Voyage à mon bureau, aller et retour/Chapitre XV

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BARBICHON

Quand on a quitté l'antichambre, on passe par un couloir conduisant dans les bureaux. Ce couloir est éclairé par une fenêtre prenant jour sur la cour, et contient le sac des vieux papiers administratifs, qui est placé debout près de la croisée. Sur ce sac repose nonchalamment Barbichon, le chat du bureau. Il ne s'occupe pas des allants et venants; mais, si l'on s' approche de lui, le cafard tourne alors la tête sur son oreiller de papier, et il dispose sa fourrure blanche de manière que la main du passant puisse la caresser à plusieurs reprises. Aussitôt qu'on le flatte, il enroule sa tête entre les deux pattes de devant, et il ferme les yeux dévotement.

Par moments, il les rouvre avec une douce somnolence, et le disque de sa prunelle prend la forme d'un zéro étroit qui s'amoindrit à volonté et finit par ressembler au cercle de la lune qui décroît. Mais si vous voulez faire changer d'aspect la tournure de son regard hypocrite, vous n'avez qu'à lui placer sous le nez quelques bribes du pâté qui a servi la veille à votre déjeuner : alors Barbichon redresse la tête et les oreilles, son œil s'éclaire comme un phare, et la pupille se dilate de telle sorte, qu'elle forme un disque parfait, dardant ses rayons visuels de toutes parts.

Ne pensez pas que Barbichon soit animé par la faim, et qu'il ait un besoin pressant de se jeter sur ce qu'on lui présente. Barbichon n'a pas lieu d'être affamé ; il a tout ce qu'il lui faut, et Clément lui donne chaque jour la ration de mou qui lui est allouée par l'administration. C'est une dépense que paye l'Etat, et qui est comprise au budget, sans doute au chapitre des chats, car Barbichon n'est pas le seul qui jouisse du privilège d'être nourri aux frais du gouvernement ; il a beaucoup de frères dans les administrations publiques.

Barbichon se caresse à tout le monde, mais il n'aime personne. C'est le type de l'égoïsme dans la race féline. Il a vu, comme Clément, beaucoup de changements s'opérer dans les bureaux, mais il suit à cet égard l'opinion de ses ancêtres les chats, laquelle consiste à bien vivre et à ne pas s'occuper des révolutions. Son mou ne lui a jamais manqué ; qu'avait-il besoin de s'enquérir du nom des hommes qui ont passé devant lui? Tout change dans la vie, sauf le caractère de Barbichon qui s'est toujours retrouvé sous la peau d'un chat fidèle au bureau.

De sorte que le vertueux animal pourra revivre dans ses enfants ou dans ses successeurs. Barbichon s'occupe fort peu des souris. Il en a détruit quelques-unes au début de sa carrière dans l'administration, mais depuis qu'il a fait son surnumérariat, il est devenu grand seigneur, et il ressemble aux gens qui connaissent les abus, mais qui ne se chargent plus de les détruire. Les souris peuvent grignoter à leur aise les documents qu'elles trouvent à la portée de leurs dents. Le chat a changé de rôle auprès d'elles ; il les respecte et semble dire à part soi : « Puisque Dieu a créé les souris, de quel droit oserait-on leur ôter la vie ? Ce sont des créatures à l'image du chat, seulement elles sont un diminutif de son espèce : je conclue donc à ce qu'une souris ne mérite pas la peine que je la mange ni que j'y songe en dormant tout le jour. »

Voilà Barbichon ! voilà son raisonnement dénué de franchise et qui se cache sous un air faux bonhomme de chat. Une souricière rendrait les services que l'on attend vainement de lui, et personne n'a le courage de chasser Barbichon, et de le remplacer par cette souricière. On engraisse la paresse du gros indolent ; on le sert comme un prélat, et les douces caresses sont pour son manteau de fausse hermine.

Qu'on me parle à présent de gens inutiles et privilégiés : je dirai, gagné par l'exemple : Laissez-les vivre, ils ressemblent à Barbichon.


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