devoir les nommer Malouines parce qu’il les regardait comme n’ayant été bien explorées que par les intrépides Bretons dont Saint-Malo arma pendant long-temps les aventureux corsaires dans l’intervalle de 1700 à 1708. Il donna le nom de Conti à l’île la plus boréale, que les Espagnols connaissent sous celui de Soledad. C’est sans contredit aux navigateurs anglais Davis et Cavendish que l’on en doit la première mention, car ils les aperçurent en 1592 ; et les cartes du temps les désignent même sous le nom d’îles méridionales de Davis. Plus tard, Richard Hawkins, n’en vit que les côtes boréales, qu’il dédia à sa fille, et d’autres disent à la reine Élisabeth, sous le nom d’Hawkins’s Maiden-Land ou de terre vierge d’Hawkins. En 1689, Strong parcourut l’île la plus sud qu’il nomma Falkland. Depuis ces anciennes époques, ces terres ont été visitées par un grand nombre de voyageurs de tous les pays ; et leur destination principale est aujourd’hui de servir de relâche aux navires expédiés pour la pêche des baleines, et la chasse des phoques.

L’étendue des Malouines est d’environ quarante lieues en longueur, et leur relief a cela de remarquable qu’il est composé de montagnes peu élevées, le plus ordinairement dénudées, ou de prairies tourbeuses et humides, couvertes de pelouses épaisses dues à des graminées, à des mousses et à de petites fougères. Leur surface ne supporte aucun arbre ; elles sont complètement démunies de bois, et ceux qu’on a cherché à y planter n’ont même pu croître. Leurs collines et les vallons qu’elles encaissent, les rivières poissonneuses qui y serpentent, les marais et les étangs qui découpent le terrain, de nombreux troupeaux de bœufs et de chevaux redevenus sauvages, un gibier abondant, contribuent à rendre ces îles intéressantes sous le triple rapport de leur colonisation temporaire, de leurs productions naturelles, et des avantages qu’elles présentent aux navigateurs comme point de ravitaillement avant de franchir le cap Horn, pour entrer dans la mer du sud.

Le précis historique des circonstances qui portèrent Bougainville à vouloir établir une colonie sur ces îles désertes, se trouve au commencement de la relation du voyage autour du monde de ce marin justement célèbre, et le bénédictin don Pernetty, aumônier des nouveaux colons, nous a lui-même laissé deux volumes d’observations superficielles sans doute, mais dont les détails sont cependant d’une grande exactitude. Le port Egmont reçut une colonie d’Anglais peu de temps après que les Français se furent installés à la Soledad. Ce n’était point des établissemens destinés à devenir florissans ; c’était plutôt des campemens de pêcheurs, et des points de ravitaillement pour les corsaires français ou anglais qui croisaient alors avec succès sur les côtes d’Amérique, et qui portaient les plus grands préjudices au commerce espagnol dispensateur, à cette époque, de l’or du Nouveau-Monde. La cour d’Espagne ne se méprit point sur le but caché de ce voisinage devenu inquiétant : elle réclama les Malouines, comme une dépendance naturelle de la Magellanie qu’on ne pouvait lui contester, et fit écouter ses plaintes ; car elle était alors influente dans la balance de l’Europe. On dut donc renoncer, à Versailles et à St-James, aux deux établissemens que ces gouvernemens avaient favorisés dans des temps d’hostilité, et qui blessaient une puissance devenue amie.

Sur une terre improductive, où nul arbre ne pouvait croître, où nulle culture ne saurait alimenter les colons, sous un ciel nébuleux qui sévit pendant une grande partie de l’année, où les approvisionnemens devaient être apportés de la mère patrie, les Espagnols, possesseurs d’un tiers du globe et des contrées les plus fertiles, ne pouvaient ni ne voulaient y séjourner d’une manière permanente. Satisfaits d’avoir expulsé leurs rivaux, ils se retirèrent en abandonnant les Malouines à l’isolement auquel elles semblent pour long-temps encore condamnées. Ce n’est pas que la nouvelle république de la Plata n’ait eu, en 1825, la velléité d’en reprendre possession ; mais des tentatives incomplètes et sans résultats, ne suffisaient point pour remplir le but qu’elle pourrait se proposer dans des temps plus prospères et lorsque son administration intérieure sera consolidée.

La position des Malouines est surtout heureuse comme centre de pêcherie : c’est à ce titre que les baleiniers les fréquentent pour y poursuivre les grands cétacés communs dans les mers qui les baignent ; pendant long-temps aussi elles furent le rendez-vous des chasseurs de phoques qui eurent bientôt détruit le plus grand nombre de ces amphibies si précieux et si utiles par les produits que les arts en retirent. La chasse des phoques est à peu près inconnue en France, et les détails que nous allons esquisser, seront neufs pour nos lecteurs, bien qu’ils soient vulgaires chez les peuples commerciaux par excellence, tels que les Anglais et les Américains. Ces derniers, dont le génie est exclusivement dirigé vers ces spéculations, ont en grande estime Ennerick, surmonté le Cook de l’Amérique, pour avoir tracé à ses compatriotes la route qui les a conduits à une nouvelle source de fortune. Ce marin, par une singulière destinée, a succombé aux îles Sandwich, comme le grand navigateur d’Albion, et fut coupé en deux par le boulet d’un vaisseau américain qui voulait lui rendre hommage en le saluant de son artillerie.

Habitans naturels des confins du monde, les phoques ne sont nulle part plus abondans, nulle part en troupes aussi considérables, que sur les côtes sauvages qu’envahissent les glaces du pôle austral. Leurs tribus s’y multipliaient en paix depuis des siècles ; mais les progrès de la navigation ont fait éclore, dans ces trente dernières années les entreprises hardies qui n’ont pas peu contribué à porter parmi elles une rapide diminution ; les phoques, de plus en plus repoussés des zones tempérées où ils vivaient anciennement, sont forcés aujourd’hui de chercher un refuge sur les points les plus écartés du globe. Ce n’est pas que ces animaux soient encore complétement expulsés des côtes du Chili, du Pérou et de la Californie, qu’on ne les trouve dans la Méditerranée aussi bien que dans l’océan Indien ; mais dans ces mers, il ne vivent qu’isolés ou par individus solitaires, qu’on dédaigne de poursuivre, car les faibles gains que leur chasse procurerait seraient loin de compenser les frais des armateurs. Les phoques de l’hémisphère du nord n’ont aucune analogie avec ceux de l’hémisphère du sud, et c’est bien à tort qu’on a cherché à les comparer, tant il est vrai que les noms de loups, de chats marins, de lions de mer qu’on a donnés à toutes ces espèces ont singulièrement contribué à rendre inintelligibles les descriptions des voyageurs. Les îles Malouines dont les rivages se peuplaient de phoques dans certains temps de l’année, ont été rapidement épuisées ; les amphibies qu’on y rencontre encore sont en petit nombre, et ne présentent plus que les restes de ceux qui échappèrent à des massacres régularisés par l’homme.

Les Anglais et les Américains de l’Union arment chaque année plus de 60 navires pour chasser les phoques. Ils furent expédiés d’abord sur les côtes de Magellanie, les Malouines, la Nouvelle-Zélande, et le sud de l’Australie. Ces contrées ne fournissant plus à des expéditions fructueuses, il fallut se lancer dans les parages les moins fréquentés, et c’est ainsi que les Shetland méridionales étaient connues depuis plusieurs années par des chasseurs de phoques, qui s’y rendaient en secret, et que Powel et Weddell, tout en dirigeant avec succès leurs entreprises lucratives, ajoutèrent des notions d’un haut intérêt sur les terres antarctiques qu’ils explorèrent dans un but purement commercial.

Les armemens destinés exclusivement à la chasse des phoques, exigent des navires solidement construits et du port d’environ trois cents tonneaux. Tout y est installé avec la plus grande économie : pour cette raison, les fonds du navire sont doublés en bois : l’armement se compose de barriques pour mettre l’huile, de six yoles armées comme pour la pêche de la baleine, et d’un petit bâtiment de quarante tonneaux mis en botte à bord et que l’on monte aux îles destinées à servir de théâtre à la chasse. L’équipage se compose de 20 à 23 hommes, et on estime à 130,000 francs la mise dehors pour campagne ordinaire. Les marins qui se livrent à ces entreprises ont généralement pour habitude d’explorer divers lieux successivement, ou de se fixer sur un point d’une terre et de faire des battues nombreuses aux environs. Ainsi, il est assez d’usage qu’un navire soit mouillé dans un hâvre sûr, que ses agrès soient débarqués et abrités, et que les fourneaux destinés à la fonte de la graisse soient placés sur la rive. Tandis que le navire principal est ainsi dégréé, le petit bâtiment très-léger est armé de la moitié environ de l’équipage, pour faire le tour des terres voisines, en expédiant ses embarcations lorsqu’il voit des phoques sur les rivages, ou laissant çà et là des hommes destinés à épier ceux qui sortent de la mer. La cargaison totale se compose d’environ 200 phoques coupés par gros morceaux et qui peuvent fournir quatre-vingt à cent barils d’huile, chaque baril contenant environ 120 litres, et valant à peu près 80 francs. Arrivées au port où est mouillé le grand vaisseau, les chairs coupées par morceaux sont transportées sur le rivage, pour être fondues dans les fourneaux qu’on y a établis. Les fibres musculaires qui restent comme résidus, sont employées à alimenter le feu. Les marins ont pour leur solde un partage dans le bénéfice, et chacun d’eux se trouve ainsi intéressé au succès de l’entreprise. La campagne dure quelquefois trois années, au milieu des dangers de toute sorte et de privations inouies. Les vaisseaux ont pour habitude de jeter quelques hommes sur une île pour qu’ils y séjournent toute une saison, et vont souvent à 2000 lieues plus loin pour en semer, dans le même but, quelques autres. C’est ce qui rend compte de ce nombre assez considérable d’Européens qui ont vécu pendant plusieurs années sur des terres désertes, par suite du naufrage du bâtiment qui devait les reprendre à une époque déterminée, et que d’autres navigateurs retirent de leur cruel abandon, en les ramenant dans leur patrie.

Les chasseurs qui fréquentent la mer du Sud reconnaissent trois espèces de phoques, qui sont plus particulièrement l’objet de leurs armemens. On ne retire de la première qu’une huile destinée à l’éclairage ou à des préparations grossières ; on l’importe en Europe. C’est le lion marin d’Anson, l’éléphant de mer des Anglais, ou le phoque à trompe des naturalistes. La deuxième, recherchée pour sa peau, avec laquelle on confectionne d’excellens cuirs, est le phoque à crin, ou l’otarie molosse dont j’ai publié une figure dans la zoologie du voyage de la Coquille. L’espèce qui donne ce précieux pelage, dont l’éclat, la douceur soyeuse égalent celui de la loutre, et que les Chinois prisent beaucoup, est le phoque à fourrure ou l’ours marin de Forster. Cependant, sous ce dernier nom, il paraît que les Anglais et les Américains confondent plusieurs espèces inconnues des naturalistes, et bien distinctes. Ainsi, suivant eux, le phoque à fourrure de la Patagonie a une bosse derrière la tête, celui de la Californie a une très-grande taille, le upland seal ou phoque de haute terre est petit et habite exclusivement les îles Macquarie et Pennantipodes ; enfin celui du sud de la Nouvelle-Zélande paraît avoir des caractères distincts.

C’est en mai, juin, juillet et une partie d’août que les phoques à fourrure fréquentent la terre. Ils y reviennent encore en novembre, décembre et janvier, époque à laquelle les femelles mettent bas. Les petits tettent l’espace de cinq ou six mois. Un fait notoire est l’usage constant qu’ont ces amphibies de se lester en quelque sorte avec des cailloux, dont ils se chargent l’estomac pour aller à l’eau, et qu’ils revomissent en revenant au rivage.

Après cette digression qui, nous le croyons, ne manque pas d’intérêt, revenons aux îles Malouines.

Le climat des îles Malouines est marqué par des changemens assez brusques dans la température de l’air ; et bien que les froids soient modérés, les vents violents de l’ouest qui y règnent, et des pluies fréquentes font que les deux seules saisons qu’on y remarque, l’hiver et l’été, sont peu distinctes. Notre séjour en décembre correspondait au mois de juin de notre hémisphère, et cependant des froids piquans se faisaient sentir le soir et le matin, et la neige n’était point encore fondue sur les sommets des montagnes de l’intérieur. Tant que dura notre relâche, nous n’eûmes point un jour complétement serein. Lorsque le soleil brillait avec le plus de splendeur, des nuages chargés apparaissaient bientôt pour se résoudre en grains qui se partageaient l’horizon. Bien des fois, j’ai vu les collines rocailleuses voisines de la mer, dorées par les rayons du soleil couchant, tandis qu’à quelques pas, des nuées laissaient précipiter des torrens d’eau, en resserrant leurs ondées dans un étroit espace.

Bougainville se louait beaucoup des Malouines, sous le rapport de la salubrité. Notre relâche a été de trop courte durée pour que nous ayons à infirmer ou à valider cette opinion ; car nous en partîmes sans avoir de malades parmi les gens de l’équipage. Cependant les bancs épais de limon tourbeux encombrent les approches de plusieurs points de la baie, et surtout les rivages de l’île aux Loups-Marins. Cette vase, à laquelle se joignent des myriades de mollusques en putréfaction et les épaisses couches des fucus pyrifères en décomposition, exhalent une odeur d’une horrible fétidité, et tout autorise à penser que les miasmes qui s’en dégagent auraient les résultats les plus fâcheux sur des hommes qui seraient soumis à leur influence par un séjour constant. Ces changemens subits de la température devraient encore y faire éclore les affections inflammatoires de la poitrine et des phlegmasies variées et intenses.

Dans les contrées que l’homme n’anime pas de sa présence, le voyageur se trouve réduit à présenter les détails techniques des sciences qu’il appelle à son secours, pour peindre le sol où ses pas errèrent à l’aventure. Ses recherches, consacrées aux êtres qui peuplent ces régions dédaignées par le dominateur de la création entière, quoique graves et sèches en apparence, offrent cependant un charme de toutes les circonstances et de tous les temps.

L’ossature de la Soledad est formée par un terrain de schiste feuilleté, de la nature de la phyllade, qui supporte un grès très-blanc, à grains très-fins, constituant sans partage toutes les chaînes montagneuses, et dans ces schistes sont enclavés des débris fossiles de spirilfères. Le sol, proprement dit, se trouve réduit à une argile rouge ocreux, feuilletée, supportant deux espèces de tourbes. C’est ce que Bougainville, qui aimait à se faire illusion, nommait si improprement terre franche arable. Or, Forster et Cook, en décrivant la nature des roches du Hâvre de Noël, de la Terre des États, nous indiquent la même composition minéralogique, et il en résulte cette preuve palpable que les Malouines, de même que tous les îlots morcelés à l’extrémité de la Magellanie ont formé un tout, qui a été violemment séparé de l’Amérique par quelque grande catastrophe de la nature. La pierre à chaux ne s’offre que sous les formes de fragmens arrondis, dont l’origine est due à des polypiers qui encroûtent les roches dans plusieurs points des baies. Les deux sortes de tourbe qui se partagent toute la surface du sol, sont, ou une terre de bruyère sèche, formée par la décomposition des radicules des empetrum et des vaccinium des coteaux, tandis que la seconde, due à la décomposition des mousses, des fougères est grasse et marécageuse. La vraie terre végétale n’existe nulle part.

La végétation des Malouines est on ne peut plus intéressante pour le botaniste sans doute ; mais ces caractères qui la distinguent ont aussi pour les yeux les plus étrangers aux mystères de Flore, une nouveauté dont on aime à se rendre compte. Sous le ciel de la France, en effet, nos prairies émaillées, nos peupliers, reflétant leur mobile feuillage sur des eaux paisibles, des bois de haute-futaie, dont le chêne ou le hêtre sont les robustes enfans, forment un type de l’Europe tempérée, auquel nous rapportons toutes nos idées conventionnelles sur les paysages. Au Brésil, cette nature est tout autre. Ce sont de larges masses verdoyantes, entassant plantes sur plantes, fleurs sur fleurs ; c’est, en un mot, un océan de feuillages qui ne se dépouille jamais, tout en prenant des proportions viriles et majestueuses, et rarement les formes humides des herbes. Aux Malouines, la scène est différente. D’immenses prairies semblent avoir été tondues au ciseau ; pas un végétal ne s’élève au-dessus de son voisin ; ils se pressent, ils s’enlacent, mais il faut chercher chacun d’eux ; les fleurs se cachent sous les feuilles, comme si elles avaient appris à redouter l’impétuosité des vents de ces régions, et toutes ces herbes forment un lacis serré et inextricable, à petits rameaux, à feuilles plus petites encore. Le grand gramen, nommé fétuque en éventail, qui couvre l’îlot aux pingoins fait seul exception à cette tendance générale, vers le rapetissement, ainsi que quelques petites bruyères, et le chiliotrique à feuilles de romarin, qui tapissent les coteaux. Certaines espèces vulgaires de l’Europe pullulent sur les Malouines, et l’on cherche vainement à s’expliquer comment elles se retrouvent dans les deux hémisphères, séparées de toute la largeur de la zone torride.

Cent vingt plantes composent donc à peu près le monde végétal des Malouines. Elles ont été soigneusement décrites dans ces dernières années ; et il serait assez fastidieux pour le lecteur de lui citer des noms qui n’auraient aucune influence sur son souvenir. Seulement, je me bornerai à rappeler quelques-unes de celles que des propriétés vraies ou fausses recommandent à l’attention générale. On ne saurait trop s’étonner de ce que les Malouines ne produisent aucun fruit comestible de quelque grosseur. Le seul qui ait une saveur assez agréable est le lucet, que produit un arbousier rampant, et que les oiseaux de même que les cochons sauvages recherchent avec ardeur. Les vaisseaux dont les équipages seraient affectés de scorbut pourraient tirer d’utiles secours de l’ache sauvage, qui végète dans les sables, ou de l’oxalide à fleurs blanches, dont l’acidité mitigée remplacerait efficacement celle de l’oseille. Les tiges dépouillées des fétuques préparées en salade sont un aliment sucré qui n’est pas sans agrément, et les tiges du baccharis de Magellanie pourraient, par leur légère amarescence, remplacer le buis et le houblon dans la confection de la bierre. Introduites dans nos parterres, la calcéolaire, la violette jaune et le perdicium à fleurs suaves, feraient les délices de nos florimanes. Mais de tous les végétaux des Malouines, le bolax est peut-être le plus singulier : qu’on se figure, en effet, une agglomération de tiges serrées, pressées à se toucher, toutes égales, s’élevant sur sol en demi-sphère régulière, et l’on n’aura encore qu’une image imparfaite du développement uniforme que ce végétal acquiert. Pernetty lui donne le nom de gommier, parce qu’il en suinte au temps de la floraison une gomme résineuse assez analogue à de l’opoponax.

Sur ces terres isolées, les animaux n’ont d’autres ennemis que les navigateurs qui y séjournent passagèrement. Leurs espèces s’y sont accrues en paix pendant des siècles, et plusieurs d’entre elles n’ont même point appris à fuir les dangers qui les entourent ; car il n’est pas rare de toucher avec la main des volatiles dont la confiance, ou ce que certains navigateurs ont nommé stupidité, rappelle l’âge d’or de la création. Cette inexpérience des animaux, par rapport à l’homme, n’est peut-être pas la physionomie la moins neuve des contrées inhabitées qui nous occupent. Leurs plages schisteuses et noirâtres fourmillent d’oiseaux, qui y digèrent paisiblement et dans une immobilité parfaite les poissons qu’ils ont pêchés dans le jour. Des tribus entières de palmipèdes nagent en tous sens sur la surface des baies et des étangs ; des huîtriers guettent le moment où les mollusques entr’ouvrent les valves de leurs coquilles pour y enfoncer leur bec façonné en lame de couteau, et en arracher l’animal imprudent ; et paraissent absorbés par le besoin de nourriture qui les affame sans cesse. Là des mouettes simulent dans l’air des nuées mouvantes, tant elles aiment à se réunir pour tourbillonner en essaims pressés. Plus loin, de vastes surfaces de rochers disparaissent sous des couches de fiente, que depuis des siècles y déposent sans cesse les oiseaux qui les fréquentent. Tout est animé, plein de vie, lorsqu’on se rend compte des mœurs des êtres qui habitent ces terres en apparence désolées ; et la solitude n’est véritablement sentie que par l’homme, habitué à considérer son espèce comme la seule privilégiée de la nature.

Les quadrupèdes qu’on trouve aujourd’hui sur les Malouines sont des bœufs, des chevaux, des cochons et des lapins, qu’y portèrent autrefois les Espagnols. Malgré les chasses actives des baleiniers, leur multiplication n’a point été entravée. Mais les seuls mammifères véritablement indigènes sont les phoques et les dauphins, et surtout le loup antarctique, carnassier, destructeur et misérable, sans cesse à l’affût pour saisir une proie, et obligé le plus souvent de parcourir les rivages pour y découvrir quelques débris rejetés par les flots.

Si les oiseaux inoffensifs sont nombreux, cela tient sans doute à l’instinct conservateur qui leur fut donné ; car les vautours et les buses se sont multipliés dans des proportions aussi fortes, et témoignent une gloutonnerie et une aveugle confiance qui annoncent ou une audace rare, ou une stupidité peu commune. Que de fois ces oiseaux rapaces tentèrent d’arracher des mains mêmes du chasseur le gibier qu’il venait d’abattre ?

Les espèces terrestres sont réduites à un très-petit nombre. Parmi elles, la plus remarquable est l’oiseau rouge que les naturalistes nomment étourneau des Terres Magellaniques. On le rencontre dans les pampas du Paraguay, comme sur la Terre de Feu, au Chili de même qu’au Pérou. Les autres espèces sont des oiseaux sombres et sans couleur. Les sanderlings fréquentent les grèves, et les bécassines ne quittent point les prairies humides. Des bihoreaux solitaires, immobiles sur un rocher, guettant le poisson, se rencontrent parfois au bord des hâvres. Le joli vanneau à écharpe se perche volontiers sur les éminences du bolax ; les chionis, les sternes, les nigauds, les labbes, plusieurs espèces de cormoran, de canards, d’oies, s’éloignent peu des rivages, et au-dessus de la baie, plane le formidable pétrel géant, auquel les Espagnols ont donné l’affreux nom de quebranta huesos ou le briseur d’os. Les longues files de manchots, immobiles et droits sur la ligne des eaux de la mer, prêtent un effet bizarre à l’ensemble de ce tableau.

Des poissons de grande taille et d’une excellente qualité ajoutent encore aux agrémens d’une relâche aux Malouines. Quant aux insectes, ils se réduisent à plusieurs petites espèces, tandis que les coquillages, tels que moules, patelles, pavois, térébratules, oscabrions, y pullulent, et se trouvent confondus avec des ascidies, des méduses, des holothuries vivement colorées, au milieu de couches épaisses, des fucus pyrifères et des lessonies rameuses. Mais jusqu’à ce jour nulle bête venimeuse, nul reptile, ne se sont encore offerts aux recherches de l’explorateur.

Lesson.


  1. Ce bel ouvrage sera publié en douze livraisons de 7 à 8 feuilles chacune, ornées de 30 gravures exécutées par les meilleurs artistes ; il paraîtra une livraison par mois : la première sera publiée le 1er avril prochain ; passé ce délai, l’ouvrage sera augmenté de 10 c. par livraison.

    L’ouvrage entier formera 3 vol. in-8o. Le prix de chaque livraison est de 3 fr. pour Paris, et 3 fr. 50 c., franc de port, pour les départemens. Chez Amable Gobin et compagnie, éditeur, rue de Vaugirard no 17.

  2. La Zoologie du Voyage de la Coquille rédigée par MM. Lesson et Garnot, d’après l’ordre du Roi, continue à se vendre à la librairie d’Arthus Bertrand. Il en a paru 15 livraisons.