Monnoyer (p. 271-295).

Ouragans.

Rien n’est plus effrayant ni plus redoutable qu’un ouragan ; et, à moins qu’on n’ait été témoin de ses fureurs et de ses ravages, il est absolument impossible de s’en faire une juste idée.

C’est presque toujours après de vives et longues chaleurs qu’un ouragan a lieu ; aussi n’en voit-on jamais que pendant l’hivernage. Il est des signes avant-coureurs auxquels on ne saurait se méprendre. Quelques jours avant, le ciel est couvert de gros nuages gris, la température varie, l’air éprouve des secousses plus ou moins fortes ; enfin les nuages se rassemblent de toutes parts et forment deux couches bien sensibles. Les hautes régions de l’atmosphère s’agitent ; on voit passer des oiseaux étrangers qui suivent la direction du vent. Ceux du pays voltigent çà et là et comme à l’aventure. Les vents se déchaînent ordinairement de la partie de l’est, décrivent, dans leur plus grande force, une demi-circonférence en allant par le sud ; arrivés à l’ouest, ils s’apaisent peu à peu jusqu’à ce qu’ils soient revenus au point d’où ils sont partis. Un ouragan dure six, douze, seize, quelquefois vingt-quatre heures. Le vent souffle alors par rafales auxquelles rien ne résiste.

Je rapporterai des faits qui sembleront impossibles et que moi-même je n’eusse pu croire, si l’on ne m’en avait offert des preuves incontestables, si des témoins dignes de foi ne m’en eussent attesté la certitude. Mais avant, je vais donner une idée de l’ouragan, trop malheureusement fameux, qu’on essuya à la Guadeloupe le 1er septembre 1821, et dont je fus témoin.

Depuis quelques jours, le thermomètre de Réaumur marquait à midi, à l’ombre, 25° à 25° 30’; le 31 août, il marquait 26°. Pendant tout le jour, le ciel fut constamment nuageux, il tomba même plusieurs grosses averses. À huit heures du soir, le ciel était assez peu nuageux ; mais les étoiles ne brillaient que d’un éclat sombre, ce qui annonçait que l’air était plein d’humidité ; le thermomètre marquait alors 24° 20’; rien ne présageait encore les malheurs qui, quinze heures plus tard, devaient faire verser tant de larmes et causer tant d’effroi.

Le 1er septembre, à six heures du matin, les montagnes étaient entièrement cachées dans de gros nuages bleuâtres ; le ciel était fort nuageux, les nuages bleuâtres, bas, étendus, l’air très-humide. Il tonnait, depuis plus d’une heure, dans l’est. Le thermomètre marquait 23° 15’, à huit heures le thermomètre était à 24° 15’ et le baromètre marquait 28 p. 2 l. 1/2 ; vers neuf heures, tout le ciel était obscurci. Il se forme deux couches de nuages, dont la plus basse court rapidement de l’est à l’ouest. Les oiseaux rasent la terre d’un vol incertain ; la cime des cocotiers, plantés sur les hauteurs, s’incline vers la terre. Tout annonce un ouragan, on le craint pour la nuit prochaine.

À dix heures, le baromètre ne soutenait plus que 27 p. 6 l. ; cependant, un des plus terribles ouragans se formait. Vers onze heures enfin, le vent déploie tout à coup sa fureur : les toits, les volets, les portes volent de toutes parts ; des arbres d’une grosseur prodigieuse sont déracinés et emportés au loin ; d’autres, que des maisons abritent, sont seulement dépouillés de leurs branches, qui remplissent l’air. Un déluge de pluie obscurcit le jour, transforme les rues en autant de rivières, et inonde les cours et les appartements bas. Le fracas horrible du vent qui arrache, brise, emporte tout ce qui lui oppose quelque résistance, glace d’épouvante et d’effroi l’âme de tous les habitants. On se croit au dernier terme de sa vie. Pâles, défigurés, on ne se regarde qu’avec une sorte de stupeur ; éperdu, on court à l’aventure, de salle en salle, de chambre en chambre, pour chercher un lieu de refuge ; on n’en trouve nulle part. Tout ploie sous l’effort du vent ; tout tremble, tout présente aux regards épouvantés l’image affreuse d’une mort violente et inévitable.

Deux des plus terribles secousses de tremblement de terre viennent mêler leurs ravages avec ceux du vent. De longs écroulements se font entendre. Dans le trouble de l’imagination, on croit voir l’effet d’une éruption volcanique ; on craint ou que la colonie tout entière ne s’abîme dans le sein des eaux, ou que des torrents de matières embrasées, se précipitant des montagnes, ne viennent tout à coup couvrir la ville de leurs ondes brûlantes.

Quoique le temps annonçait un ouragan, on ne pensait pas qu’il dût éclater si vite. Chacun se hâtait d’aller à ses affaires, avant que de se renfermer chez soi. Nos domestiques étaient tous sortis. J’étais seul capable, dans cette conjoncture critique, de prendre les précautions qu’exigeait la prudence ; mais je ne pouvais suffire à tout. Déjà j’étais au désespoir quand, fort heureusement, je vis passer un des esclaves d’une dame de ma connaissance, qui courait à toutes jambes pour s’aller mettre à l’abri. Je le fis entrer, il m’aida à barricader nos portes et nos fenêtres. Les verrous ne suffisant pas, nous les consolidâmes comme nous pûmes avec de fortes planches que nous clouâmes dessus dans divers sens. Deux fois je fus obligé de monter au grenier pour y prendre des choses qui nous étaient nécessaires, et deux fois je vis la couverture tout entière se soulever ; je frissonnais de crainte d’être écrasé sous sa masse.

Malgré le soin que nous avions pris de tripler toutes les fermetures, nous eûmes, dans le fort de la tempête, une porte toute neuve d’enfoncée, une cloison de l’intérieur de la maison renversée, presque toutes les essentes du toit emportées. Chambres, cabinets, salles, galeries, tout fut inondé. Les meubles flottaient dans les appartements du rez-de-chaussée. Pas un matelas de sec pour nous reposer la nuit prochaine, à peine même trouvâmes-nous du linge pour changer.

Il n’y avait pas une heure que l’ouragan avait commencé que, tout à coup, sa fougue se calma ; mais loin de rassurer les esprits, ce calme redoubla la frayeur dont ils étaient pénétrés. Il semblait présager une rafale plus violente encore. Cependant il se soutient, la pluie cesse. Vers deux heures de l’après-midi, je me détermine à entr’ouvrir le volet d’une petite fenêtre exposée à l’ouest : je remarque que la couche inférieure des nuages est rompue ; vite je cours porter cette heureuse nouvelle à ma petite famille, que j’avais logée dans une cave. L’espérance renaît dans nos cœurs ; nous bénissons le ciel de nous avoir conservé la vie.

Dès que l’eau qui remplissait les rues fut écoulée, je sortis pour voir les dégâts que la ville avait éprouvés ; mais, ô Dieu ! quel spectacle offrit à mes yeux cette cité malheureuse ! Les rues n’étaient couvertes que de toits renversés et de débris de maisons écroulées ; d’arbres déracinés et de branches plus ou moins grosses que le vent avait apportées des hauteurs. Ici de petits enfants pleuraient une tendre mère ensevelie sous des ruines ; là, on entendait les cris perçants d’infortunés blessés qui sollicitaient du secours. Partout des désastres, des gémissements et des pleurs. Quatorze personnes de tuées, quarante de blessées ; quatre-vingt-huit maisons écroulées, deux cent vingt autres fortement endommagées, parmi lesquelles on compte l’hôpital neuf, le grand magasin de l’arsenal, la maison du génie, le palais de justice, le greffe, l’hôtel du gouvernement. Voilà à peu près quels furent les tristes résultats de ce terrible ouragan pour la ville. Les environs ne furent pas mieux traités.

La pluie tombait avec tant de force et d’abondance, elle se brisait ; sur les toits avec une telle violence, que, du haut du morne Belle-Vue au Maraval, qui domine entièrement la ville, on n’apercevait pas une seule maison. Le vallon offrait l’aspect d’un lac d’écume.

Dans son débordement, la rivière aux Herbes avait emporté le pont de Versailles, près le chemin de Desmarais, et enlevé la digue qui conduit l’eau au réservoir d’où elle se distribue dans les canaux de la ville. Elle s’était élevée jusqu’à la clef du pont aux Herbes, et avait débordé devant le poste militaire, pour se rendre à la mer par l’ancien marché.

La mer n’était pas, à beaucoup près, aussi furieuse que je l’avais vue plusieurs fois dans des ras de marée. Cependant deux bateaux et une pirogue, qui se trouvaient en rade, sombrèrent. Quelques matelots se sauvèrent, les autres périrent.

Dans les campagnes, presque toutes les habitations et les manufactures qui se trouvaient sur la ligne du vent, furent plus ou moins endommagées. Partout les cotonniers, les cannes à sucre, les bananiers, le manioc, tous les vivres furent ravagés. Dans beaucoup d’endroits, les cafiers furent emportés. Partout on ne voyait que des arbres de toute grosseur renversés ou seulement penchés, mais dépouillés de leur feuillage et de leurs branches ; que des débris de cases à nègre transportés au loin dans les champs. Les torrents, grossis par la pluie, avaient roulé, avec une impétuosité extrême, des fragments énormes de roches, déraciné des arbres que, jusque-là, ils avaient respectés, inondé des campagnes au niveau desquelles leurs flots tumultueux ne s’étaient jamais élevés. Partout on ne voyait que ruine et dévastation.

Un de mes amis, habitant du Palmiste, plateau majestueux qui domine la sombre vallée du Dos d’Âne et les riches campagnes qui avoisinent la Basse-Terre, était dehors au moment où l’ouragan commença. Il m’a dit que tout à coup l’air fut rempli de paille, de feuilles, de branches d’arbre de diverses grosseurs, de planches, de débris de toits, et que jamais il n’avait vu d’image aussi affreuse.

Tout différent de ceux qu’on éprouve ordinairement, ce trop fameux ouragan suivit une ligne droite de l’est à l’ouest, et n’occupe qu’une très-petite largeur. Il passa par Marie-Galante, où il fit de grands dégâts, et ne ravagea bien que la partie méridionale de la Guadeloupe, depuis le Trou-Chien, à l’extrémité est du quartier des Trois-Rivières, jusqu’au quartier des habitants sous le vent de la Basse-Terre. Dans les hauteurs du Matouba, à deux lieues au nord de la ville, on n’en fut point atteint, M. le comte de Lardenoy, gouverneur de la colonie, y était alors avec toute sa suite, et il ne put croire la triste nouvelle des malheurs qu’avait essuyés la ville. Cet événement lui sembla si extraordinaire, qu’aussitôt il descendit pour se convaincre par ses yeux, et tendre une main secourable aux infortunés qui avaient souffert quelque perte. Les plus vieux habitants, blancs ou noirs, s’accordaient à dire qu’ils n’avaient jamais vu d’ouragan éclater avec tant de violence, qui, dans si peu de temps, eût causé tant de ravage et eût offert la singulière circonstance de se calmer tout à coup. Si cet ouragan eût duré une heure de plus, ou s’il eût varié dans sa direction, tout eût été indubitablement perdu, parce que tout était ébranlé de manière à céder à une seconde rafale.

Quelquefois un ouragan se fait sentir fort loin et occupe un très-vaste théâtre. En 1819, le 21 septembre, nous éprouvâmes à la Guadeloupe un coup de vent, ouragan léger qui ne laissa pas de faire bien des ravages dans les campagnes. Des averses épouvantables avaient inondé la ville et fait déborder les torrents dans certains endroits. Jamais on n’avait vu passer tant d’oiseaux étrangers. La mer, effroyablement grosse, lançait ses vagues irritées jusque sur le Cour de la Basse-Terre et menaçait de tout engloutir. L’aspect du ciel et la fureur de l’Océan annonçaient bien que, dans des parages peu éloignés, le vent déployait une force, beaucoup supérieure à celle qu’il exerçait contre nous. En effet, quelques jours après, on reçut de diverses colonies des nouvelles officielles sur les désastres qu’il avait causé dans ce jour trop mémorable.

Je transcrirai ici ces divers détails pour satisfaire la curiosité du lecteur et lui faire comprendre jusqu’où peuvent s’étendre ces terribles phénomènes.

« De Saint-Martin,

» Vous recevrez avec peine le rapport de l’événement malheureux qui vient de frapper la partie française de l’île de Saint-Martin, et qui d’une jolie colonie vient d’en faire un séjour de deuil et de la plus grande misère.

» Le 21 de ce mois (septembre), à huit heures du matin, le vent, soufflant de la partie du nord, nous annonçait, non pas une tourmente, mais un coup de vent semblable à ceux que l’on avait coutume d’éprouver annuellement dans ces petites îles. Le vent augmenta considérablement depuis cette heure jusqu’à midi, se tenant toujours à la même partie, avec penchant vers l’ouest ; le baromètre marquait alors la plus affreuse tempête. Des précautions furent prises par les habitants du bourg Marigot pour assurer et barrer leurs maisons ; moi-même, après en avoir fait autant et mis ma comptabilité en sûreté, autant que possible, je me rendis chez le commandant ; il était alors une heure. Peu de temps après mon arrivée chez lui, le devant de sa maison fut enfoncé par le vent qui avait passé à l’ouest-nord-ouest, et la mer gagna impétueusement le bourg. À quatre heures, la mer avait tout à fait établi son cours avec l’étang, et quatre pieds d’eau étoient dans les rues. Plusieurs maisons avaient été déjà enlevées par ce torrent et conduites, comme par miracle, de l’autre côté de l’étang, proche des pièces de cannes. Tout annonçait enfin que la langue de sable qui nous sépare d’avec l’étang allait se rompre par le fort courant de la mer, et que les maisons qui résistaient encore à l’impétuosité du vent devaient s’écrouler sur leurs fondations. Les cris, les pleurs, les gémissements des personnes qui se trouvaient au milieu de l’eau et dont les maisons venaient d’être enlevées, auraient déconcerté l’homme le plus courageux et du plus grand sang-froid. Cependant, c’est un éloge que nous devons rendre à M. Jean Lousteau, neveu de M. Larrendouette, qui, n’écoutant que son coulage et son bon cœur, courut au secours de la famille Southoulht, qui venait de perdre sa maison, et retira du milieu des eaux le mari, la femme et un petit enfant en bas âge, qui se tenaient à un poteau. Il secourut après M. le procureur du roi, qui venait d’éprouver le même malheur et était dans la même situation.

» C’est au milieu d’une pareille tourmente que nous ayons passé la nuit le plus affreuse qu’on puisse imaginer. Enfin, sur les cinq heures du matin, le vent s’étant un peu abaissé, le jour vint éclairer les horreurs de la nuit, et nous ne vîmes que sable et débris dans les rues du Marigot. Sur soixante à soixante-dix maisons, dix-neuf seulement sont restées en place, mais fortement endommagées dans leurs couvertures et fondations. La mienne est dans ce cas. On a également trouvé noyées, sur notre plage, trois femmes du bourg et sept ou huit personnes de Simpson-Baie, partie hollandaise.

» Les nouvelles que nous avons reçues le 22, au matin, de la campagne, sont déplorables. De trente-deux habitations sucreries, une seule, appartenant à Mme veuve Durat, a conservé sa sucrerie et sa rhummerie. Celle de M. John Hodge a été à moitié enlevée ; toutes les autres ont été détruites. Il y avait en outre trente habitations en savanes qui ont éprouvé le même sort ; bestiaux et bâtiments, tout a été anéanti.

» Les habitations de la campagne, qui pouvaient seules nous procurer quelques ressources, ayant tout perdu, jusqu’aux vivres qui étaient en terre et dans les magasins, il a fallu prendre des mesures, afin qu’après avoir échappé à l’ouragan, la famine ne vint pas aggraver notre situation. C’est pourquoi M. le commandant et moi avons fait fouiller les décombres des magasins particuliers pour en sauver et retirer la quantité de quarante-sept boucauts de farine de maïs et trente-cinq barils de farine de froment et de seigle, qui ont été mis sous la surveillance du gouvernement, afin d’en éviter la dilapidation et la sortie de la colonie.

Après avoir rempli cette première tâche, il en était une autre aussi urgente, c’était de pourvoir à la subsistance des pauvres des bourgs Marigot et Grande-Case, qui sont en grand nombre et qui se composent de propriétaires qui n’avaient pour toute ressource que le produit des loyers des maisons qu’ils ont perdues ; d’ouvriers qui avaient encore une maison pour cacher leur misère et abriter leur famille ; de journaliers et de pêcheurs qui ont perdu filets et barques. Le bureau de bienfaisance a été chargé d’établir une liste des plus malheureux, et cent trente-huit personnes reçoivent les premiers secours, à raison d’une livre de pain par jour ; mais la caisse de bienfaisance n’est pas en état de continuer longtemps cette dépense.

» Les maisons du fort sont tombées ainsi que la poudrière, la poudre est perdue. »


« De Saint-Barthélemy, même date,

» Saint-Barthélemy a beaucoup souffert, et, tant à la ville qu’à la campagne, trois cents maisons ont été abattues. Heureusement cette île a des vivres ; mais M. le gouverneur suédois vient de défendre, en conseil, l’exportation des farines, et notre situation (des habitants de Saint-Martin) réclame les plus prompts secours pour cet article.»


« De Saint-Thomas, 24 septembre 1819.

» C’est avec regret que nous nous sommes chargé d’annoncer un événement aussi déplorable que le coup de vent que nous avons éprouvé les 21 et 22 de ce mois.

» Pendant toute la journée du 21, le temps menaça constamment d’un prochain ouragan. En conséquence, toutes les précautions que peut suggérer la prudence humaine furent prises par les maîtres des bâtiments mouillés dans notre port, pour les mettre à l’abri de ses effets destructeurs ; mais l’événement on a malheureusement prouvé l’inutilité. Dans la soirée du 21, le vent commença à souffler avec une grande violence de la partie nord-nord-ouest. Bientôt, la pluie tomba par torrents et continua, sans interruption ; pendant toute la durée de l’ouragan. Le 22, depuis une heure du matin jusqu’à quatre, la bourrasque était dans sa plus grande force, et d’une violence telle, que les plus anciens habitants de notre île e se souviennent pas d’en avoir vu de pareille. Le vent passait, par intervalles, de l’ouest-nord-ouest au sud-ouest.

» Au point du jour, le vent s’étant un peu calmé, la ville et le port présentèrent le spectacle le plus déchirant que l’on puisse imaginer. Toutes les clôtures ont été détruites ; plusieurs maisons découvertes et quelques-unes entièrement renversées. Tous les quais sont fortement endommagés, et beaucoup ont été emportés. Quand le vent fut suffisamment apaisé et que les torrents de pluie eurent cessé d’obscurcir l’atmosphère, alors nous découvrîmes toute l’étendue de nos pertes. De tous les nombreux bâtiments qui flottaient dans notre port le 21 au matin, pas un seul n’a échappé à l’ouragan, excepté le vaisseau de S. M. Britannique le Salisbury, amiral Campbell, qui avait beaucoup dérivé de sa position, le bâtiment danois Doris, la goélette danoise Patriot, et deux bateaux.

» Toute la côte, à l’extrémité sud-est du port, est totalement couverte de bâtiments naufragés, et il est à croire que très-peu seront en état d’être relevés. Ce qu’il y a de plus déplorable, c’est qu’un grand nombre ont coulé bas, et cette circonstance nous fait appréhender qu beaucoup de personnes n’aient péri, outre toutes celles déjà si nombreuses dont la mort a été constatée.

» Nous voudrions pouvoir terminer ici le récit affligeant de nos désastres ; mais malheureusement l’ouragan n’a point borné ses effets à la mer. Nous apprenons de la campagne que toutes les plantations et les bâtiments, sur presque toutes les habitations de l’île, ont souffert considérablement. Plusieurs ont été totalement emportés par le vent. Sur quelques habitations, des nègres ont été tués ; ce qui, joint à la destruction des cannes, a détruit tout l’espoir de la récolte prochaine. Il est impossible d’estimer la perte que notre malheureuse colonie vient d’essuyer.

» La totalité des bâtiments de différentes nations jetés à la côte, est de soixante-seize plus vingt-six caboteurs.

» Tortole et Saint-Jean ont souffert considérablement. À Tortole, presque toute la ville a été détruite, et beaucoup de personnes ont perdu la vie. Au nombre des morts se trouvent l’honorable R. Hetherington, écuyer, président de cette colonie, ainsi que M. Hill. »


« De la Martinique, même date.

» Nous venons d’essuyer un ras de marée qui a commencé lundi dans la soirée, et a continué jusqu’à ce jour, le vent soufflant principalement du nord-ouest, mais sans beaucoup de violence. Les dommages qui en ont été la suite se bornent à cinq bâtiments jetés à la côte et le brick américain Hariot, de Wilmington, qui s’est totalement brisé. »


Voilà donc un ouragan qui, dans le même moment, porte la terreur, le ravage et la mort, sur une étendue connue de plus de cent lieues ! et qui pourrait dire jusqu’à quelle distance il exerça sa rage sur la plaine immense des eaux ? Quelles variations de température dans les diverses régions de l’atmosphère, quels vides, quelle influence électrique ne faut-il pas pour produire un tel bouleversement dans un fluide si éminemment élastique ! Ces causes ordinaires agiraient-elles seules dans un ouragan ? Les volcans ne joueraient-ils point aussi un rôle dans ces phénomènes redoutables ? Car pourquoi, dans le voisinage de ces laboratoires brûlants, les ouragans sont-ils plus fréquents et plus terribles que partout ailleurs ? Si nos simples foyers déterminent toujours un courant d’air, ceux de la nature ne pourraient-ils pas en déterminer aussi ?

Le 15 octobre de la même année, on éprouva à Sainte-Lucie un ouragan terrible, mais qui concentra ses effets sur cette colonie. La Martinique n’essuya point de dégâts. À la Guadeloupe, l’état du ciel et de la mer, un fort gros vent d’est, donnèrent des craintes. La pluie tomba en torrents pendant tout le jour. À minuit trente-cinq minutes, on avait ressenti une très-forte secousse de tremblement de terre, suivie d’une ondulation qui dura plus de deux minutes ; cette secousse avait formé des crevasses en plusieurs endroits du sol et lézardé de très-fortes murailles.

Voici ce que nous apprenons d’officiel sur les malheurs qui accablèrent Sainte-Lucie :

« Il serait trop long et difficile de faire une peinture exacte des malheurs dont cette île vient d’être frappée par l’ouragan dernier. Nous n’avons pu nous procurer que des renseignements épars qui, par leur authenticité, suffiront cependant pour pénétrer d’un sentiment pénible et profond, et présenter d’une manière parlante l’état des habitants, plongés plus que jamais dans la gêne et dans l’impossibilité de se relever et d’acquitter de sitôt leurs créances.

» Les pluies, dans la nuit du 14 au 15 courant (octobre), ont été si abondantes qu’elles ont transformé en torrents les ruisseaux et les rivières de l’île, qui se sont élevés à vingt et trente pieds au-dessus de leur niveau, ont changé leur cours, et, dans leur impétuosité, ont occasionné l’éboulement de masses prodigieuses qui ont couvert ou ravagé les plantations en emportant les bâtiments, nègres et bestiaux. Presque partout les chemins sont encombrés d’arbres, de débris, et sont devenus impraticables. Les chaudières du volcan de la Soufrière ont été obstruées par l’éboulement des terres et ont fait craindre quelque explosion ; mais, par l’action seule de leur fermentation, elles se sont dégagées. Les habitations de MM. Peter Muter, François Cénac, Dugard Turgis, Zenou Leverrier, Cléret, Mme Desruisseaux, ne présentent plus que des amas de décombres, de sable et de roches, au lieu de fabriques et de récoltes. Une partie des nègres et des bestiaux ont été enfouis sous les ruines ou entraînés par les eaux.

» M. Janus Muter a fait des pertes considérables en nègres, mulets, bêtes à cornes, plantations et magasins. L’habitation Marquis a beaucoup souffert, MM. de la Balmondière, Cornibert-Duboulet, Ravenau, Vilet, Hérelle, Vitalis, Allary, Roche-Ruprès, Deveaux, Philippe, Dubocage, Tharel, Jore Sainte-Catherine, Longueville, l’habitation Beaujour, etc., etc, etc., ont éprouvé des dommages très-graves. Peu d’endroits, en un mot, ont échappé aux fureurs de l’ouragan, dont nous ne donnons qu’une esquisse, et dont les détails seraient affreux. Sur tous les points, les vivres de terre ont été détruits. »


« Sainte-Lucie.

» Proclamation de son Excellence sir John Keanc, gouverneur, vice-amiral, etc.

» Considérant les suites de l’orage épouvantable qui a duré les 13, 14 et 15 de ce mois (octobre 1819), et où le vent et la pluie ont produit les événements les plus désastreux ; considérant plus spécialement encore les résultats déplorables des torrents descendus des montagnes et les débordements subits et sans exemples des rivières qui, non-seulement ont détruit tous les vivres du pays, sur toute l’étendue de la colonie, mais ont en même temps couvert et entraîné des champs entiers de denrées coloniales, et dans plusieurs quartiers des bâtiments, des manufactures et même des esclaves ; et ayant de plus vérifié par moi-même, dans les quartiers les plus voisins, les pertes extraordinaires et inouïes éprouvées par tout ce qui habite la colonie en général, mais plus particulièrement par les planteurs, qui non-seulement ont été privés des moyens de nourrir les esclaves, d’après la destruction totale des vivres du pays, mais ont en même temps été frappés de la manière la plus cruelle dans leurs espérances à l’égard de la récolte prochaine, qui, en général, éprouvera partout la diminution la plus grave, et à plusieurs égards sera entièrement perdue ;

» Considérant en outre le long intervalle qu’exigent les plantations à faire en vivres du pays, avant d’être rétablies en quantité suffisante pour assurer la subsistance de la population des esclaves, et la nécessité, d’après cet état de chose, de faciliter par toutes les voies possibles l’introduction des subsistances dans la colonie, et de soulager le planteur autant qu’il est en moi, en lui donnant la faculté de se procurer les comestibles qui lui sont nécessaires, par la réunion des moyens que le désastre dont il a été victime a pu lui laisser encore… Il a été résolu par moi que le port de Castries sera ouvert aux bâtiments de toute nation amie de la Grande-Bretagne, etc., etc. »

On pourra juger de la force du vent par quelques faits particuliers que j’ai recueillis, et dont je ne crains point de garantir la certitude d’après les preuves qu’on m’en a données à moi-même. Dans l’ouragan de 1740, qui ravagea entièrement la Guadeloupe, beaucoup de personnes perdirent la vie ; une seule maison des Trois-Rivières resta debout. Une habitante de ce quartier, dont j’ai perdu le nom, sortait de sa maison qui s’écroulait, emportant dans ses bras un jeune enfant : le vent lui enleva ce doux objet de sa tendresse et le lança à plus de quarante pas de là contre une branche d’acajou qu’il venait de rompre ; ce malheureux enfant y resta transpercé et y expira sans qu’on ait osé ou qu’on ait pu lui porter du secours.

Mme Belleville la mère, morte en 1821, âgée de plus de quatre-vingt-seize ans, qui se rappelait parfaitement l’horreur de ce jour, fut témoin de ce triste et douloureux événement.

À la baie Mahaud, chez MM. Berville, la fougue du vent et l’impétuosité de la mer poussèrent dans une pièce de cannes, à plus de soixante pas du rivage, mais sur un terrain presque horizontal, un brick tout chargé.

À la Cape-Terre, chez Mme de Ligny, mère de M. de Gondrecourt, qui m’a raconté le fait, un nègre fut emporté dans l’air, par le vent à une distance de plus de deux cents pas, et retomba sur la case à bagasses, parce qu’alors la rafale faiblit.

Dans le même ouragan, des platines à farine, qui étaient posées à plat dans la savane de Mme de Ligny, furent enlevées et transportées par le vent à plus de quatre cents pas du lieu où elles étaient.

Ces platines sont de fonte, de forme circulaire, ayant au moins trois pieds de diamètre et à peu près un pouce et demi d’épaisseur.

L’ouragan de 1796 ne le céda pas en force à celui de 1740, comme on va le voir par le fait suivant, dont fut témoin M. de Gondrecourt, qui me l’a raconté, et qui n’était pas homme à en imposer.

M. le chevalier de Maupertuis, habitant du quartier Sainte-Anne, à la Grande-Terre, avait fait construire, à grands frais, une case à ouragan. Il avait pris toutes les précautions imaginables pour rendre cette case susceptible de résister aux efforts du vent le plus impétueux. Elle renfermait un carré de douze pieds de côté ; elle était tout entière de bois incorruptible. Les piliers des angles avaient un pied d’équarrissage, les poteaux n’étaient distants les uns des autres que d’un pied ; ils étaient liés par des branches de fer ; tous ces poteaux, de douze pieds de hauteur, étaient solidement maçonnés en terre jusqu’à moitié de leur hauteur. Ce bâtiment était garni en dehors par de forts madriers. Il semblerait, en effet, que dans une case semblable, on pût se croire en sûreté et braver, pour ainsi dire, les fureurs de la tempête ; eh bien, ce pavillon fut tordu par l’ouragan de 1796, qui ne put l’enlever !