Vie et opinions de Tristram Shandy/2/36

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 86-90).



CHAPITRE XXXVI.

Le chapitre trente-quatre continue.


Mon père feignoit, en disant qu’il ne savoit pas comment cela étoit arrivé ; il le savoit, au contraire, très-bien. Il avoit même conçu le projet d’en faire une explication claire à mon oncle Tobie. Il ne lui falloit pour cela qu’une dissertation métaphysique sur la durée et ses simples modes ; et qu’est-ce que ces choses lui coûtoient ? rien, ou presque rien. Au besoin, il en eût fait dix pour une aussi facilement qu’il fumoit sa pipe. — Celle-ci devoit donc avoir pour objet de montrer à mon oncle Tobie par quel mécanisme du cerveau la succession rapide de leurs idées, et le passage éternel d’un discours à l’autre, avoient fait prendre une étendue si inconcevable à un temps si court. Je ne sais pas comment cela est arrivé, disoit mon père, il me semble qu’il y a un siècle.

Ma foi ! dit mon oncle Tobie, je crois tout uniment que cela vient de la succession de nos idées.

Fort bien ! dit mon père. Je suis enchanté de cette solution…

Ce n’étoit pas sans raison qu’il en étoit si satisfait. Il avoit une chose qui lui étoit commune avec tous les philosophes de la terre ; c’étoit la démangeaison de raisonner sur tout ce qui se présentoit : la seule différence, c’est qu’il raisonnoit presque toujours assez bien. Mon oncle Tobie, par sa solution, lui offroit la plus vaste carrière à parcourir ; et ce qu’il y trouvoit de plus agréable, c’étoit la certitude qu’un si beau sujet ne lui seroit pas enlevé par son frère… Le bon et honnête homme ! Il prenoit généralement les choses comme elles venoient. De tous les hommes du monde il étoit peut être celui qui se troubloit le moins l’esprit par des pensées abstraites. Les idées du temps et de l’espace, la manière dont elles nous venoient, de quelle étoffe elles étoient, si elles étoient innées en nous, si nous ne les recevions qu’à la longue, en fourreau ou en culotte, et mille autres de cette espèce, ne l’embarrassoient guère. Il ne s’inquiétoit pas davantage de toutes ces recherches, de toutes ces disputes vaines sur l’infini, la préscience, la liberté, la nécessité, et tant d’autres questions subtiles dont l’inconcevable théorie avoit bouleversé tant de cervelles. Jamais la sienne n’en avoit été agitée. Mon père le savoit ; et si la solution fortuite qu’il lui donna lui fit plaisir, elle ne le surprit et ne le déconcerta pas moins.

Mais, dit mon père, vous entendez donc cette théorie ?

Moi ? point du tout, reprit mon oncle Tobie.

Point du tout ?… il n’est pas possible, frère, reprit mon père, que vous n’ayiez quelque idée de ce que vous venez de dire.

Pas plus que ma béquille, je vous assure, répondit mon oncle Tobie.

Bonté du ciel ! s’écria mon père, en levant les yeux et en joignant les mains. Il y a dans ton ignorance, frère Tobie, une dignité, une honnêteté si admirables, que ce seroit presque faire un crime que de te l’enlever pour y substituer la science ! Cependant, écoute

Là mon père emprunta un long passage de Lock, puis l’amplifia, le commenta, le compara, et fit des applications… « Si nous jetons les yeux en nous-mêmes, disoit-il, que nous y fassions des observations attentives, nous apercevrons, frère Tobie, que pendant que nous causons ensemble, et que tu fumes ta pipe et moi la mienne, ou que tandis que notre esprit reçoit successivement des idées, nous nous appercevrons, dis-je, que nous existons ; et si nous apprécions notre existence ou la continuité de notre existence, ou toute autre chose qui puisse se comparer et s’adapter à la succession de nos idées, alors la durée et de nous-mêmes et de toute autre chose co-existante avec notre pensée…

Vous m’embarrassez à la mort, s’écria mon oncle Tobie. —

Et voilà précisément, reprit mon père, le mauvais effet de la maudite manière que nous avons de calculer le temps. Nous sommes si accoutumés aux minutes, aux heures, aux jours, aux semaines, aux mois ; nous nous fions tellement aux montres, aux pendules, aux horloges, pour nous en mesurer les parcelles, qu’il arrivera quelque jour que la succession de nos idées ne nous sera d’aucune utilité. Je voudrois qu’il n’y eût pas une de ces machines dans tout le royaume.

Mais, au reste, reprit mon père, soit que nous l’observions, ou que nous ne l’observions pas, il y a dans chaque son qui frappe l’oreille d’un homme, une succession régulière d’idées d’une espèce ou de l’autre, qui se suivent comme un train… D’artillerie ? dit mon oncle. — Encore ! s’écria mon père..... non ; mais elles se succèdent à de certaines distances dans notre esprit, comme les images qui tournent dans l’intérieur d’une lanterne par la chaleur d’une bougie… Pour moi, je vous déclare, dit mon oncle Tobie, que les miennes sont comme ce tourne-broche que la fumée fait aller. Si cela est ainsi, frère Tobie, dit mon père, je n’ai plus rien à vous dire sur ce sujet.