Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 330-334).


CHAPITRE LXXXVI


La démocratie ou le despotisme sont les premiers gouvernements qui se présentent aux hommes au sortir de l’état sauvage ; c’est le premier degré de civilisation. L’aristocratie sous un ou plusieurs chefs — et le royaume de France avant 1789 n’était qu’une aristocratie religieuse et militaire, de robe et d’épée — l’aristocratie, quelque nom qu’on lui donne, a partout remplacé ces gouvernements informes. C’est le second degré de civilisation. Le gouvernement représentatif sous un ou plusieurs chefs est une invention nouvelle et très nouvelle qui forme et constate un troisième degré de civilisation. Cette invention sublime, produit tardif mais produit nécessaire de l’invention de l’imprimerie, est postérieure à Montesquieu.

Napoléon fut ce qu’a jamais produit de mieux le second degré de civilisation. Ainsi c’est bien ridiculement que les rois qui veulent s’arrêter à ce second degré font attaquer ce grand homme par leurs vils écrivains. Il ne comprit jamais le troisième. Où l’aurait-il étudié ? Certainement pas à Brienne ; les livres philosophiques ou traduits de l’anglais ne pénétraient pas dans les collèges royaux et il n’a pas eu le temps de lire depuis le collège ; il n’a plus eu le temps d’étudier que les hommes.

Napoléon est donc un tyran du xixe siècle. Qui dit tyran, dit esprit supérieur, et il ne se peut pas qu’un génie supérieur ne respire, même sans s’en douter, le bon sens qui est répandu dans l’air.

Il faut lire la vie de Castruccio Castracani, tyran de Lucques au xive siècle[1], on saisira bien ce point de vue. La ressemblance entre ces deux hommes est frappante. Il était curieux de suivre dans l’âme de Napoléon les combats du génie de la tyrannie contre la raison profonde qui en avait fait un grand homme. Il fallait voir son inclination naturelle pour les nobles combattue par les bouffées de mépris qui lui montaient aux yeux dès qu’il les voyait de trop près. On sentait bien à tout ce qu’il faisait contre eux que c’était la colère d’un père. Aux bonnes gens qui auraient des doutes, nous leur ferions remarquer sa colère contre ce qui était vraiment libéral. Cette haine serait allée jusqu’à la rage, s’il n’avait eu la conscience de sa force. Il fallait voir comme les renards de cour avaient bien senti cette nuance de caractère du maître. Les rapports de ses ministres sont curieux sous ce point de vue. En phrases incidentes, ou, pour mieux dire, en adjectifs et en adverbes, il y a tout l’esprit de conduite de la plus minutieuse et de la plus lâche tyrannie. On n’osait pas encore hasarder cela dans le sens direct de la phrase. Une épithète insolente montrait au maître le cœur de son ministre. Encore quelques années et ses chers auditeurs lui donnaient une génération de ministres qui, n’ayant pas pris l’expérience des grandes affaires sous la République, n’auraient plus rougi que de n’être pas assez courtisans. Quand on voit les conséquences de ceci, on en vient presque à se réjouir de la chute de Napoléon.

On voit encore mieux le combat du génie du grand homme contre le cœur du tyran dans son règne des Cent Jours. Il appelle Benjamin Constant et Sismondi ; il les écoute avec plaisir en apparence, mais bientôt il revient avec passion aux lâches conseils de Regnault de Saint-Jean d’Angély et du duc de Bassano. Et de tels hommes montrent combien la tyrannie l’avait déjà corrompu. Du temps de Marengo il les eût repoussés avec mépris.

Ce sont ces deux hommes qui l’ont perdu plus que Waterloo. Qu’on ne dise pas que les conseils lui ont manqué. J’ai vu à Lyon un de ses officiers lui conseiller par écrit d’abolir du même coup la nouvelle noblesse et l’ancienne. C’est Regnault, je crois, qui lui conseilla d’intituler sa nouvelle constitution Acte additionnel. En une matinée, il perdit le cœur de dix millions de Français et des seuls dix millions qui se battent et qui pensent. Dès lors ceux qui l’entouraient virent sa perte inévitable. Comment vaincre onze cent mille soldats qui marchaient sur la France ? Il lui fallait un escamotage politique avec la Maison d’Autriche et à mesure qu’il s’éloignait des gens à talents, les alliés les appelaient dans leurs conseils.

Ses justifications qui partent de Sainte-Hélène veulent bien l’excuser sur l’extrême médiocrité des gens de sa famille. Les talents ne manquent jamais et naissent en foule dès qu’ils sont demandés. D’abord il éloigna Lucien ; il ne tira pas un assez grand parti de Soult, de Lezay Marnezia, de Levoyer d’Argenson, de Thibaudeau, du comte de Lapparent, de Jean de Bry et de mille autres qui se seraient présentés. Qui devinait au temps de l’empereur les talents du comte Decazes ? Le malheur de sa famille est donc une pauvre excuse ; il n’eut pas de gens à talent parce qu’il n’en voulut pas. La seule présence de Regnault suffisait pour décourager tout ce qu’il y avait de bon.

Il est heureux pour tous ces gens-là d’avoir eu de tels successeurs[2].



  1. Dans Machiavel et mieux encore dans les auteurs originaux, abrégés par Pignotti.
  2. Raisonnable, mais style froid et dur.