Vie et opinions de Tristram Shandy/4/63

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 169-177).



CHAPITRE LXIII.

Chacun va se coucher.


Mon père, dans toutes ses disputes, avoit un genre d’escarmouche si tranchant, si aigre, si peu ménagé, — poussant à droite, sabrant à gauche, et tombant sur tout le monde indistinctement, — que s’il y avoit vingt personnes dans un cercle, en moins d’une demi-heure il étoit sûr de les avoir toutes contre lui ; ce qui ne contribuoit pas peu à le laisser ainsi sans alliés, c’est que s’il y avoit un poste tout-à-fait intenable, c’est-là qu’il alloit se jeter. — Mais il faut lui rendre justice. Une fois qu’il y étoit établi, il s’y défendoit si vaillamment, que tout brave et galant homme ne l’en voyoit chasser qu’avec peine.

Aussi Yorick en l’attaquant, ce qui lui arrivoit souvent, se gardoit bien d’employer toute sa force. —

Mais la remarque du docteur Slop sur les vierges, à la fin du dernier chapitre, avoit rangé Yorick du côté de mon père ; et il commençoit à désoler le pauvre docteur par l’énumération de tous les couvens de la chrétienté, — quand le caporal Trim entra dans la salle, et raconta à mon oncle Tobie que ses culottes d’écarlate ne pourroient servir, comme ils l’avoient projeté, pour l’attaque de la veuve Wadman, attendu que le tailleur, en les décousant, s’étoit aperçu qu’elles avoient déjà été retournées.

« Eh bien ! qu’il les retourne encore, dit brusquement mon père ; car on les retournera encore plus d’une fois avant que l’affaire soit finie. — Elles n’en valent pas la façon, dit le caporal. — Alors, frère, dit mon père, il faut nécessairement que vous en commandiez d’autres. Car quoique je sache, continua-t-il, en s’adressant à la compagnie, que la veuve Wadman aime mon frère Tobie depuis longtemps, et qu’elle a mis en usage toute l’adresse et tous les artifices d’une femme pour s’en faire aimer, — maintenant qu’elle l’a enrôlé, sa passion n’est plus aussi vive. »

« Elle a obtenu ce qu’elle vouloit. » —

« Sous ce rapport, continua mon père ; sous ce rapport, auquel je suis persuadé que Platon n’a jamais pensé, vous voyez que l’amour est moins un sentiment qu’un état, une condition, et qu’on s’y engage (à-peu-près, diroit mon frère Tobie, comme dans un régiment). — Or, dès qu’un homme est aggrégé à un corps, soit qu’il aime le service ou non, il se comporte comme s’il l’aimoit, et cherche partout à se montrer homme de courage. »

Cette hypothèse, comme toutes celles de mon père, étoit assez plausible ; et mon oncle Tobie n’avoit qu’une seule objection à y faire. Trim se tenoit prêt à le seconder ; mais mon père n’avoit pas encore tiré sa conclusion.

« C’est pourquoi, continua mon père, reprenant sa supposition, quoique tout le monde sache que mistriss Wadman et mon frère Tobie se plaisent l’un à l’autre, et se conviennent réciproquement, — quoique je ne connoisse dans la nature aucun obstacle qui puisse empêcher les violons de jouer dès ce soir, — je répondrois que ce ne sera pas d’un an que leurs instrumens se mettront à l’unisson. » —

« Je crains que nous n’ayions mal pris nos mesures, dit mon oncle Tobie, en regardant Trim, comme pour lui demander son avis. » —

« Je gagerois, dit Trim, mon bonnet de housard. — (Son bonnet de housard, comme je vous l’ai dit, étoit son enjeu ordinaire ; mais ayant été rajusté et presque remis à neuf pour l’attaque projetée, l’enjeu devenoit plus important. — ) Je gagerois, avec la permission de monsieur, mon bonnet de housard contre un scheling si j’osois, continua Trim, faisant une révérence, gager contre monsieur. » —

« Il n’y a point de mal à cela, dit mon père ; car en disant que tu gagerois ton bonnet, tout ce que tu entends par-là, c’est que tu crois… Qu’est-ce que tu crois ? » —

« Je crois que la veuve Wadman, sauf le respect de monsieur, n’est pas en état de tenir dix jours. » —

« Et où diantre, s’écria Slop, d’un air goguenard, où diantre, l’ami, as-tu si bien appris à connoître les femmes ? » —

« Dans mes amours avec une religieuse, dit Trim. — Ce n’étoit qu’une béguine, dit mon oncle Tobie. »

Le docteur Slop étoit trop en colère pour écouter cette distinction ; et mon père profitant de l’occasion pour tomber sur les religieuses d’estoc et de taille, en les traitant de folles, le docteur Slop ne put y tenir. — Mon oncle Tobie avoit encore quelques mesures à prendre pour ses culottes, et Yorick pour la seconde partie de son prochain sermon ; toute la compagnie se sépara. Et comme il restoit une demi-heure avant le temps de se mettre au lit, mon père qui étoit demeuré seul, demanda une plume, de l’encre et du papier, et se mit à écrire pour mon oncle Tobie l’instruction suivante en forme de lettre.


Mon cher frère Tobie.

Ce que je vais te dire a rapport à la nature des femmes, et à la manière de leur faire l’amour. Et peut-être est-il heureux pour toi (quoiqu’il ne le soit pas autant pour moi) que l’occasion se soit offerte, et que je me sois trouvé capable de t’écrire quelques instructions sur ce sujet —

Si c’eût été le bon plaisir de celui qui distribue nos lots, et qu’il t’eût départi plus de connoissances qu’à moi, j’aurois été charmé que tu te fusses assis à ma place, et que cette plume fût entre tes mains ; — mais puisque c’est à moi à t’instruire, et que madame Shandy est là auprès de moi, se disposant à se mettre au lit, — je vais jeter ensemble et sans ordre sur le papier des idées et des préceptes concernant le mariage, tels qu’ils me viendront à l’esprit, et que je croirai qu’ils pourront être d’usage pour toi ; voulant en cela te donner un gage de mon amitié, et ne doutant pas, mon cher Tobie, de la reconnoissance avec laquelle tu le recevras. —

— En premier lieu, à l’égard de ce qui concerne la religion dans cette affaire — (quoique le feu qui me monte au visage me fasse apercevoir que je rougis en te parlant sur ce sujet ; — quoique je sache, en dépit de ta modestie qui nous le laisseroit ignorer, que tu ne négliges aucune de ses pieuses pratiques), il en est une cependant que je voudrois te recommander d’une manière plus particulière, pour que tu ne l’oubliasses point, du moins pendant tout le temps que dureront tes amours. — Cette pratique, frère Tobie, c’est de ne jamais te présenter chez celle qui est l’objet de tes poursuites, soit le matin, soit le soir, sans te recommander auparavant à la protection du Dieu tout puissant, pour qu’il te préserve de tout malheur —

Tu te raseras la tête, et tu la laveras tous les quatre ou cinq jours, et même plus souvent, si tu le peux, de peur qu’en ôtant ta perruque dans un moment de distraction, elle ne distingue combien de tes cheveux sont tombés sous la main du temps, et combien sous celle de Trim. —

Il faut, autant que tu le pourras, éloigner de son imagination toute idée de tête chauve. —

— Mets-toi bien dans l’esprit, Tobie, et suis cette maxime comme sûre :

Toutes les femmes sont timides. — Et il est heureux qu’elles le soient ; autrement, qui voudroit avoir affaire avec elles ? —

— Que tes culottes ne soient ni trop étroites ni trop larges, et ne ressemblent pas à ces grandes culottes de nos ancêtres.

Un juste medium prévient tous les commentaires. —

Quelque chose que tu aies à dire, soit que tu aies peu ou beaucoup à parler, modère toujours le son de ta voix. Le silence et tout ce qui en approche grave dans la mémoire les mystères de la nuit. C’est pourquoi, si tu peux l’éviter, ne laisse jamais tomber la pelle ni les pincettes. —

Dans tes conversations avec elle, évite toute plaisanterie et toute raillerie ; et autant que tu pourras, ne lui laisse lire aucun livre jovial. Il y a quelques traités de dévotion que tu peux lui permettre, (quoique j’aimasse mieux qu’elle ne les lût point,) mais ne souffre pas qu’elle lise Rabelais, Scarron, ou Dom-Quichotte.

Tous ces livres excitent le rire ; et tu sais, cher Tobie, que rien n’est plus sérieux que les fins du mariage. —

— Attache toujours une épingle à ton jabot avant d’entrer chez elle. —

Si elle te permet de t’asseoir sur le même sopha, et qu’elle te donne la facilité de poser ta main sur la sienne, résiste à cette tentation. — Tu ne saurois toucher sa main, sans que la température de la tienne lui fasse deviner ce qui se passe en toi. Laisse-là toujours dans l’indécision sur ce point et sur beaucoup d’autres. — En te conduisant ainsi, tu auras au moins sa curiosité pour toi ; et si ta belle n’est pas encore entièrement soumise, et que ton âne continue à regimber, (ce qui est fort probable) tu te feras tirer quelques onces de sang au-dessous des oreilles, suivant la pratique des anciens Scythes, qui guérissoient par ce moyen les appétits les plus désordonnés de nos sens.

Avicenne est d’avis que l’on se frotte ensuite avec de l’extrait d’ellébore, après les évacuations et purgations convenables ; — et je penserois assez comme lui. Mais surtout ne mange que peu, ou point de bouc ni de cerf ; — et abstiens-toi soigneusement, c’est-à-dire, autant que tu le pourras, de paons, de grues, de foulques, de plongeons, et de poules d’eau.

Pour ta boisson, je n’ai pas besoin de te dire que ce doit être une infusion de verveine et d’herbe hanéa, de laquelle Elien rapporte des effets surprenans. — Mais si ton estomach en souffroit, tu devrois en discontinuer l’usage, et vivre de concombres, de melons, de pourpier et de laitue. —

Il ne se présente pas pour le moment autre chose à te dire.

À moins que la guêtre venant à se déclarer......

Ainsi, mon cher Tobie, je désire que tout aille pour le mieux ;

Et je suis ton affectionné frère,

Gauthier Shandy.