Visites aux villes d’art septentrionales - La Peinture à Gand

Visites aux villes d’art septentrionales - La Peinture à Gand
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 405-432).
VISITES AUX VILLES D’ART SEPTENTRIONALES[1]
LA PEINTURE À GAND

Fiers à juste titre de leurs beaux peintres actuels : Baertsoen, Claus, Delvin, van Rysselberghe, les Gantois s’enorgueillissent aussi de vivre au berceau de la peinture flamande. Ne les accusons point de mégalomanie. Hiéronymus Münzer, médecin nürembergeois de la fin du XVe siècle, décrivant l’Agneau Pascal dans ses notes de voyages (1495), ne dit-il pas qu’on y trouve « tout l’art de peindre ? » Au bord de la prairie divine où l’Agneau s’immole, les peintres du Retable dressent la Fontaine de vie épanchant ses ruisselets argentés. Et le chef-d’œuvre tout entier est resté pour l’art septentrional une source d’études et d’enthousiasme, la Fons vitæ. L’Italie eut les fresques de Masaccio ; la Flandre eut le polyptyque des van Eyck. Encore les synthèses monumentales de la chapelle des Brancacci s’annoncent-elles chez Giotto ; mais où trouver un précédent à l’épopée religieuse de l’Agneau ? L’œuvre d’affranchissement des artistes septentrionaux de la fin du XIVe siècle est grande et captive à raison la critique. Mais entre les tentatives les plus heureuses des miniaturistes déchirant les entraves du formalisme scolastique et les réalisations définitives des frères van Eyck, la distance reste telle que l’esprit, pour se satisfaire, s’arrête encore à l’idée de la révélation. Pourtant ce mystère n’absorbe point tout l’intérêt de l’école gantoise, et puisqu’une brillante exposition assure aux richesses vénérables de la cité le bénéfice de la curiosité internationale, esquissons ici un « petit guide de la peinture à Gand » que les visiteurs de la ville des Artevelde demanderaient en vain à leur libraire.


Au XIIe siècle, les moines de l’ancienne abbaye de Saint-Bavon firent peindre de grandes figures aux ébrasemens des fenêtres de leur réfectoire ; vêtues de longues tuniques en tissu quadrillé, elles se réclament de la tradition répandue par les mosaïstes de San Vitale et sont plus asservies au style italo-byzantin que les fresques contemporaines de Tournai. Comparez les vestiges tournaisiens à ceux de Gand ; l’école wallonne incontestablement vous paraîtra appelée à préparer l’avenir. — Les importantes fresques de l’hôpital de la Byloque : un Saint Jean, un Saint Christophe et une grande composition de 4m, 50 de large : le Christ bénissant sa mère, seraient du XIVe siècle. Le Sauveur et la Vierge, assis sur un trône aux lambrequinures ogivales, se détachent sur une tapisserie à rinceaux soutenue par trois anges. L’idéal du peintre de la Byloque est celui de l’art médiéval finissant, c’est-à-dire du grand art français au déclin ; les volutes du manteau de la Vierge, l’attitude hanchée du saint Christophe nous en instruisent. L’histoire explique mal ce rayonnement de l’esthétique française à Gand. Si les Gantois sont nombreux dans les rangs des Leliaerts, l’aspect des choses a changé dès le milieu du XIVe siècle, et le sage-homme Jacques van Artevelde est le mandataire du radicalisme ouvrier. « Poures gens l’amontèrent premièrement, » dit Froissart. Mais le même Ruwaert écrit en français au roi d’Angleterre, et tout l’art des Flandres et de la Wallonie suit la discipline des ateliers parisiens. Jehan de Bruges, André Beauneveu, et aussi le peintre du Parement de Narbonne subissent la suzeraineté française. Mais le courant démocratique rendait paradoxale la peinture formaliste du moyen âge. Pour en briser les cadres, Jean Malouel, Jacquemart de Hesdin, Melchior Broederlam transposent les leçons qu’ils ont reçues, — par quelle voie ? — du trecento italien. Les grands miniaturistes Jacques Coene, Haincelin de Haguenau, les frères de Limbourc viennent enfin et les réussites abondent chez ces précurseurs géniaux. Mais la peinture humaine qui sera celle de la Flandre au XVe siècle et par dérivation celle du monde moderne n’a pas trouvé son champ définitif[2]. Les miniatures sont faites pour la joie égoïste des princes et grands seigneurs ; les peintres de taveliaux comme Broederlam et Malouel disposent de pauvres moyens techniques ; la peinture murale redoute les expressions nouvelles. En vain cherche-t-on des modèles à méditer. Le plus difficile, autant dire tout, reste à faire. Les frères Hubrecht et Johannes d’Eyck-sur-Meuse seront les héros d’une impossible aventure.


Deux citations dans les comptes de Gand, une mention dans un testament, — c’est à quoi se réduisent les textes contemporains de Hubert et relatifs à l’aîné des deux frères. Les échevins lui payèrent des travaux en 1424-25 ; l’année suivante, ils offraient un don en argent à ses élèves ou varlets, et la même année il est dit dans le testament de Robert Poortier et de sa femme Avesoete’s Hoegen qu’on placera dans leur chapelle mortuaire de l’église Saint-Sauveur une image de saint Antoine détenue par Meester Hubrechte den scildere (maître Hubert le peintre) avec divers autres ouvrages destinés à cette chapelle. De nombreux scilders et pingers « œuvraient » dans la cité vers le même temps que l’aîné des van Eyck : Pierre van Beervelde, Willem van Axpoele, Jan Martins, Willem van Lombeke, dit de Ritsere, grand favori de la maison comtale, de l’échevinage et des corporations. Des documens d’archives parfois prolixes sauvent ces noms qu’aucune œuvre ne transmet. Pourquoi cette abondance de renseignemens sur ces « maîtres, » — qui sont surtout peintres d’étendards et étoffeurs de statues, — et pourquoi ce silence autour du créateur de la peinture flamande ? L’artiste est étranger à la ville ; peut-être ne fait-il pas partie de la gilde des peintres, et celle-ci, comme d’autres corporations artistiques du pays, connaît les abus de la tyrannie protectionniste. Ne forçaient le cénacle que les Gantois de naissance possédant droit de bourgeoisie et consentant pour leur entrée à donner six livres de gros, à offrir un plat en argent et à payer un banquet au doyen et au juré. Cette ville républicaine s’offrait le luxe d’une ploutocratie de peintres.

Hubert n’apparaît point sur le registre corporatif. Qu’a-t-il produit, où a-t-il vécu avant son arrivée à Gand ? Il est né dans la petite ville campinoise de Maesyck, et des travaux récens imposent la conviction qu’il est l’auteur de sept miniatures peintes entre 1415 et 1417 dans les Très belles Heures de Nostre-Dame, manuscrit insigne commencé pour Jean de France, duc de Berry[3]. Quatre de ces feuillets faisaient partie du fragment des Très belles Heures détruit dans l’incendie de la bibliothèque de Turin ; les trois autres décorent le fragment qui appartient au prince Trivulzio. « Ces sept feuillets forment l’ensemble le plus merveilleux qui ait jamais décoré un livre et sont, pour leur époque, l’œuvre la plus stupéfiante que l’histoire de l’art connaisse. » (Hulin de Loo.) Intelligence de la lumière, rendu de la perspective linéaire, effets des ombres sur les clairs, — tout est nouveau et d’une vérité décisive dans les adorables tableaux de genre : Le duc Guillaume de Bavière avec sa suite sur le rivage de la mer du Nord (fragment de Turin), la Naissance de saint Jean-Baptiste (bibliothèque trivulzienne) et l’impressionnante Messe des Morts (id.). Seulement, les figures sont mollement construites et ce défaut n’est atténué que par leur petitesse. C’est la revanche de l’archaïsme. De plus, les étoffes restent fluides et forment des ondes curvilignes comme chez les miniaturistes de l’ancien style. Quatre autres feuillets sont attribués au frère cadet Jean ; cette fois, les étoffes sont pesantes et se brisent en plis rectilignes. Les dernières traces du style parisien illustré par le miniaturiste Pucelle s’évanouissent ; la physionomie du style eyckien s’achève.

Hubert avait-il entamé le Retable de l’Agneau avant de se fixer à Gand ? Le donateur Judocus Vyt aurait repris la commande faite, a-t-on supposé, par Guillaume de Bavière et devenue caduque par la mort de ce prince (1417). Rien d’étonnant à ce qu’un maître réputé s’installât à Gand alors en pleine période de calme et de restauration. En dépit de l’intolérance corporative, — elle allait jusqu’à vouloir interdire aux Gantois l’achat d’œuvres exécutées par des maîtres étrangers à la ville et à la gilde ! — le patriciat de la ville vint à Hubert., Judocus ou Josse Vyt, époux d’Isabelle Borluut, était fils de bailli, propriétaire de plusieurs hôtels, seigneur de plusieurs endroits. Échevin inférieur de Gand en 1395, échevin supérieur en 1425, il fut nommé voorscepene ou bourgmestre l’année qui suivit l’inauguration du Retable. On lui devait cet honneur. Très charitable, il fonda plusieurs établissemens hospitaliers, ce qui ne l’empêcha point de réprimer dans le sang une révolte des petits métiers. Josse Vyt mourut en 1439, et sa femme en 1443. Tous deux furent enterrés dans l’église Saint-Etienne-les-Augustins et non point dans la chapelle de l’église Saint-Jean (depuis Saint-Bavon), qu’ils avaient achetée à cette intention et où le Retable fut inauguré en 1432. Hubert van Eyck n’avait pu achever le chef-d’œuvre. « En l’an du Seigneur, sois en certain, mille quatre cent vingt-six, au mois de septembre, le dix-huitième jour tombait, lorsque dans la souffrance je rendis mon âme à Dieu, » dit son épitaphe ; et le maître avait été enseveli dans la crypte de l’église Saint-Jean sous une dalle d’ardoise portant un squelette en marbre blanc. Plus tard l’édification d’une nouvelle nef entraîna la suppression des tombes souterraines et la dispersion des ossemens. Seul le bras droit de Hubert, enfermé dans un étui de fer, resta longtemps exposé comme une relique au cimetière. — Pour achever le Retable, à qui s’adresser, sinon au frère cadet ? Peut-être avait-il déjà travaillé au polyptyque ? Peut-être sa gloire éclipsait-elle déjà celle de son aîné ? Peintre de Jean de Bavière, dit Jean sans Pitié, de 1422 à 1424, Jean van Eyck, un an avant la mort de Hubert, était entré au service de Monseigneur de Bourgogne le duc Philippe, que nous appelons le Bon, et que les Gantois dénommaient Philippin aux longues jambes. Des missions pour le compte de Philippe, un séjour à Lille (1426-28), un voyage au Portugal (1428-29), son installation finale à Bruges (1430), empêchèrent le cadet d’accorder des soins ininterrompus au Retable. Malgré tout, le polyptyque fut marqué en maintes parties de son génie ; peut-être même exécuta-t-il entièrement quelques figures essentielles.


O Muse ! alto ingegno ! Or m’aiutate...


m’écrierais-je, si les limites d’un Guide comme celui-ci ne m’interdisaient tout élan lyrique. Essayons d’être concis en parlant de ce roi des retables où « l’esprit peut s’arrêter à l’infini et rêver à l’infini, sans trouver le fond de ce qu’il exprime ou ce qu’il évoque. » (Fromentin.) Imaginons le polyptyque reconstitué en ses élémens originaux et fermé. Dans le bas sont les donateurs Josse Vyt et sa femme Isabelle Borluut, saint Jean-Baptiste et saint Jean l’Evangéliste ; plus haut, le mystère de l’Annonciation se déroule en quatre panneaux surmontés de lunettes montrant les sibylles de Cumes et d’Erythrée, les prophètes Zacharie et Michée. Le portrait de Josse Vyt représente le donateur au terme de sa vie ; il y a donc lieu de croire que l’extérieur fut exécuté en dernier lieu. Pourtant, il est la préface de l’événement exalté à l’intérieur et sous sa forme symbolique, prédit l’Adoration de l’Agneau par la présence des prophétesses païennes, des prophètes juifs, de Gabriel qui annonce à Marie le Messie, du précurseur Jean-Baptiste qui le premier fit savoir qu’il était venu, enfin de Jean l’Evangéliste, lequel, dans l’Apocalypse, a révélé le Signe éternel de l’Agneau dans le ciel.

L’intérieur glorifie le mystère de l’Agneau et résume les doctrines dont l’Immolation et la Résurrection de Jésus-Christ sont le centre. Il n’y a point de plus haut symbole chrétien ; l’idée du sacrifice de Dieu et celle de sa victoire, l’histoire de la chute des hommes et de leur rédemption s’y réunissent et s’offrent comme un enseignement perpétuel à ceux que le Seigneur désigna pour établir son règne ici-bas. Le thème symbolique du chef-d’œuvre est fourni en partie par l’Apocalypse qui prophétise la victoire de l’Agneau et le triomphe de l’Église et par les textes de la fête de tous les saints. Pour la disposition iconographique, les peintres ont interprété une tradition populaire suivant laquelle un veilleur de Saint-Pierre de Rome vit en songe le patron de la basilique qui lui montra l’Éternel entouré d’un chœur d’anges, ayant à sa droite la Vierge couronnée, à sa gauche saint Jean-Baptiste, et recevant l’hommage des Vierges, des patriarches, des saints, des chevaliers, du menu peuple. Cette vision de gloire, les peintres du Retable la pénétrèrent d’esprit mystique en faisant de l’Agneau le centre de leur épopée divine. — La zone supérieure du polyptyque ouvert se compose de sept panneaux. Au centre, Dieu le Père ; à droite, la Vierge, les Anges chanteurs ; à gauche, saint Jean-Baptiste, les Anges musiciens ; aux deux extrémités, Adam et Eve. Au-dessus de nos ancêtres deux petites grisailles : le Sacrifice d’Abel et de Caïn et le Meurtre d’Abel. Dans la zone inférieure se voient cinq panneaux : au centre, la composition décrivant l’Adoration proprement dite et que nous appellerons l’Agneau mystique, sur les côtés à droite les Chevaliers du Christ et les Juges Intègres, à gauche les Ermites et les Pèlerins[4]. A cet ensemble les peintres du Retable surent donner une forme si plastique, ils personnifièrent si nettement les idées chrétiennes autour de l’Agneau rédempteur que, le 23 avril 1458, sur la place du Marais, la gilde des peintres gantois reproduisit en tableau vivant l’intérieur du polyptyque à l’occasion d’une visite de Philippin aux longues jambes, lequel, ce jour-là, fit son entrée par la Porte de Bruges.

Toute trace d’inspiration médiévale n’a point disparu du Retable. Le pian général, l’opposition des zones céleste et terrestre, la ferveur solennelle des grandes figures, l’esprit monumental de l’œuvre et ses divisions architectoniques, autant de survivances du grand art gothique français. Mais cette fidélité a dépouillé entièrement les formes scolastiques et n’arrête plus l’ardeur des peintres à explorer le monde nouveau où ils s’engagent. Leur art lutte avec la réalité. A l’extérieur, les deux saints Jean imitent des statues à faire illusion. L’âme des choses emplit la chambre de (‘Annonciation où les moindres détails révèlent l’intelligence suprême de la nature morte, tandis que les portraits de Josse Vyt et d’Isabelle Borluut proclament de leur côté l’observation et les réalisations infaillibles des créateurs du nouveau style. Et ces beautés sont grandes en dehors de toute notion évolutive, et non seulement par comparaison avec l’art qui précéda ou suivit. — A l’intérieur, nouveaux triomphes, obtenus peut-être d’une façon moins égale. Dans les groupes d’apôtres, de martyrs, de chevaliers, de pèlerins, d’ermites, les peintres tentent d’individualiser chaque personnage par l’attitude et la physionomie. Pour la première fois et avec la plus surprenante vérité, la peinture éternise des raccourcis d’humanités diverses : ermites aux cheveux crépus, pèlerins joyeux et bons vivans, chevaliers en grand arroi. Parmi ces derniers, il y a sûrement des portraits ; pourtant un seul personnage nous semble identifié avec quelque certitude : Jean de France, duc de Berry : il figure dans le volet des chevaliers du Christ ; on l’a reconnu à son nez camus, son bonnet de fourrure orné d’une agrafe d’orfèvrerie et le joyau qui brille sur sa poitrine[5]. Autour de l’autel, dans le groupe des apôtres et des vrais serviteurs de l’Église, on sent que le peintre opère avec un petit nombre de modèles ; pour les varier, il a recours à des méthodes archaïques et doit se contenter d’atténuer ou d’exagérer les caractères de quelques types donnés.

Les masses sont plus compactes aussi ; l’air ne circule pas librement entre ces apôtres farouches et ces prélats harnachés d’orfèvrerie. L’uniformité physionomique est plus sensible encore dans les types féminins. C’est le même modèle qui sert pour la Vierge de l’Annonciation, la Vierge de l’intérieur, la figure d’Eve et les deux saintes femmes qui suivent les Ermites ; et c’est ce même type que les auteurs du Retable utilisent, en l’idéalisant avec d’inexplicables intuitions classiques, pour les Anges musiciens et chanteurs. A côté de ces enfans somptueux, Adam et Eve étalent la misère terrestre. Et à voir le premier couple, si véridiquement et scrupuleusement humain, la stupéfaction des premiers spectateurs fut telle que tout de suite la chapelle de Josse Vyt s’appela la chapelle d’Adam et Eve. — Quant au paysage, après cinq siècles, il continue de nous enchanter à nous faire pleurer. Quelle réalité attendrissante et sans réticence dans ces fleurettes qui émaillent la douce prairie du sacrifice, — toutes fleurettes de notre sol, — et dans les oiseaux qui filent, tournoient, planent, nichent dans la vallée où cheminent les bons pèlerins des Flandres ! Et pourtant, c’est une Flandre idéale, qui vit dans le chef-d’œuvre. Amour, rêve, énergie surhumaine atteignirent un degré insurpassable. Et le premier et divin portrait de la Flandre était tracé :


Les douces fleurs poussaient dans le tapis de l’herbe ;
De petits bois montaient naïfs et recueillis :
C’était la Flandre avec ses prés et ses taillis
Et son large horizon ceint de clochers superbes.


Une vieille inscription, malheureusement effacée par endroits, est peinte sur l’extérieur des volets. On en force parfois le sens, suivant que l’on considère l’aîné ou le cadet des frères comme le peintre principal de l’Agneau. Si louangeur qu’il soit pour Hubert, le texte indique nettement que Jean travailla au Retable et ne dit point que le cadet fut inférieur à l’aîné, ce qui serait contraire à la vérité. Des critiques vont jusqu’à voir en Hubert l’auteur unique du chef-d’œuvre et font grand état de deux textes récemment mis au jour : les notes de voyage de Hiéronymus Münzer (1495) et un passage des Voyages du cardinal Luigi d’Arragona (1517-1518) rédigés par le secrétaire de ce prélat, le chanoine Antonio de Beatis. On exagère la portée de ces témoignages. Pour le docteur Münzer, les deux frères se confondent en un seul personnage ; il écrit que le peintre repose sous le Retable (c’est Hubert) et toucha 600 couronnes en plus du prix convenu (c’est Jean). Quant au bon chanoine il n’a d’yeux que pour Adam et Eve, et, à lire attentivement son texte, on s’aperçoit qu’il ne parle que de ces deux figures quand il écrit « che forno fade da un maestro de la Magna alta decto Roberto » (Hubert). Le reste du texte ne détruit pas la croyance traditionnelle dans la collaboration de Jean ; le frère acheva le sujet principal, nous dit Antonio de Beatis, et ce sujet représente l’Assomption de la Vierge ! La mémoire du chanoine n’est point celle che non erra, et nous aurions tort de nous y fier aveuglément.

Le style des figures va-t-il nous guider dans cette périlleuse enquête ? Le manque d’aisance des petits personnages pressés les uns contre les autres sur un terrain exagérément incliné est un signe notable d’archaïsme. Il y faut, pensons-nous, distinguer l’esprit « hubertien. » Les petites figures sans doute sont presque toutes l’œuvre de l’aîné et nous pouvons nous souvenir ici des critiques qu’appelle le défaut de structure des petits personnages de ses Très belles Heures de Nostre-Dame. N’est-il l’auteur d’aucune des grandes figures du Retable ? Sûrement, le schéma des personnages monumentaux lui appartient ; mais le génie de Jean, d’une objectivité souveraine, a parachevé ces figures en y ajoutant l’agrément d’une technique infaillible. En quel endroit d’ailleurs reconnaît-on le style curviligne de l’aîné ? C’est à croire que tous les vêtemens, — sauf les armures des Chevaliers du Christ, — ont été refaits par le cadet, ou par d’habiles disciples d’après le système rectiligne de Jean. Que si l’on trouve aventureuse l’opinion qui veut que Jean ait marqué le chef-d’œuvre entier de son sceau, nous demanderons par quels procédés d’investigation on en vient à soutenir que les figures de l’Annonciation, à l’extérieur, furent laissées inachevées par Hubert et respectées par Jean, en hommage à l’imperfectibilité fraternelle. Pourquoi n’aurait-il pas agi de la sorte avec tout le Retable ? C’est que certaines parties étaient loin d’être aussi poussées à la mort de Hubert, peut-on répondre. Mais l’intervention de Jean fut donc sérieuse. En s’abandonnant à cette hypothèse pour l’Annonciation, on a perdu de vue le souci des maîtres flamands du XVe siècle de donner à l’extérieur des retables un maximum de beauté et de plasticité décoratives. Leur parti pris est constant de peindre à l’extérieur de leurs volets des grisailles pareilles à leurs préparations et qui souvent imitent des statues et des bas-reliefs. Les revers du polyptyque de l’Agneau en offrent même des exemples mémorables avec les deux saints Jean, — l’Evangéliste, constatons-le en passant, portant des boucles tirebouchonnées comme l’un des apôtres endormis, dans le Jésus au Mont des Oliviers des Heures de Nostre-Dame (fragment de Milan), feuillet considéré comme une œuvre de jeunesse de Jean van Eyck. Aucune déduction n’est-elle à tirer de l’âge que nous voyons à Josse Vyt ? Le donateur mourut en 1439. Le peintre ne nous montre pas un homme qui en a pour vingt ans encore, et nous croyons raisonnable de supposer que Jean, l’incomparable portraitiste, exécuta cette effigie, chef-d’œuvre dans le chef-d’œuvre, peu avant l’inauguration du Retable.

Au surplus, il n’est jamais entré dans nos intentions de revendiquer pour le cadet la paternité du Retable ; nous rappelons ses droits de collaborateur en nous étonnant de l’aisance avec laquelle on supprime les années pendant lesquelles l’Agneau fut entre ses mains. Par malheur, le chef-d’œuvre passa par d’autres mains. Lancelot Blondeel et Jan Scorel le restaurèrent en 1530 ; Van den Heuvel nettoya Adam et Eve en 1632 ; un certain Laurent travailla à la Vierge, en 1825, à Dieu le Père, à saint Jean-Baptiste, à l’Agneau mystique en 1828. Dans cette dernière partie, le premier prophète en houppelande lilas est fort retouché ; la Fontaine de Vie est quasi repeinte, un diacre en dalmatique devant saint Liévin a le col de sa chasuble refait, des vernis douteux répandent inégalement leur lustre. Les volets de Coxcie se couvrent par endroits de petites chancissures. Les gardiens du chef-d’œuvre attendent-ils avec une douce passivité les secours de la Providence ?... Le Retable dut affronter tour à tour les flammes de l’incendie (en 1691 et en 1821), la convoitise des amateurs princiers : Philippe II et Elisabeth d’Angleterre, le vandalisme des briseurs d’images, la formidable manie spoliatrice de la République, une et indivisible. Mais en 1815 toutes les parties originales du polyptyque se trouvaient à Gand, — ce qui ne veut pas dire que toutes fussent sur l’autel de Josse Vyt, Adam et Eve ayant été relégués dans les combles pour avoir offusqué Joseph II. L’indigence de l’église, l’ignorance des marguilliers, la bêtise de soi-disant connaisseurs, la roublardise d’un marchand consommèrent en quelques jours un démembrement évité depuis des siècles. Le marchand Niewenhuys paya mille francs pièce les panneaux qui sont à Berlin ; les fabriciens croyaient être bien payés ; les antiquaires avaient déclaré que cent francs par panneau serait un beau prix ! En 1861, Adam et Eve, tirés de leur grenier grâce au comte de Laborde, entrèrent au Musée de Bruxelles... Gand vient d’élever un monument aux frères van Eyck, et l’on a prétendu que les fêtes inaugurales affectèrent des allures expiatoires. Nous pouvons espérer que désormais les intentions de Josse Vyt seront respectées. De son vivant, le mécène avait fait don à l’église de plusieurs terres pour subvenir aux soins que réclamait le chef-d’œuvre et payer les offices qui devaient être célébrés dans la chapelle de l’Agneau. Admirable souci ! Avec ses marbres blancs et noirs, ses peintures, ses merveilleux tombeaux, Saint-Bavon est une église somptueuse ; on devine des soins jaloux dans sa toilette, et loin de nous la pensée qu’on se désintéresse de (‘Agneau ! Ceux-là mêmes qui le gardent inspirèrent, je crois, l’idée du monument élevé Huberto et Johanni van Eyck par la Belgique et les autres nations... Mais ne devrait-on pas tâcher d’éviter le plus possible les restaurations totales de chefs-d’œuvre et, par conséquent, veiller sans répit au parfait chrétien du Roi des Retables ?


En 1448, un autre mécène gantois, Jacob de Ketelboetere, fit peindre à l’huile, sur l’une des parois de la chapelle des Bouchers de Gand, une vaste composition qui fut retrouvée en 1854 sous plusieurs couches de peinture et restaurée avec indiscrétion par le peintre archéologue Félix De Vigne. L’œuvre représente la Nativité ; au centre, l’enfant Jésus est étendu sur une sorte de gloire dorée ; à ses côtés se tiennent sa mère et saint Joseph, aux têtes repeintes ; derrière lui est la juive Zélénie tenant un phylactère. Des anges avec ou sans blason participent à la scène sacrée. Philippe le Bon, son fils le comte de Charolais, sa femme Isabelle de Portugal suivie d’Adolphe de Clèves, seigneur de Ravenstein, s’agenouillent au premier plan. Dieu le Père et le berger placés au haut de la peinture sont de l’invention de Félix de Vigne. L’érudition gantoise désigne, comme auteur de cette Nativité, un maître qui vécut à Gand de 1440 à 1454, Nabur Martins, peintre de retables (il en exécuta pour sainte Walburge d’Audenaerde, pour la corporation des boulangers et des épiciers de Gand) et surtout grand enlumineur de bannières et d’étendards. Très occupé et pour cette raison sans doute, fort inexact, plusieurs de ses contrats prévoient des amendes en cas de retard. L’un de ses cliens les plus considérables fut ce Jacques de Ketelboetere qui cumulait les fonctions de poissonnier avec celles de boucher et habitait au Marché de la Boucherie une maison portant l’enseigne den Grooten Steur. Pour que nul n’en ignorât, cet important bourgeois fit inscrire sous la Nativité : « Heeft doen maken Jacob de Ketelboetere, int jaer van ons Heeren als men screef MCCCCXLVIII. — Jacques de Ketelboetere fit exécuter cette peinture en MCCCCXLVIII. »

L’art du maître de Mérode s’évoque à l’instant devant la peinture de la Boucherie ; on a analysé cette parenté ; nos notes personnelles, prises il y a cinq ans, insistent sur les affinités de la composition gantoise avec l’art du grand anonyme. Agenouillée dans les plis de son manteau blanc aux ombres bleutées, la Vierge, sinon par la tête, du moins par l’attitude, est sœur de la douce Madone qui figure dans la Nativité de Dijon, donnée au maître de Mérode ; la juive Zélénie, en long corsage blanc et robe rouge, est coiffée d’un turban orange comme la Zélénie dijonnaise à laquelle elle ressemble d’ailleurs aussi par la rondeur un peu exagérée des joues, particularité physionomique propre au maître de Mérode. Le duc Philippe avec sa tête osseuse, Charolais au teint bruni, et dame Isabeau vêtue d’un « accoutrement d’argent semé de roses d’or, » comme dit un texte du XVIIe siècle, sont de bons portraits d’un disciple des van Eyck. Mais il y a plus d’un caractère « eyckien, » et surtout « hubertien » dans l’œuvre du maître de Mérode. Des archéologues gantois, MM. A. Heins et L. Maeterlinck reconnaissent même formellement des monumens de leur ville dans les fonds de la Nativité dijonnaise (le château des Comtes, l’église Saint-Nicolas et même la Grande Boucherie décorée par Nabur Martins) et dans les sites urbains de l’Annonciation de Mérode (le steen de Gérard le Diable, l’église Sainte-Pharaïlde, l’église Saint-Jacques). La tentation était grande de démontrer que le maître de Mérode était disciple de Hubert, que ses origines artistiques étaient gantoises. Des érudits gantois n’y ont pas résisté. « Voyez la peinture de la Boucherie, nous dit-on. Elle est sûrement du maître de Mérode ; ne cherchons plus du côté de Tournai ; abandonnons Campin comme nous avons abandonné Daret et mettons sur le front de Nabur Martins, les lauriers qui reviennent au peintre de l’Annonciation de Mérode, des panneaux de Heinrich von Werl et des sublimes fragmens de Francfort. »

Les œuvres cataloguées sous l’étiquette de Flémalle ou de Mérode, répondrons-nous, sont de plusieurs mains, et le maître qui domine ce groupe est un géant qui se tient entre les van Eyck et Roger en se haussant à leur taille. La Nativité de Dijon ne nous paraît pas de sa main, non plus que celle de la Boucherie. Votre Nabur Martins ne marche point de pair avec ce surhomme. Il se contente de faire partie de sa suite.


Il faut attendre les environs de 1470 pour voir refleurir à Gand les vertus géniales des van Eyck dans l’œuvre ardente et grave de Hugo van der Goes. Petrus Christus né à Baerle près de Gand représentait évidemment la tradition des peintres de l’Agneau ; mais devenu bourgeois de Bruges, il avait en outre subi l’emprise de Roger van der Weyden et des maîtres harlemois. Hugo van der Goes, né à Gand (on peut en croire un document contemporain), doyen de la gilde des peintres de 1474 à 1476, nous ramène aux cimes de l’inspiration flamande. Celui-là dut s’abîmer maintes fois dans la contemplation du polyptyque ; tout son œuvre garda l’empreinte d’une telle méditation. Et comme son âme brûlait d’une sensibilité extrême, il ajouta les trouvailles de son génie personnel aux splendeurs ressuscitées du Retable. Le premier dans l’art des Flandres, il sut unifier ses compositions non point par la seule intention religieuse, mais par les relations humaines des personnages entre eux, par la vie morale qui les anime vis-à-vis du sujet. Il alla plus loin que les van Eyck dans la voie de l’individualisation et son saint Antoine du triptyque des Portinari (Offices), tout en étant le portrait de l’ascétisme, est un vieillard plus personnel que les ermites du Retable. Les destins modernes du clair-obscur s’annoncent dans cette illustre tavola des Portinari, et les hommes de la glèbe font leur entrée dans la peinture. L’art de van der Goes connut aussi l’exquise détente des petites œuvres, ce qui sans doute influa sur la formation d’une école de miniaturistes gantois. De telles aspirations, de tels triomphes dépassaient la norme. La raison du maitre sombra... Je lis, dans l’excellent petit catalogue du musée de Gand, cette note sous le nom de Hugo : « Il est regrettable pour la ville de Gand qu’elle n’ait su conserver, ni reconquérir aucune de ses œuvres. Ni une statue, ni un monument n’y rappelle le plus illustre artiste qu’elle ait produit, alors que tant d’hommes de second rang y sont commémorés. » Van der Goes n’est représenté au musée de la ville que par une réplique d’un Christ mort porté au tombeau ; l’original peint à la détrempe et sur toile fut détruit dans l’incendie d’un palais à Gênes, à l’exception des têtes de la Vierge et de saint Jean (bibliothèque du collège de Christ Church à Oxford). Il existe de nombreuses répliques de ce Christ mort ; celle de Gand n’est pas des meilleures.

Il nous faut résister à la tentation de dire ici tout ce que l’on sait depuis peu de la curieuse activité d’un contemporain et ami de van der Goes que Vasari appelle Giusto da Guanto (Juste de Gand) et dont le vrai nom serait Josse van Wassenhove. Né entre 1430-33, maître à Anvers en 1460, puis à Gand en 1464, il partit entre 1468 et 1470 pour Rome d’où Frédéric de Montefeltre le manda pour décorer son Studio d’une série de portraits de grands hommes peints à l’huile. Mais le peintre gantois exécuta d’abord pour la confrérie du Corpus Christi une grande Cène que l’on n’avait pu obtenir de Piero della Francesca et pour laquelle Paolo Ucello avait déjà fourni une prédelle. Ce grand retable est toujours à Urbin ; on reconnaît l’enseignement de van Eyck dans l’architecture, de van der Goes dans les têtes d’apôtres et les mains, de Thierry Bouts dans les altitudes de certains assistans (l’un de ces derniers, Caterino Zeno, reproduit une figure du Martyre de saint Erasme de Louvain). Les vingt-huit portraits de philosophes, poètes, lettrés, Pères de l’Église que Josse peignit après la Cène sont moitié au Louvre, moitié au palais Barberini à Rome[6]. Ces images étaient fort appréciées au début du XVIe siècle. Le jeune Raphaël les étudia et les reproduisit dans des dessins qui sont à Venise.) C’est ainsi que le maître de l’École d’Athènes se rattache aux pères de l’école gantoise, inspirateurs de Giusto... Pour la seconde salle du Studio, Josse van Wassenhove peignit, vers 1476, la représentation des sept Arts libéraux. Frédéric, ses filles, des membres de sa famille servirent de modèles. Quatre seulement de ces allégories sont conservées : la Musique et la Rhétorique à la National Gallery, l’Astronomie et la Dialectique à Berlin. Attribuées longtemps à Melozzo da Forli, rendues à Giusto da Guanto, elles montrent des donateurs d’allure flamande agenouillés devant les Arts et les Sciences qu’incarnent de charmantes jeunes femmes, sœurs des belles Florentines de Botticelli et de Ghirlandajo. Nul peintre ne peut disputer à Josse van Wassenhove le titre de premier italianisant de l’école flamande. ;

Le peintre de la Cène d’Urbin n’est pas plus représenté à Gand que le grand Hugo van der Goes. Du moins lui a-t-on restitué un catalogue solide. D’autres maîtres gantois de ce temps connurent une grande notoriété : Daniel de Rycke, Jean et Gérard van der Meire. Mais où sont leurs œuvres ? Le dernier est un personnage mythique entre tous. Natif de Gand, mort après 1474, on lui attribua faussement les prophètes et les sibylles de l’Agneau ; on reconnut à tort en lui l’un des enlumineurs du Bréviaire Grimani (le Girardo de Guant de l’Anonyme de Morelli) ; enfin on a cessé de le tenir pour l’auteur d’un beau triptyque conservé dans l’une des chapelles absidales de Saint-Bavon, non loin du polyptyque des van Eyck. Ce triptyque est un Crucifiement où l’on démêle difficilement des traditions gantoises ; l’auteur est un épigone de Roger et de Thierry Bouts ; il soigne les vêtemens, les accessoires, affine ses personnages en les allongeant et rachète la monotonie de son coloris par les complications d’un paysage tributaire déjà du romantisme de nos italianisans du XVIe siècle. Un instant aussi, Gérard van der Meire fut considéré comme l’auteur du retable de Saint-Gilles conservé moitié à la National Gallery et moitié dans la collection Steinkopff (Londres). On se demande comment on a pu rassembler sous une même étiquette l’auteur de ce retable et celui du Crucifiement de Saint-Bavon. Le catalogue du « Maître de Saint-Gilles » reste peu abondant : deux petits portraits à Chantilly, une Arrestation du Christ de la collection Gardon à Bruxelles, une Présentation au Temple et une Fuite en Egypte de la collection Kaufmann à Berlin, un Saint Jérôme au Kaiser Friedrich Museum, un Épisode de l’histoire de saint Rémi jadis dans la collection de Beurnonville, une Madone à mi-corps dans le commerce (chez F. Kleinberger en 1911),

Le choix de certains sujets, l’exactitude avec laquelle sont reproduits d’anciens détails architecturaux de la basilique de Saint-Denis dans le retable de Saint-Gilles, sont les preuves d’un séjour de cet intéressant « anonyme » en France. Peut-être était-il Français ? Mais ses effets de clair-obscur, son soin extrême à individualiser les mains (comme Hugo van der Goes et Giusto da Guanto) disent l’ascendance flamande et spécialement gantoise de ce maître qui florissait vers 1500. Nul spécimen de son art n’est signalé à Gand. — Deux tableaux du musée de la ville témoignent d’une survivance des enseignemens de van der Goes dans l’école gantoise à l’extrême fin du XVe siècle, deux Familles de Sainte Anne, l’une en triptyque, l’autre sur un seul panneau ; très semblables par la disposition de leurs personnages, dérivant sûrement de l’école du peintre des Portinari, ce sont des documens remarquables, mais des documens plus que des œuvres ; et malgré le charme du visage de la Vierge dans la petite version, ces Familles font comprendre à quel point il était temps que l’esthétique flamande se renouvelât.


Si l’école gantoise du XVe siècle fait pauvre figure au musée de Gand, ce n’est point la faute des conservateurs très avertis des besoins de leur collection et très habiles à l’enrichir et à la classer. On trouve à la pinacothèque gantoise des morceaux instructifs de l’école aragonaise de la fin du XIVe siècle (Christ au tombeau), de l’école espagnole de la fin du XVe siècle (une Adoration des Mages italianisante pastillée d’or, agrémentée d’un château rose et d’une colline ténébreuse et un diptyque Pietà et Résurrection). On y admire un Couronnement de la Vierge, très beau morceau d’art florentin trécentiste, attribué à Orcagna[7] où les manteaux outremer du Christ et de la Vierge, le drap rouge tendu sur le trône divin, les vêtemens roses, gris, jaunes et bleus des anges musiciens composent l’harmonie la plus brillante, ainsi qu’un remarquable Christ au tombeau sur fond d’or, — dijonnais ou languedocien, peut-être même catalan ? La salle qui les renferme renseigne aussi sur les causes et les aspects de la grande crise où l’idéal de nos primitifs sombra dans le premier quart du XVIe siècle. Les trésors d’âme et de savoir des maîtres du XVe s’étaient accommodés d’une certaine monotonie iconographique qui finit par lasser. Et parmi les « gothiques » mêmes, deux maîtres aidèrent à rompre les digues : Geertjen tot Sint Jans (Gérard de Saint-Jean) de Harlem et Jérôme Bosch de Bois-le-Duc.

Pour ce qui est de ce dernier « novateur, chef d’école et créateur du genre fantastique et populaire où excellera Bruegel l’ancien, « comme dit très bien le catalogue du Musée, — la pinacothèque gantoise est particulièrement favorisée ; elle possède une œuvre du grand visionnaire, alors que « ni Bruxelles, ni Anvers, ni Amsterdam, ni La Haye, ni Paris, ni Londres n’ont de lui des œuvres incontestées. » C’est un Portement de Croix rassemblant une douzaine de figures autour d’un Christ très doux et comme absent de la scène. Les dehors populaires et grotesques de la tragique Passion sont traduits avec les réalités déconcertantes d’une caricature lyrique. Le bon larron est au haut à droite entre un capucin hargneux qui lui dépeint les atrocités de l’enfer et un pharisien ignoble qui pince les lèvres en bourgeois important. Un nègre hurle sous le pharisien ; devant le nègre, un gros soudard à trogne rubiconde étouffe sous son casque : plus bas que le soldat, le mauvais larron, au crâne garni d’emplâtres, ricane, gouaille, grince. Des tortionnaires auxquels se mêle un Chinois le suivent, insulte aux dents et aux yeux. Derrière le Christ sont groupés un bourreau moustachu aux airs de bravache, un vieillard édenté et comme endormi, une sainte Véronique gracieuse faisant pendant au mufle provocateur du mauvais larron. Dans certaines de ces têtes, les rencontres du « faizeur de dyables » avec le génial caricaturiste que fut le Vinci sont extraordinaires ; de plus, il y a dans ce Portement de Croix des transparences de tons, des bigarrures d’étoffes, des dégradations lumineuses, des colorations prismatiques, des teintes d’arc-en-ciel qui font de cette œuvre une sorte de carnaval de couleurs, le plus féerique et le plus lyrique que l’on puisse imaginer. Une autre œuvre du Musée est attribuée avec beaucoup de raison à Bosch : un Saint Jérôme en prière, en vérité étendu de tout son long, étalé sur un grand crucifix, au centre d’un large paysage lequel est là, semble-t-il, pour contrôler l’assertion du catalogue : « Bosch est l’un des inventeurs du paysage du XVIe siècle ; Patinier procède de lui. » Bosch agit sur l’art par son lyrisme, son imagination visionnaire, son génie parénétique, Geertjen tot Sint Jans par ses inventions dramatiques, ses effets de clair-obscur, ses groupemens hardis. Quelques peintures du musée de Gand disent l’action de ce dernier maître sur les Néerlandais septentrionaux : un Calvaire plein de douceur de Jacob Cornelisz van Amsterdam (né à Oostzaan, près d’Amsterdam vers 1470 et maître de Jan Scorel),une Pietà tourmentée de Cornelis Engel- brechtsz de Leyde (1468-1535), un Crucifiement (westphalien ? vers 1515 ?) de belle technique, mais aux personnages hydrocéphales. — Une saisissante Mise au Tombeau anonyme, peinte vers 1515-1525, combine le pathétique de Gérard de Saint-Jean et l’étrangeté de Bosch, tout en reproduisant une composition gravée d’Albert Dürer.

On veut voir dans cette Mise au Tombeau une œuvre gantoise. Belle, mais non d’une beauté inédite, elle confirme que Gand ne jouera pas un rôle essentiel dans l’histoire de la peinture flamande renouvelée. Pourtant la ville est riche au début du XVIe siècle, et Maximilien d’Autriche y fait une entrée qui émerveille Olivier de la Marche. Mais c’est à Bruxelles et à Anvers que l’orientation nouvelle se dessine avec Gossart, van Orley, Quentin Metsys. La seconde ville surtout voit naître et se développer cette sorte de romantisme parfois un peu baroque, souvent délicieux, dont l’un des protagonistes est l’auteur de l’Adoration des Mages de Munich, faussement signée Henricus Blesius, lequel pseudo-Blesius est représenté au musée gantois tout au moins par un disciple, avec une œuvre énigmatique : Un ange appointant un message à un vieillard couché. Ce « baroque primitif » est une première expression de l’italianisme flamand. Quelques traits en sont discernables aussi au Musée dans la Pietà citée plus haut du Néerlandais septentrional Engelbrechtoz, et dans une Vision de saint Bernard aux figures lourdes, au décor fantaisiste, au coloris monotone. On donne cette dernière œuvre à l’école gantoise (vers 1525-1540). Si des survivances traditionnelles y apparaissent, c’est dans le décor sculptural des piliers ornés de statuettes, tradition qui remonte à Roger van der Weyden. L’italianisme grandissant n’arrêta point l’irrésistible développement de l’école des « drôles » créée par Jérôme Bosch, couronnée par Bruegel l’ancien, et à laquelle Quentin Metsys apporta sa contribution avec ses sujets profanes très imités, notamment par le Zélandais Marinus van Reymerswale. De celui-ci le musée de Gand montre une Conversion de saint Mathieu, datée 1536 ; d’une facture lisse et très aisée, d’un coloris net et sec qui oppose les tons rougeâtres des architectures aux teintes blafardes des visages, c’est une œuvre de maître où l’auteur affiche ses outrances et son « maniérisme » habituels. Les expressions religieuses de Quentin Metsys, d’autre part, se prolongent dans une Vierge au Musée attribuée à l’atelier du « Maître de Francfort, » lequel travaillait dans le premier tiers du XVIe siècle et était peut-être d’origine hollandaise, ainsi que dans une autre Vierge du Musée, dont l’auteur inconnu répète fidèlement les harmonies gris-bleutées du fondateur de l’école anversoise.

Avec les disciples de van Orley et de Gossart, l’italianisme flamand se fit plus romain. L’un des inspirateurs du classicisme septentrional fut un élève d’Orley, Pierre Coecke d’Alost (1502-1550), en qui l’on a vu l’auteur d’une série de Saintes Cènes, jadis mises à l’actif de Lambert Lombard de Liège. Trois tableaux du musée de Gand s’apparentent à la manière de Coecke, ou plutôt du « Maître des Saintes Cènes : » une Adoration des Mages, une Femme adultère, une Nativité qui s’inspire d’une composition de Raphaël. Que deviennent en tout ceci l’école et la tradition gantoises ? D’école, il n’y en a pas. Les événemens politiques, les troubles religieux ne le permettent point. En 1540, Charles-Quint, « estant assis en son siège, environné de ses princes, noblesse et conseil, » faisait promulguer à haute voix la suppression des privilèges communaux ; l’orgueil gantois devait courber la tête à jamais. Pourtant, la prospérité de la ville n’était point morte. Le creusement du canal vers Terneuzen la réveilla. En 1565, Guichardin compare Gand à Milan, la plus riche des villes italiennes. Il y a toujours place pour les peintres dans les centres opulens. Gand eut un maître notoire dans la seconde moitié du XVIe siècle : Luc de Heere, né en 1534, mort en 1585.

Sa vie reflète l’instabilité des temps. Peintre-poète, choyé à Fontainebleau et en Angleterre, dessinateur de l’imprimerie Plantin, collectionneur érudit, ami de Marnix de Sainte-Aldegonde, il fut banni de Flandre en 1568 par le duc d’Albe, revint à Gand et mourut, croit-on, à Paris. Saint-Bavon a de lui une assez méchante grisaille : La Reine de Saba devant Salomon. Salomon, c’est Philippe II, et les femmes qui l’entourent, vêtues à la mode contemporaine, visent à l’élégance imposée par le Primatice. Elève de Frans Floris et importateur à Gand du romanisme intégral, Luc de Heere eut un mérite : il chanta les beautés de l’Agneau dans une Ode fameuse, première esquisse d’une histoire de l’art flamand. Son élève Karel van Mander est le chroniqueur de ce Schilderbeck qui, en dépit de la plus sérieuse conscience, a tendu maints pièges à l’érudition moderne. Luc de Heere et ses élèves auraient pu rallumer les flammes éteintes de l’école gantoise. Mais le prestige des peintres anversois nuisait à leur activité locale. Pour copier l’Agneau, Philippe II envoya à Gand, de 1557 à 1559, Michel Coxcie, dit le Raphaël des Flandres. Le fils de ce Michel, Raphaël Coxcie, acheva en 1588 pour la Keure gantoise un Jugement dernier qu’on voit au Musée ; l’œuvre est violente, froide, conforme aux formules d’un romanisme transcendant, mais elle s’éclaire au centre d’un ou deux beaux corps féminins. D’autres romanistes anversois travaillèrent pour Gand : Jacques de Backer, dit Palermo représenté au Musée par un triptyque lourd et opaque, et le grand artiste formé à Venise, Martin de Vos, qui, à l’opposé de Palermo, reste clair jusqu’à la transparence dans sa remarquable Famille de sainte Anne du Musée (1585). Gand fit même appel au savant et terrible Martin van Heemskerk ; son Crucifiement du Musée (1583) au ciel blafard, aux figures contournées, vient d’une abbaye gantoise. Ce n’est plus aux van Eyck, ni à van der Goes que l’on songe ; le baroque italien fait une première apparition dans notre art. On sait le repos que procure après ces exhibitions anatomiques quelques calmes portraits contemporains. Cette joie est donnée au musée de Gand par une excellente Tête de femme de François Fourbus le vieux et un vivant Buste d’homme d’Adrien Key.

L’indifférence des pouvoirs à l’égard des artistes gantois paraît justifiée, si l’on en juge d’après les restes de l’énorme retable (Vies de Jésus et de la Vierge, musée) que l’on a quelque envie de mettre au compte d’un disciple gantois de Frans Floris, Benjamin Sammeling, et d’après le retable du gantois Luc Horenbault conservé à l’église du Petit Béguinage et daté 1595. Pourtant, le sujet principal de cette dernière œuvre impose le souvenir des peintres de l’Agneau : au centre, la Fontaine de vie, sur l’un des volets l’Adoration du saint Sacrement par Grégoire le Grand, sur l’autre David rentrant avec l’arche à Jérusalem. Œuvre d’apologétique naïve où l’intérêt folklorique se substitue à l’art absent. S’il fallait absolument y découvrir des signes de l’esprit gantois, je noterais la pointe d’humour qu’apporte dans le groupe des hérétiques la présence d’une belle jeune femme flanquée d’un démon et tenant boutique de frivolités sous la pancarte aguichante : Compt al by en Koopt my ; — Approchez tous et achetez.


On aurait fort surpris le peintre Descamps en lui prédisant qu’un peu plus d’un siècle après la publication de son Voyage pittoresque de la Flandre et du Bradant on parlerait surtout de ce qu’il avait dédaigné. Il consacre d’assez nombreuses pages à Gand et quelques lignes seulement au Retable de l’Agneau dont le grand mérite, dit-il, est d’être le premier tableau à l’huile. Les œuvres des XVIIe et XVIIIe siècles réclamaient toute son attention. Il y en avait beaucoup à Gand ; on en voit encore un grand nombre, malgré la suppression de maints édifices religieux. Nous ne pourrions plus leur accorder une attention aussi exclusive que celle de M. Descamps, peintre du Roy ; nous aurions tort de les passer sous silence. La grande école d’Anvers eut de florissantes filiales à Bruxelles, Bruges, Liège, Gand et dans cette dernière ville comme ailleurs les confréries religieuses, les patriciens, le peuple mirent un zèle sans borne à restaurer le culte et à l’entourer de toute la pompe du siècle. Rubens, sollicité de partout, priait qu’on fit travailler ses confrères. Il n’exécuta que deux toiles pour Gand. Celle de la cathédrale est célèbre ; c’est le Saint Bavon se retirant du monde. Le maître en voulait faire un triptyque et sa grande esquisse, — que les directeurs de la National-Gallery ont eu bien raison de placer en évidence, — prouve à quel point il était sincère en affirmant dans une lettre à l’archiduc Albert que l’œuvre serait de ses meilleures. Mais ramassant les trois parties en une seule, le tableau définitif n’a plus l’ampleur et la variété de la conception primitive. Le Rubens de Gand est un beau Rubens, mais non l’un des plus beaux. Dans la partie supérieure le groupe des prélats mitrés oppose ses lignes calmes à l’élan du guerrier cuirassé et vêtu d’un manteau rouge ; dans le bas, des femmes s’attendrissent noblement sur le héros et voisinent avec les mères, les enfans, un vieillard pressés en masses fébriles autour du distributeur des biens. Tout Rubens est dans ces contrastes. Quelle solennité glaciale en revanche dans la Résurrection de Lazare, d’Otto Vœnius, placée dans la même chapelle ! Et pourtant le maître de Rubens a soigné son ouvrage plus encore que de coutume. Mais quelle pauvreté dans cet éclectisme ! C’est Rome sans la grandeur, Venise sans la couleur, Bologne sans la ferveur, la Flandre sans âme. — A l’église Saint-Michel est un Christ à l’Éponge de van Dyck. Les couleurs noirâtres de cette œuvre ont toujours étonné : « Ce qui achève de répandre un sombre sur le tout ensemble, dit Descamps, c’est le défaut de goût de ceux qui ont fait peindre l’autel en blanc ; le tableau y fait tache. » Transportée au transept, l’œuvre n’a plus à lutter avec tels voisinages ; elle est toujours sombre. En réalité, van Dyck chérissait ce deuil universel pour ses compositions religieuses. Celle de Gand en plus est très mal conservée. Nous l’aimons néanmoins pour son Christ aux traits fins, aux lignes nerveuses, pour sa Vierge charmante et qui oublie de surveiller sa grâce, pour cette élégance de tous les corps qui n’empêche point des émois sublimes de se répandre sur les visages. Rubens et van Dyck figurent au Musée, le premier avec un grand Saint François peint pour les Récollets, avec l’esquisse de sa Flagellation d’Anvers et celle de sa Chasse d’Atalante de Madrid ; le second avec un petit portrait en grisaille du peintre van Stalbent. Il n’est point trop téméraire, pensons-nous, de tenir pour une œuvre de jeunesse du grand disciple le tableau Jupiter et Antiope du Musée qui a, par endroits, la pâte ardente de van Dyck débutant. — Des nombreuses toiles de Jordaens au Musée, une seule doit être signalée, l’admirable étude : Deux têtes d’homme. De tels modèles enthousiasmaient le jeune van Dyck plus que toute autre peinture.

Rubens, van Dyck et Jordaens n’avaient pu travailler qu’exceptionnellement pour Gand. On fit appel à d’autres maîtres anversois : H. van Baelen, Zeghers, Rombouts, van Thulden, Érasme et Jean Quellyn, Boeckhorst, Thys Boyermans, etc. De Gérard Zeghers (1591-1631), disciple du Garavage et de Manfredi, on voit à l’église Saint-Pierre une Résurrection de Lazare et un Christ guérissant un aveugle, modelés avec puissance, à Saint-Michel une Flagellation qui ne vaut pas celle de Rubens, et au Musée un Songe de saint Joseph, dure variante d’un tableau très caravagesque du même Zeghers, conservé à Berlin. — A Théodore Rombouts (1597-1637), autre admirateur du Caravage, les échevins gantois commandèrent pour une salle de justice de l’Hôtel de Ville une grande Allégorie qui groupe, aux pieds de la Pucelle de Gand, des Vertus, des soldats, l’Escaut et la Lys. Et cet ensemble (aujourd’hui au Musée) est le plus monotone du monde. Du même peintre nous préférons les Cinq sens (au Musée également) sans en aimer toutefois les bleus criards. — De van Thulden (1606-1676), la magnifique église Saint-Pierre possède trois grandes toiles d’après les Triomphes de l’Église de Rubens et l’église Saint-Michel un bon Martyre de saint Adrien que l’on tient pour un chef-d’œuvre de cet artiste en qui nous voyons surtout un peintre de genre méconnu (sa Kermesse de Bruxelles n’est pas loin de rivaliser avec celle de Rubens). — Jan Boeckhorst (1605-1668), dit Lange Pier (Long Pierre), maître peu cité de la pléiade rubénienne, se fait connaître avantageusement dans les églises gantoises. Nous avons de la peine à découvrir quelque originalité dans l’ordonnance et le coloris de son Martyre de saint Jacques (maître-autel de l’église Saint-Jacques), mais c’est un agréable tableau que sa Chasse de saint Hubert (Saint-Michel) montrant dans un beau paysage le saint en pourpoint bleu et son serviteur, lequel, pour tenir la bride du cheval, imite le valet du Charles Ier de van Dyck. Boeckhorst plaça parfois de bonnes figures populaires dans les œuvres de Snyders ; ses portraits, au dire de Descamps, rivalisaient avec ceux de van Dyck. (Plus d’un Boeckhorst est peut-être attribué à l’illustre portraitiste ?) Mais ses tableaux gantois le mettent-ils, comme certains le prétendent, au rang des princes de l’école d’Anvers ? Les œuvres de Peter Thys (1624-1677) et de Théodore Boyermans (1620-1658) qui sont au Musée, disent l’admiration de ces maîtres pour van Dyck, tous deux s’appliquant toutefois à traduire en clair les élégances religieuses de leur illustre modèle.

Gand méritait vraiment d’avoir son peintre, enfant sinon interprète du milieu. Jean Janssens put donner quelque espérance à sa ville natale. Mais, plus encore que Leghers et Rombouts, il se voua aux imitations du Caravage (voir surtout son Couronnement d’épines de l’église Saint-Pierre). — Le vrai peintre de Gand au XVIIe siècle, c’est Nicolas de Liemakere, dit Rose ou Roose (1601-1646). Il fut condisciple de Rubens chez Otto Vœnius, puis maître à Gand en 1624. L’évêque de Paderborn se l’attacha, mais Roose, pour raisons de santé, revint dans sa ville natale. Il y mourut à quarante-cinq ans, ayant peint quantité de grandes toiles pour les églises paroissiales et abbatiales. Une jolie légende a plus fait pour sa popularité qu’aucune de ses œuvres. Rubens, appelé à Gand par la confrérie de Saint-Michel pour peindre une Chute des Anges, aurait dit : « Quand on possède une rose pareille, on peut se passer de fleurs étrangères... » De ce jour maître Nicolas aurait gardé son surnom de Rose. Rubens était bon confrère, un peu flatteur, mais de Liemakere n’était pas mauvais peintre. Il est étrange qu’il ne soit nulle part question d’études faites par lui en Italie. Le grand tableau du maître-autel de Saint-Nicolas : l’Élection de saint Nicolas comme évêque de Myre en Lycie (peint en 1630-32), où tout un concile en émoi s’étage devant une sombre architecture, fait penser au Dominiquin et au Caravage. Le Jugement dernier de l’église Saint-Jacques (1640), qui épouse une haute paroi ogivale, joue le Tintoret avec ses fonds gris ardoisés, la gloire dorée de son Christ, le mouvement des figures allongées. C’est une œuvre inattendue, très distante de Rubens. On ne saurait dire pourtant que Rose échappe à l’action du maître anversois. Pour l’ordonnance de son Saint Ambroise (église Saint-Jacques) il se souvient du Rubens de Saint-Bavon ; dans sa Sainte Famille du Musée, les lumières d’argent et les anges sont un hommage à l’ancien compagnon d’études devenu le chef de l’école. Mais les réminiscences rubéniennes sont l’exception chez l’artiste gantois. Le Bon Samaritain de Saint-Nicolas se rapproche des Bolonais, et comment ne point songer encore au Tintoret devant le Saint Michel de la même église, si plein de mouvement et si nettement enlevé dans sa lumière vibrante ? (C’est le tableau que Rubens ne put accepter de peindre et certes il fit bien de recommander Rose.) Les fonds dorés de la Trinité et du Saint Michel (église Saint-Nicolas), du Couronnement et de la Glorification de la Vierge (Musée), de l’Assomption (Saint-Bavon), ne sont-ils pas ceux-là mêmes qu’il arrive au Guide de peindre ? Tout cet éclectisme, qu’on enseignait chez Otto Vœnius et que Rubens transformait en harmonies vivantes, n’épargne point à Liemakere les insuccès d’une imagination pauvre. Sa Prédication de saint François-Xavier de l’église Saint-Pierre est une décoration assez grossière ; sa Présentation au Temple du Petit Béguinage, une page creuse, malgré la jolie petite Vierge en satin blanc et manteau azur. L’œuvre de Rose trouve de l’unité dans un coloris où les bruns et les noirs se pénètrent d’une poussière d’or, — ce qui donne parfois à sa peinture un curieux avant-goût des harmonies de Murillo, — et aussi dans la grâce personnelle et un peu molle des figures de Vierges et d’anges. Son type de madone à chevelure mousseuse et négligemment répandue est fort séduisant et se discerne à première vue (Sainte Famille et Couronnement de la Vierge au Musée, Assomption de Saint-Bavon). Ses anges ne sont pas indignes du XVIIe siècle qui en créa de si beaux. Ils accompagnent en foule leur Reine dans la grande Assomption de Saint-Bavon et dans la Vision de saint Hyacinthe (musée), et leur grâce lumineuse comme aussi le visage idéalisé de la Madone font de ces pages décoratives de belles images religieuses.

Rose disparu, Gand dut accueillir avec empressement l’infatigable Gaspard de Crayer (né en 1582 ou 1S84) qui vint s’installer dans la ville vers 1648 et y vécut jusqu’à sa mort(1669). Echevins, doyens de corporations, clergé se disputèrent son pinceau facile, sûr, aimablement banal. Les magistrats lui avaient même demandé pour l’Hôtel de Ville huit grandes peintures racontant la Vie de Charles-Quint et Descamps parle avec respect de ce « poème épique » où sans doute Crayer pasticha Rubens. Son Ecuyer de Totila reconnu par saint Benoit (église Saint-Pierre) est une œuvre très rubénienne aussi qui a poussé au noir ; de même l’ample toile du Petit Béguinage : la Vierge avec saint Bernard, saint Alphonse, saint Rupin et saint Dominique s’est fortement assombrie. Au surplus Grayer débutant, comme tant de Néerlandais et de Flamands, était épris des ombres caravagesques et deux de ses tableaux du Musée racontent cette inclination de jeunesse : Tobie et l’ange Raphaël et le Jugement de Salomon que les Gantois possédaient avant l’arrivée de Crayer dans leur ville. (Dans cette œuvre lourdement solennelle l’enfant mort sur les gradins du trône est un morceau magistral.) Plus tard le mérite de Crayer fut presque tout entier dans la clarté d’un coloris blond et transparent et la plus heureuse de ses œuvres gantoises à cet égard est, pensons-nous, sa Vision de saint Augustin au Musée. Le pittoresque de sa Rédemption des esclaves chrétiens (église Saint-Jacques) est bien conventionnel, et la noblesse de son Couronnement de sainte Rosalie (Musée) vide et inerte. La royauté débonnaire de Crayer est si envahissante à Gand qu’elle accable. La Résurrection, le Martyre de Saint Laurent, la Notre-Dame du Rosaire au Musée, la Trinité à Saint-Michel, la Vierge intercédant pour les âmes du Purgatoire à Saint-Jacques, ne sont que tableaux de fabrique. Comme Rubens, Crayer a créé un monde ; seulement, on s’y ennuie vite. Il eut des disciples gantois, et notamment Antoine van den Heuvel (né vers 1600, mort en 1677) et Jan van Cleef (1646-1716). Le premier vécut longtemps en Italie et conquit une réputation de copiste. Sa Vierge au Rosaire de l’église Saint-Pierre est de la plus foncière vulgarité ; son Incrédulité de saint Thomas à Saint-Michel est pire ; son Couronnement d’épines de Saint-Jacques répète en grand la composition caravagesque de Jean Janssens. Nous avons vu qu’on le jugea digne en 1662 de nettoyer Adam et Eve du polyptyque de l’Agneau. Des nombreux tableaux de van Cleef qu’on rencontre à chaque pas, l’un des meilleurs est celui du Musée : Saint Joseph couronné par l’Enfant Jésus, habile, clair, sinon très personnel.

Nous abuserions en énumérant les œuvres des Le Plat, de Godefroi Maes (un Crayer maniéré), de van Huile, de R. van Audenearde, de Louis Primo surnommé Gentil, qu’on voit à Gand (de ce dernier le Raymond de Pennafort et le Saint Charles Borromée du Musée retiennent l’attention par leur coloris à la fois mat et irisé, d’un impressionnisme tout moderne). Arrêtons-nous plutôt un instant devant une peinture sévillane du XVIIe siècle qui n’est au Musée que depuis 1905 : Repas frugal, « un de ces bodegones tels que les peignait à Séville dans sa jeunesse l’illustre Velazquez auquel bien des traits font songer. » Trois personnages autour d’une table au tapis troué, quelque vieux muletier en longue capa, son fils et sa femme qui nous fixe bonassement comme pour dire avec le ton de Thérèse Sancho : « Il y a deux familles, ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. Nous sommes de la seconde et faute de carpe, nous mangeons du fretin. » Et de fait leurs écuelles s’emplissent de choses indistinctes... Du XVIIIe siècle, le Musée détient encore un Philippe de Champaigne de haute qualité (Portrait de Pierre Camus, évêque de Belley et d’Arras), une Échoppe de poissons, d’Adrien van Utrecht (l’une des plus extraordinaires natures mortes de l’école anversoise), et quelques toiles hollandaises d’un intérêt capital : une des rares Études conservées de Nicolas Berchem (Animaux), un Portrait de dame âgée de Frans Hals, un Portrait de jeune femme inachevé, de la plus éclatante beauté et d’une main inconnue (Carel Fabritius ?), d’une main qui peignit avec passion ce visage de suprême fraîcheur.

Qu’on nous pardonne le désordre de ces dernières mentions. Mais n’est-il pas à l’image du pêle-mêle des musées ? Un vaste tableau s’impose parmi les grandes toiles fatigantes qui tapissent la trop grande partie de la pinacothèque : une admirable Présentation au Temple de Pierre Verhagen (1728-1811). Elle fut peinte en 1767 pour l’église des Dominicains. C’est peut-être le chef-d’œuvre d’un maître qui sut dépenser une énergie extraordinaire dans ses peintures hâtives. On a dit de Verhagen qu’il était le Tiepolo de l’école flamande. Il en est plutôt le Calabrese ou le Luca Giordano, et la superbe furia de ce Brabançon est d’autant plus surprenante qu’elle éclate à la fin du XVIIIe siècle frivole. Au début du XIXe siècle, les églises gantoises commandent encore des œuvres importantes aux maîtres en renom : André Lens peint pour Saint-Michel une grande Annonciation hardie, gracieuse et curieusement éclairée, et le davidien Paelinck pour la même église son Invention de la Sainte Croix farcie de vaine science archéologique et d’élégance impériale, pesante et criarde à côté du van Dyck, mais qui en impose par sa conscience et même par sa pompe où se réfléchit la force d’une époque...


On s’adressait autrefois pour l’embellissement des édifices aux artistes originaux, à ceux que leurs pairs tenaient pour des maîtres. Cette tradition fut fidèlement respectée à Gand pendant plusieurs siècles, et il y a cent ans à peine, l’art gardait encore sa pleine valeur sociale dans la ville de Hubert van Eyck et de Hugo van der Goes. Ce centre plus que jamais actif, entreprenant, riche, est resté propice aux efflorescences artistiques. Tours, clochers, pignons, places, canaux séculaires ont à Gand comme à Bruges la plus grave éloquence ; de celle-ci les dilettantes ne sont pas seuls à jouir. Elle porte les hommes de la cité, de Heeren van Gent, à l’action. Architectes, peintres, sculpteurs gantois sont au premier rang de l’école belge, et certains jouent un rôle marquant dans la rénovation de l’art décoratif. Seulement, ici, comme ailleurs, on croit trop que peinture et sculpture sont faites pour les musées. La pinacothèque moderne de Gand est extrêmement remarquable ; mais pour l’amour des grandes traditions flamandes, on souhaiterait que des peintures d’un Claus, les sculptures d’un George Minne s’ajoutassent au trésor des édifices gantois. Le respect du patrimoine ancien ne doit pas entraîner la méconnaissance des forces modernes. C’est surtout dans la ville où fut écrite la Bible de l’art flamand qu’on devrait s’en souvenir ; notre ferveur pour les maîtres de l’Agneau n’en serait point diminuée ; et quel pas décisif pourrait être accompli vers la rédemption de l’art moderne !


FIERENS-GEVAERT.

  1. Voyez notre article : La Peinture à Bruges, dans la Revue des Deux Mondes du 1er octobre 1912.
  2. Les frères de Limbourc dessinent d’admirables architectures dans leurs Heures de Chantilly ; mais leurs fonds sont sans profondeur ; ils ignorent la perspective aérienne, n’ont aucune liberté dans le rendu des arbres, peignent indistinctement toutes les rivières en argent.
  3. Robinet d’Étampes, après le duc Jean, scinda le manuscrit, en garda une partie qu’il fit compléter et qui est aujourd’hui la propriété du baron Maurice de Rothschild à Paris. L’acquéreur de l’autre partie fut Guillaume de Bavière, comte de Hainaut et de Hollande, qui à son tour compléta son fragment et le divisa en deux ; l’une des deux parties a péri dans l’incendie de la bibliothèque de Turin, l’autre appartient au prince Trivulzio à Milan.
  4. Les figures de Dieu le Père, de la Vierge, de saint Jean-Baptiste, la composition de l’Agneau mystique constituent la partie fixe du Retable, laquelle est conservée intégralement à la cathédrale Saint-Bavon de Gand (primitivement église Saint-Jean). Les autres parties sont mobiles et composent les volets qui se replient pour montrer l’extérieur. Tous les volets originaux sont au Kaiser Friedrich Muséum de Berlin, sauf les figures d’Adam et d’Eve (musée de Bruxelles). C’est à Berlin par conséquent que l’on voit aussi tout l’extérieur du Retable, sauf les deux étroits panneaux qui complètent le décor de l’Annonciation (revers d’Adam et Eve. Musée de Bruxelles). La copie commandée à Michel Coxcie par Philippe II et achevée en 1559 se trouve répartie entre Gand (Anges musiciens, Anges chanteurs, Soldats du Christ, Juges intègres. Pèlerins, Ermites), Berlin (Dieu le Père, Agneau mystique) et Munich (Vierge, saint Jean-Baptiste, etc.) Les volets de l’ensemble actuellement visible à Gand sont donc de Coxcie, sauf Adam et Eve (peints par V. Lagye, 1861). Dans sa copie Michel Coxcie a remplacé les donateurs par des évangélistes.
  5. Comte P. Durrieu, Quelques portraits historiques des débuts du XVe siècle, Gazette des Beaux-Arts, 1910.
  6. Le Louvre, sous la mention « Écoles d’Italie, » n’expose que quelques-unes des figures de Giusto qui sont en sa possession.
  7. On ne saurait maintenir cette attribution, les figures de la Vierge et du Christ ne révélant ni dans la tête, ni dans la silhouette générale, ce sentiment unique de beauté qui permet à Orcagna de revivifier le dogmatisme giottesque.