Voyage à Aix-Savoie, Turin, Milan, retour par la Suisse, en 1859/19


CHAPITRE XIX.


Départ de Lausanne. — Lac Leman.

Une voiture nous conduit à Ouchy, port de Lausanne. À quatre heures trois quarts, j’étais à bord du bateau allant à Genève. Le temps est clair, la soirée sera belle. J’ai près de deux heures pour voir le lac qui, d’ailleurs, n’est pas nouveau pour moi : je l’ai traversé plusieurs fois.

Je trouve bonne société à bord. De l’endroit où nous sommes, la perspective est magnifique : Lausanne est à droite ; à gauche, sont les Alpes et les glaciers.

Il est cinq heures un quart. Lausanne est maintenant derrière nous. À gauche, le Mont-Blanc nous montre une de ses faces dorée par le soleil.

Ce pays me rappelle de bien anciens souvenirs ; il y a quarante-quatre ans que je l’ai vu pour la première fois. J’atteignais alors ma vingt-septième année, et depuis douze ans je courais le monde, traité souvent en enfant gâté, mais aussi chargé quelquefois d’intérêts graves que je comprenais très-bien, et en face desquels je devenais un homme. J’avais parcouru bien des pays, vu plus d’un combat, éprouvé beaucoup de traverses et, jeté au milieu des évènements politiques, approché les puissances et pu voir en déshabillé plus d’un grand personnage. Tout jeune, j’avais donc acquis une certaine connaissance des hommes, mais j’avais très-peu lu dans les livres : je n’avais pas quatorze ans quand on m’avait retiré de l’école, et quelle école ! celle d’un vieux pédagogue ci-devant oratorien, honnête, mais brutal et borné, qui, ne comprenant rien à mon bon sens naturel, avait pris pour de la stupidité mon défaut de mémoire des mots et la difficulté que j’éprouvais à répéter littéralement une leçon ; bref, je n’étais pas né perroquet, aptitude hors laquelle il n’en voyait pas d’autre : l’imagination, l’amour du nouveau, l’esprit d’invention ne lui semblaient propres qu’à troubler la mémoire et à faire du présent l’éteignoir du passé. Imbu de ces principes qu’il avait professés toute sa vie, il avait persuadé à mon père que je n’étais bon à rien. C’est qu’en effet il était parvenu à me rendre tel. M’entonnant à grand’peine quelques bribes de latin, il ne m’avait jamais montré une grammaire, ni appris un mot d’orthographe : aussi était-il coulant sur mes fautes de français, il aurait même cru compromettre sa dignité de latiniste en s’y arrêtant ; mais le moindre manquement au rudiment l’exaspérait jusqu’à la fureur, et les épithètes d’imbécille et d’âne, assaisonnées de gourmades, châtiaient immédiatement tout barbarisme et jusqu’à l’innocent solécisme. À ce régime, on peut juger si le latin m’affriandait : je l’avais pris en une véritable horreur et, comme nos pères gaulois, j’aurais volontiers été saccager Rome et son sénat à qui j’en reprochais l’invention.

Lorsqu’à seize ans j’arrivai en Italie, je le savais donc fort mal ou comme le sait un aspirant qui a manqué sa quatrième. Quant au français, entouré de gens plus sabreurs que lettrés, car nous étions en 1805, et le sabre était l’éloquence de l’époque, je n’étais guère en position de m’y perfectionner beaucoup. Mon père m’avait bien recommandé de prendre un maître, mais comme il ne m’avait pas dit lequel, c’était un maître d’escrime que j’avais choisi, et c’était à la salle d’armes et au manége que j’allai prendre mes degrés. Cependant l’un de mes compagnons, M. Di-Pietro, neveu du cardinal de ce nom, un peu plus âgé que moi et qui valait beaucoup mieux, m’avait inspiré le goût de la poésie. Élevé en France, il écrivait le français aussi facilement que l’italien, et, le premier, il me fit savoir que le rudiment n’était pas le seul livre élémentaire, qu’il y avait une grammaire française et même une grammaire italienne ; et c’est à lui, ainsi qu’à un autre de mes amis, M. de Bellegarde, que je dois le goût de l’étude et les premiers principes du style.

Mais dans cette carrière, après avoir marché trop doucement et même n’avoir pas marché du tout, je voulus aller trop vite, et mon bagage intellectuel n’était pas encore bien pesant que, convaincu qu’il me suffisait pour la poésie, je me mis, sans plus de façon, à rimer dans les deux langues, encouragé d’ailleurs dans mon audace par celle de mon oratorien qui me faisait composer des vers latins lorsque je ne pouvais pas encore les traduire. Il est vrai que dans mes inspirations franco-italiennes je me permettais d’étranges licences ; je me souciais autant de l’orthographe d’une langue que de l’autre, et je faisais de toutes les deux le plus singulier pastiche qu’on pût imaginer : c’était la rhétorique d’Arlequin ; j’en aurais été le créateur, s’il ne l’eût inventée avant moi. Ajoutons que je n’étais pas insensible aux beautés des patois génois, piémontais et savoyard, et que je les introduisais hardiment dans mes babeliques compositions. Chaque personnage y parlait sa langue : comprenait qui pouvait.

Je n’oublierai jamais le jour où, quelques années plus tard, remettant la main sur ces précieuses ébauches, je voulus me donner la fête de les relire. Il y avait de tout : poêmes, comédies, chansons, tragédies, vaudevilles. Mais au lieu d’une fête, ce fut un deuil que je trouvai : tout me parut parfaitement détestable. Je ne concevais pas comment tant de sottises avaient pu entrer dans une tête humaine : j’étais honteux de moi-même. À l’école, on m’avait dit souvent que j’étais une bête, mais je ne croyais pas l’être à ce point. À chaque page que je relisais, je frémissais en songeant qu’on aurait pu découvrir ce fouillis que j’avais d’ailleurs eu la précaution de ne montrer à personne, ne voulant pas déflorer ces chefs-d’œuvre avant d’en avoir complété la série et achevé d’orner le temple dont ils n’étaient que le péristyle. Oui ! avant de les avoir relus, c’est ainsi que je les voyais. Dieu ! que l’homme est prompt à se croire un prodige ! Et que la rime a fait tourner de cervelles ! Où était donc la mienne lorsque j’écrivais de telles âneries ? Dans mon désappointement, ce fut avec une sorte de furie qu’après avoir déchiré les pages une à une, je les jetai toutes au feu en me disant que les gourmades de mon vieux professeur n’avaient pas tout-à-fait tort.

Trois fois, dans ma vie, j’ai renouvelé ces brûlis moins célèbres que celui d’Omar, mais qui me coûtèrent certainement davantage, car trois fois je m’étais cru un génie et le père de chefs-d’œuvre : c’étaient les enfants de ma virginité poétique que je livrais ainsi aux flammes, en ceci plus cruel que Saturne qui, pour n’en rien perdre, mangeait les siens.

Mon troisième auto-da-fé fut le plus beau ; Torquemada en eût été jaloux. Mon zèle manqua, comme il arriva presque au trop ardent inquisiteur, de me procurer la couronne du martyr, car les débris de ces papiers embrasés, poussés par un courant d’air s’engouffrant dans la cheminée, y mirent le feu en jettant l’épouvante chez mes voisins qui me traitèrent d’incendiaire ; mais je ne m’en fâchai pas, car ici encore ce n’était pas la gloire qui s’en allait en fumée.

Cependant le démon de la plume ne lâcha pas sa proie : l’œuvre n’était plus, mais l’ouvrier restait, et, plus que jamais, l’encre coula à flots sur l’immaculé papier, cette victime de tant d’attentats.

Hélas ! en regardant aujourd’hui sur mes étagères ce monceau poudreux de volumes, je me suis plus d’une fois demandé si un quatrième brûlis n’eût pas été nécessaire et si, de tout ceci, quelque chose restera. C’est sur cette survie que tout auteur compte, comme comptent aussi sur un quaterne tous ceux qui mettent à la loterie, et combien de gagnants ? — Un sur cent mille. — J’ai donc fait ici comme mes confrères en Apollon ; mais je puis dire aussi, pour ma défense personnelle, que si je me suis borné à trois brûlis, je les ai faits en conscience : tout ce qui sentait l’hémistiche et la rime y a passé, ne conservant comme souvenirs que quelques brouillons de lettres où il n’y avait pas quatre mots d’orthographe. Je n’en mettais que lorsque j’écrivais à mon père, et je n’y parvenais qu’armé du dictionnaire. Les participes surtout, que je n’y trouvais pas toujours, me donnaient un terrible embarras : je tournais mes phrases de manière à en mettre le moins possible, et je faisais en sorte de rendre illisibles ceux dont je n’étais pas sûr. Que de fois aussi j’ai appelé les pâtés à mon aide ! que dis-je, cela m’arrive encore aujourd’hui, et je leur dois bien des actions de grâces pour les services qu’ils m’ont rendus par leur ombre salutaire.

Mais en voilà assez et même trop sur ce sujet dont je ne voulais dire qu’un mot, c’est-à-dire que j’étais loin d’être un savant lorsqu’en 1816 je fis, en touriste, mon entrée à Genève. J’arrivais de la Provence, où j’avais passé une partie de 1815. Les Provençaux, dans ces jours néfastes, hébétés de royalisme, étaient devenus féroces, et j’ai vu là bien des horreurs : c’était l’ère des Truphémy, des Trestaillon. Nîmes, Avignon, Marseille étaient peuplés d’assassins que les femmes encourageaient et proclamaient héros de la foi. Ces furies royalistes, parmi lesquelles on citait de grandes dames et des jeunes filles appartenant aux premières classes de la société, valaient les tricoteuses de Robespierre et les lécheuses de guillotine. Des prédicateurs en plein vent, se disant missionnaires, contribuaient, par leurs discours imprudents, à troubler l’ordre : partout des orgies de sang.

Je regrettais la Provence pour son climat et pour les quelques amis que j’y laissais, mais je ne regrettais pas son peuple, le plus détestable de tous en révolution.

La Suisse était aussi fort surexcitée : en ces années 1814, 1815, 1816, tout le monde y était en armes, et je vis à Genève de fort belles revues et des exercices à feu où l’on n’épargnait pas la poudre, mais on avait le bon sens de ménager le plomb, et l’on ne s’égorgeait pas : c’était quelque chose et, pour moi, après ce que je venais de quitter, un véritable bien-être.

Cependant je n’étais pas tranquille sur ce qui m’attendait en Bretagne ; on disait qu’on y avait recommencé une espèce de chouannerie ou de réaction contre les hommes des Cent Jours ou ceux qu’on nommait dans le Midi les castagniers[1], et ailleurs les bonapartistes. Si l’on ne s’y tuait pas, comme à Marseille, à coups de couteau, si l’on n’y pendait pas au réverbère, on s’y fusillait au coin des bois, selon l’ancienne méthode vendéenne. C’était donc dans la fusillade que j’allais retomber, et je commençais à en avoir assez. Depuis dix ans, il semblait que cette atmosphère de poudre me suivait : à la fin de 1804, en quittant la maison paternelle, je l’avais trouvée en Ligurie et en Piémont où le brigandage florissait encore, puis successivement, et d’année en année, en Toscane, en Calabre, en Dalmatie, en Allemagne, etc. ; car c’était ainsi qu’on intrônisait l’empire ou le blocus continental, et qu’on francisait les nouveaux départements dits réunis.

Rappelé en France en 1810 et placé en 1811 à Boulogne-sur-Mer, j’y tombais dans un camp, et les hommes que je commandais, installés dans les batteries depuis l’embouchure de l’Authie jusqu’au cap Grinez, y remplaçaient les canonniers occupés ailleurs. Mon service, là encore, consistait à brûler de la poudre, ce dont nous ne nous faisions pas faute, non plus que les croiseurs anglais contre lesquels nous nous escrimions, faisant d’ailleurs beaucoup plus de bruit que de mal. Ici, c’étaient des boulets et des bombes que nous échangions sans gagner, pour ma part, à cet éternel vacarme, autre chose que des tintements d’oreille, puis une surdité dont j’ai eu grand’peine à me guérir. Je crois que depuis on a renoncé à ces malheureux engins dits mortiers à semelles, dans lesquels nous mettions, si je m’en souviens, jusqu’à trente-trois livres de poudre pour lancer des bombes dont une, il est vrai, aurait coulé un navire, mais dont je n’ai pas vu une seule, quoique j’en aie envoyé par douzaine, attraper autre chose que la vague et les poissons qui pouvaient se trouver dessous.

Appelé à Paris et incorporé dans la garde nationale, je m’y trouve dans toutes les bagarres de 1814 et de 1815 ; puis, comme on l’a vu, je tombe en Provence pour me chamailler à la fois avec les Anglais en garnison à Marseille, les Anglo-Siciliens qui tiennent la campagne, et les habitants devenus anti-français.

C’était donc de La Ciotat, siége de ma division, car Marseille était devenue port franc ou anglais si vous voulez, que j’étais parti pour aller chouanner en Bretagne, et que, peu pressé d’y arriver, je vicariais à Genève.

C’est dans cette même ville que je me retrouve aujourd’hui, mais, comme je l’ai dit, quarante-cinq ans se sont écoulés. Je viens de visiter d’autres champs de carnage dont, grâce à Dieu, j’ai les mains pures, et je vogue paisiblement vers une ville dont je ne trouverai plus, je l’espère, les habitants en armes, et ce parfum de salpêtre dont j’ai eu assez pour ma part et que j’abandonne à d’autres.

Notre vapeur se nomme l’Hirondelle. Nous voici à Morge, gracieuse petite ville dont nous admirons le joli port, ses navires et sa promenade bien plantée. Sa population est de trois mille deux cent quarante âmes, et son commerce est, dit-on, très-actif. Les montagnes et le lac, par un effet de lumière, ont pris une teinte violette charmante. Le ciel est pur, on n’y voit pas un nuage, et le temps doux permet à tout le monde de rester sur le pont. Je serais très-heureux sans une douleur qui m’est venue à la nuque à force de regarder et de tourner la tête.

Le violet s’est changé en un bleu ardoisé qui a aussi sa magnificence. Le Mont-Blanc prend successivement ces diverses nuances. Deux bateaux à voile sont en vue. Sur la rive droite, sont de belles vaches dont on entend retentir la clochette.

Nous sommes à Rolle, beau bourg de quatorze cents âmes, ayant aussi sa promenade et ses points de vue. C’est la patrie du général Laharpe, qui fut le précepteur et l’ami de l’empereur Alexandre. On lui a élevé un monument sur un îlot artificiel qui garantit le port de la houle du large, car il ne faut pas croire que les lacs en sont exempts, et que les naufrages y sont rares. Maintenant le lac, dont le calme est parfait, a pris une teinte d’or qui, au soleil couchant, deviendra pourpre.

Nous touchons à Nyon, bâti moitié au bord du lac, moitié sur la colline que couronne l’église. La vue, de cette hauteur, doit être admirable. Nyon a deux mille cinq cents habitants.

Nous ne tardons pas à voir Celigny, puis Coppet, que Mme de Staël a rendu célèbre. Là, est ce château où tant de personnages illustres ont reçu l’hospitalité. Selon son intention, elle a été inhumée dans le parc où l’on voit son tombeau.

Le coucher du soleil a été pur ; la nuit est venue, elle est belle et claire.

Nous arrivons à Versoix, naguère France, aujourd’hui Suisse par la volonté de la Sainte-Alliance. À sept heures trois quarts, nous reconnaissons Genève à quelques lumières et à un feu rouge, et bientôt la ville entière se montre, brillant de tous ses réverbères et des lumières de ses maisons. Tous ces feux sont répétés à distance par le lac : c’est une double et magnifique illumination.

Je croyais la ville en fête ; on me dit qu’il en est ainsi tous les jours. Il est vrai que le spectacle perd à mesure qu’on en approche, mais il est encore assez beau pour que j’engage les touristes à arriver ici de nuit, dût-on perdre quelque chose de la vue du lac.

Au débarquement, un Allemand ou soi-disant tel, voulant escamoter le prix de son passage de quarante centimes, essaie de s’enfuir. Le capitaine appelle un gendarme qui l’arrête. Pensant qu’il n’avait pas d’argent, je voulais payer pour lui, mais on m’en empêcha en disant qu’il fallait qu’il s’expliquât, parce que parlant le français, il affectait maintenant de ne pas l’entendre. Menacé de la prison, il retrouva la mémoire et, mieux encore, sa bourse, de laquelle, au grand étonnement de chacun, il tira une grosse pièce blanche, et elle n’y était pas seule. C’était pour ne pas la changer que ce malheureux s’était mis dans ce mauvais cas. Heureusement pour lui qu’un des passagers déclara qu’il le connaissait, et qu’il jouissait dans son village d’une bonne réputation. Sur cette assurance, on le relâcha.

Je descends à l’hôtel de Bergues. J’avais vu beaucoup dans cette journée, et vu avec intérêt : or, quoiqu’on dise, manger des yeux, et que les miens l’eussent fait jusqu’à l’indigestion, je n’en sentais pas moins mon estomac vide, et ma première requête fut : dîner.

  1. Mangeurs de châtaignes ; c’était ainsi que les Marseillais désignaient les Corses.