Voyage à mon bureau, aller et retour/Chapitre XXXVI

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L'EXEAT

Tout bon musulman est tenu, suivant sa religion, de faire ses ablutions plusieurs fois dans la journée ; mais s'il se trouve dans un désert aride où nulle source limpide ne s'offre à ses regards, il se prosterne alors dans le sable, et il s'en frotte la barbe et le menton en simulacre du même acte de dévotion.

L'employé ne manque jamais d'eau. La carafe est en évidence, et le gardien de bureau a toujours le soin de la tenir pleine. Il n'arrive jamais que l'employé absorbe seul, comme dans le désert, tout le liquide contenu dans la carafe dont ses collègues ont la communauté. En tous cas, il existe, dans le couloir qui fait suite à l'antichambre, une fontaine où l'on peut remplir deux ou trois fois la même carafe sans être obligé d'adresser une demande de secours à l'administration.

L'employé possède, outre la carafe qui est en cristal, une cuvette en faïence où il peut faire ses ablutions.

Mais les commis en général ne sont pas bons musulmans. Ils se soucient fort peu de se nettoyer le front et la barbe ; il leur suffit de se laver les mains. Cette opération a lieu vers la fin de la journée, c'est-à-dire un quart d'heure au plus avant l'instant du départ du bureau qui est fixé à quatre heures et demie du soir. Les ablutions pourraient commencer encore plus tôt, mais il ne serait pas permis aux employés de partir avant l'heure réglementaire ; l'exeat ne sort du cabinet du chef qu'à la dernière limite de l'heure indiquée, et ce n'est qu'après la signature de la feuille de présence du soir que les employés peuvent s'affranchir du joug bureaucratique.

Il faut alors les voir s'élancer hors du bureau comme un joyeux troupeau d'enfants sortant de la sombre école. C'est à qui hâtera le pas pour devancer l'autre, et arriver le plus vite à la porte de sortie. On croit revoir en grand la charmante peinture de Decamps. Dans ce tableau vivant on ne se bouscule pas comme dans le tableau de l'artiste, mais on se quitte sans se saluer et sans se dire où l'on va. Heureuse liberté, c'est toi qui causes tout ce désordre ! Cependant il n'est que trop vrai, hélas ! que la liberté des employés est de peu de durée. Il faut qu'ils soient de retour au bureau le lendemain matin à dix heures précises, pour reprendre le cours habituel de leurs occupations. Néanmoins un moment de liberté, si court qu'il soit, rachète un long jour d'ennuis, de tourments ou de travail assidu dans un bureau.


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