Vie de Tolstoï/La Sonate à Kreutzer

Hachette (p. 139-147).

Ce « rayon de lumière » ne se montre même plus dans la Sonate à Kreutzer[1]. C’est une œuvre féroce, lâchée contre la société, comme une bête blessée, qui se venge de ce qu’elle a souffert. N’oublions pas qu’elle est la confession d’une brute humaine, qui vient de tuer, et que le virus de la jalousie infecte. Tolstoï s’efface derrière son personnage. Et sans doute, on retrouve ses idées, montées de ton, dans ces invectives enragées contre l’hypocrisie générale : hypocrisie de l’éducation des femmes, de l’amour, du mariage — cette « prostitution domestique », — du monde, de la science des médecins, — ces « semeurs de crimes ». Mais son héros l’entraîne à une brutalité d’expressions, à une violence d’images charnelles, — toutes les ardeurs d’un corps luxurieux, — et par réaction, toutes les fureurs de l’ascétisme, la peur haineuse des passions, la malédiction à la vie jetée par un moine du moyen âge, brûlé de sensualité. Après avoir écrit son livre, Tolstoï lui-même fut épouvanté :

Je ne prévoyais pas du tout, dit-il dans sa Postface à la Sonate à Kreutzer[2], qu’une logique rigoureuse me conduirait, en écrivant cette œuvre, où je suis venu. Mes propres conclusions m’ont d’abord terrifié, je voulais ne pas les croire, mais je ne le pouvais pas… J’ai dû les accepter.

Il devait, en effet, reprendre, sous une forme sereine, les cris farouches du meurtrier Posdnicheff contre l’amour et le mariage :

Celui qui regarde la femme — surtout sa femme — avec sensualité, commet déjà l’adultère avec elle.

Quand les passions auront disparu, alors l’humanité n’aura plus de raison d’être, elle aura exécuté la Loi ; l’union des êtres sera accomplie.

Il montrera, en s’appuyant sur l’Évangile selon saint Mathieu, que « l’idéal chrétien n’est pas le mariage, qu’il ne peut exister de mariage chrétien, que le mariage, au point de vue chrétien, n’est pas un élément de progrès, mais de déchéance, que l’amour, ainsi que tout ce qui le précède et le suit, est un obstacle au véritable idéal humain[3]… »

Mais ces idées ne s’étaient jamais formulées en lui avec cette netteté, avant qu’elles fussent sorties de la bouche de Posdnicheff. Comme il arrive souvent chez les grands créateurs, l’œuvre a entraîné l’auteur ; l’artiste a devancé le penseur. — L’art n’y a rien perdu. Pour la puissance de l’effet, pour la concentration passionnée, pour le relief brutal des visions, pour la plénitude et la maturité de la forme, nulle œuvre de Tolstoï n’égale la Sonate à Kreutzer.

Il me reste à expliquer son titre. — À vrai dire, il est faux. Il trompe sur l’œuvre. La musique ne joue là qu’un rôle accessoire. Supprimez la sonate : rien ne sera changé. Tolstoï a eu le tort de mêler deux questions qu’il prenait à cœur : la puissance dépravante de la musique et celle de l’amour. Le démon musical méritait une œuvre à part ; la place que Tolstoï lui accorde en celle-ci est insuffisante à prouver le danger qu’il dénonce. Je dois m’arrêter un peu sur ce sujet : car je ne crois pas qu’on ait jamais compris l’attitude de Tolstoï à l’égard de la musique.

Il s’en fallait de beaucoup qu’il ne l’aimât point. On ne craint ainsi que ce qu’on aime. Qu’on se souvienne de la place que tiennent les souvenirs musicaux dans Enfance et surtout dans Bonheur Conjugal, où tout le cycle d’amour, de son printemps à son automne, se déroule entre les phrases de la Sonate quasi una fantasia de Beethoven. Qu’on se souvienne aussi des symphonies merveilleuses qu’entendent chanter en eux Nekhludov[4] et le petit Pétia, la nuit avant sa mort[5]. Si Tolstoï avait appris fort médiocrement la musique[6], elle l’émouvait jusqu’aux larmes ; et il s’y livra avec passion, à certaines époques de sa vie. En 1858, il fonda à Moscou une Société musicale, qui devint plus tard le Conservatoire de Moscou.

Il aimait beaucoup la musique, écrit son beau-frère S.-A. Bers. Il touchait du piano et affectionnait les maîtres classiques. Souvent, avant de se mettre au travail[7], il s’asseyait au piano. Probablement y trouvait-il l’inspiration. Il accompagnait toujours ma sœur cadette, dont il aimait la voix. J’ai remarqué que les sensations provoquées en lui par la musique étaient accompagnées d’une légère pâleur du visage et d’une grimace imperceptible qui, semblait-il, exprimait l’effroi[8].

C’était bien l’effroi qu’il éprouvait, au choc de ces forces inconnues qui ébranlaient jusqu’aux racines de son être ! Dans ce monde de la musique, il sentait fondre sa volonté morale, sa raison, toute la réalité de la vie. Qu’on relise, dans le premier volume de Guerre et Paix, la scène où Nicolas Rostov, qui vient de perdre au jeu, rentre désespéré. Il entend sa sœur Natacha qui chante. Il oublie tout.

Il attendait avec une fiévreuse impatience la note qui allait suivre, et pendant un moment, il n’y eut plus au monde que la mesure à trois temps : Oh ! mio crudele affetto !

— « Quelle absurde existence que la nôtre, pensait-il. Le malheur, l’argent, la haine, l’honneur, tout cela n’est rien… Voilà le vrai !… Natacha, ma petite colombe !… Voyons si elle va atteindre le si ?… Elle l’a atteint, Dieu merci ! »

Et lui-même, sans s’apercevoir qu’il chantait, pour renforcer le si, il l’accompagna à la tierce.

— « Oh ! mon Dieu, que c’est beau ! Est-ce moi qui l’ai donné ? quel bonheur ! » pensait-il ; et la vibration de cette tierce éveilla dans son âme tout ce qu’il y avait de meilleur et de plus pur. Qu’étaient, à côté de cette sensation surhumaine, et sa perte au jeu et sa parole donnée !… Folies ! On pouvait tuer, voler, et pourtant être heureux[9].

Nicolas ne tue ni ne vole, et la musique n’est pour lui qu’un trouble passager ; mais Natacha est sur le point de s’y perdre. C’est à la suite d’une soirée à l’Opéra, « dans ce monde étrange, insensé de l’art, à mille lieues du réel, où le bien et le mal, l’extravagant et le raisonnable se mêlent et se confondent », qu’elle écoute la déclaration d’Anatole Kouraguine qui l’affole et qu’elle consent à l’enlèvement.

Plus Tolstoï avance en âge, plus il a peur de la musique[10]. Un homme qui eut de l’influence sur lui, Auerbach, qu’il vit à Dresde en 1860, fortifia sans doute ses préventions. « Il parlait de la musique comme d’un Pflichtloser Genuss (une jouissance déréglée). Selon lui, elle était un tournant vers la dépravation[11]. »

Entre tant de musiciens dépravants, pourquoi, demande M. Camille Bellaigue[12], avoir été choisir justement le plus pur et le plus chaste de tous, Beethoven ? — Parce qu’il est le plus fort. Tolstoï l’avait aimé, et il l’aima toujours. Ses plus lointains souvenirs d’Enfance étaient liés à la Sonate Pathétique ; et quand Nekhludov, à la fin de Résurrection, entend jouer l’andante de la Symphonie en ut mineur, il a peine à retenir ses larmes ; « il s’attendrit sur lui-même ». — Cependant, on a vu avec quelle animosité Tolstoï s’exprime dans Qu’est-ce que l’Art ?[13] au sujet des « œuvres maladives du sourd Beethoven » ; et déjà en 1876, l’acharnement avec lequel « il aimait à démolir Beethoven et à émettre des doutes sur son génie » avait révolté Tschaikovsky et refroidi l’admiration qu’il avait pour Tolstoï. La Sonate à Kreutzer nous permet de voir au fond de cette injustice passionnée. Que reproche Tolstoï à Beethoven ? Sa puissance. Il est comme Gœthe, écoutant la Symphonie en ut mineur, et, bouleversé par elle, réagissant avec colère contre le maître impérieux qui l’assujettit à sa volonté[14] :

Cette musique, dit Tolstoï, me transporte immédiatement dans l’état d’âme où se trouvait celui qui l’écrivit… La musique devrait être chose d’État, comme en Chine. On ne devrait pas admettre que le premier venu disposât d’un pouvoir aussi effroyable d’hypnotisme… Ces choses-là (le premier Presto de la Sonate), on ne devrait avoir la permission de les jouer que dans certaines circonstances importantes…

Et voyez, après cette révolte, comme il cède au pouvoir de Beethoven, et comme ce pouvoir est, de son aveu même, ennoblissant et pur ! En écoutant le morceau, Posdnicheff tombe dans un état indéfinissable qu’il ne peut analyser, mais dont la conscience le rend joyeux ; la jalousie n’y a plus de place. La femme n’est pas moins transfigurée. Elle a, tandis qu’elle joue, « une sévérité d’expression majestueuse », puis, « un sourire faible, pitoyable, bienheureux, après qu’elle a fini »… Qu’y a-t-il, en tout cela, de pervers ? — Il y a ceci que l’esprit est esclave et que la force inconnue des sons peut faire de lui ce qu’elle veut. Le détruire, s’il lui plaît.

Cela est vrai ; mais Tolstoï n’oublie qu’une chose : c’est la médiocrité ou l’absence de vie chez la plupart de ceux qui écoutent ou qui font de la musique. La musique ne saurait être dangereuse pour ceux qui ne sentent rien. Le spectacle de la salle de l’Opéra, pendant une représentation de Salomé, est bien fait pour rassurer sur l’immunité du public aux émotions les plus malsaines de l’art des sons. Il faut être riche de vie, comme Tolstoï, pour risquer d’en souffrir. — La vérité, c’est que, malgré son injustice blessante pour Beethoven, Tolstoï sent plus profondément sa musique que la majorité de ceux qui aujourd’hui l’exaltent. Lui, du moins, il connaît ces passions frénétiques, cette violence sauvage, qui grondent dans l’art du « Vieux Sourd », et que ne sent plus aucun des virtuoses ni des orchestres d’aujourd’hui. Beethoven eût été peut-être plus content de sa haine que de l’amour des Beethovéniens.

  1. La première traduction exacte de cette œuvre en français a été publiée par M. J. W. Bienstock, dans le Mercure de France (mars et avril 1912).
  2. La traduction française de cette Postface par M. Halpérine-Kaminsky a paru sous le titre : Des relations entre les sexes, dans le volume : Plaisirs vicieux.
  3. Notez que Tolstoï n’a jamais eu la naïveté de croire que l’idéal de célibat et de chasteté absolue soit réalisable pour l’humanité actuelle. Mais, selon lui, un idéal est irréalisable, par définition : c’est un appel aux énergies héroïques de l’âme.

    « La conception de l’idéal chrétien, qui est l’union de toutes les créatures vivantes dans l’amour fraternel, est inconciliable avec la pratique de la vie qui exige un effort continu vers un idéal inaccessible, mais qui ne suppose pas l’avoir jamais atteint. »

  4. À la fin de la Matinée d’un Seigneur.
  5. Guerre et Paix. — Je ne parle pas d’Albert (1857), cette histoire d’un musicien de génie. La nouvelle est très faible.
  6. Voir dans Jeunesse le récit humoristique de la peine qu’il se donna pour apprendre à jouer du piano. — « Le piano m’était un moyen de charmer les demoiselles par ma sentimentalité.
  7. Il s’agit de 1876-77.
  8. S.-A. Bers, Souvenirs sur Tolstoï (Voir Vie et Œuvre).
  9. I, 381 (éd. Hachette).
  10. Mais jamais il ne cessa de l’aimer. Un de ses amis des derniers jours fut un musicien, Goldenveiser, qui passa l’été de 1910 près de Iasnaïa. Il venait, presque chaque jour, faire de la musique à Tolstoï, pendant sa dernière maladie. (Journal des Débats, 18 novembre 1910.)
  11. Lettre du 21 avril 1861.
  12. Camille Bellaigue, Tolstoï et la musique (le Gaulois, 4 janvier 1911).
  13. Qu’on ne dise pas qu’il s’agit là seulement des dernières œuvres de Beethoven. Même à celles du début qu’il consent à regarder comme « artistiques », Tolstoï reproche « leur forme artificielle ». — Dans une lettre à Tschaïkovsky, il oppose de même à Mozart et Haydn, « la manière artificielle de Beethoven, Schumann et Berlioz, qui calculent l’effet. »
  14. Cf. la scène racontée par M. Paul Boyer : « Tolstoï se fait jouer du Chopin. À la fin de la quatrième Ballade, ses yeux se remplissent de larmes. — « Ah ! l’animal ! » s’écrie-t-il. Et brusquement il se lève et s’en va. » (Le Temps, 2 novembre 1902.)