Monnoyer (p. 195-198).

Encan de Noirs.

Le moyen le plus prompt pour arriver à la fortune, dans les colonies, c’est l’abominable trafic des noirs, et les négociants en état d’armer des négriers (nom qu’on donne aux navires qu’on envoie faire la traite) manquent rarement de gagner cent ou deux cents pour cent ; ils ont, il est vrai, quelques mauvaises chances à courir, parce que les Anglais, qui protègent ou semblent protéger la liberté des Africains, leur font la guerre et saisissent également navire et cargaison, quand ils le peuvent ; mais ces sortes d’aventures sont très-rares, et sur vingt négriers il n’y en a souvent pas un de pris. Comment en effet ne se sauveraient-ils pas sur la plaine immense de l’Océan ? Ce serait sur les côtes d’Afrique et dans l’Archipel qu’il faudrait veiller, si l’on avait l’intention bien prononcée d’empêcher ce brigandage ; ce serait dans les colonies elles-mêmes qu’il faudrait porter les premiers coups, en sévissant contre quiconque serait convaincu d’avoir introduit des nègres nouveaux, et c’est ce qu’on ne fait pas ; on tolère, au contraire, cet infâme commerce, et les gens en autorité sont souvent les premiers à en aller acheter. Pourvu que les négriers ne viennent point mouiller dans les rades de la Basse-Terre et de la Pointe-à-Pitre, ils peuvent aborder partout où bon leur semble ; à la Guadeloupe proprement dite, c’est à la baie de la Grande-Anse, dans le quartier des Trois-Rivières et le Baillif, qu’ils affluent ; c’est dans ces deux endroits principalement qu’on vend à l’encan ces êtres intéressants et malheureux. Voici un modèle des circulaires dont on a soin d’inonder la colonie quelques jours avant l’encan :

« À M. Sor…, habitant propriétaire à Saint-Robert.

« Basse-Terre, le 12 décembre 1821.
« Monsieur,

« Nous avons l’honneur de vous prévenir que, samedi prochain, 16 du courant, il sera vendu aux Trois-Rivières deux cent treize mulets de race, tous en bon état ; on traitera de gré à gré. Veuillez avoir la bonté de faire circuler cette nouvelle dans votre voisinage. »

On ne signe pas ordinairement ces sortes de circulaires ; ce n’est point qu’on ne pût le faire impunément, mais ce n’est pas l’usage.

Ces mulets de race sont des noirs ; ce sont des hommes beaucoup plus humains, sans doute, que ceux qui les vendent, auxquels on ose donner cette dénomination humiliante ; au reste, qu’on ne s’en étonne pas, et nous aurons occasion de faire remarquer qu’un mulet, aux yeux des créoles, est un être plus précieux qu’un nègre, et qu’ils sacrifieraient, sans scrupule, celui-ci à celui-là.

Donnons donc une idée de ce barbare encan. Le jour indiqué, on voit arriver de toutes parts les habitants ; ils sont reçus dans une maison où l’on a eu soin de faire préparer un somptueux déjeuner ; rien n’est épargné pour les mettre en bonne humeur, mets délicieux, vins et liqueurs de toute espèce, Médoc, Alicante, Madère, etc., etc. ; qu’on sait bien les prendre par leur endroit faible ! On mange, on boit, on se divertit, tandis que les déplorables victimes, entassées sous un hangar, dévorent un petit morceau de morue salée, autant qu’il leur en faut seulement pour ne pas tomber d’inanition.

Ces messieurs ont-ils l’estomac bien fourni et la tête, surtout, bien échauffée par la fumée du vin, on procède à la ventes, on va faire son choix, on examine depuis les pieds jusqu’à la tête, on essaie, pour ainsi dire, ces infortunés, comme on essaie, dans nos foires, les chevaux et les bœufs. Tous portent un écriteau qui indique ordinairement leur nation et le prix qu’on les veut vendre. Ce prix varie de deux à quatre mille livres coloniales au change de cent quatre-vingt-cinq. Ceux qui ne se vendent pas de gré à gré, sont mis à l’encan. On les fait monter sur une table deux à deux, et on les livre au plus offrant. Quiconque veut acheter des nègres, est obligé de faire apporter de quoi les couvrir, car on les apporte nus d’Afrique et on les livre de même.

J’étais monté aux Trois-Rivières, chez un de mes amis, dans le dessein d’assister à ce triste spectacle ; je ne pus jamais prendre sur moi de me transporter sur le lieu, je redoutais l’effet qu’il n’eût pas manqué de produire sur mon cœur ; et d’ailleurs, je craignais de laisser échapper, malgré moi, quelque signe d’improbation qui eût pu avoir des suites fâcheuses.