Voyage à mon bureau, aller et retour/Chapitre XVII

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LES FRELONS

Un bureau présente l'aspect de tous les bureaux en général, de même qu'un employé ressemble à un autre employé, ainsi que l'a remarqué justement l'artisan. Il y a cependant divers emplois dans un bureau, comme aussi il y a commis et commis. Parmi ces derniers, il s'en trouve beaucoup qui remplissent leurs devoirs sans zèle ardent, mais avec exactitude ; qui ne se plaignent pas inutilement et qui supportent leur destinée sans la maudire ; mais on en voit qui agissent tout différemment, qui se plaignent à abaisser chaque jour leur profession en osant la comparer au sort des galériens. Leur existence, suivant eux, n'est pas tenable, les injustices les plus flagrantes s'offrent à leurs yeux. Rien n'est bien réparti en fait de fonds ni d'avancement. Les chefs sont austères, inhumains. Ce sont tous des colons, des vampires, des tigres, etc., etc... Enfin, ces employés frondeurs se plaignent de tout ce qui arrive et de tout ce qui arrivera, sans le connaître. Leur expérience, disent-ils, ne saurait être prise en défaut, ils ont vécu longtemps dans les bureaux ; mais hâtons-nous de répondre qu'ils n'y ont eu que peu ou pas d'avancement, en raison de leur manque d'aptitude ou de leur mauvais vouloir. Ceux-là sont toujours en émoi. On n'entend qu'eux, car ils bourdonnent sans cesse. On pourrait les comparer aux frelons qui s'agitent dans la ruche pour troubler les abeilles.

Si vous les écoutiez, jeunes gens, vous seriez perdus. Le mauvais exemple est une tache d'huile redoutable. Une fois que la tache s'imprègne dans nos habits, plus elle vieillit et plus elle s'agrandit. Laissez prudemment les frelons se démener dans tous les sens, et n'épousez pas leurs querelles en donnant de la valeur ou de la consistance à leurs propos injurieux ou à leurs révélations calomnieuses. S'ils parlent du chef comme d'un tigre, fermez l'oreille à leurs discours, je ne les crois pas toujours sincères. A les entendre, ils ne craignent pas d'exciter la colère du chef : peut-être sont-ils doux et humbles avec lui ; peut-être ont-ils une soumission, des prévenances que vous rougiriez d'avoir, s'il vous fallait comme eux manquer de noblesse ou de dignité.

Les frelons piquent, parce que c'est dans leur nature de piquer ceux qui les approchent ; aussi ne sont-ils recherchés ni affectionnés de personne. Ils sont donc le plus souvent contraints de piquer les gens en arrière, mais on fuit encore assez ordinairement ceux qui cherchent à blesser autrui en notre présence, attendu qu'ils nous blesseraient nous-mêmes, lorsque l'occasion n'en présenterait.

Une piqûre de frelon peut devenir mortelle ; mais si elle ternit une réputation, si elle nuit à l'avenir d'un employé honnête et consciencieux, qu'elle accuse injustement d'être l'espion du chef ou le dénonciateur de ses camarades, cette piqûre devient cent fois plus cruelle que celle occasionnant la mort.


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