Voyage à mon bureau, aller et retour/Chapitre V

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L’ARTISAN

Tout en parlant de la pluie, du beau temps et de l'exactitude, nous avons déjà fait du chemin, et je me vois dans l'un des faubourgs bruyants de Paris, où se trouve une partie assez forte de la classe ouvrière. Il m'est facile d'y remarquer que beaucoup d'artisans, mettant à profit ce qui leur revient de l'heure du déjeuner, se reposent à la porte de l'atelier où la cloche va bientôt les rappeler.

En me voyant passer devant eux tous les matins et à la même heure, ils n'ont pas eu besoin de faire des études au collège pour reconnaître à quelle corporation j'appartiens. Un employé ressemble à un autre employé ; il suffit d'en regarder un marcher doucement dans la rue, et de le trouver muni de son parapluie, pour le comparer à tous les autres. Un sourire malin se glisse alors sur les lèvres de l'artisan qui n'a pas d'autre pensée que celle-ci, en soupirant tout bas :

« Heureux mortels! Les employés n'ont rien à faire. Ils vont à dix heures à leur bureau, tandis que nous, hommes laborieux, nous sommes à l'atelier depuis le premier coup de l'Angélus. Qui travaille prie. Mais l'employé, quel est son travail ? Quelle est sa prière ? Il se chauffe les pieds tranquillement chez lui pendant que nous sommes exposés aux injures du temps. »

Les réflexions de l'artisan, je me les suis faites plus d'une fois à moi-même ; or, pour ne point porter ombrage au travailleur, j'évite toujours de le heurter, non pas que j'aie la crainte d'être sali par une blouse qui, en résumé de tout, a pu rendre autant de services que mon habit, mais parce que je sens combien notre position diffère l'une de l'autre, et qu'il est souvent fâcheux de vouloir paraître briller aux dépens d'autrui..

Je me dis aussi à part moi qu'il serait peut-être fort embarrassant pour un commis d'administration de tenir la place de l'artisan, mais qu'il serait plus aisé à ce dernier de remplir les fonctions de certains employés.

La copie d'une lettre ou le classement de pièces de comptabilité n'offre effectivement qu'une difficulté secondaire, et l'on trouverait mille individus capables d'accomplir la tâche qui leur serait imposée, tandis que le burin qui façonne le bas-relief d'un marbre ou d'un bronze chercherait longtemps le porte-plume qui pourrait le remplacer.

Honneur à l'artisan ! C'est, sans contredit, celui qui travaille le plus ici-bas, et qui, dans certaines conditions, n'est pas le mieux rétribué.

Le soleil réjouit l'artisan et lui donne le courage de travailler avec ardeur tant que dure l'été; mais il le laisse trop souvent sans pain et sans ressources, lui et sa famille, à l'approche de la morte saison.

Or si l'arbre productif est dépouillé de ses feuilles et de ses fruits quand vient l'hiver, cachons-lui bien le bois stérile qui gémit sans raison près du foyer administratif.


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