Vie et opinions de Tristram Shandy/2/16

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 35-36).



CHAPITRE XVI.

Le pauvre bonhomme !


Hélas ! madame, tout homme qui auroit vu le prodigieux épanchement de couleur qui se fit sur le visage de mon père, lorsque mon oncle Tobie sonna Trim ; et je vous assure (pittoresquement et scientificalement parlant) qu’il le fit rougir de six teintes et demie, si ce n’est même de l’octave entière au-dessus de son ton naturel ; qui l’auroit vu, dis-je dans ce moment, et qui, en même-temps, auroit observé le froncement de ses sourcils, et la contorsion ridicule et extravagante de tout son corps, se seroit, je crois, imaginé qu’il étoit atteint de quelque accès de rage. — Il n’y avoit que mon oncle Tobie seul qui ne pouvoit pas s’y méprendre. — Un autre, pour peu qu’il eût aimé ces espèces d’accords qui sortent de deux instrumens à l’unisson, se feroit aussitôt vissé sur le même ton… et alors quel tapage ! quel bruit ! quel fracas ! La scène ne se seroit passée que dans le mode d’une sixième d’Aviso Scarlati… Con furia… Mais que Dieu m’accorde sa bénédiction ! Quel rapport, quelle relation l’harmonie peut-elle avoir, con furia… con strepito ?

Tout cela veut dire, madame, qu’un autre que mon oncle Tobie eût conclu que mon père étoit en colère, et qu’il s’y seroit mis aussi, ou que du moins il l’auroit blâmé de s’y être mis. Mais mon oncle Tobie, dont le cœur interprétoit toujours le plus favorablement les choses qui se passoient sous ses yeux, ne blâma que le tailleur qui avoit placé la poche de mon père trop bas… Il se tint assis tranquillement jusqu’à ce que mon père en eût tiré son mouchoir… Il le regarda pendant tout ce temps avec un air qui exprimoit l’intérêt le plus tendre. Enfin mon père prit la parole.