VOYAGE AU JAPON

VI.[1]
UNE HISTOIRE DE YOSÉ

Du temps où j’étudiais l’imagination japonaise à travers les théâtres et les vieux palais du Japon, ce fut dans un yosé de Tokyo qu’un soir d’hiver, j’entendis l’histoire d’Imamurasaki, fille du Yoshiwara. Agenouillé sur son estrade, entre un brasero où chauffait une bouilloire et sa petite tasse de thé, le conteur, qui se nommait, je crois, Sangenti Inshiô, enchanta son public et obtint un si grand succès que son récit parut, quelques jours après, dans un des premiers journaux du Japon. Mon interprète me le retraduisit, et, même sur ses lèvres, cette nouvelle me parut encore savoureuse et pittoresque.

Me suis-je abusé sur sa valeur ? A-t-elle besoin, pour nous émouvoir, des inflexions de la voix et du soulignement de la main japonaise ? Le diseur du yosé jouait à merveille de ses gestes et de sa figure. Il avait une façon de relever la tête qui n’appartenait qu’aux samuraïs, et nulle femme ne s’inclina jamais avec une modestie plus élégante. L’ironie, la colère, l’indignation, la mélancolie, la bravoure juvénile, la bonhomie douloureuse se succédaient sur son visage et semblaient même s’y entre-croiser, tant l’ardeur de ses yeux ripostait vite à l’impertinence de ses lèvres. Il ajustait sa voix et son accent à chacun de ses personnages, dans l’instant qu’il le mettait en scène. Ses paroles éclatantes se heurtaient et bruissaient comme un cliquetis de sabre, et, bien que les nattes du plancher, les solives du plafond, les fenêtres aux vitres de papier, toute la salle fût éclairée à l’immobile et vive lumière de trois becs électriques, ses chuchotemens mystérieux y faisaient descendre le crépuscule et la nuit.

Son éventail prenait entre ses doigts une vie fantastique. Tantôt, déployé d’un coup brusque, il affectait la grâce impérative et rude des lourds éventails de fer que maniaient les hommes d’armes. Tantôt ses feuilles à demi dépliées s’agitaient doucement, comme émues d’un caprice de femme. Tour à tour il protégeait de son aile silencieuse le tête-à-tête d’un jeune homme et d’une courtisane, couvrait les plongeons cérémonieux et le sourire béat d’un vieux bonze, ou frétillait sous les yeux émoustillés d’une honnête commère. Confidentiel et provocant, furtif et solennel, et, dès qu’il se refermait, bâton merveilleux battant la mesure à l’héroïsme, il communiquait au récit du conteur un entrain que mes lettres moulées ne lui rendront pas.

Mais l’aventure d’Imamurasaki n’en évoque pas moins l’image réelle d’un Japon qui, pour être enterré depuis cinquante ans, n’est pas encore tout à fait mort. J’en aime la vérité romanesque et la barbarie distinguée. Les caractères m’y paraissent plus nuancés que dans la plupart des fictions japonaises. Les héros ne nous dissimulent pas leurs intimes défaillances, et ce petit coin du Japon féodal vous révélera sans doute une étrange conception de l’honneur.

Les premières scènes, je m’empresse de le dire, se passent dans un mauvais lieu. C’est le théâtre habituel où les romanciers japonais promènent leurs personnages. Ils y vont étudier l’amour, car l’amour, considéré dans la vie sociale comme une faiblesse inutile ou méprisable, retrouve au Yoshiwara sa force et ses droits, s’y relève et s’y justifie. La, courtisane reçoit du privilège qu’elle exerce une sorte de dignité. Et c’est la revanche de cet irrésistible amour que, banni du mariage, il condamne ses peintres à le chercher dans la débauche. D’ailleurs, au Japon, la débauche a son étiquette aussi et même rigoureuse. On lui veut une ceinture dorée, mais correctement nouée. Et, comme ses plaisirs ne sont point tenus pour des péchés et ne se compliquent d’aucune volupté morose, elle garde, sous d’étincelantes lumières et de riches étoffes, le décorum de la politesse et j’oserais presque dire le respect d’elle-même. Les Japonais n’ont corrigé la « bonne nature » que par de la décence extérieure, et leur moralité n’a souvent consisté qu’à draper leurs instincts d’un formalisme somptueux. Aussi peut-on traverser sans crainte ces faubourgs de séductions dont les décors et les manières courtoises sauvent la banalité foncière, brutale et triste. Les dames d’Europe qui voyagent au Japon n’hésitent point à s’y aventurer. J’y ai rencontré de jeunes Américaines accompagnées de leurs frères et beaux-frères. En pays lointain, tout n’est plus que couleur. Et puis l’exotisme a ses immunités. Et enfin le journal qui publia cette nouvelle, — du moins des Japonais me l’ont affirmé, — est le seul que daigne lire l’exquise et vertueuse Impératrice du Japon.


I

Le 4 mars de la première année de l’ère Kaei (1849), la fille de joie Imamurasaki, revêtue de sa chape en brocart et les cheveux piqués de longues épingles d’or, vint à la nuit tombante s’asseoir dans une des maisons de thé qui bordent l’avenue du Yoshiwara. Selon l’habitude, elle faisait, à cause de ses hautes getas, des pas majestueusement tordus et s’avançait suivie d’un équipage princier de domestiques et de servantes. Imamurasaki appartenait à la première classe des oïrans, la seule qui pût se déplacer ainsi, car les deux autres classes se rangeaient derrière le grillage de leurs maisons, agenouillées sur les nattes dans leurs robes chatoyantes, tandis que ces dames plus illustres se rendaient aux chaya et déployaient à la lumière des lanternes un luxe quasi royal.

Elle s’arrêta un instant sur le seuil et dit : « Bonsoir ! » du ton digne et même un peu hautain qui sied à de telles oïrans, et de la maison de thé on lui répondit : « Oïran, soyez la bienvenue et vous, messieurs les domestiques, daignez entrer. »

Qu’Imamurasaki fût une jolie fille, personne ne l’a jamais dit. Mais, façonnée à l’ancienne discipline, elle avait reçu la même éducation que les filles des daïmios et des grands samuraïs. On lui avait appris les beaux usages, le chant, la musique, la science des vers, le désintéressement, car en ce temps-là les gentilshommes qui fréquentaient les courtisanes n’en goûtaient les amoureux plaisirs qu’assaisonnés de politesse et d’art. Et nulle femme, au Yoshiwara, ne fut plus réputée qu’Imamurasaki pour la culture de son esprit et la parfaite convenance de ses manières. L’énergie de son âme donnait à son visage je ne sais quelle héroïque décence qui la faisait remarquer de tous les gens d’honneur.

A peine s’était-elle assise où l’étiquette lui assignait sa place, qu’un homme d’armes se détacha de l’ombre des cerisiers, et, traversant l’avenue, apparut au seuil de la chaya. Il tenait son éventail à la main et portait enfoncé sur sa tête l’espèce de panier renversé dont les rônins, ces chevaliers errans, se masquaient la figure. « Permettez ! » fit-il, car les samuraïs ne prononçaient point d’autres paroles, lorsqu’ils entraient dans une maison. On le salua profondément et on le conduisit au premier étage où, quand il eut enlevé son chapeau, les servantes reconnurent qu’elles avaient affaire à un tout jeune et très noble seigneur.

— Je suis, dit-il, un samuraï des pays lointains, et pour la première fois je mets le pied dans ce quartier des Fleurs. J’attends donc de votre obligeance qu’il vous plaise de m’en indiquer les usages et de m’y gouverner. » Et, s’adressant à la bonne qui lui présentait une petite tasse de thé : « N’êtes-vous point la maîtresse de céans ? » lui demanda-t-il.

— Hé ! répondit-elle, votre seigneurie se moque. Je ne suis qu’une humble servante pour vous servir, mon seigneur.

— Alors, c’est vous le patron du logis ? dit l’étranger en se tournant vers le domestique qui s’était empressé sur ses pas et se prosternait devant lui.

— Vous aimez à rire, seigneur samuraï : je n’en suis que le jeune homme.

— Le jeune homme ? Quel âge avez-vous donc ?

— Hé ! J’achève ma quarante et unième année.

— L’étrange pays où un homme de quarante ans se pique encore de jeunesse !

— Honoré seigneur, en ce quartier, fussent-ils aussi vieux que les vénérables tortues, les domestiques portent toujours le nom de jeune homme. Mais comme il me paraît que voire expérience du Yoshiwara est peut-être incomplète, oserai-je vous demander si vous avez par hasard une connaissance et si vous désirez que j’aille vous la quérir ?

— Vraiment ? Est-on tenu de faire venir ici ses connaissances ?

— Nul n’y est forcé, mon seigneur, mais cela semble préférable.

— Soit : j’en ai une.

— Déjà ! Je cours et vous la ramène.

— Ma connaissance, dit le samuraï, habite le quartier de Kojimachi : c’est un marchand de légumes. Je ne connais personne autre.

— Ah ! seigneur samuraï, fit le domestique en riant, le visage jusqu’à terre, vous excellez à vous railler du monde ! Je ne parle que des oïrans que vous pourriez connaître.

— Eh ! non seulement je n’en connais point, mais, si je vous prie de me renseigner, c’est que j’ignore même le moyen d’en acheter une.

— Vous avez raison, mon seigneur : je vous conseille donc de jeter les yeux sur celles qui sont en bas et de choisir.

Le samuraï réfléchit un instant : — J’en ai vu passer une tout à l’heure, dont je ne saurais dire si elle est belle, mais il ne me déplairait point qu’elle vînt s’asseoir à mes côtés. Quand je suis entré chez vous, elle avait déjà pris place au fond de la salle, à gauche.

— Votre seigneurie tombe à merveille, répondit le domestique. Cette dame est la plus célèbre de nos oïrans. Elle a nom Imamurasaki.

— Va donc vers elle ! » et, tirant de sa manche un petit paquet : « — Tiens, dit-il, voici cinquante ryôs d’or. Procure-moi tant de plaisir que le souvenir m’en dure encore longtemps après que j’aurai regagné mon pays natal. »

Le domestique ouvrit de grands yeux, car, à cette époque, les faveurs d’une oïran et le service d’une maison de thé ne montaient pas à plus de dix ou douze ryos, et l’étranger lui parut fabuleusement riche.

— Mon seigneur, lui dit-il, pardonnez-moi d’être indiscret, mais je vous serais obligé de me donner votre nom.

— Qu’à cela ne tienne ! Je m’appelle Naô Saburo.

Le domestique enveloppa l’or dans une feuille de papier où, après y avoir noué des fils blancs et rouges, il écrivit Naô-san (Monsieur Naô), puis il descendit et respectueusement s’approcha de l’oïran.

Selon les coutumes du Yoshiwara, qui ne manquent point d’étrangeté, la première rencontre avec une oïran se célèbre comme la cérémonie du mariage. On y fait le solennel échange des trois coupes de saké qui consacre les unions japonaises : un garçonnet les verse à la dame, une fillette à l’hôte, et la dame, ainsi qu’il convient aux nouvelles épousées, digne et grave, se retire aussitôt dans son appartement. La seconde rencontre coûte plus cher que la première, la troisième plus cher que la seconde. Mais à cette troisième, l’oïran, tenue pour votre femme légitime, peut manger en votre compagnie avec des bâtonnets d’ivoire et vous appeler par votre petit nom. Si d’un coup vous payez les trois rencontres, on suppose accomplie ; la cérémonie du saké et l’oïran qui s’est départie de sa réserve vient à vous déjà familière.

C’est pourquoi, dès qu’elle eut abaissé les yeux sur l’offrande du jeune rônin, Imamurasaki se leva et s’avança vers lui, le sourire aux lèvres, avec un air d’intimité1. Elle ôta son manteau flottant aux couleurs éclatantes, et, s’agenouillant à ses côtés, lui tendit sa longue et mince pipe d’argent.

— Vous êtes le bienvenu, lui dit-elle, Naô-san : ne voulez-vous point fumer un peu ?

Et Naô vit entrer des geishas qui portaient des tambourins et des shamisen. Il remarqua qu’elles étaient toutes assez laides, car au Yoshiwara, on a soin de les choisir disgraciées du visage, afin que le désir des amoureux ne s’égare jamais de l’oïran sur la musicienne. Mais les oreilles y gagnent autant que les yeux y perdent, et toute la beauté qu’on souhaiterait qu’elles eussent passe dans leurs concerts et leurs chansons. Vous ne trouveriez nulle part de geishas plus expertes à pincer les cordes sonores, ni à frapper de leurs frôles doigts endurcis la peau des grosses bobines qui leur servent de tambours. Et nulle part des voix plus habiles ne chantent les branches du saule que le vent a séparées un instant pour les mieux réunir, ou la mélancolie silencieuse du ver luisant dont le corps n’étincelle qu’en brûlant d’amour.

Xaô les écoutait, tandis que l’oïran, attentive à le servir, remplissait sa coupe de saké tiède, de ce bon saké sans lequel ni la fleur n’exhale de parfum, ni l’amour de volupté. Et, quand il se fut régalé de celle musique dont vibraient toutes les cloisons de l’hôtellerie, Imamurasaki donna le signal du départ.

— Naô-san, dit-elle, ne me ferez-vous point l’honneur de venir chez moi ? et vous aussi, mesdames.

Elle prit la main du samuraï, et les geishas, s’inclinant, ne relevèrent la tête qu’au moment où le couple eut descendu la première marche de l’escalier. Alors elles le suivirent, précédées des porteurs de lanternes et suivies elles-mêmes des domestiques et des servantes. Le long cortège se déroula dans l’ombre de l’avenue et dans la lumière des étalages où, devant leurs beaux écrans d’or, déjà clairsemées sur les talamis et frissonnant de la fraîcheur du soir, les humbles courtisanes enviaient au fond du cœur l’illustre Imamurasaki.

On atteignit ainsi la demeure de l’oïran et tout le monde pénétra dans sa vaste chambre. Mais on y fit moins de bruit qu’à la maison de thé. Ce ne furent que chansons élégantes et discrètes qui s’éteignirent dès que la dame eut mandé sa chambrière. Celle-ci parut bientôt, portant dans ses bras et traînant derrière ; elle le lourd matelas et les riches couvertures. Domestiques et geishas s’éclipsèrent. On entendit un instant le long des cloisons en papier et sur le plancher frémissant du corridor le frôlement rapide des étoiles de soie…

Et durant sept mois, toutes les nuits, qu’il plût, qu’il ventât, fut-il même tombé des sabres, Naô Saburô près d’Imamurasaki revint acheter le printemps au quartier des Fleurs.


II

Or, le 18 septembre au soir, Naô attendit si longtemps sa maîtresse, qu’il s’endormit. Déjà la nuit pâlissait au ciel, quand Imamurasaki entra brusquement. Mais elle vit que le samuraï dormait, et, s’agenouillant près de la couche déroulée sur les nattes, les regards attachés à ce visage de jouvenceau que baignait la lumière lactée d’une haute lanterne blanche, elle en considéra la grâce encore timide et l’indécise fierté. Puis ses yeux rencontrèrent, au chevet du lit, les deux sabres du jeune homme dont les fourreaux laqués luisaient d’un sombre éclat, et doucement, dans le silence de la nuit, elle les heurta l’un contre l’autre. Naô tressaillit et s’éveilla, mais toute sa figure, que le tintement des armes avait assombrie, s’éclaira sous les deux yeux qui observaient son réveil.

— Je vous attendais, fit-il en souriant, et je n’ai pu m’endormir.

C’est une politesse ; que les familiers des oïrans ont coutume de leur adresser, tandis que les nouveaux venus, qui tranchent du dédaigneux ou de l’indifférent, feignent de dormir à poings fermés, dès qu’ils entendent la porte glisser dans ses rainures.

— Excusez-moi, dit Imamurasaki, si je viens à cette heure tardive.

— Je ne vous en veux pas, oïran, répondit Naô. Vous n’êtes point ma femme légitime et il ne serait pas juste que je vous eusse toute à moi. Ne craignez point que je me fâche pour une telle misère.

— Je vous remercie, Naô-san, mais, puisque nous voici seuls et les seuls éveillés dans cette maison, permettez-moi de vous faire une demande.

— Parlez.

— Je désirerais savoir quelle est votre situation.

— Ne vous l’ai-je point dit ? Je suis un ronin des pays lointains et l’on m’avait tant rebattu les oreilles des splendeurs de Yedo qu’en vérité j’y fusse venu même sur les genoux. Pendant que j’y quête une aventure heureuse et profitable, peut-être la bienveillance d’un daïiuio, j’apprends à connaître le Yoshiwara, afin d’en conter plus tard aux gens de ma province les usages et les enchantemens.

Imamurasaki hocha la tête.

— Je ne vous crois point, fit-elle. Ce n’est ni la simple curiosité, ni l’amour qui vous amènent ici.

— Si je ne vous aimais, reviendrais-je donc tous les soirs ?

— Vous cherchez autre chose ou une autre personne que moi. Ah ! Naô-san, n’ayez pas peur que je vous trahisse ! Vous m’avez rendue fière aux yeux de mes compagnes, car jamais les plus belles n’ont rencontré d’amant plus assidu. Je suis votre obligée dans celle vie et dans l’autre, et j’ai conçu pour vous une grande affection. Et l’oïran poursuivit plus bas : « — Voulez-vous toute ma pensée, Naô-san ? Vous êtes en état de vengeance.

— Chut ! chut ! murmura Naô dont les yeux firent le tour de la chambre. Ne disons point de paroles inutiles. Pourquoi supposez-vous que je guette une vengeance ?

— J’ai l’expérience des hommes. L’autre nuit, comme vous donniez profondément et que je vous ai réveillé d’une voix forte, vous avez pris aussitôt l’attitude d’un samuraï qui se met sur ses gardes. De ce moment, j’ai tout épié, vos gestes, vos regards, votre inquiétude. Ce soir même, il a suffi d’un léger froissement de fer pour rompre votre sommeil. Si je ne me suis pas abusée, profitons d’une solitude où personne ne peut nous entendre. Ouvrez-moi votre cœur et je vous conseillerai.

Naô pencha la tête sur ses bras croisés et soupira : — Vous avez deviné, oïran, et sans doute celui que je cherche aura deviné plus facilement encore. Mais, puisque vous me témoignez tant de reconnaissance, je ne vous cacherai rien. Ecoutez :

Je suis un samuraï de Wakayama et mon père, Shimizu Naoki, maître d’armes du prince et célèbre dans l’art de l’escrime à un sabre, avait ouvert une école où se pressaient tous les jeunes hommes de la province. Un samuraï qui faisait son tour de Japon, fameux escrimeur, lui aussi, Tsuruga Dennai, vint de fortune s’établir dans notre ville et entreprit de rivaliser avec mon père. Mais celui-ci, depuis longtemps connu, conservait plus de mille élèves, tandis que Tsuruga n’en pouvait ramasser que deux ou trois cents. Les élèves des deux champions ne tardèrent pas à se regarder d’un mauvais œil et à s’escarmoucher sur le mérite de leurs maîtres, si bien que le prince décida de terminer ces mauvaises querelles par un combat singulier entre mon père et Tsuruga.

Le jour fixé, les hommes d’armes de Wakayama se rassemblèrent dans la cour du château, et, quand les deux rivaux, le front ceint d’un bandeau d’étoile, se furent avancés vers lui, le prince leur adressa ces paroles : « Nous voulons savoir qui de vous deux est le plus fort, mais, comme le succès dépend souvent ; de la chance, il convient au vainqueur de n’en point faire parade, au vaincu de se résigner sans murmure. — C’est entendu, » dirent-ils, et ils croisèrent les armes en prononçant la formule ; consacrée : « Frappez légèrement ! » Tsuruga, dans la force de l’âge, était haut et corpulent ; mon père, qui avait passé la cinquantaine, petit et maigre. Au lieu des sabres de bambou dont se servent les escrimeurs, on leur avait donné de gros espadons en bois plein revêtus de cuir. Le grand et robuste Tsuruga toisa d’un sourire ; son chétif adversaire, et, selon le geste habituel des bretteurs qui méprisent leur ennemi, il éleva son arme au-dessus de sa tête. Mon père, dont l’orgueil était moindre, protégeait sa poitrine de son sabre en arrêt qu’il étreignait à deux mains. Et ils restèrent ainsi sans bouger d’une semelle. Mais, tout à coup, Tsuruga poussa, un hurlement terrible, se précipita, et, pâles d’étonnement, les spectateurs le virent jeter son sabre, happer son rival par le col du kimono et le soulever dans l’air. Mon père roula sur le sol. Il y eut un grand silence. Puis les deux combattans dénouèrent leur bandeau et se prosternèrent devant le prince. Alors tous les partisans du vainqueur crièrent : « Vive Tsuruga ! » et les élèves de mon père devinrent comme des légumes verts sur qui l’on a mis du sel.

Mais Miura, le chef des samuraïs, s’approcha du prince : « — Mon seigneur, dit-il, pardonnez-moi : il me semble que le vainqueur n’est point Tsuruga. — Eh ! n’a-t-il pas terrassé Shimizu ? — Comment l’eût-il fait, monseigneur, si leurs sabres eussent été de vrais sabres bien tranchans ? Avez-vous observé qu’au moment où Tsuruga s’est rué sur lui, Shimizu l’a frappé d’un grand coup de taille qui l’eût fendu de l’épaule jusqu’au sein ? Ce fut même un coup si rude que le sabre de Tsuruga en a chu par terre, mais, comme il combattait sous les yeux de Votre Honneur, il a tâché de sauver les apparences en culbutant son adversaire. — En vérité, reprit le prince, je n’ai rien remarqué de semblable. » Mais mon père s’écria : « — Mon seigneur, je vous certifie que Tsuruga Dennai a été touché, et, si vous en doutez, ordonnez qu’il ôte ses vêtemens ! » Les élèves de Tsuruga, irrités qu’on osât contester la victoire de leur maître, le pressèrent eux-mêmes de se déshabiller. — « Laissez-moi tranquille ! » répondait-il. Mais les plus impatiens le dépouillèrent. Et tous les partisans de mon père firent un grand cri, car on voyait sur sa poitrine nue, de l’épaule à la mamelle, une large barre violacée.

De ce jour, Tsuruga, abandonné de ses élèves, sentit qu’il ne pouvait plus demeurer à la cour du prince. Cependant il attendit avant de reprendre sa vie de rônin, et nul ne soupçonnait à son visage que le diable faisait rage en lui. Le 15 août, le prince offrit un banquet en l’honneur de la Lune ; mon père y assista. Le soir, à son retour, près du champ de course, Tsuruga embusqué le tua d’un seul coup et disparut. Je n’avais alors que treize ans : le prince, qui eut pitié de ma jeunesse, m’attacha au service de sa personne. Je m’occupai de musique, de chansons, de bouquets, de cartes et d’échecs. Moi, le fils d’un maître d’armes, je ne savais pas tenir un sabre, mais, dans les jeux, j’excellais à renvoyer la balle avec le pied ou la raquette. L’idée de ma vengeance ne m’en obsédait pas moins nuit et jour, et je demandai au prince un congé de cinq ans pour découvrir le meurtrier de mon père. « Si jamais j’arrive à le joindre, pensai-je, c’est lui sans doute qui me tuera, et pourtant on ne peut vivre sous le même ciel que son ennemi. » Je partis donc ; je marchai des mois entiers à travers le Japon ; je visitai la sainte Kyotô. Les mille ruelles commerçantes d’Osakâ me retinrent assez longtemps et nulle part je n’aperçus celui que j’enrage de trouver. Quelqu’un me dit alors qu’au Yoshiwara de Yedo, on avait bien des chances de rencontrer tous ceux que l’on cherchait. Vous savez maintenant, pourquoi j’y suis venu, oïran. Mais l’assassin de mon père continue de m’échapper et c’est peut-être qu’au pied du phare, il fait toujours plus sombre. Imamurasaki lui répondit :

— Je vous remercie, Xao-san, de la confiance que vous mettez en moi, et soyez sûr qu’à personne je ne toucherai mot de votre histoire. Mais ce Tsuruga dont vous me parlez, quel âge a-t-il ?

— Il avait trente-cinq ans lorsqu’il tua mon père : il doit en avoir quarante aujourd’hui.

— Vous m’avez dit qu’il est grand et gros ?

— Oui, c’est, un homme à la face rouge, au col épais, aux cheveux plantés bas sur le front.

— Pensez-vous qu’il porte encore la trace de sa meurtrissure ?

— Un prétend que, fortement frappée, la chair en garde l’empreinte.

— Eh bien ! Naô-san, croyez-moi, autant vous vaudrait puiser de l’eau avec un panier que de l’attendre ici. Votre ennemi ne doit pas venir tous les soirs au Yoshiwara, et, s’il a eu vent de votre présence, tenez pour certain qu’il s’en est éloigné. Il assurez-le d’abord en ne fréquentant plus le quartier des Fleurs. Yedo est vaste : pendant que vous en explorerez les rues et les faubourgs, Imamurasaki, heureuse de vous servir, cherchera pour vous en ces maisons de joie l’individu que vous lui avez signalé. Et, si le hasard la met sur ses traces, une lettre aussitôt vous en avertira.

— Je vous obéirai, dit Naô.

— Soyez prudent, répondit-elle.

Vous l’entendez ? Elle congédie le jeune samuraï et lui conseille de ne plus revenir. Ce n’est point la coutume des oïrans qui, toujours suspendues aux manches de leurs hotes, même de ceux qu’elles n’aiment guère, leur répètent en faisant des mines : — Pourquoi vous en aller ? Restez encore. Vous reverra i-je ce soir ? Demain ? Après-demain ?

Mais notre Imamurasaki était une personne rare.


III

Naô chercha donc ailleurs son introuvable ennemi. Il parcourut dans tous les sens et du matin au soir l’immense ville de Yedo. Parfois il rôdait autour de leucémie shogunale dont les douves et les larges murailles se développaient à l’infini. Les princes de l’empire en traversaient les ponts, précédés d’un cortège magnifique, et le jeune homme, dissimulé derrière un arbre, observait les visages. Parfois il s’attardait devant les longs bâtimens noirs, où, sur le bord des rues, les Daïmios casernaient leurs hommes d’armes. Par les fenêtres ouvertes, on entendait un cliquetis de sabres ; des samuraïs se promenaient dans la cour de la résidence, et d’autres debout, des deux côtés de la porte, en surveillaient l’entrée. Mais plus souvent encore, mêlé à l’incroyable foule qui hantait le boulevard Ginza par où les provinces du sud débouchaient dans la capitale du Shogun, le jeune rônin fouillait de ses yeux impatiens les escortes des grands seigneurs et des nobles dames portées en palanquin. Et, comme le ciel de septembre était d’une douceur merveilleuse, toutes les nuits des barques enguirlandées de lanternes égrenaient sur le fleuve et les canaux leurs chants, leur musique et leurs fleurs de lumière. Mais pas plus aux fêtes qu’au silencieux faubourg de Honjô, où, par-delà le Sumida-gawa, les gentilhommières s’espacent entre les temples et les bonzeries, pas plus aux quartiers des marchands que dans les tristes banlieues, Naô ne releva la piste du bretteur de Wakayama.

Les érables d’octobre commencèrent à changer de couleur, et déjà l’on croisait dans les rues des femmes qui, la tête enveloppée d’une étoffe de coton, s’en allaient prier Ebisu, le dieu de la Fortune, car, en ce mois, tous les Kamis japonais ont déserté leurs propres autels et font une retraite au grand temple d’Izumô ; mais le seul Ebisu ne les suit pas et ne répond point à leurs appels, parce qu’il est sourd. Les espérances de Naô semblaient quitter son âme, comme les dieux avaient quitté la ville, n’y laissant qu’une vague confiance dans une fortune que nos prières ont assourdie.

— Un jour qu’il rentrait las de ses courses vaines, sa voisine aux aguets lui dit :

— Maître, une lettre est venue pour vous du Yoshiwara.

Et, après l’avoir complimenté selon l’usage, la commère, rougissant d’une honnête pudeur, les yeux baissés et le sourire aux lèvres, lui tendit sur son éventail un pli fermé où l’on avait écrit : « Nao-san. De la part de votre connaissance. »

La lettre était brève :

Je souhaite que vous vous portiez bien et je vous en félicite. J’ai trouvé quelque chose qui ressemble à ce dont vous m’avez parlé. Hâtez-vous.

— Je vais au Yoshiwara ! s’écria-t-il.

Et, pendant que sa voisine se retirait en félicitant avec beaucoup de révérences un si noble cavalier de ne point faire languir son amoureuse, il prit ses deux sabres, dont il eut soin d’éprouver le tranchant, puis enveloppa d’un morceau de soie la tablette funèbre de son père et la glissa dans sa large1 ceinture.

Le soir était tombé quand il atteignit le quartier des Fleurs. Aussitôt prévenue, Imamurasaki s’excusa près de ses hôtes et accourut.

— Vous êtes le bienvenu, Naô-san.

— Oïran, j’ai reçu votre lettre et vous en remercie.

Ils s’agenouillèrent sur des coussins, et, quand les bonnes qui leur servaient le thé stj furent écartées et rangées au fond de la chambre : — Hier soir, dit la jeune femme, un homme vint ici pour acheter ma camarade Tamasako. Dès que je l’aperçus, il me sembla reconnaître l’individu que vous m’aviez dépeint. Je lui demandai à quel prince il appartenait : il me confia que, rônin de Wakayama, il faisait son tour de Japon en qualité de maître d’armes. J’ai voulu savoir son nom. « Je m’appelle, répondit-il, Tsuruga Dennai. »

— C’est lui ! C’est bien lui ! s’écria Naô. Je m’étonne seulement qu’il n’ait pas caché son nom !

Et, emporté par la première ardeur de la vengeance, le jeune homme lançait autour de lui des regards furieux.

— Ne prenez pas cet air féroce,.. dit Imamurasaki. Comme j’avais encore peur de rue tromper, j’ai prié les servantes de Tamasako de le mener au bain, et là j’ai vu très distinctement sur sa poitrine la trace du coup dont votre honoré père l’avait cinglé.

— C’est lui, vous dis-je ! Savez-vous son adresse ?

— Il a une salle d’armes à l’extrémité d’Asakusa, près du temple de Sosenji.

— Il recevra donc ma visite dès ce soir ! dit Naô.

Mais, au moment qu’il allait quitter sa maîtresse, son cœur tout à l’heure si fier s’amollit et son visage devint mélancolique.

— Vous le savez, murmura-t-il, je suis faible en escrime, et l’homme que je dois tuer me tuera sans doute. Nous ne sommes pas loin d’Asakusa : demain matin, quand vous apprendrez qu’un samuraï est mort, vous pourrez, supposer que c’est moi. En ce cas, oïran, priez pour mon âme et allumez pour elle des baguettes d’encens. Je ne vous demande rien de plus.

Sa voix tremblait en achevant ces mots et des larmes lui montèrent aux yeux. Imamurasaki se leva brusquement, et d’une voix mordante :

— En vérité, Naô-san, que me chantez-vous là ? dit-elle. Oubliez-vous à qui vous parlez, et depuis quand suis-je votre femme ? Je vous ai rendu service, il est vrai, mais uniquement pour m’acquitter de vos nombreuses visites. Je n’ai point eu d’autre raison, sachez-le bien. C’est mon métier d’attirer et de retenir les hommes. Et, si j’étais forcée de brûler des baguettes d’encens, chaque fois qu’un de mes amans vient à mourir, j’y serais occupée du matin au soir ! Vous vous flattez, parce que vous êtes plus beau garçon que les autres ! » Et se tournant vers ses servantes : — Ce samuraï est fou. Moquez-vous de lui !

Et les servantes éclatèrent de rire. Naô bondit sous l’outrage.

— Une oïran qui ose faire honte à un samuraï !… s’écria-t-il. Une oïran n’est qu’une bête impure !

Mais, la main crispée sur la garde de son sabre, il réfléchit que, s’il tuait cette femme, on l’arrêterait avant qu’il eût vengé son père. Farouche, ivre de colère et d’humiliation, il s’élança hors de la chambre et gagna la rue, tandis que les servantes et les oïrans, penchées au balcon du premier étage illuminé, le poursuivaient de leur rire insultant.

Naô s’enfonça dans les ténèbres. C’était l’heure où les gentilshommes se rendaient à cheval au Yoshiwara. Les valets d’écurie, tenant d’une main la bride de leur monture et de l’autre une lanterne, chantaient le long de la route de courtes chansons d’amour. Et le chemin d’Asakusa était plein de ces lanternes errantes et de ces ritournelles qu’interrompait parfois le reniflement des chevaux. Naô marchait si vite que ses pieds frôlaient à peine la terre, et il murmurait entre ses dents : « Je la tuerai ! Demain, demain je reviendrai et je la tuerai. Père, nous serons vengés : vous d’abord, moi ensuite ! » Mais, arrivé au quartier d’Asakusa, il erra longtemps et maudissait la nuit sans lune, quand il reconnut dans une rue déserte les coups de bois sec dont se bûchaient des escrimeurs. Au seuil de la maison, d’où s’échappait ce bruit retentissant, un baquet d’eau pâle miroitait sous la lumière d’une lanterne pointe. Il dégaina son sabre et l’y plongea, puis, après avoir disposé ses vêtemens de façon à ne pas en être incommodé pendant la lutte, il cria :

— Je demande qu’on m’ouvre !

Par la porte entre-bâillée, une voix répondit :

— Qui êtes-vous ?

— Un étudiant. Le maître est-il chez lui ? Je désire le voir.

— Attendez.

Quelques instans après, la même voix revint et dit :

— Mon maître est en train de donner une leçon et ne peut vous recevoir. Il vous prie d’accepter ces deux sen qui ne sont rien. Prenez-les pour acheter une paire de sandales.

— Je ne suis point venu mendier le prix d’une paire de sandales. Dites au maître, s’il vous plaît, qu’un rônin de Wakayama, Shimizu Naô Saburô, veut lui parler.

— Soit ! Attendez.

— Ah ! c’est Shimizu, prononça une autre voix dans l’intérieur de la maison. C’est bien : amenez-le ici.

Naô entra, la parole haute, mais, quand la porte se referma derrière lui, le cœur commença de lui faillir. On l’introduisit dans une salle où il aperçut vaguement sur les cloisons éclairées aux lueurs des torchères de grandes ombres d’escrimeurs, et, au milieu de la salle, un homme épais et fort appuyé sur une lance de bambou.

— Soyez le bienvenu, monsieur Shimizu, dit cet homme. Ne vous gênez pas : avancez, je vous prie.

— Taisez-vous, Tsuruga ! s’écria Naô. Voilà cinq ans que je te cherche, assassin de mon père, qui t’es sauvé ! Enfin je te trouve et je pourrai faire la prière devant la tablette de ta victime. Nous allons nous battre, sur l’heure. Un sourd murmure parcourut la salle, et les élèves, debout ou accroupis, allongèrent la tête.

— Ne vous pressez point, monsieur Shimizu, répliqua lentement Tsuruga. En effet, j’ai tué votre père. Bien loin de vous le cacher, je vous avouerai même que depuis trois ans j’éprouve comme un remords de ne pas m’être tué aussitôt après. Un bon samuraï aurait dû s’ouvrir le ventre et je crains aujourd’hui d’avoir manqué à l’honneur. Je pensais bien que votre père avait un fils et que ce fils viendrait un jour. Pour lui faciliter ses recherches, j’inscrivis sur ma porte : Tsuruga Dennai, rônin de Wakayama. Nous nous battrons donc, mais pas ce soir. La leçon est commencée et mes dix-neuf meilleurs élèves, qui m’entourent, pourraient vous faire un mauvais parti. Je vous conseille de vous retirer. Au bout de la rue, dans l’église de Sosenji, vous verrez entre les deux portes une grande allée de sapins, où demain, dès la pointe du jour, nous serons au mieux pour nous couper la gorge. Comptez sur moi.

— Je ne suis pas ta dupe ! s’écria Naô. Tu veux te dérober.

— Non, dit Tsuruga, ne me traitez pas comme un lâche. Si j’avais désiré vous fuir, je n’aurais pas écrit mon nom sur ma porte. — Et tirant son poignard il en frappa son sabre, ce qui signifie qu’un samuraï engage sa parole d’honneur. — A demain, Naô Saburô, ajouta-t-il. Permettez-moi de vous manquer de politesse.

Les élèves de Tsuruga s’étaient rapprochés et Naô remarqua qu’ils prenaient des attitudes hostiles. Il sortit.

La fraîcheur de l’ombre lui parut douce à respirer. Comme il se retournait pour s’orienter dans la nuit, la silhouette d’un homme d’armes grandit sur la porte éclairée de Tsuruga et s’évanouit à l’angle de la maison : « Encore un élève ! se dit Naô. Je l’ai vraiment échappé belle. Ce Tsuruga n’aurait eu qu’un geste à faire, et je dormirais déjà sous les hautes herbes. Mais, bon gré mal gré, je le tuerai et, lui mort, je tuerai Imamurasaki. » La nuit était trop avancée pour qu’il retournât jusque dans son quartier. La pensée lui vint de se rendre immédiatement à l’église de Sosenji, d’y reconnaître le terrain désigné par Tsuruga et de demander des prières au bonze. Il franchit la première porte, traversa un fossé sur un étroit pont de pierre et se trouva dans une allée d’arbres si grands et si touffus qu’au sortir de leurs ténèbres l’obscurité de la nuit semblait presque un demi-jour. « C’est là, songea Naô, que d’ici quelques heures se décidera mon sort. » Il entrevit à sa gauche pressés les uns contre les autres des fantômes noirs de statues, de lanternes, de cippes funéraires. Devant lui, près du temple fermé, une faible clarté brillait entre les interstices de la porte du prêtre. Un petit bonze l’entrouvrit :

— Que voulez-vous ? dit-il. Venez-vous pour des funérailles ?

— Je suis un samuraï qui fait son voyage d’études.

— Dieu vous protège ! Mais il nous est défendu de loger des samuraïs.

— Ne pourrais-je parler au chef de votre église ?

— Notre chef est à Kamakura.

— Je ne vous ai point dit la vérité : je venais lui demander des prières et lui offrir dix yen pour l’entretien de son église.

Aux dix yen, le petit bonze se confondit en salutations.

— Attendez, monsieur. Ne vous en allez pas ! Un instant !

Il disparut et le plancher cria bientôt sous les pas appesantis d’un vieux bonze qui s’avançait aussi vite que le lui permettait sa vénérable caducité.

— Soyez le bienvenu, dit-il en plongeant par trois fois sa tête dans son éventail ouvert. Vous désirez nous offrir de l’argent : c’est bien agir.

— Je vous croyais à Kamakura, dit Naô.

— Pardonnez-moi mon impolitesse, mais il vient tant de gens nous demander l’hospitalité que j’ai recours à ce subterfuge. Daignez entrer.

Naô lui présenta ses dix yen.

— Je voudrais, dit-il, une prière de fondation pour l’âme d’un de mes amis.

— Merci, répondit le prêtre ; je vais en prendre note sur mon registre. Quel est le nom de mort de votre ami ?

— Je ne le sais pas encore. Priez à son nom de vivant : il s’appelle Shimizu Naô Saburô.

— C’est entendu. Et quel jour de quel mois de quelle année a-t-il trépassé ?

— Comme je ne connais pas exactement la date de sa mort, nous conviendrons, si vous le voulez, qu’il est mort cette année, ce mois-ci, le jour de demain.

— Parfaitement.

Et le prêtre écrivit : Reçu dix yen le 28 octobre de la première année de l’ère Kaei pour l’âme de Shimizu Naô Saburô décédé le 29.

Le jeune homme lui remit encore un yen :

— L’heure est si tardive, lui dit-il, que je vous serais obligé de me laisser dormir dans un coin du temple. Je ne vous gênerais pas.

Mais le vieux bonze, ravi de l’aubaine, se tourna vers son enfant de chœur :

— Balayez, vite la chambre ! s’écria-t-il, Etendez-y les couvertures de crépon que le prince de Satsuma nous a données et servez tout de suite une tasse du meilleur thé à ce jeune et distingué samuraï !

Quand Naô fut couché, l’image de sa mort prochaine l’agita si fortement que ses yeux ne purent se fermer. Plus d’une fois, il se leva pour regarder aux fentes des volets clos, mais la nuit était toujours notre et les dernières heures qui lui restaient à vivre passaient avec lenteur dans cette immense solitude. Il pensa que ses dix yen lui assuraient une prière éternelle, que cet asile avait de beaux ombrages, que son âme y reviendrait an toute sécurité, et, sur cette idée consolante, il finit par s’assoupir.

Dès l’aube, lorsqu’il descendit dans l’allée des pins, Tsuruga Dennai l’y attendait déjà près d’un baquet d’eau, de deux coupes et d’un petit tas de sel.

— Bonjour, monsieur Shimizu, dit Tsuruga.

— Excusez-moi de vous avoir dérangé hier soir, dit Naô.

— La jeunesse est impatiente, reprit Tsuruga. Mais à présent vous pouvez vous préparer.

— Avec votre permission, répondit Naô. Tsuruga prit une coupe et la remplit.

— Buvez, je vous en prie.

— Merci, après vous.

— Je n’en ferai rien.

— Pardonnez-moi donc, dit Naô, je commettrai l’inconvenance de boire le premier.

Ils burent l’un et l’autre et, selon la coutume des samuraïs qui vont se battre, ils jetèrent la coupe, puis ils répandirent autour deux un peu de sel pour écarter les malignes influences.

— Et maintenant, s’écria Naô, l’heure est venue d’offrir ta tête à la tablette de mon père !

— Si j’ai tué ton père, dit Tsuruga, j’ai obéi à l’esprit des samuraïs qui ne peuvent rester sous la honte d’un échec. Mais il est temps que je te délivre ton congé de ce monde !

Les sabres se croisèrent et Tsuruga marcha contre Naô, qui se défendit, non sans trembler. Le maître d’armes ne tarda pas à s’apercevoir que son adversaire était faible et qu’un seul coup suffirait à l’occire. Mais il songea que ce jeune homme l’avait cherché cinq ans, que durant cinq ans il avait souffert, que ce dévouement à l’égard de son père était chose noble, qu’il ne fallait pas intimider ou décourager dans l’avenir des sentimens si généreux et si nécessaires, et que, pour toutes ces raisons, lui, Tsuruga, devait mourir. Et, résolu de se faire tuer, il poussait d’âpres cris afin d’exciter Naô et de redoubler son ardeur. Et à chaque cri Naô rompait, et, ses pieds s’empêtrant dans les racines d’un pin, tout à coup il tomba.

— Prends garde, rugit Tsuruga, mon sabre est sur toi !

À ce moment, un samuraï coiffé d’un chapeau de rônin, et qui s’était caché derrière un tronc d’arbre, s’écria :

— Seigneur samuraï, excusez l’impolitesse, mais j’arrive à votre secours !

Et il plongea son sabre dans le flanc de Tsuruga. Celui-ci hurla de surprise et de douleur.

— Qui donc es-tu ? Quand on vient aider un samuraï qui accomplit sa vengeance, la règle veut qu’on se déclare avant le combat ! Et c’est par toi que je vais commencer !

Il s’élança à la poursuite de l’inconnu qui détalait vers le temple, mais Naô bondit sur ses pieds. « C’est la grâce de Dieu ! » s’écria-t-il. Et, courant derrière lui, il l’écharpa d’un violent coup de sabre qui le fendit de l’épaule au cœur.

Tsuruga s’abattit la bouche contre terre dans un flot rouge. Naô l’avait déjà empoigné par le collet, et le traîna jusqu’au pied d’un Bouddha de pierre qui levait vers le ciel sa main droite au pouce replié. Puis il retira de sa ceinture la tablette funèbre de son père, la planta près du corps sanglant et dit à deux genoux :

— Père, je vous ai vengé. Soyez tranquille, père ! Votre meurtrier est mort… Mais ce n’est pas moi seul qui l’ai tué, ajouta-t-il plus bas. Quelqu’un m’a grandement, aidé.

Et ses yeux détachés du sol rencontrèrent l’étranger qui debout, de l’autre côté du cadavre, la figure toujours invisible, inclinait son sabre ensanglanté. Alors il mit ses deux mains sur la terre et se prosterna.

— …Je ne vous connais pas, mais vous m’avez sauvé à l’instant que j’étais perdu. Comment vous remercierai-je ? Je suis le fils de Shimizu Naôki, samuraï de Wakayama, et je m’appelle Naô Saburô. L’individu que voici avait nom Tsuruga Dennai. Il s’était lâchement enfui après avoir assassiné mon père. Grâce à vous, ma vengeance est accomplie. Mon prince saura le service que vous m’avez rendu, et, sitôt qu’il m’en aura donné la permission, je reviendrai vous voir et mettre à vos pieds toute ma reconnaissance. Faites-moi l’honneur de vous nommer.

Le samuraï mystérieux se découvrit et dit :

— Je vous félicite, Naô-san.

Ri Naô reconnut Imamurasaki.

— Est-ce vous, oïran ? Est-ce bien vous, déguisée en homme d’armes, vous qui m’insultiez hier soir, vous que j’avais décidé de tuer aujourd’hui même ?

— Ah ! Naô-san, répondit en souriant Imamurasaki, quand hier vous m’avez demandé d’allumer pour vous des baguettes d’encens, il me sembla que vous étiez déjà vaincu et plus qu’à moitié mort. Je n’ai voulu qu’aiguillonner votre courage. Mais à peine étiez-vous parti qu’un de mes hôtes, qui approuva mon dessein, me prêtait son costume, ses armes et, au besoin, son nom. J’ai marché tout le soir dans votre ombre, et jetais là, dissimulée derrière les pins, quand Tsuruga est arrivé au petit jour avec son domestique qui portait le baquet d’eau.

— Oïran, s’écria Naô, vous avez l’âme chevaleresque et ma vie vous appartient. Je supplierai mon prince qu’il consente à notre mariage, et, s’il refuse, je me ferai rônin pour vivre près de vous.

Il ne se fit pas rônin, car le Prince, dès qu’il eut ouï cette surprenante aventure, dépêcha au Yoshiwara un de ses intendans qui racheta la liberté ; d’Imamurasaki. Et, quand elle mourut, femme légitime et respectée de Shimizu Naô Saburô, on l’enterra dans le cimetière de Sosenji.

Le quartier d’Asakusa est excentrique et vaste. Les rues s’y élargissent en routes ; les maisons, entourées de jardins ou de lorrains vagues, s’y disséminent dans une plaine sans fin, la prairie de Musashi. Le paysage plat et triste n’a pas dû changer depuis le soir où Naô le parcourut à la recherche de Tsuruga, hormis que des cheminées d’usine commencent à en obscurcir l’horizon. Mais l’église de Sosenji n’est plus la même. Le vieux temple, que sa solitude et son antiquité rendaient doublement saint, n’a point échappé à l’incendie, cette fleur de Yedo éclose tous les soirs. On l’a rebâti moins beau, moins grand, car la foi diminue, dépendant il est toujours fréquenté, si l’on en juge par la statue de granit qui se dresse derrière la porte d’entrée. C’est la statue de Jizô, le dieu des voyageurs, des enfans et des mères. Debout sur une fleur de lotus, la figure sévère et douce, coiffé d’un chapeau qui ressemble à un plat renversé, il tient un joyau dans sa main gauche et dans sa droite un sceptre où pendent des anneaux de fer. Sur les degrés du socle sont rangées des statuettes également en pierre, presque informes, mais ornées de rubans rouges, et dont chacune, offerte par une mère, représente un enfant sauvé. Le petit pont et le fossé existent encore ; seulement les plus ont disparu. Il n’en reste plus que quatre ou cinq, maigres et tordus, qui longent au bord de l’allée un étang vert, plein de nénufars. Le cimetière s’étend à gauche sous une végétation qui sent la ruine. Les tombes s’y pressent, car les Japonais, plus petits que nous, tiennent moins déplace dans la mort. Quelques-unes, encloses d’une balustrade de pierre, recouvrent des cadavres de princes. Les colonnes funèbres, surmontées d’un étrange chapiteau, ont l’air de gros champignons moussus, mais elles sont presque toutes flanquées de longues planchettes de bois qui indiquent que ces morts ne sont pas oubliés et qu’on fête pieusement leurs anniversaires. Sur le même alignement, treize statues de saints bouddhistes, une fleur de lotus entre les doigts, gardent cet inégal et immobile troupeau de sépulcres et de lanternes décoratives. Le Japonais qui m’accompagnait n’y put découvrir la tombe d’Imamurasaki.

Nous revînmes sur nos pas et nous allâmes frapper à la porte du prêtre. Un petit bonze nous ouvrit, et j’eus envie de lui dire : « N’est-ce pas vous qui avez reçu jadis le seigneur Naô Saburô ? » car je reconnus son air modeste et ses yeux baissés. O merveille ! Le chef de l’église était à Kamakura, mais l’enfant courut chercher un ancien samuraï qui demeurait tout à côté, et revint accompagné d’un vieillard clopinant. Maigre et voûté, ce vieillard portait l’ancienne coiffure féodale : le haut de la tête rasé et les cheveux ramenés en l’orme de boudin. Tout sentait en lui l’usure : la ligne oblique et pâle de ses yeux, les ailes, amincies de son nez, le parchemin de son visage qui semblait se racornir, l’ampleur vide de ses vêtemens. Mais l’antique politesse survivait dans ses gestes et donnait de la grâce à sa décrépitude. Il nous écouta en nous faisant des révérences et en aspirant beaucoup d’air entre ses gencives édentées. Le nom d’Imamurasaki lui était inconnu, mais il lui souvenait que, cinquante ans passés, une vengeance s’était accomplie dans cette allée des pins, et qu’une femme y avait secouru son amant.

— Ne voulez-vous point, nous dit-il avec son sourire crevassé, honorer de votre présence mon humble logis ?

Nous acceptâmes, et, dès qu’il nous eut installés sur les nattes d’une petite chambre nue, il frappa dans ses mains et la servante nous apporta le thé.

Alors mon compagnon reprit l’histoire d’Imamurasaki et la lui raconta par le détail, telle que nous l’avions entendue. Le vieillard, dont les hochemens de tête et les interjections gutturales stimulaient poliment le récit de son hôte, glissait de temps en temps sur moi un furtif clignement d’yeux.

— Je voudrais savoir, lui dis-je, ce qui vous intéresse le plus dans cette histoire.

Il me répondit sans hésiter que le dévouement et la bravoure d’Imamurasaki lui semblaient admirables.

— Pour moi, dis-je, je vous avoue que des trois personnages c’est peut-être Tsuruga que je préfère.

— Cependant me dit-il, qu’une fille de joie se montre si généreuse et ose revêtir le costume d’un samuraï, cela sort de l’ordinaire !

— Assurément, répondis-je, mais, avant de venir au Japon, je connaissais déjà des aventures de courtisanes amoureuses et romanesques qui se travestirent pour sauver leur amant, tandis que, chez nous, les Tsuruga sont plus rares. La résolution que prend cet homme de se laisser vaincre et tuer me paraît si belle qu’elle efface à mes yeux son ancienne lâcheté.

— En vérité, repartit le vieillard, je n’y vois rien de remarquable. C’était ainsi qu’en usaient souvent les vrais samuraïs. Une fois leur ennemi mort, ils ne voulaient point frustrer son enfant d’une vengeance qu’ils considéraient eux-mêmes comme légitime. S’ils l’avaient tué, songez que cet exemple aurait pu détourner d’autres enfans de venger un jour leur père.

— Ainsi, dis-je, vos samuraïs aimaient mieux mourir que d’ébranler dans des âmes timides le principe de l’honneur, et voilà ce que j’admire en votre Tsuruga.

— Hé ! hé ! me dit mon compagnon, un Japonais à demi européanisé, c’est avec des idées pareilles qu’on rend si difficiles le progrès et la civilisation.

Mais l’ancien homme d’armes reprit :

— Le vieux Japon sera bientôt mort, comme moi : les fils de nos princes commencent à oublier l’histoire et les traditions de leur famille… Avez-vous vu l’usine qu’on a bâtie derrière l’église ?

— Oui, mais le cimetière de Sosenji me plaît davantage.

Il sourit et resta quelque temps silencieux. Puis il se leva, sortit et revint bientôt un sabre à la main.

— Puisque vous aimez les choses du temps passé, permettez-moi de vous montrer cette arme.

Il la tira lentement du fourreau et avec une sorte de volupté mélancolique, il y promena ses mains, ses petites mains élégantes et qui, même un peu décharnées, gardaient encore je ne sais quelle enfantine délicatesse.

— À l’époque de la Restauration, me dit-il en souriant, j’ai combattu pour le Shogun au parc d’Uyeno. Et ce sabre a bien décollé trois ou quatre têtes.

Il le reposa précieusement sur un coussin et nous continuâmes à deviser en sirotant nos petites tasses de thé.


ANDRE BELLESSORT.

  1. Voyez la Revue des 15 décembre 1899, 15 janvier, 15 mars, 15 septembre 1900 et 1er février 1901.