LE FORT DE LA VITRIOLLERIE.


Res sacra miser !

C’est mériter tous les bienfaits des hommes

que d’être utile à un seul infortuné.
Ducray-Duminil


Arrivés au fort de la Vitriollerie, nous fûmes déposés dans les casemates, mais peu après on nous fit sortir douze par douze pour nous transférer à la poudrière.

Ce transfert qui était l’objet d’une mesure hygiénique (la poudrière étant beaucoup plus saine) et ensuite un avantage parce qu’elle est mieux distribuée, plus agréable et qu’au-devant il se trouve une cour assez spacieuse pour y jouir des rayons du soleil, inspira quelques craintes à des hommes timorés, craintes ridicules que je ne rappellerais pas si elles n’avaient au même instant existé dans la ville.

Bientôt nous fûmes tous réunis et nous sentîmes renaître la joie et l’espérance dans nos cœurs, par ces douces paroles du lieutenant Ledoux, commandant le fort de la Vitriollerie. « Mes amis, nous dit-il, je suis votre gardien, obligé de répondre de vous, mais je ne suis pas votre juge ; j’aime à croire que vous êtes innocents, mais innocents ou coupables vous êtes pour moi des hommes, je ferai tout pour adoucir votre sort, et c’est à vous, par votre conduite, à me rendre cette tâche facile. »

C’était la première fois depuis notre arrestation que nous entendions une voix amie, et tous les yeux se remplirent de larmes.

Rien n’avait été préparé pour nous recevoir ; le bon lieutenant s’en excusa avec une grâce parfaite et une noble dignité.

Nous nous couchâmes donc sur un lit de cailloux, sans avoir soupé. Mais cela valait mieux qu’un lit de plumes et un bon souper dans une autre prison.

Nous aimions déjà notre geôlier, tel qu’il s’appelle en plaisantant ; le lendemain nous en eûmes deux à aimer, car le capitaine Ledru, commandant les forts, vint nous voir et nous montra que son cœur battait à l’unisson de celui de M. Ledoux[1].

On est heureux d’avoir à exprimer ainsi la dette de la reconnaissance.

Chaque jour nous a montré dans les soldats du génie et les pontonniers, des frères. Qu’ils en reçoivent nos remercîments sincères !

Nous nous organisâmes par brigades composées de 10 hommes qui se groupèrent suivant leurs sympathies ou le hasard, et qui élurent chacune un chef. Je fus élu chef de la centaine par acclamation. Le lendemain je soumis au même genre d’élection la nomination d’un lieutenant et d’un sergent-major.

Par ces mesures un ordre plus grand fut établi et appela sur nous la bienveillance de nos gardiens. On comprit que nous étions des hommes d’ordre, et la règle fut d’autant plus douce qu’on nous vit moins susceptibles d’abuser de son relâchement.


visites. — les sœurs. — les ecclésiastiques.


Sunt lacrymæ rerum et mentem mortalia tungunt.
Virg.


Nous n’avions encore vu personne et nous ignorions si nous étions au secret, nous voulions rassurer nos familles et en même temps rendre hommage à la conduite fraternelle des militaires qui nous gardaient. La lettre suivante que je rédigeai sur la demande de mes camarades, et qu’ils s’empressèrent de signer, a paru dans le Courrier de Lyon du 23 juin.

Lyon, le 21 juin 1849.
Monsieur,

Nous vous prions de vouloir bien insérer la présente dans votre plus prochain numéro, elle a pour but de rassurer nos familles et nos amis sur notre sort d’après les bruits qui circulent selon ce que nous avons appris, c’est un devoir de conscience pour nous. Sauf la liberté, depuis que nous sommes entrés au fort de la Vitriollerie, nous n’avons rien à désirer et notre santé est parfaite. Il y aurait de l’ingratitude de notre part à ne pas rendre hautement justice à la bienveillance de M. le commandant du fort, du lieutenant chargé spécialement de notre garde et de tous les officiers, sous-officiers et soldats. Ils nous ont accueilli comme des frères malheureux et nous leur en garderons une éternelle reconnaissance.

Nous ne demandons qu’une chose, une prompte instruction qui abrége notre prison préventive, parce que la prison préventive est notre ruine et celle de nos familles.

Nous avons confiance en nos juges quels qu’ils soient, et nous n’agiterons pas même la question de compétence des conseils de guerre, notre séjour au fort de la Vitriolerie nous a ôté toute crainte à cet égard.

En terminant, veuillez, M. le rédacteur, être notre interprète pour remercier M. l’abbé Faivre qui est venu nous apporter des paroles de paix et les bonnes sœurs qui viennent chaque jour nous aider à supporter une existence qui, sans elles, serait pour un grand nombre d’entre nous une vie insupportable.

Ne soyez pas étonné, monsieur, que nous nous adressions à vous malgré la différence de nos opinions, nous vous préférons au Salut Public qui ne fait que grimacer les sentiments que vous attaquez franchement.

Suivent les signatures au nombre de 101.


De nombreux visiteurs n’avaient pas cessé d’affluer à la grille, mais il n’y avait pas d’ordre pour les recevoir. Nous voulons les voir morts ou vivants, disait-on… C’était le jeudi 21 juin. Entrez, leur répondirent le capitaine Ledru et le lieutenant Ledoux qui prirent sur eux la violation de la consigne. Leur conduite a été non-seulement approuvée mais louée par le général Gémeau, je le sais, mais il ne faut pas moins leur savoir gré de l’initiative.

Les femmes, les enfants, les frères, les sœurs, les pères, les amis se précipitèrent… chacun sortait à l’appel de son nom fait par des factionnaires pris parmi nous et que j’avais établi pour éviter l’encombrement[2]. Peindre cette scène est au-dessus de mes forces. Le lieutenant Ledoux, obligé d’y assister, fut contraint par l’émotion de se retirer, il pleurait et avec lui les soldats du 3e génie et les pontonniers présents.

À des frères captifs pourquoi cacher vos pleurs ?
En les voyant couler nous lisons dans vos cœurs.

Je payerai ici un tribut de reconnaissance aux sœurs hospitalières et aux ecclésiastiques qui, avec un dévoûment sublime, sont venus apporter à d’obscurs prisonniers un soulagement moral et matériel.

Je dois aussi remercier les hommes généreux qui ont voulu contribuer à adoucir les peines de leurs frères par des dons faits sans faste, que Dieu seul a connu et qui n’ont pas eu pour véhicule l’orgueil mondain de s’étaler complaisamment dans une liste de souscription que la presse enregistre dans ses annales[3].

Merci surtout à vous femme simple et presque divine[4] ! vos vêtements n’annoncent pas l’opulence, votre langage n’a rien de bien élevé, mais que vous êtes grande et noble par le cœur ! Vous apportez deux chemises et, lorsque votre fils sera de retour, comme il en a trois, vous en promettez encore une. On voulait vous refuser, mais votre sacrifice était trop beau pour qu’il ne vous fût pas donné de l’accomplir tout entier.

En même temps chaque jour apportait une espérance, une consolation nouvelle.

Pour donner une idée des bontés du lieutenant Ledoux, je me bornerai à rappeler, qu’ayant appris que le citoyen Sulot était artiste, il lui prêta un violon. Cet instrument servit à organiser des jeux, des luttes de chant. Un autre prisonnier, le citoyen Barneria vint y ajouter des expériences de physique amusante, des tours de cartes dans lesquels il excellait.

Nous ne pouvions nous reconnaître de tous ces bons soins, un d’entre nous, le citoyen Debrand, cherche à acquitter la dette commune par cette chanson que nous transcrivons.

L’original signé par les 101 détenus a été remis à M. Ledoux qui nous a promis de conserver ce modeste autographe et de le transmettre à ses enfants comme un souvenir précieux.

Ici, malgré notre détresse,
Le vif sentiment de l’honneur,
Dans nos cœurs régnera sans cesse ;
Du prisonnier c’est le bonheur.
Consolez-vous, familles alarmées !
Oui, car bientôt nous serons parmi vous :
Séchez vos pleurs, épouses bien-aimées !
Et bénissez le lieutenant Ledoux.          (bis.)

Sapeurs du troisième génie !
Merci de votre humanité !
Nous tendant une main amie,
Vous nous traitez avec bonté.
Mais dans nos cœurs l’amitié fraternelle
Saura graver un souvenir bien doux.
De ses bienfaits, de son généreux zèle,
Nous bénissons le lieutenant Ledoux.      (bis.)

Citoyens ! si notre innocence
Nous rend enfin la liberté,
Qu’au jour de notre délivrance
Ce chant soit par nous répété !
Braves soldats ! notre reconnaissance
Vous est acquise, et nous redirons tous :
Pour concourir au bonheur de la France
Nous suivrons tous le lieutenant Ledoux.     (bis.)


Le citoyen Ant. Bonneton, de Montluel, lui a également adressé les vers suivants :

Ledoux est son vrai nom à cet homme d’honneur,
Son cœur est façonné pour calmer le malheur.

Sa figure reflète une âme généreuse,
Seul il peut adoucir la crise douloureuse
Où par un coup du sort nous nous trouvons jetés
Presque tous, ô mon Dieu ! sans l’avoir mérité.

Séparateur

  1. J’ai des obligations personnelles au capitaine Ledru qui a bien voulu se souvenir, en cette occasion, des rapports antérieurs que j’avais eu avec lui ; j’en ai aussi de personnelles au lieutenant Ledoux, mais ces faveurs dont je conserverai un éternel souvenir, et qui ont adouci ma captivité, intéresseraient peu le public.
  2. Cela se pratiquait aussi lors des distributions. Les chefs de brigade seuls venaient recevoir ce qui appartenait à leur brigade.
  3. MM. Gros, Delorme (chef d’institution), l’abbé Lavigne, les élèves de l’abbé Lefaivre.
  4. Mme Suchet, rue Chabrol. J’ai eu beaucoup de peine à obtenir qu’elle me dît son nom.