Vies choisies des Pères des déserts d’Orient/1


Ad Mame et Cie (Nouvelle éditionp. 1-4).


VIES CHOISIES


DES PÈRES


DES


DÉSERTS D’ORIENT




DE L’ORIGINE DE L’ÉTAT MONASTIQUE.


La vie monastique a eu ses modèles dans l’ancienne alliance, comme elle a reçu dans la nouvelle sa dernière perfection. Les Nazaréens, qui se consacraient à Dieu par un vœu particulier ; les Récabites, qui vivaient sans possession et logeaient sous des tentes ; Élie, Élisée, les enfants des prophètes, qui gardaient la continence, la pauvreté, et habitaient dans les solitudes, en furent les figures, et l’annoncèrent de loin dans l’Ancien Testament.

Ceux qui, dans le Nouveau, ont dès le commencement embrassé cet état, ont eu en vue de pratiquer les conseils de l’Évangile et d’exécuter à la lettre ces paroles de Jésus-Christ : Vendez ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel ; après cela venez et me suivez. (Luc, xviii, 22.) Et ces autres : Quiconque aura quitté pour l’amour de moi sa maison, ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, ou ses enfants, ou ses terres, il en recevra le centuple et possédera la vie éternelle. (Matthieu, xix, 29.)

Ainsi ce saint état n’est pas une invention humaine, puisqu’on y prend pour règle les conseils évangéliques ; et comme Jésus-Christ est l’auteur de ces divins conseils, il doit être aussi regardé comme l’auteur d’une institution où l’on fait une profession expresse de les suivre.

Ce divin maître, dont la sagesse dispose tout avec force et avec douceur, ne proposait pas ces maximes comme des lois indispensables à chaque fidèle pour le salut ; il les conseillait comme de salutaires moyens qu’on pourrait suivre, si l’on voulait devenir parfait, et qu’on était libre de ne pas suivre, sans qu’on perdît pour cela la vie éternelle.

Il faut donc distinguer dans l’Évangile ce qui est de précepte et ce qui n’est que conseillé comme plus parfait. C’est sur cette distinction que sont fondés deux états différents : l’un, d’une vie commune, où, parmi les embarras de la vie civile, on travaille à se sanctifier en observant fidèlement les préceptes ; l’autre, d’une vie particulière, où, en renonçant aux prétentions du siècle, on s’applique uniquement aux exercices de la religion, et l’on s’efforce de s’élever à la perfection par la pratique des conseils évangéliques.

Tel est le principe de la profession monastique, et ce qui a fait appeler moines, c’est-à-dire seuls ou singuliers, ceux qui l’ont embrassée. Il semble qu’on ne les ait pas ainsi nommés précisément parce qu’ils habitaient seuls dans les déserts, mais à cause de la singularité de leur vie ; et c’est apparemment dans ce sens que Gratien l’a entendu, lorsqu’en citant un canon du concile de Nicée, il dit : « La vie des moines doit être différente de celle des autres chrétiens, comme le porte leur nom, puisque moine, en grec, est la même chose que singulier, en latin ; » et l’auteur de la Hiérarchie ecclésiastique, sous le nom de saint Denis, dit que les moines sont ainsi appelés à cause de la singularité de leur vie.

C’est dans le même sens qu’on peut appeler l’Église naissante de Jérusalem du temps des apôtres un corps ou une communauté de moines, puisqu’on y suivait fidèlement les conseils évangéliques, surtout dans la communauté des biens ; ce qui a fait dire à saint Basile, à saint Jean Chrysostome, à Cassien, que la discipline des cénobites a commencé dès le temps des apôtres, et que les moines ne vivent pas autrement que les premiers fidèles de Jérusalem.

Ainsi l’état monastique, considéré comme une profession expresse des conseils évangéliques, a Jésus-Christ pour instituteur, les apôtres et les premiers fidèles pour modèles, et c’est sur eux que se sont réglés, dans tous les temps, ceux qui dans la suite ont embrassé cette institution. En l’entendant ainsi, il n’est pas difficile de prouver qu’il y a eu une succession de moines depuis les apôtres jusqu’à saint Antoine ; car on ne saurait douter qu’il n’y ait toujours eu, dans l’Église, de fervents chrétiens de l’un et de l’autre sexe, qui ont fait une profession particulière de pratiquer les conseils de Jésus-Christ.

Ces fervents chrétiens étaient sans doute du nombre de ceux qu’on a appelés ascètes, c’est-à-dire exercitants ou combattants, à cause de leur ardeur à s’exercer dans le combat de la vie spirituelle.

Mais tout le monde n’envisage pas l’état monastique sous cette idée, et l’on appelle proprement moines ceux qui se sont retirés des villes pour vaquer tout entiers, et loin du commerce des hommes, aux exercices de piété, soit dans un corps de communauté en qualité de cénobites, soit seuls, ou deux et trois ensemble, en qualité d’ermites et d’anachorètes.

Les auteurs sont fort partagés sur l’origine de l’état monastique pris dans ce sens rigoureux. Les uns veulent qu’on reconnaisse une succession de moines depuis les apôtres jusqu’à saint Paul ermite et saint Antoine le Grand ; les autres, au contraire, soutiennent que saint Paul fut le premier qui habita seul dans le désert, que saint Antoine est le premier père des solitaires, et saint Pacôme, l’instituteur des cénobites.

Ce qui paraît plus certain, sans entrer dans aucune discussion de ces deux sentiments, c’est, 1o que, si l’état monastique fut en vigueur avant saint Antoine le Grand, il ne se soutint que dans l’obscurité ; au lieu que, depuis ce saint, il parut avec éclat dans l’Église, tant pur le nombre prodigieux de ceux qui l’embrassèrent, que par leurs vertus éminentes et les dons merveilleux dont Dieu favorisa plusieurs d’entre eux ; 2o que, quand même il n’y aurait point eu de moines tels qu’on l’entend dans le sens le plus rigoureux, c’est-à-dire des chrétiens qui se fussent retirés dans les déserts, ou seuls, ou unis en corps de communauté, avant saint Paul, saint Antoine et saint Pacôme, on peut dire que l’état des ascètes, qui a été de tous les temps dans l’Église, doit être considéré comme l’ébauche de l’état des moines qui reçurent les derniers traits de leur profession en demeurant dans les déserts. 3o Ne pourrait-on pas ajouter qu’avant saint Antoine il y avait un habit monastique, puisque saint Palémon, plus ancien que lui, quoique de fort peu de temps, en revêtit saint Pacôme, ce qui prouve qu’il en était revêtu lui-même, sans qu’il conste d’ailleurs qu’il en fût l’instituteur ? 4o Il est encore vrai de dire qu’avant que saint Pacôme formât ses communautés, il y avait des solitaires qui vivaient ensemble, et peut-être même en assez grand nombre, comme on peut le conjecturer de l’histoire des monastères de Chénobosque et de Moncose, ainsi qu’on le verra dans la Vie de ce saint. De tout cela on pourrait conclure que, si les historiens ecclésiastiques n’ont pas parlé avant saint Antoine de l’état monastique, comme ils l’ont fait depuis, ce n’est pas qu’il n’y eût point alors de moines ; mais, ou étant plus cachés, Dieu n’avait pas jugé à propos, pour des raisons qu’il ne nous convient point de pénétrer, de les révéler par des dons extraordinaires qu’il communiqua avec tant d’abondance à saint Antoine, à saint Hilarion, à saint Pacôme et à tant d’autres du ive siècle ; ou enfin, étant en petit nombre en comparaison de ceux qui vinrent dans la suite, ils faisaient trop peu de sensation pour occuper une place distinguée dans l’histoire de l’Église.