Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/44

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CHAPITRE XIX.
Suite de l’entreprise de Jonas et son ami.


Entre autres admirables qualités, M. Pecksniff en possédait une assez remarquable : plus il se voyait démasqué, et plus il faisait l’hypocrite. S’il était déconfit d’un côté, il s’en consolait et s’en dédommageait en portant la guerre ailleurs. Si ses manœuvres étaient déjouées par A, raison de plus pour s’empresser de les essayer sur B, quand ce n’eût été que pour s’entretenir la main. Il n’avait jamais eu une attitude si sainte et si édifiante pour ceux qui l’entouraient, qu’après avoir été démasqué par Tom Pinch. Il n’avait presque jamais été aussi tendre dans son humanité, aussi digne et aussi exalté dans sa vertu, que lorsqu’il se débattait aujourd’hui sous le mépris du jeune Martin.

Ayant sur les bras cet ample approvisionnement de sentiment et de morale superflus, qu’il était nécessaire d’écouler à tout prix, M. Pecksniff n’eut pas plus tôt entendu annoncer son gendre, qu’il le considéra comme une espèce de commande en gros avec livraison immédiate. Il descendit donc sur-le-champ au salon, et, pressant le jeune homme sur son cœur avec des regards et des gestes qui témoignaient du trouble de son esprit, il s’écria :

« Jonas ! mon enfant… Elle se porte bien ? Il ne lui est rien arrivé.

– Allons ! ne voilà-t-il pas que vous allez recommencer ? répliqua son gendre. Même avec moi ? Voulez-vous me laisser tranquille, voyons ?

– Dites-moi seulement qu’elle se porte bien, dit M. Pecksniff. Dites-moi qu’elle se porte bien, mon fils !

– Elle se porte suffisamment bien, repartit Jonas en se dégageant. Il ne lui est rien arrivé, allez !

– Il ne lui est rien arrivé ! s’écria M. Pecksniff, se jetant dans le fauteuil le plus proche et se rebroussant les cheveux. Je suis honteux de ma faiblesse ! mais je n’en suis pas le maître, Jonas ! pourtant je me sens mieux à présent. Comment se porte mon autre fille, mon aînée, ma petite Cherry-Worrichigo ? dit M. Pecksniff, qui, dans l’allégresse rendue à son cœur, inventa pour sa fille ce petit nom badin.

– À peu près comme à l’ordinaire, répondit M. Jonas. Elle a toujours assez de sympathie avec la bouteille au vinaigre. Vous savez sans doute qu’elle a un amoureux ?

– J’en ai la nouvelle de première main ; je la tiens de ma fille elle-même. Je ne disconviendrai pas que je suis ému en pensant que je vais perdre la seule fille qui me reste, Jonas (je crains que nous ne soyons égoïstes nous autres parents, je le crains bien) ; mais l’étude de toute ma vie a été de les préparer à la vie domestique, et c’est une sphère dont Cherry sera l’ornement.

– Tant mieux si elle orne une sphère quelconque, dit son gendre avec une franchise charmante : car jusqu’à présent elle n’a pas orné grand’chose.

– Mes filles sont maintenant pourvues, dit M. Pecksniff. Elles sont maintenant heureusement pourvues, et je n’ai pas perdu le fruit de mes soins ! »

Il en aurait dit autant si l’une de ses filles avait gagné à la loterie un lot de trente mille livres sterling, ou si l’autre avait ramassé, dans la rue, une bourse pleine de valeurs, que personne ne serait venu réclamer. Dans l’un ou l’autre cas il aurait solennellement prononcé une bénédiction patriarcale sur cette tête fortunée, et il se serait attribué tout le mérite de son bonheur, comme s’il ne se fût occupé que de cela depuis que l’enfant était au berceau.

« Si nous parlions d’autre chose maintenant ? dit sèchement Jonas ; quand ce ne serait que pour changer. Qu’en dites-vous ?

– Très-certainement, dit M. Pecksniff. Ah ! farceur ! Ah ! mauvais plaisant ! vous vous moquez de la faiblesse du pauvre vieux papa. Allons ! il l’a bien mérité. Et cela lui est d’ailleurs bien égal, car il trouve sa récompense dans ses sentiments. Avez-vous l’intention de rester chez moi, Jonas ?

– Non, je suis avec un ami.

– Amenez votre ami ! s’écria M. Pecksniff dans un débordement d’hospitalité. Amenez autant d’amis que vous voudrez !

– Ce n’est pas un homme que je puisse vous amener, dit dédaigneusement Jonas. Je crois me voir, l’amenant chez vous, pour le régaler ! Merci tout de même ; mais c’est un monsieur trop huppé pour cela, Pecksniff. »

L’excellent homme dressa les oreilles ; son intérêt était éveillé. Aux yeux de M. Pecksniff, une position élevée, c’était la grandeur, la vertu, la bonté, la sagesse, le génie tout ensemble ; ou plutôt c’était quelque chose qui dispensait de toutes ces qualités, quelque chose d’infiniment supérieur. Quand un homme était assez bien posé pour regarder M. Pecksniff du haut de sa grandeur, il ne restait plus à M. Pecksniff que de le regarder avec déférence du fond de son humilité. Que voulez-vous ? c’est un faible commun à tous les grands esprits.

« Je vous dirai ce que vous pouvez faire, si vous voulez, dit Jonas : vous pouvez venir dîner avec nous au Dragon. Nous avons été obligés de nous rendre à Salisbury pour affaires, hier au soir ; et ce matin je l’ai prié de m’amener ici dans sa voiture ; c’est-à-dire pas dans sa voiture à lui, car nous avons versé dedans cette nuit ; mais dans une voiture qu’il a louée, ce qui revient au même. Il faudra vous faire observer, par exemple, qu’il n’est pas accoutumé aux manières communes. Il ne fréquente que ce qu’il y a de mieux.

– C’est quelque jeune gentilhomme qui vous a emprunté de l’argent à bon intérêt, n’est-ce pas ? dit M. Pecksniff en secouant facétieusement l’index. Je serai charmé de faire connaissance avec ce joyeux muscadin.

– Qui m’a emprunté ? répéta Jonas. Emprunté ! … Quand vous aurez la vingtième partie de sa fortune, vous pourrez vous retirer et vivre de vos rentes ! Nous ne serions pas trop malheureux, si, en réunissant nos fonds, nous pouvions acheter ses meubles, son argenterie et ses tableaux ! M. Montague n’a guère besoin d’emprunter, allez ! Depuis que j’ai eu la chance, voyons ! je vous dirai même l’adresse de devenir actionnaire dans la Compagnie d’assurances dont il est le président, j’ai gagné… peu importe ce que j’ai gagné, dit Jonas, qui parut tout à coup recouvrer sa prudence habituelle ; vous me connaissez assez pour savoir que je ne jase pas de ces choses-là. Mais enfin, suffit, j’ai gagné pas mal, je vous en réponds.

– Vraiment, mon cher Jonas, s’écria M. Pecksniff avec beaucoup de chaleur, un gentleman comme celui-là mérite des égards. Croyez-vous qu’il prît plaisir à visiter l’église ? Ou, s’il a du goût pour les beaux-arts (ce dont je ne doute pas, d’après ce que vous m’avez dit de sa position), je pourrais lui envoyer quelques cartons de dessins. La cathédrale de Salisbury, mon cher Jonas (le mot de cartons et le désir de se produire avec avantage suggérèrent ici à M. Pecksniff sa phraséologie de circonstance), la cathédrale de Salisbury est un édifice rempli d’associations d’idées vénérables, et qui éveille au plus haut degré des émotions élevées. C’est là que nous contemplons l’œuvre des siècles passés. C’est là que nous écoutons les vibrations majestueuses de l’orgue quand nos pas retentissent sous les arceaux sonores. Nous avons des dessins de ce célèbre édifice vu du nord, du sud, de l’est, de l’ouest, du sud-est, du nord-ouest… »

Pendant cette digression, et même pendant tout le dialogue, Jonas, les mains dans ses poches et la tête penchée de côté avec malice, se balançait sur sa chaise. En ce moment il regarda M. Pecksniff avec une si belle expression de ruse qui clignotait dans ses yeux, que ce dernier s’arrêta pour lui demander : « Mais, à propos, je vous ai interrompu ; qu’est-ce que vous alliez me dire ?

– Pardieu ! Pecksniff, répondit-il, c’est bien simple. Si vous me consultiez pour savoir ce que vous devez faire de votre argent, je vous mettrais à même de doubler vos capitaux en un rien de temps. Ce ne serait déjà pas si mauvais de conserver une chance comme celle-là dans sa famille. Mais vous cachez si bien votre jeu !

– Jonas ! s’écria M. Pecksniff très-ému, je n’ai pas un caractère diplomatique, j’ai le cœur sur la main. La plus grande partie des minimes économies que j’ai accumulées dans le cours d’une carrière qui n’a été, j’espère, ni déloyale ni inutile ; la plus grande partie, dis-je, de mes économies est déjà donnée et léguée (corrigez-moi, mon cher Jonas, si je ne me sers pas des termes techniques), avec des expressions de confiance que je ne veux pas répéter, et en titres dont il est inutile de parler, à une personne que je ne peux, que je ne veux, que je ne dois pas nommer. »

Ici il serra chaleureusement la main de son gendre, comme s’il eût voulu ajouter :

« Dieu vous bénisse ! gardez-le bien soigneusement quand vous l’aurez. »

M. Jonas commença par secouer la tête en riant ; puis il se ravisa et se dit à lui-même : « Non, pas de bêtises ; il ne me dirait pas ce que je veux savoir. » Il exprima donc seulement le désir de faire un tour de promenade, et M. Pecksniff insista pour l’accompagner, disant qu’il déposerait, en passant, sa carte chez M. Montague, pour s’annoncer en quelque sorte lui-même avant le dîner. Ce qu’il fit.

Pendant leur promenade, M. Jonas affecta la même réserve obstinée qui lui avait pris tout à coup dans le cours de la conversation. Comme il ne faisait aucun effort pour persuader M. Pecksniff, et qu’au contraire il était plus bourru et plus grossier encore que d’habitude, ce dernier, loin de soupçonner ses véritables desseins, s’enferra de lui-même. Il est dans la nature d’un fripon de croire que les artifices dont il se sert pour ses propres desseins sont indispensables au succès de toute friponnerie ; et, sachant ce qu’il aurait fait en pareil cas, M. Pecksniff raisonnait ainsi : « Si ce jeune homme avait besoin, dans son intérêt, d’obtenir de moi quelque chose, il serait poli et respectueux. »

Par conséquent, moins Jonas faisait d’accueil à ses demi-mots et à ses questions, plus M. Pecksniff brûlait d’être initié aux mystères dorés qu’on lui avait si vaguement fait entrevoir.

« Pourquoi, disait-il, ces froids secrets, ces égoïstes réticences entre parents ? Qu’est-ce que la vie sans la confiance ? Si l’époux qu’il avait choisi pour sa fille, si l’homme aux bras duquel il l’avait remise avec tant d’orgueil et d’espoir, avec une joie si profonde et si rayonnante ; si cet homme n’était pas une halte de verdure dans l’aride désert de sa vie, où devait-il chercher cette oasis ? »

M. Pecksniff ne se doutait guère sur quelle halte de verdure il posait le pied en ce moment ! Lorsqu’il disait : « Tout n’est que poussière ici-bas ! » il était loin de prévoir qu’il en ferait si tôt l’expérience !

Petit à petit, avec un air grognon et bourru, joué au naturel (car l’espérance de faire souffrir M. Pecksniff dans sa bourse, cet endroit sensible où il avait été lui-même si cruellement blessé, ajoutait un intérêt infernal aux pièges qu’il était chargé de lui tendre) ; petit à petit, comme à son insu, Jonas souleva à son beau-père un coin du voile qui cachait les perspectives éblouissantes de la Compagnie anglo-bengalaise, plutôt qu’il ne les afficha à ses yeux cupides. Et, toujours sans s’expliquer ouvertement, il laissa M. Pecksniff conclure, s’il le voulait (et il le voulut, cela va sans dire), que, sentant trop bien qu’il n’était pas heureusement doué lui-même sous le rapport de la parole et des manières, il ne serait pas fâché d’avoir l’honneur de présenter à M. Montague quelqu’un qui fût pourvu de ces avantages, pour mieux se faire pardonner ce qui lui manquait de ce côté. « Autrement, grommela-t-il avec humeur, il aurait envoyé son bien-aimé beau-père à tous les diables, avant de le mettre dans sa confidence. »

Bien amorcé de cette manière, M. Pecksniff se présenta à l’heure du dîner dans un état de suavité, de bienveillance, d’enjouement, de politesse et de cordialité, qu’il n’avait peut-être jamais atteint jusque-là. La franchise du gentilhomme campagnard, le goût cultivé de l’artiste, l’indulgente bonhomie de l’homme du monde ; la philanthropie, la modération, la piété, la tolérance, confondues ensemble et adaptées avec flexibilité à n’importe quoi ; tout cela se personnifiait en M. Pecksniff, lorsqu’il échangea une poignée de main avec le grand capitaliste, le prince des spéculateurs.

« Vous êtes le bienvenu, monsieur, dit Pecksniff, dans notre humble village ! Nous sommes des gens simples, des paysans primitifs, monsieur Montague ; mais nous savons apprécier l’honneur de votre visite, j’en prends mon cher gendre à témoin. C’est étrange, continua-t-il en pressant la main de M. Montague presque avec vénération, mais il me semble que je vous connais. Ce front élevé, mon cher Jonas, lui dit M. Pecksniff à part, ces épaisses boucles de cheveux opulents… Je dois vous avoir aperçu, mon cher monsieur, dans la foule brillante du monde élégant. »

Tous s’accordèrent à dire que rien n’était plus probable.

« J’aurais souhaité, dit M. Pecksniff, d’avoir l’honneur de vous présenter à mon parent âgé qui demeure chez moi : à l’oncle de notre ami. M. Chuzzlewit, monsieur, aurait été fier de vous serrer la main.

– Est-ce que ce monsieur est ici en ce moment ? demanda Montague, qui devint très-rouge.

– Oui, dit M. Pecksniff.

– Vous ne m’en aviez rien dit, Chuzzlewit…

– Je ne pensais pas que cela pût vous intéresser, répondit Jonas. Vous n’auriez pas grand plaisir à faire connaissance avec lui, allez ; je vous en réponds !

– Jonas ! mon cher Jonas ! dit M. Pecksniff d’un ton de reproche. Vraiment…

– Quant à vous, vous avez vos raisons pour parler en sa faveur, dit Jonas. Vous l’avez cloué, rivé. Il vous en revient une fortune.

– Oh ! oh ! si c’est comme ça… s’écria M. Montague. Ha ! ha ! ha ! »

Et ils se mirent tous à rire, M. Pecksniff surtout.

« Non, non ! dit ce dernier, frappant gaiement sur l’épaule de son gendre. Il ne faut pas croire tout ce que vous dit mon jeune parent, M. Montague. Dans les affaires officielles, vous pouvez le croire et vous fier à lui ; mais il ne faut pas attacher d’importance aux écarts de son imagination.

– Sur mon âme, monsieur Pecksniff, s’écria Montague, j’attache la plus haute importance à sa dernière observation. J’espère bien que c’est vrai. On ne peut battre monnaie assez vite dans le cours ordinaire des choses, monsieur Pecksniff. Il n’y a rien de tel que d’élever l’édifice de sa fortune sur les faiblesses de l’humanité.

– Oh ! fi donc ! fi donc ! fi donc ! » s’écria M. Pecksniff.

Mais ils se mirent tous à rire de nouveau, M. Pecksniff surtout.

« Je vous donne ma parole d’honneur que nous ne faisons pas autrement, nous autres, dit Montague.

– Oh ! fi donc ! fi donc ! s’écria M. Pecksniff. Vous voulez plaisanter. Je suis sûr qu’il n’en est absolument rien. Comment cela se pourrait-il ? »

Ils rirent encore de concert ; et M. Pecksniff toujours plus fort que les autres.

Tout ceci était fort agréable. C’était de la familiarité, du naturel, de la franchise ; et M. Pecksniff conservait toujours dans la réunion le rôle d’un mentor indulgent. Les plus grands prodiges culinaires que le Dragon eût jamais accomplis, leur furent servis. Les vins les meilleurs et les plus vieux qui fussent dans les caves du Dragon virent la lumière en cette occasion. Mille riens, qui témoignaient de la fortune et de la position sociale de M. Montague, remontaient continuellement à la surface de la conversation. Tous trois se livraient à une aussi franche gaieté que peuvent le faire trois honnêtes gens. M. Pecksniff, cependant, regrettait que M. Montague eût une opinion si légère de l’humanité et de ses faiblesses. Il était inquiet à ce sujet ; son esprit en était tout préoccupé ; d’une façon ou d’une autre, il y revenait toujours ; il voulait le convertir, disait-il. Chaque fois que M. Montague répétait son axiome, qu’il fallait élever l’édifice de sa fortune sur les faiblesses de l’humanité, et ajoutait avec bonhomie :

« Nous n’en faisons pas d’autres ! »

Chaque fois aussi M. Pecksniff répétait :

« Fi donc ! fi donc ! Je suis bien sûr qu’il n’en est rien. Comment cela se pourrait-il ? »

Et il accentuait toujours davantage ces derniers mots.

La répétition fréquente de cette question badine amena enfin quelques réponses badines de la part de M. Montague. Après une petite guerre de tirailleurs, de côté et d’autre, M. Pecksniff devint grave, presque jusqu’aux larmes. Il demanda à M. Montague la permission de boire à la santé de son jeune parent, M. Jonas, et de le féliciter de l’amitié noble et distinguée dont il était honoré. Cependant il avoua qu’il lui enviait l’avantage de remplir une mission auprès de ses semblables ; car, bien qu’il ne connût qu’imparfaitement le but de l’institution avec laquelle Jonas avait eu l’avantage d’être mis récemment en rapport, il voyait clairement néanmoins qu’elle avait en vue le Bien de l’Humanité. Quant à lui (M. Pecksniff), s’il pouvait y contribuer de son côté, il sentait que chaque soir il poserait sa tête sur son oreiller avec la certitude absolue de s’endormir sur-le-champ.

De cette remarque fortuite (car elle était tout à fait fortuite, et M. Pecksniff l’avait laissé échapper dans l’ingénuité de son âme) à la discussion de la question, comme affaire d’intérêt, la transition fut facile. Les livres, les documents, les rapports, les chiffres, les calculs de diverses natures, furent bientôt étalés devant eux ; et, comme ils avaient tous le même objet en vue, ce n’est pas bien étonnant s’ils aboutirent à la même conclusion. Mais pourtant, toutes les fois que M. Montague s’étendait sur les profits de la compagnie, et disait qu’on y ferait de bonnes affaires tant qu’il y aurait des dupes sur la place, M. Pecksniff répondait avec humeur : « Fi donc ! » et peut-être même lui aurait-il adressé des reproches, s’il n’eût été convaincu que M. Montague plaisantait. La preuve que M. Pecksniff en était convaincu, c’est qu’il le répéta plusieurs fois.

Il ne s’était jamais présenté, et peut-être ne se représenterait-il jamais une occasion aussi belle que celle-là, pour le placement d’une somme considérable (les bénéfices devaient être en proportion du capital déposé). La seule époque qui eût été à peu près aussi favorable, était celle où Jonas avait été admis à faire partie de la Compagnie ; ce qui donna de l’humeur à ce dernier, et le disposa à exprimer un doute par-ci, à trouver un défaut par-là, et à conseiller, en bougonnant, à M. Pecksniff, d’y réfléchir encore avant de s’engager. La somme qui devait compléter le droit de propriété à cette entreprise lucrative était presque équivalente à la fortune entière de M. Pecksniff : sans compter pourtant celle de M. Chuzzlewit, qu’il considérait comme de l’argent déposé pour lui à la Banque, et dont la possession le disposait d’autant plus volontiers à lancer à la mer tout son menu fretin pour attraper une baleine comme celle qui voguait dans les eaux de M. Montague. Les rentrées, qui devaient se faire presque immédiatement, étaient considérables. En résumé, M. Pecksniff consentit à devenir le dernier associé-propriétaire de la Compagnie anglo-bengalaise, et prit rendez-vous avec M. Montague pour dîner ensemble, à Salisbury, le surlendemain, afin d’y conclure la négociation.

Il fallut un temps si long pour en arriver là, qu’il était près de minuit lorsque les convives se séparèrent. Quand M. Pecksniff descendit à la porte d’entrée, il y trouva Mme Lupin, qui regardait au dehors.

« Ah ! c’est vous, ma bonne amie, dit-il ; vous n’êtes pas encore couchée ! Vous regardez les astres, mistress Lupin ?

– Quelle belle nuit, monsieur ! Voyez donc toutes ces étoiles.

- Une bien belle nuit avec beaucoup d’étoiles, dit M. Pecksniff en levant les yeux. Et les planètes, comme elles brillent ! Admirez… Ces deux individus qui étaient ici ce matin, ils ont quitté votre maison, j’espère, mistress Lupin ?

– Oui, monsieur. Ils sont partis.

– J’en suis charmé, dit M. Pecksniff. Admirez les merveilles du firmament, mistress Lupin ! Quelle splendeur dans cette scène ! Quand je lève les yeux vers ces astres resplendissants, il me semble toujours que chacun d’eux fait signe à l’autre d’observer les vanités que poursuivent les hommes. Ô mes semblables ! s’écria M. Pecksniff, hochant la tête avec compassion ; dans quelle erreur profonde vous êtes ! Ô mes périssables amis, vous vous abusez étrangement ! Les étoiles sont parfaitement satisfaites, je le suppose, dans leurs différentes sphères. Pourquoi ne l’êtes-vous pas aussi dans la vôtre ? Oh ! fi de vos efforts et de vos luttes pour vous enrichir, pour triompher les uns des autres, mes aveugles amis ! Levez plutôt les yeux vers le ciel, comme moi ! »

Mme Lupin secoua la tête et poussa un profond soupir. C’était si touchant !

« Levez plutôt les yeux vers le ciel, comme moi ! répéta M. Pecksniff en étendant la main ; comme moi, humble individu, qui ne suis qu’un insecte ainsi que vous-mêmes. L’argent, l’or et les pierres précieuses peuvent-ils étinceler comme ces constellations ? Je ne le pense pas. Alors ne soyez pas altérés d’argent, d’or ou de pierres précieuses ; mais levez plutôt les yeux vers le ciel, comme moi ! »

En disant ces mots, l’excellent homme caressa la main de Mme Lupin entre les siennes, comme pour ajouter : « Je vous recommande ce sujet de réflexion, ma bonne femme ! » Et il s’en alla dans une espèce d’extase ou de ravissement, en tenant son chapeau sous son bras.

Jonas était resté dans la même attitude où M. Pecksniff l’avait laissé, et il regardait son ami d’un air soucieux. Ce dernier, entouré de monceaux de documents, écrivait quelque chose sur un fragment de papier oblong.

« Alors, vous ne quitterez pas Salisbury avant deux jours d’ici ? dit Jonas.

– Vous avez entendu que nous nous sommes donné rendez-vous pour après-demain, répondit Montague sans lever les yeux. Dans tous les cas, j’aurais attendu, à cause de mon groom. »

Ils paraissaient avoir de nouveau changé de note : Montague était fort joyeux, tandis que Jonas était sombre et morose.

« Je suppose que vous n’avez pas besoin de moi ? dit Jonas.

– J’ai besoin que vous mettiez votre nom ici, répondit Montague (et il sourit en le regardant), aussitôt que j’aurai rempli cette lettre de change. Que vous paraphiez de votre main ce nouveau succès, c’est tout ce dont j’ai besoin. Si vous désirez vous en retourner chez vous, je puis maintenant me charger tout seul de M. Pecksniff. Il y a une parfaite entente entre nous. »

Pendant qu’il écrivait, Jonas le regardait en silence d’un air sournois. Quand il eut fini et qu’il eut séché l’encre sur le papier brouillard de son pupitre de voyage, il leva les yeux et jeta la plume à Jonas.

« Quoi ! pas un jour de répit, pas un jour de confiance ? dit ce dernier avec amertume. Après tout le mal que je me suis donné ce soir !

– Le mal que vous vous êtes donné ce soir était une partie de notre marché, répliqua Montague, et ceci aussi.

– Vous me faites un marché bien dur, dit Jonas, en s’approchant de la table. Enfin, vous êtes le meilleur juge. Passez-moi ça ! »

Montague lui donna le papier. Après s’être arrêté, comme s’il ne pouvait se décider à y mettre son nom, Jonas trempa précipitamment sa plume dans l’encrier le plus proche, et commença à écrire. Mais à peine avait-il tracé quelques lettres sur le papier, qu’il tressaillit et recula avec effroi.

« Que diable y a-t-il là ? dit-il. C’est du sang ! »

Il avait trempé sa plume dans de l’encre rouge, et il s’en aperçut presque aussitôt. Mais il attacha une singulière importance à cette méprise. Il demanda comment cette encre se trouvait là, qui est-ce qui l’avait apportée, et pourquoi ; et il regarda Montague, comme s’il se croyait victime de quelque mystification. Même lorsqu’il se servit d’une autre plume et d’une autre encre, il traça d’abord quelques paraphes sur un morceau de papier, s’attendant presque à les voir rouges aussi.

« C’est assez noir de ce coup-ci, dit-il en tendant le billet à Montague. Adieu !

– Vous partez ? Comment allez-vous vous en aller ?

— Demain matin, avant que vous soyez levé, je prendrai un chemin de traverse pour gagner la grande route, et j’attraperai au passage, la voiture de jour qui va à Londres. Adieu !

– Vous êtes pressé !

– J’ai quelque chose à faire, dit Jonas. Adieu ! »

Il sortit, et son ami le suivit des yeux avec une surprise qui, par degrés, fit place à un air de satisfaction et de soulagement.

« Cela se trouve très-bien. C’est justement ce que je voulais : toute difficulté est levée, je m’en retournerai seul ! »