Voltaire inédit - Le chapitre des Arts de l’Essai sur les Moeurs

Voltaire inédit - Le chapitre des Arts de l’Essai sur les Moeurs
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 103-139).
VOLTAIRE INÉDIT

LE CHAPITRE DES ARTS DE L’ESSAI SUR LES MŒURS

Établi à Cirey en 1733, Voltaire, entre plusieurs projets, avait celui d’achever une ''Histoire de Louis XIV, entreprise dès 1732. Il éprouva tout d’abord une difficulté assez inattendue : Mme du Châtelet, vouée depuis peu à la science, n’avait point le goût de l’histoire. Sa raison solide répugnait à « l’afféterie » des belles-lettres ; elle admettait la tragédie, dont les succès rapportent à l’auteur, les vers impromptus, qui débités à propos donnent du relief dans la société ; mais pour Tacite, elle le traitait de « bégueule qui dit les nouvelles de son quartier. » Enfin elle était fille d’un homme d’État ; dès l’enfance, elle savait combien sont pernicieux, dans un gouvernement réglé, les livres qui relatent les actions des ministres ; elle ne concevait pas, disait-elle, le plaisir d’écrire un ouvrage condamné à ne pas voir le jour. Aussi tenait-elle enfermées les notes et les esquisses de son ami et la clef en était dans son tablier.

Tout appliqué que fût le poète à s’instruire dans la géométrie, il ne laissait pas de regretter ses anciennes études. La rigueur des théorèmes contenait mal sa fantaisie, et, du reste, son entendement ne passait pas le second livre d’Euclide. Il entreprit de réduire la marquise. Dans les termes où ils étaient, rien de plus aisé en apparence, et peu d’affaires au fond, qui fussent plus délicates. Si le plaisir de l’esprit, vif et mutuel, avait éclairé les débuts de leur commerce, ils n’y furent bientôt retenus, l’un que par la vanité, l’autre que par l’intérêt ; le cœur n’était point de la partie, et Mme du Châtelet, nature sèche et dominatrice, se dédommageait de la dépendance où elle était à certains égards par une hauteur intraitable surtout le reste. Il n’y avait pas espoir de l’amener à rien, si l’on n’engageait pas son amour-propre.

Voltaire lui fit voir en conséquence la gloire qu’il y aurait à elle d’appliquer son génie à l’histoire. Elle se défendait par de bonnes raisons. « Que m’importe, disait-elle, à moi Française vivant dans ma terre, de savoir qu’Égil succéda au roi Haquin en Suède et qu’Otoman était fils d’Ortogul ? Je ne vois dans l’histoire que de la confusion et des récits de bataille, dans lesquelles je n’apprends pas seulement de quelles armes on se servait pour se détruire. — Mais, disait-il, si parmi tant de matériaux bruis et informes, vous choisissiez de quoi vous faire un édifice à votre usage ; si vous faisiez de ce chaos un tableau général et bien articulé ; si vous cherchiez à démêler dans les événemens l’histoire de l’esprit humain ? » Cette idée lui plut, comme philosophique ; et « le respectable Bossuet » ayant terminé son histoire à Charlemagne, il fut convenu qu’on prendrait l’histoire universelle à cette époque, et qu’on la conduirait au siècle de Louis XIV pour lui servir d’introduction. Le poète commença de Ure Puffendorf, et dans un séjour qu’il dut faire à Bruxelles pour un procès de la marquise, il trouva les plus grands secours chez M. de Witt, petit-fils du Grand Pensionnaire, et possesseur d’une des plus riches bibliothèques de l’Europe.

L’étude du moyen âge était très ingrate, celle surtout qui touche aux disputes de l’Église romaine et de l’Église grecque, aux querelles du Sacerdoce et de l’Empire. Voltaire ne se retrouvait avec plaisir que dans l’histoire des sciences et des arts. Cette partie, dit-il, devint son principal objet ; bientôt il dirigea ses recherches sur les peuples de l’Orient, « dont tous les arts nous sont venus avec le temps » et dont Bossuet n’avait presque rien dit. Il s’aperçut que « dans nos siècles de barbarie et d’ignorance qui suivirent le déchirement de l’Empire romain, nous reçûmes presque tout des Arabes : astronomie, chimie médecine, arithmétique, algèbre, géographie… Plusieurs morceaux de la poésie et de l’éloquence arabe me parurent sublimes et je les traduisis ; ensuite, quand nous vîmes tous les arts renaître en Europe par le génie des Toscans et que nous lûmes leurs ouvrages, je fis autant que je le pus des traductions exactes en vers des meilleurs endroits des poètes des nations savantes. Je tâchai d’en conserver l’esprit. En un mot, l’histoire des arts eut la préférence sur l’histoire des faits[1]. »

Dès 1742, Voltaire était à même d’envoyer un morceau de son histoire au Grand Frédéric, qui la trouva « réfléchie, impartiale, dépouillée de tous les détails inutiles. » En 1745, patronné par Mme de Pompadour, nommé historiographe et sur le point d’entrer enfin à l’Académie, il hasarda de donner au Mercure, sous le titre de Nouveau plan d’une histoire de l’Esprit humain, quelques morceaux sur la Chine et les Indes, les Normands au IXe siècle, l’état des empires d’Orient et d’Occident au IXe» siècle, de l’Europe au Xe siècle et de l’Espagne au XIIe siècle. « Les auteurs du Mercure retranchèrent pieusement tout ce qui regarde l’Église et les papes. » En réalité, ils semblent avoir supprimé certains chapitres, comme ceux de l’Origine de la puissance des papes et de la Religion du temps de Charlemagne, plutôt que mutilé en détail la prose de Voltaire. « Apparemment, dit-il, que ces examinateurs voulurent avoir des bénéfices en Cour de Rome. Pour moi, qui suis très content de mes bénéfices en Cour de Prusse, j’ai été un peu plus hardi. » En 1750, nouveaux fragmens dans le Mercure. Un libraire ne tarda pas à les recueillir et les joindre à une édition de Micromégas, que l’auteur désavoua, selon son habitude. Mais il en profita pour déclarer ce qu’il y avait de neuf dans son ouvrage : il s’était attaché à peindre les mœurs des hommes, plutôt que « les naissances, les mariages et les pompes funèbres des rois. » Et en effet, tel qu’on peut la lire dans cette édition, cette Histoire de l’esprit humain fait assez bien voir quel était à l’origine le dessein de Voltaire : une érudition sobre et désinvolte ; un exposé des faits, mais qui motivât seulement les sentimens de l’auteur sur les mœurs, les usages, les lois, les gouvernemens ; une histoire assez diligente de l’opinion, qui mène le monde ; et en regard celle des arts, des inventions, des découvertes, qui ont renouvelé la face de la terre ; quelques récits des guerres, compris dans le catalogue « des sottises du genre humain, » et ce qui n’allait pas sans hardiesse, à une époque tout ensanglantée par les prétentions des princes, une apologie continuelle des poètes, des savans, des navigateurs, et jusque des marchands, mis en parallèle avec les conquérans. L’ouvrage, en un mot, n’était qu’un petit brûlot, mais où soufflait à pleines voiles l’esprit de la « philosophie. »

Les morceaux de l’Essai sur les mœurs, publiés jusqu’à 1750, sont des morceaux authentiques, et, ce qui est rare avec Voltaire, reconnus par l’auteur. Ceux qui ont vu le jour par la suite ne sont probablement pas moins originaux ; mais ils sont disqualifiés par les insinuations, les réticences et les désaveux du grand homme.

En mai 1751, à Potsdam, Voltaire fut avisé, par Mme Denis, que son secrétaire valet de chambre Longchamp, resté à Paris avec elle pour la modérer dans ses dépenses, avait détourné tous ses papiers : justice, en était demandée par elle au lieutenant de police. Le poète aussitôt d’envoyer une annonce au Mercure : « Toute la partie qui regarde les arts depuis Charlemagne et celle de l’histoire publique depuis François Ier ont été perdues. Si quelqu’un est en possession de ce manuscrit, encore très imparfait et qui ne peut guère servir qu’à son auteur, il est prié très instamment de vouloir bien le lui remettre. » A quelques jours de là, Longchamp rendit les papiers à Mme Denis sans intervention du magistrat : ces papiers étaient l’Histoire universelle, celle du Siècle de Louis XIV, les Campagnes de Louis XV et enfin la Pucelle ; et comme Voltaire, instruit de la restitution, réclamait encore certain manuscrit in-folio de l’Histoire universelle, le secrétaire lui écrivit : « A l’égard du manuscrit in-folio dont vous parlez, épais de trois doigts et qui est une suite de votre histoire générale, je n’en ai jamais connu d’autre que celui que je vous ai envoyé ; mais celui-là n’est point écrit de votre main. Il se trouve encore un manuscrit dans votre bibliothèque à Paris, où il n’y a que peu de pages écrites par vous-même : et c’est aussi une suite de la même histoire. Voilà tout ce que j’ai jamais vu chez vous à ce sujet. Croyez que cet article est la pure vérité. »

On n’examinera pas si, dans cette affaire, Longchamp est tombé, comme il le prétend, dans un piège de Mme Denis. Mais n’est-il pas singulier qu’il nie l’existence du gros in-folio réclamé par Voltaire, et que, d’autre part, il découvre celle d’un petit in-folio, qui s’est conservé jusqu’à nos jours, et que Voltaire déclara toujours avoir disparu ? Car après l’annonce du Mercure, comme on lui signalait diverses copies de l’Essai, l’historien répondait : « Ce n’est pas là ce que je cherche. On m’a volé l’histoire entière des arts. Je m’étais donné la peine de traduire des morceaux de Pétrarque et du Dante et jusqu’à des poètes arabes que je n’entends point : le siècle de Louis XIV devait se renouer à cette histoire générale. Il y a grande apparence que ce malheureux valet de chambre avait aussi volé celui que je regrette, et qu’ille brûla quand ma nièce exigea de lui le sacrifice de tout ce qu’il avait copié. » En décembre 1753, ayant reçu à Colmar « le fatras énorme de ses papiers, » il persista à donner ce manuscrit comme perdu. Il n’y a pourtant pas de doute que le cahier ne se soit trouvé parmi ses papiers : dans une Lettre à M..., professeur en histoire, composée dans ce mois de décembre 1753, sont insérés les passages traduits de Dante et des poètes orientaux.

Ces contradictions cessent d’être un mystère dès qu’on les rapporte à m’Abrégé de l’histoire universelle depuis Charlemagne jusqu’à Charles-Quint, publié en cette fin de 1753 par Jean Néaulme, libraire à la Haye et à Berlin. Ce n’est pas que l’on doive préciser la part directe ou indirecte que Voltaire put avoir dans cette édition. Le libraire, dans sa préface, dit avoir acheté l’une des copies qui, selon l’auteur même, se trouvaient entre les mains de trente particuliers ; et il n’y a rien là d’invraisemblable. Mais Jean Néaulme, dès 1742, avait reçu la promesse de cette édition, et depuis il s’était rencontré à Potsdam avec l’auteur. Mais l’habitude de Voltaire fut toujours de susciter des éditions « fausses » de ses œuvres. Mais le philosophe, pour désavouer ces deux volumes, n’imagina pas mieux que d’en donner lui-même une suite, avouée celle-ci, et intitulée tome troisième. Mais Jean Néaulme, sans nécessité, dit encore dans sa préface que cet abrégé semble complet, quoiqu’il s’arrête à Charles VII quand le titre promet Charles-Quint ; et il ajoute : « Ainsi il est à présumer que ce qui devrait suivre est cette partie différente d’histoire qui concerne les arts, qu’il serait à souhaiter que M. de Voltaire retrouvât. » Prétexte aussitôt exploité par l’auteur dans sa Lettre à M... : « Mon principal but, dit-il, avait été de suivre les révolutions de l’esprit humain dans celles des gouvernemens. Je cherchais les routes du commerce qui répare en secret les ruines que les sauvages conquérans laissent après eux ; j’examinais comment les arts ont pu renaître et se soutenir parmi tant de ravages. » Cette histoire des arts, ces routes du commerce, c’est-à-dire les voyages des Portugais et la découverte du Nouveau-Monde, qui se trouvaient dans le manuscrit « volé » par Longchamp, il n’en était pas traité dans l’édition de la Haye : donc elle était supposée, donc elle n’était pas son ouvrage véritable. Enfin, nous avons les lettres de Voltaire à Néaulme ; les unes sont publiques et accablantes pour le libraire ; et dans celles qu’il lui écrit en particulier, H lui reproche doucement son impression hâtive et incorrecte, il l’assure qu’il est « avec douleur, mais sans aucun ressentiment, toujours prêt à lui rendre service. »

Il y avait en effet des omissions regrettables dans l’édition de la Haye. Néaulme, dès l’avertissement, avait défiguré cette phrase de Voltaire : « Les historiens ressemblent à quelques tyrans dont ils parlent : ils sacrifient le genre humain à un seul homme. » Il imprima : « les historiens, semblables aux rois, sacrifient le genre humain à un seul homme. » Le philosophe alors se crut perdu, et à tout le moins exilé. A la vérité, je n’ai pas trouvé trace de cet exil aux archives, ni même du moindre blâme : mais après l’aventure de Francfort, c’était beaucoup pour Voltaire que de ne pas trouver à Paris le dédommagement d’un accueil triomphal, tel qu’il le devait recevoir vingt-cinq ans plus tard. Il accusa ses ennemis de Berlin « de vouloir le perdre en France après l’avoir perdu en Prusse, » et parmi ces méchans, il alla jusqu’à compter Frédéric lui-même. Pour se disculper, il pria Malesherbes de supprimer l’ouvrage ; il lui adressa de Colmar le procès-verbal, rédigé par deux notaires, de la collation de son manuscrit véritable avec l’édition de la Haye : dans ces deux volumes, on avait relevé jusqu’à quatorze omissions ou variantes, parmi lesquelles « l’affectation sensible de mettre docteurs à la place d’imans. » Puis, comme personne n’avait garde à ces désaveux, il s’occupa d’amender l’ouvrage en vue d’une édition nouvelle.

Cette édition, qui occupe les tomes XI et suivans des œuvres complètes imprimées par Cramer à Genève, fait avec l’édition Néaulme un sujet de comparaison bien instructif. En général, le premier texte a subsisté ; mais il est remarquable que tous les passages offensans pour Rome aient disparu, ceux mêmes qui rapportent les faits les mieux reconnus du Saint-Siège, comme l’aversion invincible qu’il a toujours inspirée aux Églises d’Orient. En revanche, on y voit maints nouveaux paragraphes, célébrant la décence, la gravité de l’Église romaine. Elle apparaît gouvernée, non seulement par des hommes pleins d’humanité, mais par des sages, par des philosophes : « Elle a toujours eu cet avantage de pouvoir donner au mérite ce qu’ailleurs on donne à la naissance. Aujourd’hui, en Allemagne, il y a des couvens où l’on ne reçoit que des nobles. L’esprit de Rome a plus de grandeur et moins de vanité... Elle était faite pour donner des leçons aux autres. » Enfin des additions considérables avaient porté au nombre de 68 les 49 chapitres de l’édition Néaulme : peu à peu la compilation des faits l’emportait sur l’examen philosophique ; les réflexions hardies qu’on y voit encore sont diluées, sont assombries sous le fatras de l’érudition. Lors de l’édition définitive en 1768, Voltaire avait répudié son premier dessein. Il considérait son œuvre comme un manuel d’histoire à l’usage des gens du monde, il souhaitait sa diffusion dans les collèges, et il faisait remarquer qu’à l’époque où elle fut entreprise, « aucune des compilations universelles qu’on a vues depuis n’existait. »

C’est qu’un événement comparable à son séjour en Angleterre, et à la rencontre de Mme du Châtelet, avait remué depuis peu l’esprit du philosophe : il venait de découvrir le commerce des érudits, personnes qui n’étaient point à la mode au temps qu’il vivait à Paris. Près de Colmar, où il résida plus d’un an à son retour de Prusse, était l’abbaye de Senones, dirigée pour lors par le célèbre dom Calmet. Le religieux ouvrit sa bibliothèque à l’homme du monde ; il le persuada de composer un ouvrage utile plutôt que de recueillir les saillies de son esprit ; et Voltaire, bientôt, ne céda pas moins à l’entraînement de l’étude qu’à l’autorité vénérable de l’exégète. Vers le même temps, il renouait d’anciennes relations avec le pasteur Vernet, professeur à l’université de Genève. Enfin il avait pour secrétaire un certain Colini, jeune Florentin quelque peu antiquaire, et par conséquent érudit. Celui-ci admirait beaucoup qu’on osât écrire une histoire universelle avec le secours de cinq ou six volumes ; et il s’échappait parfois en sourires que son maître surprenait, et, à part soi, mettait à profit.

Voilà les dispositions qui firent abandonner par Voltaire ce Chapitre des arts, auquel il attribuait d’abord tant de prix. Car ce n’est pas pour avoir donné longtemps ce chapitre comme perdu que le philosophe a renoncé aie comprendre dans son Essai : dans le « tome troisième » publié à Dresde en juillet 54, il le faisait encore désirer, le promettant dès les premières pages, et terminant l’ouvrage sur ce propos : « Je parlerai ailleurs de l’empire de l’esprit qu’eurent les seuls Italiens dans tous les genres de science, de littérature et de beaux-arts. » Mais dès qu’il renonçait aux vues d’ensemble et s’astreignait à la chronologie, il n’avait plus de place pour ce brillant tableau : force lui fut de le morceler, et d’en répartir selon les époques des fragmens du reste fort abrégés, notamment dans les chapitres 82 et 121 de l’Essai sur les mœurs.

Correspondant par son format et son épaisseur, — in-folio couronne de 160 pages, — à la description du manuscrit « volé » par Longchamp, le manuscrit autographe du chapitre des arts se trouve aujourd’hui à Saint-Pétersbourg, parmi les papiers de Voltaire conservés dans sa propre bibliothèque. Achetée par l’impératrice Catherine II en 1780, cette bibliothèque fut transportée en Russie et rangée dans l’ordre même qu’elle occupait à Ferney par le secrétaire du grand homme : elle comprend près de 6 000 volumes, parmi lesquels une vingtaine de gros volumes manuscrits où se trouvent pêle-mêle les mémoires utilisés par Voltaire dans ses ouvrages historiques, de nombreuses notes et remarques sur l’histoire, la religion, la philosophie, quelques manuscrits annotés de ses tragédies, le premier jet des chapitres 141 à 152 de l’Essai sur les mœurs, les minutes des lettres au roi de Prusse, enfin les dossiers des affaires la Barre et Lally, tous documens qui méritent une étude particulière. Nous n’ignorons pas qu’en matière d’art l’érudition de Voltaire n’est guère moins faible que touchant l’histoire du moyen âge ou les institutions de la Chine. Encore ne croyons-nous pas devoir laisser dans l’ombre cet important morceau. Il nous fait toucher en effet ce qu’était l’Essai sur les mœurs, avant que l’auteur n’ait voué quinze ans de sa vie, selon l’expression de Villemain, « à l’augmenter, à le remanier et à le gâter. »

FERNAND CAUSSY.


Depuis les inondations des barbares en Europe, on sait que les beaux arts furent ensevelis sous les ruines de l’empire d’Occident. Charlemagne voulut en vain les rétablir. L’esprit goth et vandale étouffèrent ce qu’il fit à peine revivre.

Les arts nécessaires furent toujours grossiers, et les arts agréables ignorés. L’architecture, par exemple, fut d’abord ce que nous appelons l’ancien gothique ; et le nouveau gothique, qui commença du temps de... n’a fait qu’ajouter des ornemens vicieux à un fond plus vicieux encore. La sculpture, la gravure étaient informes. Les étoffes précieuses n’étaient tissées qu’en Grèce et dans l’Asie Mineure. La peinture n’était guère en usage que pour couvrir de quelques couleurs des lambris épais. On chantait et on ignorait la musique ; on n’a jusqu’au XIVe siècle aucun ouvrage de bon goût en aucun genre. On parlait, on écrivait et l’éloquence était inconnue. On faisait quelques vers, tantôt en latin corrompu, tantôt dans les idiomes barbares, et on ne connaissait rien de la poésie.

... Nous avons vu les malheurs de la terre entière, Gengis-khan, etc., mais au moins au XIVe siècle l’Asie riche et heureuse, Perse, Chine, Indes ; l’Europe toujours faible, divisée et barbare, Allemagne. Italie, France sous Charles VII, Etats de Charles VII...

Il n’en était pas tout à fait ainsi dans l’Orient. Constantinople conserva les arts jusqu’au temps où elle fut désolée par les Croisades. Elle fournissait même quelquefois des mathématiciens aux Arabes. Plusieurs empereurs écrivirent en grec avec pureté.

Aben ou Eben Sina que nous appelons Avicenne florissait chez les Persans au XIe siècle et nul homme alors en Europe n’était comparable à lui. Il était né dans le Korassan qui est l’ancienne Bactriane. La géométrie, l’éloquence et la poésie furent depuis lui en honneur dans la Perse ; aucun de ces arts, à la vérité, n’y fut porté à son comble et j’ai toujours été étonné que l’Asie qui a fait naître tous les arts n’en ait jamais perfectionné aucun. Mais enfin ils y subsistaient, tandis qu’ils étaient anéantis en Europe.

J’ai déjà remarqué[2] que Tamerlang, loin de leur être contraire, les favorisa. Son fils Haloucoucan fit dresser des tables astronomiques, et son petit-fils Houlougbeg en composa de meilleures avec l’aide de plusieurs astronomes. Ce fut lui qui fit mesurer la terre[3].

Notre Europe avait cependant cette supériorité sur eux d’avoir inventé la boussole et la poudre et enfin l’imprimerie. Mais ces connaissances déjà vulgaires à la Chine ne furent point en Europe le fruit de la culture assidue des arts. Le génie du siècle, l’encouragement des princes n’y contribuèrent pas. Ces découvertes furent faites par un instinct heureux d’hommes grossiers qui eurent un moment de génie.

Les Orientaux avaient d’ailleurs un grand avantage sur les Européens. Leurs langages s’étaient soutenus, l’arabe par exemple n’avait jamais changé, et la langue persane, refondue dans l’arabe, était fixe et constante depuis la grande révolution qu’apporta la loi de Mahomet.

C’est par cette raison que les poètes arabes et persans qui faisaient, il y a huit cents ans, les délices de leurs contemporains plaisent encore aujourd’hui, tandis que les jargons européens des XIIe et XIIIe siècles ne sont plus entendus.

On ne trouve pas à la vérité dans leurs ouvrages de poésie et d’éloquence plus de perfection que dans les autres arts. Il y a toujours plus d’imagination que de choix, plus d’enflure que de grandeur. J’avoue qu’(ils peignent avec la parole), mais ce ne sont que des figures hardies mal assemblées, ils ont trop d’enthousiasme pour penser finement, l’art des transitions n’a jamais été connu d’eux : quelque poésie orientale qu’on lise, il est aisé de s’en convaincre.

Sady, par exemple, né comme Avicenne en Bactriane, le plus grand poète persan du XIIIe siècle, s’exprime ainsi en parlant de la grandeur de Dieu :


[Il sait distinctement ce qui ne fut jamais,
De ce qu’on n’entend point son oreille est remplie,
Prince, il n’a pas besoin qu’on le serve à genoux.
Juge, il n’a pas besoin que sa loi soit écrite.
De l’éternel burin de sa prévision
Il a tracé nos traits dans le sein de nos mères.
De l’aurore au couchant il porte le soleil.
Il sème de rubis les masses des rochers.
Il prend deux gouttes d’eau, de l’une il fait un homme,
De l’autre il arrondit la perle au fond des mers.
L’Être au son de sa voix fut tiré du néant.
Qu’il parle, et dans l’instant l’Univers va rentrer
Dans les immensités de l’espace et du vide.
Qu’il parle, et l’Univers repasse en un clin d’œil
De l’abime du rien dans les plaines de l’être.]


On sent dans cette version assez littérale un esprit hardi et poétique pénétré de la grandeur de son sujet et qui communique à l’âme du lecteur les élancemens de son imagination. Mais si on lit le reste, on sent aussi l’irrégularité de cent figures incohérentes entassées pêle-mêle. Le style qui étonne doit à la longue fatiguer. Il faut convenir que les Orientaux ont toujours écrit vivement, et presque jamais raisonnablement. Mais avant le XIVe siècle, nous ne savions faire ni l’un ni l’autre. J’avertis ici que toutes les poésies des Persans et des Arabes sont en rimes et que c’est bien mal à propos qu’on impute à nos moines d’avoir introduit la rime. Toutes les nations ont rimé, excepté les Grecs, et les Romains leurs imitateurs. Mais nos rimes et notre prose n’avaient rien que de barbare.

Dans cette mort générale des arts, on avait toujours plus de signes de vie en Italie qu’ailleurs. On y avait au moins les manuscrits des anciens. La langue latine ressemblait à ces lampes conservées, disait-on, dans les tombeaux, elle donnait un peu de clarté. Rome fut toujours plus instruite en tout que les ultramontains. On voit même que sous Charlemagne, les moines gaulois de Saint-Denis ayant prétendu que leur musique valait mieux que celle de l’Église de Rome, Charlemagne décida pour les Romains.

Mais au commencement du XIVe siècle, quand la langue italienne commença à se polir et le génie des hommes à se développer dans leur langue maternelle, ce furent les Florentins qui défrichèrent les premiers ce champ couvert de ronces. Le climat de Toscane semble être un des plus favorables aux arts et à l’esprit humain. Les Toscans avaient autrefois servi de maîtres aux Romains, et dans la religion et dans plus d’un art, quoique grossier. Ils leur en servirent encore aux XIVe et XVe siècles. Tout ce qu’on connaissait d’éloquence en Italie n’était presque renfermé que dans la Toscane. On en vit un témoignage bien étrange lorsque Boniface VIII donna en un jour audience à douze envoyés de douze différens princes de l’Europe, qui le complimentèrent sur son avènement au pontificat. Il se trouva que ces douze orateurs étaient tous de Florence[4].

Le premier ouvrage écrit dans une langue moderne qui ait conservé sa réputation jusqu’à nos jours, est celui du Dante. Cet auteur naquit à Florence en 1265. La langue italienne prit sous sa plume des tours nouveaux et cette même forme qui subsiste aujourd’hui, quoique beaucoup de ses expressions soient hors d’usage. On n’entend plus ce qui se composait alors dans les autres idiomes de l’Europe, et le style du Dante parait moderne, je dis son style, que je distingue des mots surannés et de quelques termes de jargon. Ses vers faisaient déjà la gloire de l’Italie lorsqu’il n’y avait encore aucun bon auteur prosaïque en langue vulgaire. Toutes les nations ont commencé à se signaler par la poésie avant de réussir dans la prose.

Homère est longtemps avant Thucydide, Térence florissait avant que Rome eût un orateur. Il en fut de même à la renaissance des lettres. Ne serait-ce point parce qu’on écrit en prose trop aisément et que l’esprit se contente alors de l’incorrect et du médiocre ; mais, dans la poésie, la contrainte force l’esprit à se recueillir davantage, à chercher des tours et des pensées, car dans la littérature comme dans les affaires, les grandes choses naissent des grands obstacles.

On ne peut pas dire que le poème du Dante soit fondé sur le bon goût. Ce qui fait dans l’Enéide les deux tiers du sixième chant est chez le Dante le sujet de près de quatre-vingt-treize livres. Il rencontre Virgile à la porte des Enfers, le grand poète latin est dans ces lieux souterrains avec Homère, Orphée, Platon, Socrate, Démosthène, Cicéron et tous ceux qui, ayant été vertueux sans être instruits du mystère de la rédemption, ne sont ni reçus dans le ciel, ni confondus avec les damnés. Virgile apprend au Dante qu’à peine était-il arrivé dans ces lieux mitoyens qu’il vit un homme divin forcer les portes des enfers et amener au ciel en vainqueur les âmes de plusieurs justes[5].

La longueur du poème, la bizarrerie et l’intempérance d’une imagination qui ne sait pas s’arrêter, le mauvais goût du fond du sujet n’empêchèrent pas que l’Europe ne lût avidement l’ouvrage et que dans toutes les éditions on ne donnât à l’auteur le nom de divin. Il est vrai que ses vers ont souvent de l’harmonie et de l’élégance, que son style est naturel, que ses images sont variées, qu’il est souvent naïf et quelquefois sublime, mais ce qui contribua le plus à sa vogue, ce fut le plaisir malin qu’eurent les lecteurs de trouver dans un ouvrage bien écrit la satire de leur temps.

Le Dante met en enfer et en purgatoire beaucoup de personnages connus dont il transmet les actions à la postérité, il parle même des plus grands intérêts de l’Europe, et surtout des querelles entre le Sacerdoce et l’Empire. En voici un exemple qui peut donner une idée de son style et de sa manière de penser. Il figure la Papauté et l’Empire sous l’emblème de deux soleils au seizième chant de son Purgatoire. Il faut que le lecteur pardonne à la faiblesse de la traduction.


[Jadis on vit dans une paix profonde
De deux soleils les flambeaux luire au monde
Qui sans se nuire éclairaient les humains,
Du vrai devoir enseignaient les chemins
En nous montrant de l’aigle impériale
Et de l’agneau les droits et l’intervalle.
Ce temps n’est plus et Rome a trop changé.
L’un des soleils de vapeurs surchargé
En s’échappant de sa sainte carrière
A su de l’autre absorber la lumière.
La règle alors devint confusion
Et l’humble agneau parut un fier lion
Qui tout brillant de la pourpre usurpée
A réuni la houlette à l’épée][6]


Il s’exprime comme on peut le voir d’une manière plus précise et plus forte sur Boniface VII.

Si la satire fait valoir son livre, son génie fait valoir aussi sa satire. On y trouve des peintures de la vie humaine qui n’ont pas besoin pour plaire de la malignité de notre cœur. Le Dante restera toujours un beau monument de l’Italie, ceux qui sont venus après lui l’ont surpassé sans l’éclipser. Il fut commenté dix fois et même immédiatement après sa mort. On le traitait déjà comme ancien et c’est le plus grand effet de l’estime des contemporains.

Nous nous étonnons aujourd’hui que le Dante ait choisi un sujet qui paraît si bizarre, mais plaçons-nous au temps où il vivait. La religion était le sujet de presque tous les écrits et des fêtes et des représentations publiques. Il n’y a rien de si naturel à l’homme ; il répète dans l’âge mûr l’école de son enfance. L’histoire de l’Ancien et du Nouveau Testament se représentaient sur la place publique et c’est des Italiens qu’on prit cette coutume en France et en Espagne[7]. Ces représentations s’appelaient sacrées. Il en restait encore des traces au XVIe siècle, et on parle encore à Florence de la mascarade du triomphe de la Mort que le Roselli fit paraître, dans laquelle des tombeaux s’ouvraient aux sons d’une musique lugubre et il en sortait des figures de mort qui criaient dolor, pianto e penitenza...

... Pétrarque. Ses Canzonette, son meilleur ouvrage. Pour avoir aimé, il est connu de l’univers. S’il n’eût été que philosophe et théologien il serait ignoré. Son triomphe, celui du Tasse...

Du temps de Pétrarque et même de Dante la comédie était un peu cultivée en Italie. Il y avait même, outre les farces des mimes, des pièces assez régulières. On prétend que la Floriana fut faite avant l’an 1300, et il y a grande apparence qu’on jouait dès le XIIIe siècle des comédies assez décentes, puisque saint Thomas dans ses Questions dit qu’il faut bien distinguer les histrions qui sont sans bienséance d’avec ceux qui représentent des pièces où il est permis aux honnêtes gens d’assister. Ces dernières, dit-il, sont nécessaires à la douceur de la société. Les Italiens ont toujours pensé ainsi sur les spectacles. Ces premiers maîtres en Occident de la religion et de l’art d’écrire savaient très bien concilier ce qu’on doit aux autels et ce qu’on doit aux délassemens des hommes. Mais la comédie ne prit une forme régulière que vers l’an 1480. Le cardinal Bibiena fit cette fameuse comédie de la Calandra qui a servi longtemps de modèle aux pièces intriguées des Italiens et des Espagnols.

L’Italie en ce temps-là, mais surtout la Toscane faisaient renaître les beaux jours de la Grèce[8]. Le Ruccelaï, cousin de Léon X et de Clément VII, fit représenter en 1516 sa tragédie de Rosemonde à Florence devant Léon X. Il travaillait à sa Rosemonde dans le même temps que le Trissin faisait sa Sophonisbe. L’un et l’autre écrivaient en vers libres et imitaient scrupuleusement les Grecs. Ruccelaï disait que la rime avait été inventée par l’écho.


Tu sai pur, che l’imagin de la voce
Che risponde da sassi dove l’Echo alberga
Sempre nimica fu del nostro regno
E fu inventrice de le prime rime[9].


Mais ce qui faisait encore plus d’honneur au Ruccelaï et au Trissin et même aux gens de lettres d’alors, c’est qu’ils étaient rivaux et intimes amis.

L’Arioste né à Ferrare porta plus loin qu’aucun autre la gloire de la poésie italienne. Jamais homme n’eut plus d’imagination ni plus de facilité ; il réussit dans tout ce qu’il entreprit. Il peignit les mœurs et sut mettre de l’intrigue dans ses comédies. Ses élégies respirèrent l’amour, ses satires furent un mélange de gravité et d’enjouement. Son poème de Roland le furieux surprit et enchanta l’Italie par cette rapidité d’imagination, cette invention inépuisable, ces allégories si bien ménagées qui sont toujours une image agréable du vrai, mais surtout par ce style toujours pur, toujours enchanteur qui fait grand le mérite de ses ouvrages, et sans quoi toutes les autres parties de l’esprit seraient des beautés perdues. Beaucoup de ces contes qui sont jetés dans ses satires et dans son Roland ont été recueillis et mis en vers français par La Fontaine. Il faut avouer que l’auteur italien l’emporte beaucoup sur le Français non seulement comme auteur, mais comme écrivain. L’Arioste parle toujours purement sa langue, il emploie des termes familiers, mais presque jamais bas, il ne va point chercher dans la langue qu’on parlait avant le Dante des expressions surannées, jamais son style ne lui manque au besoin. Son imitateur, d’ailleurs excellent en son genre, est bien loin de cette correction et de cette pureté.

Il est vrai que l’Arioste, dans la facilité de ses narrations qui coulent plus aisément que la prose, se laisse emporter quelquefois à des plaisanteries tolérées dans la chaleur de la conversation, mais qui choquent la bienséance dans un ouvrage public : il dit, par exemple, en parlant d’Alcine :


Del gran placer ch’avean, lov dicer tocca
Che spesso avean piu d’una lingua in bocca[10].


Il fait dire à saint Jean :


Gli scrittori amo, e fo il debito mio
Ch’ al vostro mondo fui scrittore anch’ io
…………….
E ben convenue al mio lodato Cristo
Render mi guiderdon di si gran sorte[11]

Mais ces libertés sont rares, ses jeux de mots sont plus rares encore, et il faut remarquer que celui qui lui est reproché par Despréaux dans sa Joconde est dans la bouche d’un hôtelier.

Je sais qu’un poème tel que le Roland furieux, bâti d’un amas de fables incohérentes et sans vraisemblance, n’est pas comparable à un véritable poème épique, chez qui le merveilleux même doit être vraisemblable. Ces fictions romanesques, telles que celles des anciens ouvrages de chevalerie, telles que nos Amadis ou les contes persans, arabes et tartares, sont par elles-mêmes d’un prix médiocre ; premièrement, parce qu’il n’y a de beau que le vrai ; secondement, parce qu’il est bien plus aisé de travailler en grotesque que de terminer des figures régulières. Aussi ce n’est pas cet amas d’êtres de raison gigantesques qui fait le mérite de l’Arioste, c’est l’art d’y mêler des peintures vraies de toute la nature, de personnifier les passions, de conter avec un naturel ingénieux que jamais l’affectation n’altère, et enfin ce talent de la versification qui est donné à un si petit nombre de génies. Je ne traduirai rien de lui parce qu’il est trop connu[12], je dirai seulement : il est presque impossible de le traduire tout entier en vers français, et c’est ne le point connaître que de le lire en prose[13].

Le Trissin, né au temps de l’Arioste et qui fut un des favoris de Léon X et de Clément VII, fut un des restaurateurs ardens de l’antiquité ; il n’avait pas ce génie fécond et facile, ce don de peindre, ces finesses de l’art que la nature avait prodigués à l’Arioste ; mais, nourri de la lecture des Grecs et des Romains et faisant suppléer le goût au génie, il ressuscita le théâtre tragique par sa Sophonisbe, qui est encore estimée, et il donna quelque idée des poèmes épiques dans son Italia liberata da Goti. On lui doit l’usage des vers non rimes que les Italiens ont toujours employés depuis sur le théâtre comme plus propres au dialogue : c’est en quoi les Anglais les ont imités, mais la langue française n’a pu permettre cette liberté’.

Quand l’Arioste finissait sa carrière, le Tasse né en 1544 commençait la sienne. Il avait ce génie qui manquait au Trissin, et la lecture de l’Arioste avait développé son talent. Il fait la gloire de Sorrente où il naquit en... comme l’Arioste fait celle de Ferrare. Je n’entrerai point ici dans l’histoire de sa vie malheureuse, ce sont ses ouvrages que je considère. Ses infortunes ne sont que celles d’un particulier, mais ses poèmes, qui font le plaisir de tous les siècles, appartiennent au genre humain. Il dut beaucoup sans doute à l’Arioste. Il est sensible que le palais d’Armide est presque bâti sur le modèle de celui d’Alcine et que les deux caractères se ressemblent. On voit encore que Didon a servi d’exemple à l’un et à l’autre, comme Calypso en a pu servir a Didon. Toutes quatre ont des beautés différentes, mais je ne sais si Didon et Armide ne méritent pas la préférence. Je ne nierai pas qu’il n’y ait un peu de clinquant dans le Tasse comme on le dit, mais il me semble qu’il y a aussi beaucoup d’or. Lorsqu’une fois une langue est fixée et qu’un auteur fait les délices de plusieurs, généralement d’une nation éclairée, le mérite de cet auteur est hors d’atteinte. Non seulement il fut poète épique, mais aussi poète tragique, talens très difficiles à rassembler.

Les Italiens ont encore l’obligation au Tasse d’avoir inventé la comédie pastorale. Son essai en ce genre fut à quelques égards un chef-d’œuvre, mais son Aminte fut encore surpassée par le Pastor fido de Guarini, contemporain du Tasse et secrétaire du duc de Ferrare. Cette pièce est, à la vérité, beaucoup trop longue, trop remplie de déclamations, défigurée par les brutalités d’un satyre, peu asservie aux règles, mais quoique les scènes n’en soient presque jamais liées, l’intrigue n’est point interrompue, l’ouvrage est tout élégant, tendre, respirant l’amour et les grâces, et écrit de ce style qui ne vieillit jamais. Beaucoup de ses vers ont passé en proverbe, non pas de ces proverbes de la populace, mais de ces maximes qui font le charme de la société chez les honnêtes gens. On savait plusieurs scènes de cette pastorale par toute l’Europe, on en sait même encore quelques- unes. Elle appartenait à toutes les nations. On retrouve les chœurs des anciens dans la Sophonisbe du Trissin, dans l’Aminta du Tasse, dans le Pastor, mais ce qu’il y a d’assez étrange, c’est que le chœur chez les Grecs ne chante jamais que la vertu, et chez les Italiens, il célèbre quelquefois le plaisir. Il y a surtout dans le Pastor fido un chœur sur les baisers qu’on n’oserait jamais réciter sur nos théâtres.


Unqua non fia
Che parte ulcuna in bella donna baci ;
Che baciatrice sia
Senon la bocca : ove l’un’ alma e l’altra
Corre, e si bacia anch’ ella[14].


Les autres nations voulurent imiter les Italiens, mais tard, et elles n’approchèrent point d’eux. Lopez de Vega en Espagne, et Shakspeare en Angleterre, au XVIe siècle, firent briller des étincelles de génie ; mais c’étaient des éclairs dans la nuit de la barbarie, leurs ouvrages n’ont jamais pu être du goût des autres nations comme les écrits italiens. C’est là l’épreuve véritable du bon, il se fait sentir partout, et ce qui n’est beau que pour une nation ne l’est pas véritablement. Si nous suivons la destinée de la poésie en France, nous la verrons un peu renaître sous François Ier avec les autres arts dont il était le père. Avouons que ce fut en tout genre une faible aurore, car que nous reste-t-il de ce temps-là qu’un homme de goût puisse lire avec plaisir et avec fruit ? quelques épigrammes libertines de Saint-Gelais et de Marot, parmi lesquelles il n’y en a peut-être pas dix qui soient correctement écrites. On y peut encore ajouter une quarantaine de vers qui sont pleins d’une grâce naïve, mais tout le reste n’est-il pas grossier et rebutant ? Le temps de la France n’était pas encore venu. Fauchet s’est donné sous Henri IV la peine de recueillir les sommaires de cent vingt-sept poètes français qui ont écrit avant l’an 1300. C’est ramasser cent vingt-sept monumens de barbares.

Pour reprendre l’histoire des sciences et des arts, il faut encore repasser en Italie. La prose italienne, quoique éloignée de cette hauteur à laquelle atteignit la poésie, reçut encore sa première culture en Toscane. Boccace le premier qui...

Cette grande difficulté d’écrire en sa propre langue peut seule nous faite juger si tous ceux qui ont écrit en latin n’ont pas perdu leur temps. Il manquera toujours aux auteurs qui voudront écrire dans une langue morte deux guides absolument nécessaires, l’un est l’usage, l’autre le jugement des oreilles délicates. Ce n’est que dans une langue vivante qu’on peut avoir ces deux secours. Ainsi on peut regarder tous les livres latins depuis le IVe siècle comme autant de monumens informes de l’ancienne Rome.

Les bons auteurs de cette ancienne Rome étaient nécessaires pour instruire les modernes et pour former leur goût corrompu, pour leur apprendre à transporter dans leur langue des idées neuves et des beautés étrangères ; aussi voit-on que tous les Italiens qui réussirent les avaient lus avec soin. Une des causes qui contribuèrent le plus à éveiller le génie italien de la léthargie universelle, c’est que ces bons modèles de l’antiquité ne se trouvaient guère qu’en Italie ; encore y étaient-ils si rares que Panormita même au commencement du XVe siècle acheta un exemplaire de Tite-Live cent vingt écus d’or. Le Poggio, l’un de ceux qui rétablirent la bonne étude de la langue latine et qui montrèrent qu’on pouvait bien écrire en italien, retrouva les poèmes de Lucrèce qu’on croyait absolument perdus. On lui doit Silius Italicus, Manilius, Ammien Marcellin, et même huit oraisons de Cicéron qu’il déterra dans des couvens qui possédaient ces trésors sans les connaître.


Il semble que (tous les arts se donnent la main), car dans le temps que Dante, Pétrarque, faisaient renaître la poésie, la peinture sortait aussi du tombeau, et toutes ces nouveautés étaient dues aux Florentins.

Cimabué, né dans la ville de Florence même en 1240, fut le premier dans l’Occident qui mania le pinceau avec quelque art. On peignait à Constantinople où toute l’ancienne industrie était réfugiée, mais avant Cimabué on ne savait pas en Italie dessiner une figure, encore moins en peindre deux ensemble. Les Florentins dérobèrent encore aux Grecs l’art de peindre en mosaïque avec de l’émail. Taffi est le premier qui ait travaillé de cette manière. Le Giotto, autre Florentin dont il reste encore des ouvrages, perfectionna l’art du pinceau, et chaque peintre enchérissant ensuite sur ses prédécesseurs, l’Italie vit naître des miracles dans toutes ses villes sous les mains des Mazaccio, des Bellini, des Perugin, des Mantegna, et surtout enfin des Léonard de Vinci, des Michel-Ange, des Raphaël, des Titien, des Corrège, des Dominiquin, et d’une foule d’autres artistes excellens.

Il manquait à l’art de peinture avant Michel-Ange et Raphaël un secret nécessaire pour conserver longtemps les tableaux et pour donner aux couleurs plus d’union, de douceur et de force. Un Flamand, nommé Jean de Bruges, trouva dans le XVe siècle cet heureux secret qui ne consiste qu’à broyer les couleurs avec de l’huile. C’est tout ce que l’industrie des autres Européens contribua pour lors à la perfection de l’art.

Immédiatement après la renaissance de la peinture, l’Italie vit aussi la sculpture reparaître. Elle avait de bons sculpteurs dès le XIVe siècle, et au milieu du XVe le Pisanello, né aussi à Florence, ornait l’Italie de ses statues. La gravure et l’art des médailles qui tiennent si naturellement à la sculpture fleurissaient sous le burin de ce même Pisanello qui grava les médailles d’Alphonse, roi de Naples, du pape Martin V et du grand Mahomet second, conquérant de Constantinople et amateur des arts : les intaglie et les reliefs sur les pierres précieuses commencèrent alors à imiter l’antique, et, au XVIe siècle, l’antique fut égalé.

L’art de fortifier les villes contre le canon fut réduit en méthode régulière.

L’architecture ne pouvait rester toujours grossière quand tout ce qui dépend du dessin se perfectionnait. On commença dans le XIVe siècle à orner le gothique. On n’en savait pas assez pour le proscrire tout d’un coup, mais au commencement du XVIe siècle les dessins du Bramante et de Michel-Ange portèrent l’architecture à un degré de grandeur et de beauté qui effacent tout ce que la magnificence des anciens Romains, le goût des Grecs et les richesses asiatiques avaient produit. Le pape Jules second eut la gloire de vouloir que Saint-Pierre de Rome surpassât Sainte-Sophie de Constantinople et tous les édifices du monde, gloire qui semble devoir être médiocre, mais qui est très grande, parce que rien n’est si rare que des princes qui veulent efficacement de grandes choses. Jules second avait encore en cela un autre mérite, c’était le courage d’entreprendre ce qu’il ne pouvait jamais voir fini. Les fondemens de cette merveille du monde furent jetés en 1507 et un siècle entier suffit à peine pour achever l’ouvrage. Il fallait une suite de pontifes qui eussent tous la même noblesse d’ambition, des ministres animés d’un même esprit, des artistes dignes de les seconder, et tout cela se trouva dans l’Italie, car depuis le Bramante jusqu’au cavalier Bernin. il y eut toujours des maîtres de l’art chargés par les papes des embellissemens de cet édifice.

Une seule chose suffit pour le faire admirer ; c’est que Michel-Ange, en voyant un jour à Rome le temple du Panthéon de la Rotonde, dont on louait le jet et les proportions, dit : Je mettrai ce temple en l’air et je le renverserai pour servir de dôme à Saint-Pierre. En effet le dôme de Saint-Pierre porté sur quatre colonnes qui sont énormes sans le paraître est à peu près dans les mêmes dimensions que le Panthéon.

Un autre art qui est un des enfans du dessin, celui de multiplier les tableaux à l’aide de la gravure, entièrement ignoré de l’antiquité, naquit aussi en Italie au milieu de tous ces beaux arts, vers l’an 1460. Les Florentins eurent encore l’honneur de cette belle et utile invention : Maso Finiguerra, graveur et orfèvre, ayant frotté ses moules de noir et d’huile et ayant passé sur ces empreintes un papier humide qu’il pressait avec un rouleau en tira les premières estampes. Ensuite, on grava en taille-douce sur le bois, puis sur le cuivre avec l’eau-forte, et enfin en polissant avec le burin ce que l’eau-forte a dessiné sur la planche.. Cette invention a non seulement éternisé, fait revivre à jamais des tableaux et des statues que le temps a détruits, orné à peu de frais tous les cabinets, répandu partout le goût du dessin, mais c’est encore un de ses grands services de perfectionner la géographie, en rendant les cartes plus communes et en les préservant des fautes inévitables des copistes.

Mais de tous les arts, le plus utile à l’avancement de l’esprit humain naissait alors en Allemagne. L’imprimerie qui de la Chine n’avait passé dans aucun peuple du monde fut trouvée en Europe par un gentilhomme nommé Gutemberg qui vivait tantôt à Strasbourg et tantôt à Mayence. On ne pouvait pas mieux réparer la honte de ceux qui se disaient nobles et qui regardaient leur ignorance comme un titre de noblesse. Les premières impressions furent faites avec des planches gravées et vers l’an 1450, quelques années avant que l’art des estampes fût inventé, sans qu’on puisse dire que l’art des estampes fût dû à celui de l’imprimerie.

D’abord, on n’imprima que de la façon que les Chinois mettent encore en usage aujourd’hui avec des caractères taillés dans les planches, lesquels demandent une main très habile à les former et qui ne peuvent servir qu’au même livre. Jean Faustus de Mayence et Pierre Scheffer apportèrent à Paris en 1466, du temps de Louis XI, plusieurs livres imprimés. Qui croirait qu’ils furent accusés de magie devant le Parlement par des membres de l’Université ? Le fait est pourtant certain ; ils furent obligés de s’enfuir, et si les juges n’avaient pas appris que leurs Bibles étaient un effet du nouvel art trouvé en Allemagne, la même ignorance qui les fit accuser, les eût fait aussi probablement condamner. Rome fut la première à faire fleurir un art qui devait lui être un jour si pernicieux par la multitude des livres imprimés contre elle. Paul second en 1466 appela des imprimeurs allemands à Rome. Les Italiens n’avaient encore rien appris des autres peuples de la communion latine et ce fut...

Quoique l’art d’écrire et tous les genres de poésie fussent cultivés en Italie avec tant de succès, la musique n’avait pas fait le même progrès, mais dès l’onzième siècle, 1024, par cette destinée qui devait rétablir tant d’arts par les mains des Toscans, Guy d’Arezzo avait rendu cet art plus aisé par l’invention de notre manière de noter. Le nombre des musiciens qui étaient au concile de Constance au XIVe siècle fait voir que l’art était en beaucoup de mains.

Il y avait même depuis longtemps parmi les chants d’église quelques-uns de ces airs agréables qui sont du goût de toutes les nations comme l’hymne de Pâques O Filii, et celle du Saint-Sacrement.

La saine physique était inconnue par toute la terre. Ce n’est pas que les hommes fussent plongés dans l’ignorance totale des mécaniques. L’invention seule des moulins à vent, qui est du XIIe siècle ou de la fin du douzième, celle des besicles, celle de la poudre, la fonte des canons, les manufactures de tapisserie, tant d’autres ouvrages prouvent que cette partie de la physique, qui consiste dans l’expérience ou dans les mécaniques, était cultivée. On savait beaucoup pour l’utilité, mais peu pour la curiosité. On connaissait quelques effets et point de causes. L’envie de savoir, qui est un des besoins des hommes, était trompée. On n’arrivait point au but parce qu’on avait été toujours dans des routes fausses...

La philosophie scolastique rendait inutiles au monde beaucoup de bons esprits qui s’égaraient dans de vaines disputes...

Cet instinct mécanique qui est chez l’homme avait fait découvrir des secrets, mais tout ce qui est le fruit d’une étude sérieuse des mathématiques manquait jusqu’à Galilée.


Les Florentins avaient été les restaurateurs de la poésie, de l’éloquence et de la peinture au XIVe siècle, ils furent les pères de la philosophie à la fin du XVIe siècle. Galilée inventa dans Padoue, vers 1597, le compas de proportion qui fait aujourd’hui la pièce principale de nos étuis de mathématiques, invention aussi utile qu’ingénieuse et par laquelle vous pouvez tout d’un coup construire des figures planes et solides, régulières, dans la proportion qu’il vous plaît. On lit encore dans quelques-uns de nos livres modernes que c’est à un Milanais nommé Balthazar Capra qu’on doit cette invention. Ces écrivains modernes ne servent qu’à faire voir combien Galilée eut raison de s’assurer juridiquement la possession de son ouvrage et de sa gloire. Il força ce Balthazar Capra de comparaître à Venise devant les curateurs de l’Université de Padoue, et là, en présence de tous les savans, et surtout du célèbre fra Paolo Sarpi, non moins bon mathématicien qu’historien excellent dans un nouveau genre, Capra, interrogé et confondu, fut obligé d’avouer qu’il s’était attribué les inventions de Galilée, lesquelles même il n’entendait pas. On le convainquit d’être un plagiaire et un calomniateur, et il fut rendu un jugement solennel par lequel on saisit tous les exemplaires de son livre. On voulut plus d’une fois ravir à Galilée la gloire de ses découvertes, et il ne parait pas qu’il s’attribuât ce qui ne lui appartenait point. Les télescopes étaient récemment inventés en Hollande, par Jacques Metius vers l’an 1609. Galilée avoue qu’il y avait déjà dix mois qu’on avait fait cette découverte, lorsqu’un Français qui avait été son écolier à Padoue lui en confirma la nouvelle de laquelle on doutait beaucoup en Italie. Galilée, mis sur la voie, devait aller plus loin qu’un autre. Il fit travailler des verres à l’aide desquels le disque de la lune paraissait quatre-vingt-dix fois plus grand qu’à la simple vue. Ce fut là l’époque d’une astronomie nouvelle, les hommes enfin connurent le ciel autant qu’ils le peuvent connaître, et dès ce moment, on alla de découverte en découverte jusqu’au comble de cette science où on est parvenu.

Alors nos sens nous apprirent que la lune est un globe comme le nôtre, inégal et éclairé comme lui. Quelques anciens avaient deviné cette vérité, mais connaître au hasard, c’est ne rien connaître, elle n’avait jamais été prouvée. La Voie lactée, qui n’était aux yeux qu’une immense trace blanche et lumineuse, devint une multitude d’étoiles. Enfin le 7 janvier de l’année 1610 à une heure après minuit, Galilée vit trois planètes autour de Jupiter et, quelques jours après, il aperçut la quatrième. Nouveau Colombo, qui découvrait des mondes à l’extrémité des cieux comme le pilote génois en avait trouvé au delà des mers, il les appela d’abord les astres de Médicis, mais le nom ne dura pas : si on les eût appelés les astres de Galilée, ce nom n’aurait pas dû périr.

L’année suivante, ce même homme découvrit l’anneau de Saturne ; la situation de cet astre était telle alors qu’il n’y avait que les deux extrémités des anses qui pussent être distinguées. Ainsi cet astre parut un assemblage de trois planètes jointes par un cercle très délié qui était ce même anneau dont on ne voyait que les bords.

Non seulement Galilée vit les satellites de Jupiter, mais il observa le cours de ces quatre lunes et en tira dès lors un nouvel argument en faveur de la véritable construction du monde découverte par Copernic.

Une nouvelle preuve de cet admirable système fut l’observation suivie que fit Galilée de la planète de Vénus. Il vit, dit-il, avec les yeux ce qu’il connaissait déjà par l’entendement, que Vénus avait les mêmes phases que la lune.

Copernic avait prévu ce que le télescope confirmait. Tous les ennemis de la vérité, c’est-à-dire les philosophes d’alors, avaient objecté à Copernic que si son système était vrai, Vénus devait éprouver les mêmes changemens que notre lune : » C’est aussi ce qu’elle éprouve sans doute, » répondit Copernic avec confiance. Le grand Kepler n’en doutait pas, les autres en doutaient, enfin Galilée, ne permit plus qu’on doutât. Dois-je avilir ici cette histoire des grandeurs de l’esprit humain en rapportant que Kepler, dans une de ses lettres sur cette importante observation de Galilée, dit qu’il n’est pas étonnant que Vénus ait un croissant et des cornes puisqu’elle préside à tant de cornus ; je ne répète cette basse et méprisable plaisanterie, indigne je ne dis pas d’un philosophe, mais de tout homme bien élevé, que pour faire voir à quel point l’envie de se distinguer par des saillies d’esprit a corrompu le goût des plus grands hommes. Kepler, Allemand, et dans un temps où ce qu’on appelle esprit était inconnu à l’Allemagne, croyait devoir égayer son style en écrivant à un Florentin. Ce trait d’histoire est par lui-même bien petit, mais il peut être une grande leçon à tout esprit qui veut sortir de sa sphère.

Les secrets du ciel se découvrirent de jour en jour à Galilée. Il fut le premier qui nous apprit que le centre de la révolution de la lune n’est point la terre, mais un point assez près de la terre, et que le centre des révolutions de toutes les planètes n’est pas le centre du soleil même. La même sagacité lui fit encore conjecturer que les étoiles fixes, sur lesquelles on n’avait jamais eu d’idées arrêtées, étaient autant de soleils, de feux autour desquels roulaient des mondes. La nature alors parut infinie.

Il régnait une opinion confuse de je ne sais quelle pureté qu’on attribuait aux astres, erreur consacrée dans toutes les écoles, ainsi que les autres erreurs d’Aristote. Galilée détruisit cette erreur dans Rome au mois de mai de l’année 1611 en faisant voir des taches dans le Soleil ; bientôt après il suivit les taches avec son industrie ordinaire, et, voyant qu’elles marchaient avec le soleil d’occident en orient, il en conclut que le soleil tourne en ce sens sur lui-même. Les mêmes observations répétées depuis lui, nous ont enfin appris que le soleil fait sur son axe sa révolution en 25 jours et demi.

Il ne fit pas moins de découvertes dans les choses de la terre que dans le ciel. Ce fut lui qui le premier osa dire et sut prouver que la loi de la pesanteur entraine également tous les corps vers le centre de la terre et qu’une plume et un lingot d’or tomberaient également vite dans le même temps sans la résistance de l’air. Avant lui toutes les écoles enseignaient d’après Aristote qu’un corps dix fois plus pesant qu’un autre tomberait dix fois plus vite. Il est bien surprenant que pendant plus de deux mille ans on eût reçu une telle erreur qu’il était si aisé de détruire par l’expérience. Comment Archimède ne la renversa-t-il pas dans son livre des équipondérans ? C’est que la difficulté n’entra pas dans le plan de ses démonstrations. Cette vérité d’une pesanteur primitive égale dans tous les corps était la clef d’une nouvelle physique. C’était découvrir un des premiers ressorts de la machine de ce monde. Il ne s’en tint pas là. C’est à lui que nous avons la première obligation de savoir que les corps accélèrent leur vitesse dans leur chute et que les espaces qu’ils parcourent sont entre eux comme les carrés des temps, qu’ils tombent plus vite dans un arc de cercle que dans la corde de cet arc, qu’ils décrivent une parabole ou du moins qu’ils la décriraient, n’était la rotation de la terre, lorsqu’ils retombent après avoir été jetés parallèlement à l’horizon, qu’enfin les longueurs des pendules sont entre elles comme les carrés des temps de leurs vibrations, tous principes féconds dont les philosophes postérieurs ont fait éclore mille vérités nouvelles.

L’imperfection humaine met toujours son sceau sur les plus grands génies. L’auteur de tant de vérités mathématiques paya tribut à l’horreur du vide. Ce n’est pas qu’il entendit par ce mot, avec les autres écoles, je ne sais quelle aversion de la nature pour le vide. Ce n’est pas non plus ainsi que l’entendait Aristote qui, avec toutes ses erreurs, était un très grand homme, et qui, en disant une infinité de choses fausses, était incapable d’en dire d’absurdes. Aristote avait cru que le vide était impossible par une raison ingénieuse. Les corps qui tombent dans le vif-argent, disait-il, y tombent moins rapidement que dans l’eau, moins dans l’eau que dans l’air parce que l’air résiste moins ; s’ils tombaient dans le vide, ils se précipiteraient en un instant parce que le vide ne peut résister. Or rien ne peut se faire que dans le temps, donc il n’y a pas de vide. Les physiciens d’aujourd’hui sentent bien le faux de ce raisonnement, mais il faut avouer aussi qu’Aristote se trompait en homme de beaucoup d’esprit.

Les erreurs de Galilée ne pouvaient être que de ce genre. Les directeurs des jardins du grand-duc de Toscane, Cosme second, vinrent implorer le secours des lumières du philosophe contre un prodige inouï. Leurs pompes aspirantes ne pouvaient faire monter l’eau par delà trente-deux pieds environ. Cette surprise faisait voir que jamais on n’avait tenté jusques alors de faire monter l’eau à cette hauteur avec une seule pompe, car si on l’eût entrepris, les hommes auraient su que par delà trente-deux pieds l’eau ne monte plus. Les jardiniers de Florence furent donc les premiers qui le surent et Galilée fut réduit à dire que la force du vide n’équivalait apparemment qu’à trente-deux pieds d’eau. Cette faible réponse est un des plus grands triomphes du préjugé. Cependant, il lit des expériences pour savoir combien l’air pesait, car on l’avait toujours cru pesant et Aristote même n’en avait pas douté. Mais connaître les effets et le degré de cette pesanteur, c’était ce qui n’avait pas encore été donné aux hommes.

Le prodigieux mérite de Galilée, dans un temps qui touchait encore à la barbarie scolastique, lui donna presque autant d’ennemis que de gloire. A chaque découverte qu’il faisait, il trouvait des Balthazar Capra. Il est triste que ce soit du corps destiné à cultiver tous les arts que sortit le grand ennemi qui remplit sa vieillesse d’amertume. Le Père Skeiner, jésuite, qui enseignait à Ingolstadt, fut son persécuteur parce qu’il avait comme lui vu des taches dans le soleil et plus encore parce qu’il les avait mal vues et mal expliquées, car il les avait vues, disait-il, marcher de l’orient à l’occident, et cependant il est indubitable qu’elles suivent la rotation du soleil en un sens tout contraire. Puisque Galilée commençait à donner de nouvelles preuves du système de Copernic, il fallait bien que Skeiner traitât ce système d’hérésie.

La vraie physique dont le chancelier Bacon n’avait fait qu’indiquer la route en Angleterre, mais que Galilée avait découverte le premier en Italie, reçut son premier accroissement dans le lieu de sa naissance. Il fallait connaître le degré de la pesanteur de l’air et ses effets. Torricelli (de Faenza), élève et successeur de Galilée, en vint à bout en 1643 par l’invention du baromètre, instrument aujourd’hui si commun qu’on croit qu’il eût dû toujours l’être.

L’air était entièrement chassé de l’espace qui est dans ce baromètre entre le haut du tube et le mercure ; alors tous ceux qui observaient la nature se demandèrent ce qui arriverait aux corps dans un lieu ainsi privé d’air. On devait voir, en effet, ce qui appartient purement à l’action de l’air, par la manière d’être qu’on découvrirait dans les corps qui n’y seraient pas exposés. C’est ce qui donna lieu à l’invention de la machine pneumatique que l’on doit au célèbre Guerick, magistrat de Magdebourg.

Alors les ténèbres de l’école qui avaient offusqué la raison humaine pendant tant de siècles commencèrent à se dissiper, et les hommes surent un peu ce que c’est que la vérité en interrogeant la nature.

Les sciences sont sœurs : toutes profitaient de ce goût de raison et de recherche qui se répandait en Europe. Harvey, Anglais, créa une anatomie toute nouvelle par sa découverte de la circulation du sang. Après lui, Azellius vit par quels conduits passent les alimens pour être convertis en chyle avant de l’être en sang, Péquet vit ensuite le petit réservoir du chyle ; ainsi fut connu le secret de la nutrition et de la vie animale ignoré depuis qu’il y avait des hommes.

Toutes ces vérités furent combattues dans leur naissance, et lorsqu’elles furent reconnues, on prétendit qu’elles n’étaient point nouvelles. Peu à peu, la chimie, qui n’était pas une science parce qu’on avait voulu trop savoir, en devint une quand on n’opéra plus qu’avec méthode et par degrés.

Les mathématiques qui liaient ensemble toutes ces sciences faisaient de tous côtés un grand progrès.

Il est vrai que cette réformation universelle ne se fit d’abord que dans un petit nombre d’esprits et lentement. Il y avait encore, par exemple, peu de vrais chimistes et beaucoup d’alchimistes, peu d’astronomes et beaucoup d’astrologues. La faiblesse qu’avait eue Ticho-Brahé de croire à l’astrologie judiciaire lui fit plus de disciples que sa science. La mode de l’astrologie fut même si universelle que Gassendi et Cassini commencèrent par s’y attacher et cette superstition des philosophes n’est abolie que depuis quelques années.

... Il est difficile de dire si Descartes contribua plus en France qu’il ne nuisit au progrès de l’esprit humain.

Il appliqua le premier l’algèbre à la géométrie, il débrouilla l’optique et il raisonna en métaphysique avec une force et une clarté qui parurent nouvelles. Mais il s’égara et il égara pour un temps l’Europe, lorsqu’il s’écarta des deux seules routes qui peuvent mener au vrai, je veux dire la physique expérimentale et les mathématiques. Il se trompa dans tout ce qu’il imagina parce qu’il ne suivit que son imagination.

La métaphysique de Descartes fut fondée sur deux erreurs, les idées innées et la prétendue perception positive de l’infini ; sa physique sur plusieurs erreurs dont la plus grande est de dire : Donnez-moi de la matière et je fais un monde.

Il n’avait fait aucune expérience sur les quatre élémens, tant soumis depuis à nos recherches, et il en supposa trois, qui étaient comme le préambule d’un long roman privé de vraisemblance.

Deux choses lui donnèrent la vogue, premièrement, cet air de roman même, et, en second lieu, les persécutions que lui attirèrent les seules vérités qui étaient dans ses ouvrages.

On adopta le faux, et le vrai fut persécuté.

Pendant qu’en Italie l’Académie du Cimento...

Il s’en établit une à Londres vers l’an 1660 qui poussa les découvertes plus loin qu’on n’eût osé l’espérer.


Au commencement du XVIIe siècle, les Espagnols dominaient dans l’Europe par l’esprit comme par les armes ; leur théâtre, tout informe qu’il était, servait de modèle à ceux de l’Europe. Ils avaient de bons historiens, Mariana, jésuite, Antonio de Solis ; Balthazar Gracian, aussi jésuite, remplit ses ouvrages d’une morale profonde qu’ornait une grande imagination. Mais celui de leurs auteurs qui fut le plus à la mode et le plus du goût de toutes les nations fut Michel Cervantes ; l’auteur, aussi malheureux qu’il dépeint son héros, mourut, dit-on, dans la plus extrême misère en...

Je ne sais si son livre sera de tous les temps comme il fut en paraissant de toutes les nations. Il semble qu’il ait perdu un peu de son prix depuis que l’esprit de chevalerie et le goût de romans qui en traitaient sont disparus du monde. Ce grand attrait des lecteurs, le plaisir de voir tourné en ridicule ce qui est en vogue ne subsistant plus a laissé plus de liberté à l’esprit de considérer le vide qui se trouve dans beaucoup d’endroits de ce roman de Don Quichotte ; on s’est aperçu qu’il y a des endroits insipides, tels que l’histoire de Marcelle, que les vers qui y sont semés ne valent rien, qu’il y a des traits aussi bas qu’inutiles, que souvent les aventures ne sont point liées, que c’est un ouvrage qui ne fait point un tout ensemble, qu’enfin si le naturel, les bonnes plaisanteries, et le caractère des deux héros, d’autant plus plaisant qu’ils sont tous deux de bonne foi et qu’ils ne veulent jamais être plaisans ; si, dis-je, ces beautés donnent encore beaucoup de prix à cet ouvrage, il semble que les défauts dont je parle l’ont fait descendre de la première place où on le mettait.

La langue française était beaucoup plus difficile à polir et bien moins harmonieuse que l’italienne et l’espagnole. La manière dont on l’écrit, si différente de celle dont on la prononce, accuse encore son ancienne barbarie et laisse voir la grossièreté de la matière à laquelle on n’a donné que depuis cent ans une forme agréable.

C’était surtout en poésie un instrument aigre et rebelle à l’harmonie. La quantité de désinences dures, le petit nombre de rimes semblaient devoir exclure les vers. Ils n’étaient point à leur aise dans cette langue comme dans l’italien. Aussi qu’a-t-elle produit jusqu’à Henri second ? Le seul Marot. Il y a eu vingt poètes en Italie à peu près contemporains de Marot qui ont badiné beaucoup plus agréablement que lui, et qui ont répandu plus de sel et de grâces dans leurs ouvrages, tels que l’archevêque de Bénévent la Casa, le Mauro, le Berni, le Tassoni, qui écrivirent tous avec élégance, et que, cependant, je n’ai pas cités parmi les principaux auteurs qui faisaient honneur à leur nation.

Il le faut avouer, Marot pensait très peu et mettait en vers durs et faibles les idées les plus triviales. De plus de soixante épîtres, il n’y en a guère que deux qui puissent se lire, l’une dans laquelle il conte avec naïveté qu’un laquais l’a volé, l’autre où il fait la description du Châtelet. De deux cent soixante et dix épigrammes, y en a-t-il plus d’une douzaine dignes d’amuser un lecteur de goût ? A retranchez encore cette licence qui en fait presque tout le mérite, que restera-t-il ? Le reste de ses ouvrages, à un ou deux rondeaux près, ses psaumes, ses cimetières, ses étrennes, portent le caractère d’un siècle qui, ne connaissant pas mieux le bon, estimait beaucoup le mauvais.

Cependant le peu qu’il y a de bon est si naturel qu’il a mérité d’être dans la bouche de tout le monde. Trois ou quatre petites pierres précieuses ont passé à la postérité à travers tant de débris et ont fait dire à Despréaux :


Imitez de Marot l’élégant badinage.


Il n’y eut rien en France qui dût donner l’idée de la véritable poésie jusqu’à Malherbe. La poésie véritable est l’éloquence harmonieuse et les véritables vers sont ceux qui passent de bouche en bouche à la postérité. Tels ne sont point ceux des Ronsards, des Baïfs et des Jodelles, mais quelques-uns de Malherbe ont ce caractère. On sait encore par cœur ces vers :


Là se perdent les noms de maîtres de la terre,
D’arbitres de la paix, de foudres de la guerre,

Comme ils n’ont plus de sceptres, ils n’ont plus de flatteurs,
Et tombent avec eux d’une chute commune
Tous ceux que la fortune
Faisait leur serviteurs.
Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre
Est sujet à ses lois
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N’en défend pas nos rois.


Encore deux ou trois stances dans ce goût, et on a tout ce que Malherbe a fait d’excellent. Son imagination n’était pas vive, son goût n’était pas encore sûr. Il pensait peu, et dans ce peu de pensées, il n’était pas délicat sur le choix, mais la France n’a connu l’harmonie que par lui, la langue n’eut du nombre et de la douceur que sous sa plume. Combien la poésie paraît aisée, et combien elle est difficile ! Depuis Hugues Capet, on faisait des vers français. Malherbe est le premier qui en ait fait d’harmonieux, et il s’en fallait encore beaucoup qu’il fût un grand poète.

L’art de poésie ne se perfectionna pas sous les mains de Racan, mais il ne dégénéra pas. Cet illustre disciple de Malherbe, seul rejeton de l’ancienne maison de Sancerre, avec moins de génie que Malherbe, d’ailleurs très ignorant, s’est fait pourtant un nom qui ne mourra jamais, parce qu’il sut connaître ce naturel et ce nombre que Malherbe seul avait connus, que presque toutes les oreilles sentent, et qu’il était si difficile de trouver. Son ode au comte de Bussy vivra autant que la langue française. C’est le seul morceau de Racan qui soit de cette force :


Que te sert de chercher les tempêtes de Mars
Pour mourir, tout en vie, au milieu des hasards
Où la guerre te mène ?
Cette mort qui promet un si digne loyer
N’est pourtant que la mort qu’avec bien moins de peine
On trouve à son foyer.

Que sert à ces héros ce pompeux appareil
Dont ils vont dans la lice éblouir le soleil
Des trésors du Pactole ?
La gloire qui les suit après tant de travaux
Se passe en moins de temps que la poudre qui vole
Du pied de leurs chevaux.

A quoi sert d’élever ces monts audacieux
Qui de nos vanités font voir jusques aux cieux

Les folles entreprises ?
Ces châteaux accablés dessous leur propre faix
Enterrent avec eux les noms et les devises
De ceux qui les ont faits.

Employons mieux le temps qui nous est limité.
Quittons ce fol espoir pour qui la vanité
Nous en fait tant accroire ;
Qu’amour soit désormais la fin de nos désirs,
Car pour eux seulement les dieux ont fait la gloire,
Et pour nous les plaisirs.


S’il avait fait une douzaine de pièces aussi bonnes, il serait bien au-dessus de Malherbe et comparable à Horace, qui, tout supérieur qu’il est, n’a pas peut-être douze odes parfaites.

La poésie se produisit encore sous un nouveau jour par le génie de Régnier ; c’est le genre de la satire si l’on peut l’appeler poésie, car son style tient du style uni de la comédie. Régnier, né à Chartres en 1575, contemporain de Malherbe et de Racan, n’avait pas leur douceur dans ses vers : son naturel était plus rude, mais c’était le Lucilius des Français. Il a beaucoup de vers heureux ; il est étrange que personne n’attrapât alors le style de la comédie, auquel celui de Régnier pouvait servir de modèle. Les satires en effet disent dans un monologue ce que la comédie dit en dialogue ; mais le théâtre était alors tout barbare.

Il y a dans la littérature deux sortes de barbarie, l’une qui n’exclut pas le génie, et qui suppose seulement le défaut de goût et de choix ; l’autre est celle qui exclut tout jusqu’au génie. La barbarie de la première espèce régnait sur le théâtre anglais et espagnol, celle de la seconde était le partage des Français.

Ce fut un bonheur pour eux que cette disette totale. Il vaut mieux, dans les arts, n’avoir rien que d’avoir quelques beautés dans une foule de défauts capitaux ; ces défauts à la faveur des beautés séduisent une nation. Bientôt même on les confond avec elles, le goût du public se corrompt presque sans ressource ; les grands génies qui auraient ouvert une bonne route trouvent, en arrivant, le mauvais chemin et s’y précipitent comme les autres. Voilà en partie pourquoi la tragédie n’est encore que grossière à Londres et à Madrid.

Dès le règne d’Elisabeth, Shakspeare, homme sans lettres, avait fait la gloire du théâtre par quelques traits sublimes que son heureux naturel faisait briller dans le chaos de ses pièces. Quelque temps après, Lope de Vega, né en 1562, et qui mourut en 1636 lorsque Corneille travaillait au Cid, donna quelque éclat au théâtre espagnol, comme Shakspeare à celui de Londres. On l’accusa d’avoir fait environ quinze cents pièces. Cette malheureuse abondance ne prouve que trop la facilité de mal faire.

La comédie était moins mauvaise que la tragédie chez les Espagnols, comme chez les Anglais. Il est plus aisé en effet d’y réussir. Elle demande un génie moins fort, elle exige moins de décence, elle peint des objets plus familiers, à peine est-elle un poème ; Horace ne sait si on doit lui donner ce nom. Les Espagnols, les Anglais, ainsi que plusieurs Italiens, l’écrivaient en prose. Ainsi Ben Jonson, qui suivit Shakspeare, fit des comédies qui eurent de la réputation ; et enfin Calderon, mort vers l’an 1664 en Espagne, fit des pièces comiques fort estimées. Quelque temps même avant Calderon, lorsque le théâtre italien tomba en décadence avec les belles-lettres en Italie, c’est-à-dire vers l’an 1600, les Espagnols, maîtres de Naples et de Milan, y portèrent leurs comédies : car les Espagnols, vers 1600, avaient acquis la supériorité dans l’empire de l’esprit, et leur langue était la langue générale de l’Europe.

Paris avait un théâtre en ce temps-là, qu’on appelait le théâtre du Marais près de la Grève. Un auteur nommé Hardy, qui a fait autant de pièces que Lope de Vega, entretenait malheureusement ce théâtre par des pièces innombrables, qui sont autant de monumens de la barbarie. Si une vaine curiosité veut remonter encore plus haut, on trouvera que, dès l’an 1402, les Confrères de la Passion furent établis dans les temps horribles de Charles VI pour représenter les histoires de l’Ancien et du Nouveau Testament et qu’en 1548, ces confrères achetèrent l’hôtel des Ducs de Bourgogne, dont on ôta les armes, pour mettre à la place les instrumens de la Passion. On a imprimé plusieurs recueils des anciennes farces pieuses qu’on y jouait, recueils fort chers et qu’on ne peut lire.

Enfin le temps de la France arriva, car précisément lorsque Descartes commençait à y changer la philosophie, Corneille changea le théâtre et avec lui la poésie et même l’éloquence de la prose, qui n’a jamais été cultivée dans aucune nation qu’après les vers. Ainsi les belles-lettres doivent tout à Corneille.

Le théâtre, quand l’honnêteté y règne et que l’art approche de sa perfection, devient la partie de la littérature la plus brillante. Il est l’école de la jeunesse, il entretient le goût de l’âge mûr, il attire les étrangers dans un État. Ce qui contribue le plus encore à sa gloire, c’est qu’il rassemble les mérites divers de presque tous les autres genres de poésie. Le théâtre français ne méritait avant Corneille aucun de ces éloges, le seul homme de quelque génie qui travaillât alors était Rotrou, mais il n’avait pas un génie assez fort pour n’être pas disciple de son siècle. Mairet, en 1635, purgea le premier la scène française des irrégularités qui s’opposaient fondamentales. Il rappela la règle d’Aristote, de ne pas étendre au delà d’un jour une action théâtrale. Sa Sophonisbe, longtemps goûtée, fut asservie à cette loi, mais à quoi sert la régularité sans génie ? Il en faut un très grand pour changer l’esprit du siècle, et ce changement ne se fait jamais tout d’un coup.

On sait que Corneille commença sa carrière en 1625 par des comédies qui sont autant au-dessous des plus médiocres de nos jours qu’au-dessus de tout ce qu’on faisait alors. Ce qui dut, il me semble, frapper davantage, c’était le talent de dire en vers sa pensée, talent jusqu’alors presque inconnu au théâtre et très rare en poésie. Par exemple, on a rarement eu depuis lui des morceaux plus naturels que ce discours d’une jeune personne que je rencontre dans la Suivante :


Si tu m’aimes, ma sœur, agis ainsi que moi
Et laisse à tes parens à disposer de toi.
Ce sont des jugemens imparfaits que les nôtres,
Le cloître a ses douceurs, mais le monde en a d’autres,
Qui pour avoir un peu moins de solidité
N’accommodent que mieux notre instabilité.
Je sais qu’un bon dessein dans le cloître te porte
Mais un dépit d’amour n’en est pas bien la porte.
Et l’on court grand hasard d’un cuisant repentir
De se voir en prison sans en pouvoir sortir.


Le plus grand vice de ces pièces est la froideur. Elles étaient au-dessus de son siècle, mais indignes de l’auteur. Son génie qui s’était mépris se jeta enfin dans le tragique. Il ne vola, dans sa Médée, qu’avec les ailes des Latins, et il se servit beaucoup de celles des Espagnols dans le Cid joué en 1637. Tous les défauts de cet ouvrage qui est le fondement du théâtre tragique en France et beaucoup de ses beautés sont tirées de Guilhem de Castro. C’est à Castro qu’on doit ces admirables mouvemens de tendresse et de devoir qui déchirent le cœur de Chimène. C’est l’Espagnol qui a fourni mot à mot ces beaux vers :


Et je veux que la voix de la plus noire envie
Élève au ciel ma gloire et plaigne mon ennui
Sachant que je t’adore et que je te poursuis.


C’est aussi de l’espagnol qu’est traduit ce morceau dont la fausse beauté fut longtemps applaudie :


Pleurez, pleurez, mes yeux et fondez-vous en eau,
La moitié de mon âme a mis l’autre au tombeau, etc.


Cette situation nouvelle d’une amante intéressante qui voit son père tué par son amant, ce beau caractère de don Diègue, ces sentimens si vrais, si passionnés, si bien exprimés de Chimène et de Rodrigue, ces combats de l’amour et du devoir enlevèrent tous les suffrages et firent pardonner tous les défauts. Il est vrai que, dans l’acclamation générale, on oublia trop l’Espagne, mais il est vrai que Corneille avait tellement embelli son original espagnol que le Cid français fut traduit lui-même en castillan.

On sait quels ennemis ce grand succès valut à Corneille.

Le cardinal de Richelieu, dont le nom seul rappelle à tout le monde l’histoire de ces temps, venait de fonder en France une Académie à l’exemple de tant d’Académies d’Italie. Le bruit prodigieux que fit cet établissement venait en partie de l’éclat du fondateur et en partie du besoin que la nation avait de cultiver les lettres. Il est étrange que les universités établies pour former les hommes, loin de suffire à leur objet, y fussent contraires. Il fallait une nouvelle société non moins pour ôter la rouille de l’école que pour éclairer le goût des hommes du monde.

Il faut avouer qu’il n’y avait aucun homme de grand talent dans cette Académie naissante. Il y avait même de très mauvais poètes que le cardinal de Richelieu encourageait par de petits bienfaits et par la faiblesse qu’il avait de faire avec eux des vers fort au-dessous du médiocre. Mais les vues étaient belles, malgré la faiblesse de ces commencemens, et Richelieu faisait en France ce que Léon X avait fait à Rome, il encourageait des arts qui contribuent à la splendeur d’un Etat.

Cette salle du Palais-Royal qui, toute mal construite qu’elle est, sert pourtant de témoignage à sa magnificence, fut bâtie en 1634 pour faire jouer plusieurs tragédies auxquelles il avait part. C’était lui qui en inventait le sujet ; il le disposait en cinq actes quelquefois il en composait un en vers ; quelquefois il donnait les cinq actes à faire à cinq auteurs. On peut juger ce que c’étaient que des tragédies de pièces rapportées, inventées par un ministre occupé de tant de soins, et travaillées par des mains différentes. Corneille eut le malheur d’être quelque temps de cette société ; il avait pour compagnons Colletet, l’Estoile, Scudéry ; mais rien ne pouvait gâter tout à fait le talent de Corneille. Il fit donc le Cid sans consulter la société et il lui déplut, ainsi qu’au protecteur. On sait avec quelle hauteur chagrine, soutenue de quelques bonnes raisons et de beaucoup de mauvaises, Scudéry écrivit contre le Cid ; on sait que le cardinal de Richelieu, qui penchait trop pour Scudéry, voulut que l’Académie jugeât entre Scudéry et Corneille ; il paraît évidemment que le cardinal trouvait le Cid mauvais en tout, puisqu’il écrivit de sa main : « La dispute sur cette pièce n’est qu’entre les ignorans et les doctes. » Il était en effet assez savant pour connaître toutes les règles violées dans le Cid ; il était, comme poète, jaloux du succès, et, comme premier ministre, il ne goûtait pas ces beautés de sentimens qui demandent un cœur tendre pour être senties.

Il paraît par le petit ouvrage de l’Académie que si, au lieu de s’en tenir à juger les critiques de Scudéry, elle eût examiné toute la pièce, elle aurait donné une bonne poétique du théâtre. Le jugement de l’Académie est encore aujourd’hui confirmé par celui du public. Cet exemple prouve manifestement qu’il est très faux qu’il y ait moins de bons connaisseurs en poésie que de bons poètes. C’est un paradoxe avancé tous les jours, mais réfuté par cet ouvrage de l’Académie. Chapelain et Desmarets, les plus mauvais poètes de ce temps, furent ceux qui eurent le plus de part aux observations sur le Cid, tant la distance est immense entre la connaissance et le talent.

On sait que, malgré le cardinal de Richelieu et malgré l’Académie, tout le monde disait communément en France quand on voulait louer quelque chose : Cela est beau comme le Cid ; mais l’année 1639 vit deux ouvrages qui firent oublier le proverbe. Cette année fut une grande époque pour l’esprit humain.

Corneille donna les Horaces et Cinna. La tragédie des Horaces n’était belle qu’en partie, Cinna l’était presque en tout ; mais ces beautés étaient à lui : le théâtre espagnol ne pouvait en fournir le canevas. Ce n’est pas ici le lieu de faire des dissertations, mais en suivant l’histoire des arts, me sera-t-il permis de dire que ce genre de beauté avait été inconnu à tout le reste de la terre ?

Les Grecs qui inventèrent la tragédie et qui la perfectionnèrent à quelques égards, ne traitèrent guère que les infortunes des héros fabuleux ; mais jusqu’à Corneille, personne ne sut faire parler les grands hommes, les héros véritables, et ils furent plus héros, plus grands hommes dans Corneille qu’ils ne l’avaient été dans leur vie.

Je ne veux point répéter ici ce que tant de critiques habiles ont écrit et ce que tout le monde sait sur les autres ouvrages de ce père de la scène française, sur son sublime et sur le grand nombre de ses chutes, sur ses traits brillans, mais noyés dans les déclamations qu’on lui reproche aujourd’hui, sur l’amour, qu’il ne traita jamais d’une manière bien intéressante que dans le Cid, et qui, si vous en exceptez deux scènes de Polyeucte, languit dans ses meilleures pièces, sur l’incorrection de son style, enfin sur tous les défauts qui font que, de trente de ses pièces, il n’y en a guère que quatre ou cinq qu’on puisse représenter aujourd’hui.

Le sublime qui se trouve dans ce petit nombre d’ouvrages éleva le génie de la nation.

Rotrou, son contemporain, mais plus vieux que lui, et que Corneille appelait son père, devint son disciple. Il fit en 1648 son Venceslas, dont le premier et le quatrième acte sont excellens et font passer le reste de l’ouvrage. Il est vrai que la pièce était imitée de l’Espagnol François de Roxas, mais elle est écrite dans le goût de Corneille.

Il manquait à la perfection du théâtre un art au-dessus du sublime, celui de faire verser des larmes. Racine vint dans la décadence de Corneille et atteignit quelquefois à ce but de l’art. N’ayant pas encore vingt ans et portant la soutane sous laquelle il avait été élevé à Port-Royal-des-Champs, il composa la tragédie de Thêagène et Chariclée qui n’a jamais vu le jour, puis, en 1665, les Frères ennemis, et enfin tous ces chefs-d’œuvre qui passeront à la dernière postérité.

On lui reproche de n’avoir presque jamais traité que l’amour ; mais reproche-ton à l’Albane et au Titien d’avoir peint Vénus et les Grâces ? Le sujet une fois choisi, la question n’est plus que de savoir s’il est bien manié. L’antiquité n’a rien à mettre à côté des peintures que ce génie charmant a faites d’une passion si chère à tous les hommes et quelquefois si funeste.

II sut dire toujours ce qu’il faut dire et l’exprimer de la meilleure manière possible : voilà son grand art. Le génie seul y peut atteindre. Il fut le premier qui sut faire de suite quinze cents vers tous élégans. Trente ans auparavant on n’en savait pas faire une vingtaine, en quelque genre que ce pût être. La gloire de la poésie française fut alors à son comble, malgré quelques Français plus jaloux que savans qui étudient moins l’antique qu’ils ne négligent le moderne, et qui, plus ignorans dans leur langue, que savans dans le grec, veulent rabaisser un théâtre qu’ils ne connaissent pas, hommes étrangers dans leur patrie et ennemis des arts dont ils parlent.

Après les pièces de ce grand homme, nous en avons sept ou huit marquées au bon coin.

On s’étonne quelquefois qu’après Raphaël, il y ait eu tant de bons peintres, et après Corneille, si peu de bons poètes. C’est qu’en premier lieu il est plus aisé d’imiter ce qui dépend en grande partie de la main que ce qui dépend uniquement de l’esprit, et en second lieu le Corrège, qui imita bien Raphaël, fut tin grand peintre et qui ne ferait que bien imiter Corneille serait peu de chose.


  1. Préface du tome troisième de l’Abrégé de l’Histoire universelle, chez Walther à Dresde, 1754.
  2. Dans le chapitre 88 de l’Essai sur les mœurs.
  3. Tome 18, Académie des Sciences. (Note de Voltaire.)
  4. Chap. 82 : « Florence était alors une nouvelle Athènes : et parmi les orateurs qui vinrent de la part des villes d’Italie haranguer Boniface VIII sur son exaltation, on compta dix-huit Florentins. »
  5. Cf. Dictionnaire philosophique, art. Dante : « Virgile lui raconte que peu de temps après son arrivée en enfer, il y vit un être puissant qui vint chercher les âmes d’Abel, de Noé, d’Abraham, de Moïse, de David. »
  6. Imprimé avec quelques variantes dans la Lettre à M***, et le chapitre 82 de l’Essai.
  7. Chap. 82 : « L’art des Sophocles n’existait point ; on ne connut d’abord en Italie que des représentations naïves de quelques histoires de l’Ancien et du Nouveau Testament ; et c’est de là que la coutume de jouer les, mystères passa en France. »
  8. Chap. 121 : « Rien ne rappelle davantage l’idée de l’ancienne Grèce... (le cardinal Bibiena avait fait revivre la comédie grecque, »
  9. Les Abeilles, vers 15 et sq. L’édition Mazzoni (Bologne, 1887) donne au second
    vers la leçon :
    Che risponde da i sassi ov’Eco alberga.
  10. Orlando furioso, C. VII.
  11. Ibidem, C. XXXV.
  12. Voltaire en a traduit plusieurs passages dans l’article Epopée du Dictionnaire philosophique.
  13. Essai sur les mœurs, chap. 121 : « Si l’on veut mettre sans préjugé dans la balance l’Odyssée d’Homère avec le Roland de l’Arioste, l’Italien l’emporte à tous égards ; tous deux, ayant le même défaut, l’intempérance de l’imagination et le romanesque incroyable. L’Arioste a racheté ce défaut par des allégories si vraies, par des satires si fines, par une connaissance si approfondie du cœur humain, par les grâces du comique, qui succèdent sans cesse à des traits terribles, enfin par des beautés si innombrables en tout genre, qu’il a trouvé le secret de faire un monstre admirable. »
  14. Pastor fido, chœur du deuxième acte.