Vie de Tolstoï/Guerre et Paix

Hachette (p. 59-71).


Il en jouit d’abord, avec la passion qu’il mettait à tout[1]. L’influence personnelle de la comtesse Tolstoï fut précieuse pour l’art. Bien douée littérairement[2], elle était, ainsi qu’elle le dit, « une vraie femme d’écrivain », tant elle prenait à cœur l’œuvre de son mari. Elle travaillait avec lui, écrivait sous sa dictée, recopiait ses brouillons[3]. Elle tâchait de le défendre contre son démon religieux, ce redoutable esprit qui soufflait déjà, par moments, la mort de l’art. Elle tâchait que sa porte fût close aux utopies sociales[4]. Elle réchauffait en lui le génie créateur. Elle fit plus : elle apporta à ce génie la richesse nouvelle de son âme féminine. À part de jolies silhouettes dans Enfance et Adolescence, la femme est à peu près absente des premières œuvres de Tolstoï, ou elle reste au second plan. Elle apparaît dans Bonheur conjugal, écrit sous l’influence de l’amour pour Sophie Bers. Dans les œuvres qui suivent, les types de jeunes filles et de femmes abondent et ont une vie intense, supérieure même à celle des hommes. On aime à croire que la comtesse Tolstoï a non seulement servi de modèle à son mari pour Natacha, dans Guerre et Paix[5], et pour Kitty, dans Anna Karénine, mais que, par ses confidences et sa vision propre, elle put lui être une précieuse et discrète collaboratrice. Certaines pages d’Anna Karénine[6] me semblent déceler une main de femme.

Grâce au bienfait de cette union, Tolstoï goûta, pendant dix ou quinze ans, une paix et une sécurité qui lui étaient depuis longtemps inconnues[7]. Alors il put, sous l’aile de l’amour, rêver et réaliser à loisir les chefs-d’œuvre de sa pensée, monuments colossaux qui dominent tout le roman du xixe siècle : Guerre et Paix (1864-1869) et Anna Karénine (1873-1877).


Guerre et Paix est la plus vaste épopée de notre temps, une Iliade moderne. Un monde de figures et de passions s’y agite. Sur cet Océan humain aux flots innombrables plane une âme souveraine, qui soulève et refrène les tempêtes avec sérénité. Plus d’une fois, en contemplant cette œuvre, j’ai pensé à Homère et à Gœthe, malgré les différences énormes et d’esprit et de temps. Depuis, j’ai vu qu’en effet, à l’époque où il y travaillait, la pensée de Tolstoï se nourrissait d’Homère et de Gœthe[8]. Bien plus, dans des notes de 1865 où il classe les divers genres littéraires, il inscrit comme étant de la même famille : « Odyssée, Iliade, 1805[9]… » Le mouvement naturel de son esprit l’entraînait du roman des destinées individuelles au roman des armées et des peuples, des grands troupeaux humains où se fondent les volontés des millions d’êtres. Ses tragiques expériences du siège de Sébastopol l’acheminaient à comprendre l’âme de la nation russe et sa vie séculaire. L’immense Guerre et Paix ne devait être, dans ses projets, que le panneau central d’une série de fresques épiques, où se déroulerait le poème de la Russie, de Pierre le Grand aux Décembristes[10].

Il faut, pour bien sentir la puissance de l’œuvre, se rendra compte de son unité cachée[11]. La plupart des lecteurs français, un peu myopes, n’en voient que les milliers de détails, dont la profusion les émerveille et les déroute. Ils sont perdus dans cette forêt de vie. Il faut s’élever au-dessus et embrasser du regard l’horizon libre, le cercle des bois et des champs ; alors on percevra l’esprit homérique de l’œuvre, le calme des lois éternelles, le rythme imposant du souffle du destin, le sentiment de l’ensemble auquel tous les détails sont liés, et, dominant son œuvre, le génie de l’artiste, comme le Dieu de la Genèse qui flotte sur les eaux.

D’abord, la mer immobile. La paix, la société russe à la veille de la guerre. Les cent premières pages reflètent, avec une exactitude impassible et une ironie supérieure, le néant des âmes mondaines. Vers la centième page seulement, s’élève le cri d’un de ces morts vivants, — le pire d’entre eux, le prince Basile :

Nous péchons, nous trompons, et tout cela pourquoi ? J’ai dépassé la cinquantaine, mon ami… Tout finit par la mort… La mort, quelle terreur !

Parmi ces âmes fades, menteuses et désœuvrées, capables de toutes les aberrations et des crimes, s’esquissent certaines natures plus saines : — les sincères, par naïveté maladroite comme Pierre Besoukhov, par indépendance foncière, par sentiment vieux-russe, comme Marie Dmitrievna, par fraîcheur juvénile, comme les petits Rostov ; — les âmes bonnes et résignées, comme la princesse Marie ; — et celles qui ne sont pas bonnes, mais fières, et que tourmente cette existence malsaine, comme le prince André.

Mais voici le premier frémissement des flots. L’action. L’armée russe en Autriche. La fatalité règne, nulle part plus dominatrice que dans le déchaînement des forces élémentaires, — dans la guerre. Les véritables chefs sont ceux qui ne cherchent pas à diriger, mais, comme Koutouzov ou comme Bagration, à « laisser croire que leurs intentions personnelles sont en parfait accord avec ce qui est en réalité le simple effet de la force des circonstances, de la volonté des subordonnés et des caprices du hasard ». Bienfait de s’abandonner à la main du Destin ! Bonheur de l’action pure, état normal et sain. Les esprits troublés retrouvent leur équilibre. Le prince André respire, commence à vivre… Et tandis que là-bas, loin du souffle vivifiant de ces tempêtes sacrées, les deux âmes les meilleures, Pierre et la princesse Marie, sont menacées par la contagion de leur monde, par le mensonge d’amour, André, blessé à Austerlitz, a soudain, au milieu de l’ivresse de l’action, brutalement rompue, la révélation de l’immensité sereine. Étendu sur le dos, « il ne voit plus rien que très haut au-dessus de lui un ciel infini, profond, où voguaient mollement de légers nuages grisâtres. »

Quel calme ! Quelle paix ! se disait-il, quelle différence avec ma course forcenée ! Comment ne l’avais-je pas remarqué plus tôt, ce haut ciel ? Comme je suis heureux de l’avoir enfin aperçu ! Oui, tout est vide, tout est déception, excepté lui… Il n’y a rien, hors lui… Et Dieu en soit loué !

Cependant, la vie le reprend, et la vague retombe. Abandonnées de nouveau à elles-mêmes, dans l’atmosphère démoralisante des villes, les âmes découragées, inquiètes, errent au hasard dans la nuit. Parfois, au souffle empoisonné du monde se mêlent les effluves enivrants et affolants de la nature, le printemps, l’amour, les forces aveugles, qui rapprochent du prince André la charmante Natacha, et qui, l’instant d’après, la jettent dans les bras du premier séducteur venu. Tant de poésie, de tendresse, de pureté de cœur, que le monde a flétries ! Et toujours « le grand ciel qui plane sur l’abjection outrageante de la terre ». Mais les hommes ne le voient pas. Même André a oublié la lumière d’Austerlitz. Pour lui, le ciel n’est plus « qu’une voûte sombre et pesante », qui recouvre le néant.

Il est temps que se lève de nouveau sur ces âmes anémiées l’ouragan de la guerre. La patrie est envahie. Borodino. Grandeur solennelle de cette journée. Les inimitiés s’effacent. Dologhov embrasse son ennemi Pierre. André, blessé, pleure de tendresse et de pitié sur le malheur de l’homme qu’il haïssait le plus, Anatole Kouraguine, son voisin d’ambulance. L’unité des cœurs s’accomplit par le sacrifice passionné à la patrie et par la soumission aux lois divines.

Accepter l’effroyable nécessité de la guerre, sérieusement, avec austérité… L’épreuve la plus difficile est la soumission de la liberté humaine aux lois divines. La simplicité de cœur consiste dans la soumission à la volonté de Dieu.

L’âme du peuple russe et sa soumission au destin s’incarnent dans le généralissime Koutouzov :

Ce vieillard, qui n’avait plus, en fait de passions, que l’expérience, résultat des passions, et chez qui l’intelligence, destinée à grouper les faits et à en tirer des conclusions, était remplacée par une contemplation philosophique des événements, n’invente rien, n’entreprend rien ; mais il écoute et se rappelle tout, il saura s’en servir au bon moment, n’entravera rien d’utile, ne permettra rien de nuisible. Il épie sur le visage de ses troupes cette force insaisissable qui s’appelle la volonté de vaincre, la victoire future. Il admet quelque chose de plus puissant que sa volonté : la marche inévitable des faits qui se déroulent devant ses yeux ; il les voit, il les suit, et il sait faire abstraction de sa personne.

Enfin, il a le cœur russe. Ce fatalisme du peuple russe, tranquillement héroïque, se personnifie aussi dans le pauvre moujik, Platon Karataiev, simple, pieux, résigné, avec son bon sourire dans les souffrances et dans la mort. À travers les épreuves, les ruines de la patrie, les affres de l’agonie, les deux héros du livre, Pierre et André, arrivent à la délivrance morale et à la joie mystique, par l’amour et la foi, qui font voir Dieu vivant.

Tolstoï ne termine point là. L’épilogue, qui se passe en 1820, est une transition d’une époque à une autre, de l’âge napoléonien à l’âge des Décembristes. Il donne le sentiment de la continuité et du recommencement de la vie. Au lieu de débuter et de finir en pleine crise, Tolstoï finit, comme il a débuté, au moment où une grande vague s’efface et où la vague suivante naît. Déjà l’on aperçoit les héros à venir, les conflits qui s’élèveront entre eux et les morts qui ressuscitent dans les vivants[12].

J’ai tâché de dégager les grandes lignes du roman : car il est rare qu’on se donne la peine de les chercher. Mais que dire de la puissance extraordinaire de vie de ces centaines de héros, tous individuels et dessinés d’une façon inoubliable, soldats, paysans, grands seigneurs, Russes, Autrichiens et Français ! Rien ne sent ici l’improvisation. Pour cette galerie de portraits, sans analogue dans toute la littérature européenne, Tolstoï a fait des esquisses sans nombre, « combiné, disait-il, des millions de projets », fouillé dans les bibliothèques, mis à contribution ses archives de famille[13], ses notes antérieures, ses souvenirs personnels. Cette préparation minutieuse assure la solidité du travail, mais ne lui enlève rien de sa spontanéité. Tolstoï travaillait, d’enthousiasme, avec une ardeur et une joie qui se communiquent au lecteur. Surtout, ce qui fait le plus grand charme de Guerre et Paix, c’est sa jeunesse de cœur. Il n’est pas une autre œuvre de Tolstoï qui soit aussi riche en âmes d’enfants et d’adolescents ; et chacune est une musique, d’une pureté de source, d’une grâce qui attendrit comme une mélodie de Mozart : le jeune Nicolas Rostov, Sonia, le pauvre petit Pétia.

La plus exquise est Natacha. Chère petite fille, fantasque, rieuse, au cœur aimant, qu’on voit grandir auprès de soi, que l’on suit dans la vie, avec la chaste tendresse qu’on aurait pour une sœur, — qui ne croit l’avoir connue ?… Nuit admirable de printemps, où Natacha, à sa fenêtre que baigne le clair de lune, rêve et parle follement, au-dessus de la fenêtre du prince André qui l’écoute… Émotions du premier bal, amour, attente d’amour, floraison de désirs et de rêves désordonnés, course en traîneau, la nuit, dans la forêt neigeuse où s’allument des lueurs fantastiques. Nature, qui vous étreint de sa trouble tendresse. Soirée à l’Opéra, monde étrange de l’art, où la raison se grise ; folie du cœur, folie du corps qui se languit d’amour ; douleur qui lave l’âme, divine pitié, qui veille le bien-aimé mourant… On ne peut évoquer ces pauvres souvenirs sans l’émotion qu’on aurait à parler d’une amie, la plus aimée. Ah ! qu’une telle création fait mesurer la faiblesse des types féminins dans presque tout le roman et le théâtre contemporains ! La vie même est saisie, et si souple, si fluide que, d’une ligne à l’autre, il semble qu’on la voie palpiter et changer. — La princesse Marie, la laide, belle par la bonté, n’est pas une peinture moins parfaite ; mais comme elle eût rougi, la fille timide et gauche, comme elles rougiront, celles qui lui ressemblent, en voyant dévoilés tous les secrets d’un cœur, qui se cache peureusement aux regards !

En général, les caractères de femmes sont, comme je l’indiquais, très supérieurs aux caractères d’hommes, surtout à ceux des deux héros où Tolstoï a mis sa pensée propre : la nature molle et faible de Pierre Besoukhov, la nature ardente et sèche du prince André Bolkonski. Ce sont des âmes qui manquent de centre ; elles oscillent perpétuellement, plutôt qu’elles n’évoluent ; elles vont d’un pôle à l’autre, sans jamais avancer. On répondra sans doute qu’en cela elles sont bien russes. Je remarquerai pourtant que des Russes ont fait les mêmes critiques. C’est à ce propos que Tourgueniev reprochait à la psychologie de Tolstoï de rester stationnaire. « Pas de vrai développement. D’éternelles hésitations, des vibrations du sentiment[14]. » Tolstoï convenait lui-même qu’il avait un peu sacrifié, par moments, les caractères individuels[15] à la fresque historique.

Et la gloire, en effet, de Guerre et Paix est dans la résurrection de tout un âge de l’histoire, de ces migrations de peuples, de la bataille des nations. Ses vrais héros, ce sont les peuples ; et derrière eux, comme derrière les héros d’Homère, les dieux qui les mènent : les forces invisibles, « les infiniment petits qui dirigent les masses », le souffle de l’Infini. Ces combats gigantesques, où un destin caché entrechoque les nations aveugles, ont une grandeur mythique. Par delà l’Iliade, on songe aux épopées hindoues[16].

  1. « Le bonheur de famille m’absorbe tout entier. » (5 janvier 1863.) — « Je suis si heureux ! si heureux ! Je l’aime tant ! » (8 février 1863.) — Voir Vie et Œuvre.
  2. Elle avait écrit quelques nouvelles.
  3. Elle recopia, dit-on, sept fois Guerre et Paix.
  4. Aussitôt après son mariage, Tolstoï suspendit ses travaux pédagogiques, écoles et revue.
  5. Ainsi que sa sœur Tatiana, intelligente et artiste, dont Tolstoï aimait beaucoup l’esprit et le talent musical.

    Tolstoï disait : « J’ai pris Tania (Tatiana), je l’ai pilée avec Sonia (Sophie Bers, comtesse Tolstoï), et il en est sorti Natacha ». (Cité par Birukov.)

  6. L’installation de Dolly dans la maison de campagne délabrée ; — Dolly et les enfants ; — beaucoup de détails de toilette ; — sans parler de certains secrets de l’âme féminine, que l’intuition d’un homme de génie n’eût peut-être pas suffi à pénétrer, si une femme ne les lui avait trahis.
  7. Indice caractéristique de la mainmise sur l’esprit de Tolstoï par le génie créateur : son Journal s’interrompt, treize ans, depuis le 1er novembre 1865, en pleine composition de Guerre et Paix. L’égoïsme artistique fait taire le monologue de la conscience. — Cette époque de création est aussi une époque de forte vie physique. Tolstoï est fou de la chasse. « À la chasse, j’oublie tout… » (Lettre de 1864.) — « À une de ces chasses à cheval, il se cassa le bras (septembre 1864), et ce fut pendant sa convalescence qu’il dicta les premières parties de Guerre et Paix. — « En revenant de mon évanouissement, je me suis dit : « Je suis un artiste. » Et je le suis, mais un artiste isolé. » (Lettre à Fet, 23 janvier 1865.) Toutes les lettres de cette époque, écrites à Fet, exultent de joie créatrice. « Je regarde comme un essai de plume, dit-il, tout ce que j’ai publié jusqu’à ce jour. » (Ibid.)
  8. Déjà, parmi les œuvres qui exercèrent une influence sur lui, entre vingt et trente-cinq ans, Tolstoï indique :

    « Gœthe : Hermann et Dorothée… Influence très grande.

    « Homère : Iliade et Odyssée (en russe)… Influence très grande. »

    En juin 1863, il note dans son Journal :

    « Je lis Gœthe, et plusieurs idées naissent en moi. »

    Au printemps de 1865, Tolstoï relit Gœthe, et il nomme Faust « la poésie de la pensée, la poésie qui exprime ce que ne peut exprimer aucun autre art. »

    Plus tard, il sacrifia Gœthe, comme Shakespeare, à son Dieu. Mais il resta fidèle à son admiration pour Homère. En août 1857, il lisait, avec un égal saisissement, l’Iliade et l’Évangile. Et dans un de ses derniers livres, le pamphlet contre Shakespeare (1903), c’est Homère qu’il oppose à Shakespeare, comme exemple de sincérité, de mesure et d’art vrai.

  9. Les deux premières parties de Guerre et Paix parurent en 1865-66, sous le titre de l’Année 1805.
  10. Tolstoï commença l’œuvre, en 1863, par les Décembristes, dont il écrivit trois fragments (publiés dans le t. vi des Œuvres complètes). Mais il s’aperçut que les fondations de son édifice n’étaient pas suffisamment assurées ; et, creusant plus avant, il arriva à l’époque des guerres napoléoniennes, et écrivit Guerre et Paix. La publication commença en janvier 1865 dans le Rousski Viestnik ; le sixième volume fut terminé en automne 1869. Alors Tolstoï remonta le cours de l’histoire ; et il conçut le projet d’un roman épique sur Pierre le Grand, puis d’un autre : Mirovitch, sur le règne des impératrices du xviiie siècle et de leurs favoris. Il y travailla, de 1870 à 1873, s’entourant de documents, ébauchant plusieurs scènes ; mais ses scrupules réalistes l’y firent renoncer : il avait conscience de n’arriver jamais à ressusciter d’une façon assez véridique l’âme de ces temps éloignés. — Plus tard, en janvier 1876, il eut l’idée d’un nouveau roman sur l’époque de Nicolas i ; puis il se remit aux Décembristes, avec passion, en 1877, recueillant les témoignages des survivants et visitant les lieux de l’action. Il écrit, en 1878, à sa tante, la comtesse A.-A. Tolstoï : « Cette œuvre est pour moi si importante ! Vous ne pouvez vous imaginer combien c’est important pour moi ; aussi important que l’est pour vous votre foi. Je voudrais dire : encore plus. » (Corresp. inédite, p. 9.) — Mais il s’en détacha, à mesure qu’il approfondissait le sujet : sa pensée n’y était plus. Déjà, le 17 avril 1879, il écrivait à Fet : « Les Décembristes ? Dieu sait où ils sont !… Si j’y pensais, si j’écrivais, je me flatte de l’espoir que l’odeur seule de mon esprit serait insupportable à ceux qui tirent sur les hommes, pour le bien de l’humanité. » (Ibid., p. 132.) — À cette heure de sa vie, la crise religieuse était commencée : il allait brûler toutes ses idoles anciennes.
  11. La première traduction française de Guerre et Paix, composée à Saint-Pétersbourg, date de 1879. Mais la première édition française est de 1885, en 3 volumes, chez Hachette. Tout récemment, une nouvelle traduction, intégrale, en 6 volumes, vient d’être publiée dans les Œuvres complètes (t. vii-xii).
  12. Pierre Besoukhov, qui a épousé Natacha, sera un Décembriste. Il a fondé une société secrète pour veiller au bien général, une sorte de Jugendbund. Natacha s’associe à ses projets, avec exaltation. Denissov ne comprend rien à une révolution pacifique ; mais il est tout prêt à une révolte armée. Nicolas Rostov a gardé son loyalisme aveugle de soldat. Lui, qui disait, après Austerlitz : « Nous n’avons qu’une chose à faire : remplir notre devoir, nous battre et ne jamais penser », il s’irrite contre Pierre, et il dit : « Mon serment avant tout ! Si on m’ordonnait de marcher contre toi, avec mon escadron, je marcherais et je frapperais. » Sa femme, la princesse Marie, l’approuve. Le fils du prince André, le petit Nicolas Bolkonsky, âgé de quinze ans, délicat, maladif et charmant, aux grands yeux, aux cheveux d’or, écoute fiévreusement la discussion ; tout son amour est pour Pierre et pour Natacha ; il n’aime guère Nicolas et Marie ; il a un culte pour son père, qu’il se rappelle à peine ; il rêve de lui ressembler, d’être grand, d’accomplir quelque chose de grand, — quoi ? il ne sait… « Quoi qu’ils disent, je le ferai… Oui, je le ferai. Lui-même m’aurait approuvé. » — Et l’œuvre se termine par un rêve de l’enfant, qui se voit sous la forme d’un grand homme de Plutarque, avec l’oncle Pierre, précédé de la Gloire, et suivi d’une armée. — Si les Décembristes avaient été écrits alors, nul doute que le petit Bolkonsky n’en eût été un des héros.
  13. J’ai dit que les deux familles Rostov et Bolkonski, dans Guerre et Paix, rappellent par beaucoup de traits la famille paternelle et maternelle de Tolstoi. Nous avons vu aussi s’annoncer dans les récits du Caucase et de Sébastopol plusieurs types de soldats et d’officiers de Guerre et Paix.
  14. Lettre du 2 février 1868, citée par Birukov.
  15. Notamment, disait-il, celui du prince André, dans la première partie.
  16. Il est regrettable que la beauté de la conception poétique soit quelquefois ternie par les bavardages philosophiques, dont Tolstoï surcharge son œuvre, surtout dans les dernières parties. Il tient à exposer sa théorie de la fatalité de l’histoire. Le malheur est qu’il y revient sans cesse et qu’il se répète obstinément. Flaubert, qui « poussait des cris d’admiration », en lisant les deux premiers volumes, qu’il déclarait « sublimes » et « pleins de choses à la Shakespeare », jeta d’ennui le troisième volume : — « Il dégringole affreusement. Il se répète, et il philosophise. On voit le monsieur, l’auteur et le Russe, tandis que jusque-là on n’avait vu que la Nature et l’Humanité. » (Lettre à Tourgueniev, janvier 1880.)