Vie de Michel-Ange/Partie I, II. La Force qui se brise

Libr. Hachette et Cie (p. 65-84).
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Première partie. La Lutte

II

LA FORCE QUI SE BRISE


Roct’ è l’alta cholonna.[1]


Michel-Ange sortit de ce travail d’Hercule, glorieux et brisé. À tenir, pendant des mois, la tête renversée pour peindre la voûte de la Sixtine, « il s’était abîmé la vue de telle sorte, que longtemps après il ne pouvait lire une lettre, pu regarder un objet, qu’en les tenant au-dessus de sa tête, pour les mieux voir ».[2]

Il plaisantait lui-même de ses infirmités :

La peine m’a fait un goître, comme l’eau en fait aux chats de Lombardie… Mon ventre pointe vers mon menton, ma barbe se rebrousse vers le ciel, mon crâne s’appuie sur mon dos, ma poitrine est comme celle d’une harpie ; le pinceau, en s’égouttant sur mon visage, y a fait un carrelage bariolé. Mes lombes me sont rentrés dans le corps, et mon derrière fait contrepoids. Je marche au hasard, sans que je puisse voir mes pieds. Ma peau s’allonge par devant et se ratatine par derrière : je suis tendu comme un arc syrien. Mon intelligence est aussi baroque que mon corps : car on joue mal d’un roseau recourbé…[3]

Il ne faut pas être dupe de cette bonne humeur. Michel-Ange souffrait d’être laid. Pour un homme, tel que lui, épris plus que personne de la beauté physique, la laideur était une honte.[4] On trouve la trace de son humiliation dans quelques-uns de ses madrigaux.[5] Son chagrin était d’autant plus cuisant qu’il fut, toute sa vie, dévoré d’amour ; et il ne semble pas qu’il ait jamais été payé de retour. Alors il se repliait en lui et confiait à la poésie sa tendresse et sa peine.

Depuis l’enfance, il composait des vers : ce lui était un besoin impérieux. Il couvrait ses dessins, ses lettres, ses feuilles volantes, de pensées qu’il reprenait ensuite et retravaillait sans cesse. Malheureusement, il fit brûler, en 1518, le plus grand nombre de ses poésies de jeunesse ; d’autres furent détruites avant sa mort. Le peu qui nous en reste suffit pourtant à évoquer ses passions.[6]

La plus ancienne poésie semble avoir été écrite à Florence, vers 1504 :[7]

Comme je vivais heureux, tant qu’il m’était accordé, Amour, de résister victorieusement à ta rage ! Maintenant, hélas ! je baigne ma poitrine de larmes, j’ai éprouvé ta force…[8]

Deux madrigaux, écrits entre 1504 et 1511, et probablement adressés à la même femme, ont une expression poignante :

Qui est celui qui par force me mène à toi… hélas ! hélas ! hélas !… étroitement enchaîné ? Et je suis libre pourtant !…

Chi è quel che per forza a te mi mena,
Oilme, oilme, oilme,
Legato e strecto, e son libero e sciolto ?[9]

Comment est-il possible que je ne sois plus à moi ? Ô Dieu ! Ô Dieu ! Ô Dieu !… Qui m’a arraché à moi-même ?… Qui peut plus en moi que moi-même ? Ô Dieu ! Ô Dieu ! Ô Dieu !…

Come puo esser, ch’io non sia plu mio ?
O Dio, o Dio, o Dio !
Chi m’ ha tolto a me stesso,
Ch’ à me fusse piu presso
O più di me potessi, che poss’ io ?
O Dio, o Dio, o Dio ![10]

De Bologne, sur le dos d’une lettre de décembre 1507, ce sonnet juvénile, dont la préciosité sensuelle évoque une vision de Botticelli :

Claire et de fleurs bien sertie, qu’elle est heureuse la couronne sur sa chevelure d’or ! Comme les fleurs se pressent à l’envi sur son front, à qui sera la première à le baiser ! La robe qui enserre sa poitrine et s’épand au-dessous est heureuse, tout le jour. Le tissu d’or n’est jamais las de frôler ses joues et son cou. Plus précieuse est encore la fortune du ruban liséré d’or, qui touche doucement d’une pression légère le sein qu’il enveloppe. La ceinture semble dire : « Je veux toujours l’étreindre… » Ah !… Et que feraient donc mes bras ![11]

Dans une longue poésie d’un caractère intime, — une sorte de confession,[12] qu’il est difficile de citer exactement, — Michel-Ange décrit, avec une crudité singulière d’expressions, ses angoisses d’amour :

Quand je reste un jour sans te voir, je ne puis trouver de paix nulle part. Quand je le vois, tu es pour moi comme la nourriture pour celui qui est affamé… Quand tu me souris, ou quand tu me salues dans la rue, je prends feu comme la poudre… Quand tu me parles, je rougis, je perds la voix, et soudain mon grand désir s’éteint…[13]

Puis ce sont des gémissements de douleur :

Ah ! souffrance infinie, qui déchire mon cœur, quand il pense que celle que j’aime tant ne m’aime point ! Comment vivre ?…

Ahi, che doglia ’nfinita
Sente ’l mio cor, quando li torna a mente,
Che quella ch’io tant’ amo amor non sente !
Come restero ’n vita ?[14]

Ces lignes encore, écrites auprès d’études pour la Madone de la chapelle des Médicis :

Seul, je reste brûlant dans l’ombre, quand le soleil dépouille le monde de ses rayons. Chacun se réjouit ; et moi, étendu sur la terre, dans la douleur, je gémis et je pleure.[15]

L’amour est absent des puissantes sculptures et des peintures de Michel-Ange ; il n’y a fait entendre que ses pensées les plus héroïques. Il semble qu’il ait eu honte d’y mêler les faiblesses de son cœur. À la poésie seule il s’est confié. C’est là qu’il faut chercher le secret de ce cœur craintif et tendre sous sa rude enveloppe :

Amando, a che son nato ?[16]
J’aime : pourquoi suis-je né ?

La Sixtine terminée, et Jules II étant mort,[17] Michel-Ange retourna à Florence et revint au projet qui lui tenait à cœur : le tombeau de Jules II. Il s’engagea par contrat à le faire en sept ans.[18] Pendant trois ans, il se consacra presque exclusivement à ce travail.[19] Dans cette période relativement tranquille, — période de maturité mélancolique et sereine, où le bouillonnement furieux de la Sixtine s’apaise, comme une mer démontée qui rentre dans son lit, — Michel-Ange produisit ses œuvres les plus parfaites, celles qui réalisent le mieux l’équilibre de ses passions et de sa volonté : Moïse,[20] et les Esclaves du Louvre.[21]

Ce ne fut qu’un instant : le cours orageux de sa vie reprit presque aussitôt ; il retomba dans la nuit.

Le nouveau pape, Léon X, entreprit d’enlever Michel-Ange à la glorification de son prédécesseur et de l’attacher au triomphe de sa maison. C’était pour lui une question d’orgueil, plus que de sympathie ; car son esprit épicurien ne pouvait comprendre le triste génie de Michel-Ange :[22] toutes ses faveurs étaient pour Raphaël. Mais l’homme de la Sixtine était une gloire italienne : Léon X voulut la domestiquer.

Il offrit à Michel-Ange d’élever la façade de Saint-Laurent, l’église des Médicis, à Florence. Michel-Ange, stimulé par sa rivalité avec Raphaël, qui avait profité de son éloignement pour devenir à Rome le souverain de l’art,[23] se laissa entraîner dans cette nouvelle tâche, qu’il lui était matériellement impossible d’accomplir sans négliger l’ancienne, et qui devait être pour lui une cause de tourments sans fin. Il tâchait de se persuader qu’il pourrait mener de front le tombeau de Jules II et la façade de Saint-Laurent. Il comptait se décharger du gros du travail sur un aide et n’exécuter lui-même que les statues principales. Mais, suivant son habitude, il se grisa peu à peu de son projet, et bientôt il ne put plus souffrir d’en partager l’honneur avec un autre. Bien plus, il tremblait que le pape ne voulût le lui retirer ; il supplia Léon X de le lier à cette chaîne nouvelle.[24]

Naturellement il lui devint impossible de continuer le monument de Jules II. Mais le plus triste fut qu’il n’arriva pas davantage à élever la façade de Saint-Laurent. Ce n’était pas assez de rejeter tout collaborateur : avec sa terrible manie de vouloir tout faire par lui-même, par lui seul, au lieu de rester à Florence et de travailler à son œuvre, il alla à Carrare surveiller l’extraction des blocs. Il s’y trouva aux prises avec des difficultés de toute sorte. Les Médicis voulaient utiliser les carrières de Pietrasanta, récemment acquises par Florence, de préférence à celles de Carrare. Pour avoir pris le parti des Carrarais, Michel-Ange fut injurieusement accusé par le pape de s’être fait acheter ;[25] et pour avoir dû obéir aux ordres du pape, il fut persécuté par les Carrarais, qui s’entendirent avec les mariniers ligures : il ne trouva plus une seule barque, de Gênes à Pise, pour transporter ses marbres.[26] Il lui fallut construire une route, en partie sur pilotis, à travers les montagnes et les plaines marécageuses. Les gens du pays ne voulaient pas contribuer aux dépenses du chemin. Les travailleurs n’entendaient rien à leur tâche. Les carrières étaient neuves, les ouvriers étaient neufs. Michel-Ange gémissait :

« J’ai entrepris de réveiller les morts, en voulant dompter ces montagnes et apporter l’art ici. »[27]

Il tenait bon, pourtant :

« Ce que j’ai promis, je l’exécuterai, en dépit de tout ; je ferai la plus belle œuvre qui ait jamais été faite en Italie, si Dieu m’assiste. »

Que de force, d’enthousiasme, de génie perdus en vain ! À la fin de septembre 1518, il tomba malade à Seravezza, de surmenage et d’ennuis. Il savait bien que sa santé et ses rêves se consumaient à cette vie de manœuvre. Il était obsédé par le désir de commencer enfin son travail et par l’angoisse de ne le pouvoir faire. Il était talonné par ses autres engagements auxquels il ne pouvait satisfaire.[28]

« Je meurs d’impatience, parce que mon mauvais destin ne me permet pas de faire ce que je voulais… Je meurs de douleur, je me fais l’effet d’un trompeur, bien que ce ne soit point ma faute… »[29]

Revenu à Florence, il se rongeait en attendant l’arrivée des convois de marbre ; mais l’Arno était à sec, les barques chargées de blocs ne pouvaient remonter le fleuve.

Enfin elles arrivèrent : va-t-il se mettre au travail, cette fois ? — Non. Il retourne aux carrières. Il s’obstine à ne pas commencer, avant d’avoir réuni, comme autrefois pour le tombeau de Jules II, toute une montagne de marbre. Il recule toujours le moment de commencer ; il en a peur peut-être. N’a-t-il pas trop promis ? Ne s’est-il pas engagé d’une façon téméraire dans ce grand travail d’architecture ? Ce n’est point là son métier : où l’aurait-il appris ? Et maintenant, il ne peut plus avancer, ni reculer.

Tant de peines ne réussissaient même point à assurer le transport des marbres. Sur six colonnes monolithiques envoyées à Florence, quatre se brisèrent en route, une à Florence même. Il était la dupe de ses ouvriers.

À la fin, le pape et le cardinal de Médicis s’impatientèrent de tant de temps précieux, inutilement perdu au milieu des carrières et des chemins boueux. Le 10 mars 1520, un bref du pape délia Michel-Ange du contrat de 1518 pour la façade de Saint-Laurent. Michel-Ange n’en reçut avis que par l’arrivée à Pietrasanta des équipes d’ouvriers envoyés pour le remplacer. Il en fut cruellement blessé.

« Je ne compte pas au cardinal, dit-il, les trois ans que j’ai perdus ici. Je ne lui compte pas que je suis ruiné par cette œuvre de Saint-Laurent. Je ne lui compte pas le très grand affront que l’on m’a fait, en me donnant cette commande, et puis en me la retirant : et je ne sais pas seulement pourquoi ! Je ne lui compte pas tout ce que j’ai perdu et tout ce que j’ai dépensé… Et maintenant, cela peut se résumer ainsi : le pape Léon reprend la carrière avec les blocs taillés ; il me reste l’argent que j’ai en main : — 500 ducats ; — et l’on me rend ma liberté ! »[30]

Ce n’étaient pas ses protecteurs que Michel-Ange devait accuser : c’était lui-même, et il le savait bien. C’était là la pire douleur. Il se débattait contre lui-même. De 1515 à 1520, dans la plénitude de sa force, et débordant de génie, qu’avait-il fait ? — Le fade Christ de la Minerve, — une œuvre de Michel-Ange où Michel-Ange n’est pas ! — Encore ne put-il même pas l’achever.[31]

De 1515 à 1520, dans ces dernières années de la grande Renaissance, avant les cataclysmes qui allaient mettre fin au printemps de l’Italie, Raphaël avait peint les Loges, la Chambre de l’Incendie, la Farnésine, des chefs-d’œuvre dans tous les genres, élevé la villa Madame, dirigé la construction de Saint-Pierre, les fouilles, les fêtes, les monuments, gouverné l’art, fondé une école innombrable ; et il mourait au milieu de son travail triomphant.[32]

L’amertume de ses désillusions, le désespoir des jours perdus, des espérances ruinées, de la volonté brisée, se reflètent dans les sombres œuvres de la période suivante : les tombeaux des Médicis, et les nouvelles statues du monument de Jules II.[33]

Le libre Michel-Ange, qui ne fit, toute sa vie, que passer d’un joug à un autre, avait changé de maître. Le cardinal Jules de Médicis, bientôt pape sous le nom de Clément VII, régna sur lui, de 1520 à 1534.

On a été très sévère pour Clément VII. Sans doute, comme tous ces papes, il voulut faire de l’art et des artistes les serviteurs de son orgueil de race. Mais Michel-Ange n’a pas trop à se plaindre de lui. Nul pape ne l’a autant aimé. Nul n’a témoigné un intérêt plus constant et plus passionné à ses travaux.[34] Nul n’a mieux compris sa faiblesse de volonté, prenant au besoin sa défense contre lui-même, et l’empêchant de se disperser en vain. Même après la révolte de Florence et la rébellion de Michel-Ange, Clément ne changea rien à ses dispositions pour lui.[35] Mais il ne dépendait pas de lui d’apaiser l’inquiétude, la fièvre, le pessimisme, la mortelle mélancolie, qui rongeaient ce grand cœur. Qu’importait la bonté personnelle d’un maître ? C’était toujours un maître !…

« J’ai servi les papes, disait Michel-Ange, plus tard mais ce fut par contrainte. »[36]

Qu’importait un peu de gloire et une ou deux belles œuvres ? Cela était si loin de tout ce qu’il avait rêvé !… Et la vieillesse venait. Et tout s’assombrissait autour de lui. La Renaissance mourait. Rome allait être saccagée par les Barbares. L’ombre menaçante d’un Dieu triste allait peser sur la pensée de l’Italie. Michel-Ange sentait venir l’heure tragique ; et il souffrait d’une angoisse étouffante.

Après avoir arraché Michel-Ange à l’inextricable entreprise où il était embourbé. Clément VII résolut de lancer son génie dans une nouvelle voie, où il avait l’intention de le surveiller de près. Il lui confia la construction de la chapelle et des tombeaux des Médicis.[37] Il entendait le réserver entièrement à son service. Il lui proposa même d’entrer dans les ordres,[38] lui offrant un bénéfice ecclésiastique. Michel-Ange refusa ; mais Clément VII ne lui en paya pas moins une pension mensuelle, triple de celle qu’il demandait, et lui fit don d’une maison dans le voisinage de Saint-Laurent.

Tout semblait en bonne voie, et le travail pour la chapelle était mené activement, quand tout à coup Michel-Ange abandonna sa maison et refusa la pension de Clément VII.[39] Il traversait une nouvelle crise de découragement. Les héritiers de Jules II ne lui pardonnaient pas d’avoir abandonné l’œuvre entreprise ; ils le menaçaient de poursuites, ils mettaient en cause sa loyauté. Michel-Ange s’affolait à l’idée d’un procès ; sa conscience donnait raison à ses adversaires et l’accusait d’avoir failli à ses engagements : il lui semblait impossible d’accepter de l’argent de Clément VII, tant qu’il n’aurait pas restitué celui qu’il avait reçu de Jules II.

« Je ne travaille plus, je ne vis plus, » écrivait-il.[40] Il suppliait le pape d’intervenir auprès des héritiers de Jules II, de l’aider à restituer tout ce qu’il leur devait :

Je vendrai, je ferai tout ce qu’il faudra pour arriver à cette restitution.

Ou bien, qu’on lui permît de se consacrer entièrement au monument de Jules II :

J’aspire plus à sortir de cette obligation qu’à vivre.

À la pensée que, si Clément VII venait à mourir, il serait abandonné aux poursuites de ses ennemis, il était comme un enfant, il pleurait et se désespérait :

Si le pape me laisse là, je ne pourrai plus rester dans ce monde… Je ne sais pas ce que j’écris, j’ai la tête complètement perdue…[41]

Clément VII, qui ne prenait pas très au sérieux ce désespoir d’artiste, insistait pour qu’il n’interrompît pas le travail de la chapelle des Médicis. Ses amis ne comprenaient rien à ses scrupules et l’engageaient à ne pas se donner le ridicule de refuser sa pension. L’un le secouait vivement, pour avoir agi sans réflexion, et le priait à l’avenir de ne plus s’abandonner à ses lubies.[42] L’autre lui écrivait :

On me dit que vous avez refusé votre pension, abandonné votre maison, et cessé votre travail : cela me paraît un acte de pure folie. Mon ami, mon compère, vous faites le jeu de vos ennemis… Ne vous occupez donc plus du tombeau de Jules II, et prenez la pension ; car ils la donnent de bon cœur.[43]

Michel-Ange s’obstinait. — La trésorerie pontificale lui joua le tour de le prendre au mot : elle supprima la pension. Le malheureux homme, aux abois, fut réduit, quelques mois plus tard, à redemander ce qu’il avait refusé. Il le fit d’abord timidement, avec honte :

Mon cher Giovanni, puisque la plume est toujours plus hardie que la langue, je vous écris ce que je voulais vous dire plusieurs fois, ces jours-ci, et ce que je n’ai pas eu le courage de vous exprimer de vive voix : puis-je encore compter sur une pension ?… Si j’étais certain de ne plus la recevoir, cela ne changerait rien à mes dispositions : je n’en travaillerais pas moins pour le pape autant que je pourrais ; mais j’arrangerais mes affaires en conséquence.[44]

Puis, traqué par la nécessité, il revient à la charge :

Après avoir bien réfléchi, j’ai vu combien cette œuvre de Saint-Laurent tient à cœur au pape ; et puisque S. S. m’a accordé, d’Elle-même, une pension, dans le dessein que j’aie plus de commodité pour la servir promptement, ce serait retarder le travail que ne pas accepter : j’ai donc changé d’avis ; et moi qui jusqu’à présent ne demandais pas cette pension, je la demande maintenant, pour plus de raisons que je n’en puis écrire… Voulez-vous me la donner, en la faisant compter du jour où elle m’a été accordée… Dites-moi à quel moment vous aimez mieux que je la prenne.[45]

On voulut lui donner une leçon : on fît la sourde oreille. Deux mois plus tard, il n’avait encore rien reçu. Il fut forcé de réclamer la pension plus d’une fois, dans la suite.

Il travaillait, tout en se tourmentant ; il se plaignait que ces soucis fussent des entraves à son imagination :

… Les ennuis peuvent beaucoup sur moi… On ne peut pas travailler des mains à une chose, et de la tête à une autre, surtout en sculpture. On dit que tout cela sert à m’aiguillonner ; mais je dis que ce sont de mauvais aiguillons, qui disposent à retourner en arrière. Il y a déjà plus d’un an que je n’ai reçu de pension, et je lutte avec la misère : je suis très seul, au milieu de mes peines ; et j’en ai tant, qu’elles m’occupent plus que l’art : je n’ai pas les moyens d’avoir quelqu’un qui me serve.[46]

Clément VII se montrait parfois touché de ses souffrances. Il lui faisait exprimer affectueusement sa sympathie. Il l’assurait de sa faveur, « aussi longtemps qu’il vivrait ».[47] Mais l’incurable frivolité des Médicis prenait le dessus ; et, au lieu de le décharger d’une partie de ses travaux, il lui faisait de nouvelles commandes : entre autres, celle d’un absurde Colosse, dont la tête eût été un clocher, et le bras une cheminée :[48] Michel-Ange dut s’occuper quelque temps de cette idée baroque. — Il lui fallait aussi être constamment aux prises avec ses ouvriers, ses maçons, ses charretiers, qu’essayaient de débaucher des apôtres précurseurs de la journée de huit heures.[49]

En même temps, ses ennuis domestiques ne faisaient que croître. Son père devenait plus irritable et plus injuste avec l’âge ; un jour, il s’avisa de s’enfuir de Florence, en accusant son fils de l’avoir chassé. Michel-Ange lui écrivit cette lettre admirable :[50]

Très cher père, j’ai été bien surpris hier de ne pas vous trouver à la maison ; et maintenant que j’apprends que vous vous plaignez de moi et que vous dites que je vous ai chassé, je m’étonne encore plus. Depuis le jour où je suis né jusqu’à aujourd’hui, je suis certain de n’avoir jamais eu l’intention de faire chose, grande ou petite, qui vous déplût ; toutes les peines que j’ai supportées, je les ai toujours supportées par amour de vous… J’ai toujours pris votre parti… Il y a peu de jours encore, je vous disais et je vous promettais de vous consacrer toutes mes forces, aussi longtemps que je vivrais ; et je vous le promets de nouveau. Je suis stupéfait que vous ayez si vite oublié tout cela. Depuis trente ans, vous m’avez éprouvé, vous et vos fils, vous savez que j’ai toujours été bon pour vous, autant que je le pouvais, en pensée et en action. Comment pouvez-vous aller répéter partout que je vous ai chassé ? Ne voyez-vous pas quelle réputation vous me faites ? Il ne me manque plus rien à présent, avec mes autres soucis ; et tous ces soucis, je les ai par amour pour vous ! Vous m’en récompensez bien !… Mais qu’il en soit ce qui voudra : je veux me persuader à moi-même que je n’ai jamais cessé de vous causer honte et dommage ; et je vous en demande pardon, comme si je l’avais fait. Pardonnez-moi, comme à un fils qui a toujours mal vécu et qui vous a fait tout le mal qu’on peut faire en ce monde. Encore une fois, je vous en prie, pardonnez-moi comme à un misérable que je suis ; mais ne me donnez pas cette réputation que je vous aurais chassé ; car ma réputation m’importe plus que vous ne croyez : malgré tout, je suis pourtant votre fils !

Tant d’amour et d’humilité ne désarmait qu’un instant l’esprit aigri du vieillard. Quelque temps après, il accusait son fils de le voler. Michel-Ange, poussé à bout, lui écrivit :[51]

Je ne sais plus ce que vous voulez de moi. S’il vous est à charge que je vive, vous avez trouvé le bon moyen pour vous débarrasser de moi, et vous rentrerez bientôt en possession des clefs du trésor que vous prétendez que je garde. Et vous ferez bien ; car chacun sait à Florence que vous étiez un homme immensément riche, que je vous ai toujours volé et que je mérite d’être châtié : vous serez hautement loué !… Dites et criez de moi tout ce que vous voulez, mais ne m’écrivez plus ; car vous ne me laissez plus travailler. Vous me forcez à vous rappeler tout ce que vous avez reçu de moi, depuis vingt-cinq ans. Je ne voudrais pas le dire ; mais je suis bien forcé de le dire, à la fin !… Prenez bien garde… On ne meurt qu’une fois, et on ne revient plus après, pour réparer les injustices qu’on a faites. Vous avez attendu jusqu’à la veille de la mort pour les faire. Dieu vous aide !

Tel était le secours qu’il trouvait chez les siens.

« Patience ! soupirait-il dans une lettre à un ami. Que Dieu ne permette point que ce qui ne lui déplaît pas me déplaise ! »[52]

Au milieu de ces chagrins, le travail n’avançait pas. Quand survinrent les événements politiques qui bouleversèrent l’Italie, en 1527, pas une statue de la chapelle des Médicis n’était encore prête.[53] Ainsi, cette nouvelle période de 1520 à 1527 n’avait fait qu’ajouter ses désillusions et ses fatigues à celles de la période précédente, sans avoir apporté à Michel-Ange la joie d’une seule œuvre achevée, d’un seul dessein réalisé, depuis plus de dix ans.

  1. Poésies, I.
  2. Vasari.
  3. Poésies, IX. Voir aux Annexes, II.

    Cette poésie, écrite dans le style burlesque de Francesco Berni, et adressée à Giovanni da Pistoja, est datée par Frey de juin-juillet 1510. Dans les derniers vers, Michel-Ange fait allusion à ses difficultés de travail, pendant l’exécution des fresques de la Sixtine ; et il s’en excuse, en alléguant que ce n’est pas là son métier :

    « Défends donc, Giovanni, mon œuvre morte, et défends mon honneur ; car la peinture n’est pas mon affaire. Je ne suis pas peintre. »

  4. Henry Thode a mis justement en lumière ce trait du caractère de Michel-Ange dans son premier volume de Michelangelo und das Ende der Renaissance, 1902. Berlin.
  5. «… Puisque le Seigneur rend aux âmes leur corps après la mort, pour la paix ou le tourment éternel, je supplie qu’il laisse le mien, quoique laid, au ciel, comme sur la terre, auprès du tien : car un cœur aimant vaut autant qu’un beau visage. »…

    … Priego’l mie benchè bructo,
    Com’è qui teco, il voglia im paradiso :
    C’un cor pietoso val quant’un bel viso…

    (Poésies, CIX, 12)

    « Le ciel semble justement s’irriter de ce que je me mire si laid dans tes yeux si beaux. »

    Ben par che’l ciel s’adiri,
    Che’n si begli ochi i’mi veggia si bructo…

    (Ibid., CIX, 93)

  6. La première édition complète des poésies de Michel-Ange fut publiée par son petit-neveu, au commencement du dix-septième siècle, sous le titre : Rime di Michelangelo Buonarroti raccolte da M. A. suo nipote, 1623, Florence ; elle est tout à fait erronée. Cesare Guasti donna, en 1863, à Florence, la première édition à peu près exacte. Mais la seule, vraiment scientifique et complète, est l’admirable édition de Carl Frey : Die Dichtungen des Michelagniolo Buonarroti, herausgegeben und mit kritischem Apparate versehen von Dr Carl Frey, 1897, Berlin. C’est à celle-ci que je me réfère, au cours de cette biographie.
  7. Sur la même feuille sont des dessins de chevaux et d’hommes combattant.
  8. Poésies, II. Voir aux Annexes, III.
  9. Ibid., V.
  10. Poésies, VI.
  11. Ibid., VII. Voir aux Annexes, IV.
  12. L’expression est de Frey, qui date la poésie, sans raison sufïisante, à mon sens, de 1531–32. Elle me semble beaucoup plus jeune.
  13. Poésies, XXXVI. Voir aux Annexes, V.
  14. Poésies, XIII.

    Du même temps, un madrigal célèbre, que le compositeur Bartolommeo Tromboncino mit en musique, avant 1518 :

    « Comment aurai-je le courage de vivre sans vous, mon bien, si je ne puis vous demander assistance, en partant ? Ces sanglots, ces pleurs, ces soupirs, avec lesquels mon misérable cœur vous suit, vous ont montré, madame, ma mort prochaine et mon martyre. Mais s’il est vrai que l’absence ne fera jamais oublier mon fidèle servage, je laisse mon cœur avec vous : mon cœur n’est plus à moi. » (Poésies, XI. — Voir aux Annexes, VI)

  15. Sol’ io ardendo all’ ombra mi rimango,
    Quand’ el sol de suo razi el monda spoglia ;
    Ogni altro per piaciere, e io per doglia,
    Prostrato in terra, mi lamento e piangho.

    (Ibid., XXII)

  16. Poésies, CIX, 35.

    Comparez ces vers d’amour, où amour et douleur semblent être synonymes, à l’extase voluptueuse des sonnets juvéniles et gauches de Raphaël, écrits sur le revers des dessins pour la Dispute du Saint-Sacrement.

  17. Jules II mourut, le 21 février 1513, trois mois et demi après l’inauguration des fresques de la Sixtine.
  18. Contrat du 6 mars 1513. — Le nouveau projet, plus considérable que le projet primitif, comprenait 32 grandes statues.
  19. Michel-Ange semble n’avoir accepté, pendant ce temps, qu’une seule commande : le Christ de la Minerve.
  20. Le Moïse devait être une des six figures colossales, couronnant l’étage supérieur du monument de Jules II. Michel-Ange ne cessa d’y travailler jusqu’en 1545.
  21. Les Esclaves, auxquels Michel-Ange travaillait en 1513, furent donnés par lui, en 1546, à Roberto Strozzi, le républicain florentin, alors exilé en France, qui en fit présent à François Ier.
  22. Il ne lui épargnait pas les démonstrations de tendresse ; mais Michel-Ange lui faisait peur. Il se sentait mal à l’aise avec lui :

    « Quand le pape parle de vous, écrit Sébastien del Piombo à Michel-Ange, il semble qu’il parle d’un de ses frères ; il a presque les larmes aux yeux. Il m’a dit que vous avez été élevés ensemble, et il proteste qu’il vous connaît et qu’il vous aime : mais vous faites peur à tous, — même aux papes. » (27 octobre 1520)

    On se moquait de Michel-Ange à la cour de Léon X. Il prêtait à la raillerie par ses imprudences de langage. Une malencontreuse lettre qu’il écrivit au cardinal Bibbiena, patron de Raphaël, fit la joie de ses ennemis. « On ne parle pas d’autre chose au palais que de votre lettre, dit Sébastien à Michel-Ange ; elle fait rire tout le monde. » (3 juillet 1520)

  23. Bramante était mort en 1514. Raphaël venait d’être nommé surintendant de la construction de Saint-Pierre.
  24. « Je veux faire de cette façade une œuvre qui soit un miroir de l’architecture et de la sculpture, pour toute l’Italie. Il faut que le pape et le cardinal [Jules de Médicis, le futur Clément VII], se décident vite, s’ils veulent que je la fasse, ou non. Et s’ils veulent que je la fasse, il faut qu’on signe un traité… Messer Domenico, donnez-moi une réponse ferme au sujet de leurs intentions. Cela me ferait la plus grande des joies. » (À Domenico Buoninsegni, juillet 1517)

    Le traité fut signé avec Léon X, le 19 janvier 1518. Michel-Ange s’engageait à élever la façade en huit ans.

  25. Lettre du cardinal Jules de Médicis à Michel-Ange, 2 février 1518 : « Quelque soupçon a été éveillé en nous que vous ne soyiez du parti des Carrarais par intérêt personnel et que vous ne veuillez déprécier les carrières de Pietrasanta… Nous vous faisons savoir, sans entrer en d’autres explications, que Sa Sainteté veut que tout le travail entrepris soit exécuté avec les blocs de marbre de Pietrasanta, et nuls autres… Si vous agissiez autrement, ce serait contre le désir exprès de Sa Sainteté et le nôtre, et nous aurions bonne raison d’être sérieusement irrités contre vous… Bannissez donc cet entêtement de votre esprit. »
  26. « J’ai été jusqu’à Gênes pour chercher des barques… Les Carrarais ont acheté tous les patrons de bateaux… Je dois aller à Pise… » (Lettre de Michel-Ange à Urbano, 2 avril 1518) — « Les barques que j’avais louées à Pise ne sont jamais venues. Je crois qu’on m’a joué : c’est mon lot en toutes choses ! Ô mille fois maudits le jour et l’heure où j’ai quitté Carrare ! C’est la cause de ma ruine… » (Lettre du 18 avril 1518)
  27. Lettre du 18 avril 1518. — Et, quelques mois plus tard : « La carrière est très escarpée, et les gens sont tout à fait ignorants : patience ! il faut dompter les montagnes et instruire les hommes… » (Lettre de septembre 1518, à Berto da Filicaja)
  28. Le Christ de la Minerve, et le tombeau de Jules II.
  29. Lettre du 21 décembre 1518 au cardinal d’Agen. — De ce temps semblent être les quatre statues informes, à peine ébauchées, des grottes Boboli. (Quatre Esclaves, pour le tombeau de Jules II)
  30. Lettres, 1520 (édition Milanesi, page 415).
  31. Michel-Ange confia le soin de terminer ce Christ à son maladroit disciple Pietro Urbano, qui « l’estropia ». (Lettre de Sébastien del Piombo à Michel-Ange, 6 septembre 1521) Le sculpteur Frizzi, de Rome, répara tant bien que mal les dégâts.

    Tous ces déboires n’empêchaient pas Michel-Ange de chercher de nouvelles tâches à ajouter à celles qui l’écrasaient. Le 20 octobre 1519, il signa la requête des Académiciens de Florence à Léon X, pour ramener les restes de Dante, de Ravenne à Florence ; et il s’offrit « à élever au poète divin un monument digne de lui ».

  32. Le 6 avril 1520.
  33. Le Vainqueur.
  34. En 1526, Michel-Ange devait lui écrire, chaque semaine.
  35. « Il adore tout ce que vous faites, écrit Sébastien del Piombo à Michel-Ange ; il l’aime autant qu’on peut aimer. Il parle de vous si honorablement, et avec tant d’affection, qu’un père ne dirait pas de son fils tout ce qu’il dit de vous… » (29 avril 1531) — « Si vous vouliez venir à Rome, vous seriez tout ce que vous voudriez, duc ou roi… Vous auriez votre part de cette papauté, dont vous êtes le maître, et dont vous pouvez avoir et faire ce que vous voulez. » (5 décembre 1531)

    (Il faut, à la vérité, faire la part, dans ces protestations, de la hâblerie vénitienne de Sébastien del Piombo.)

  36. Lettre de Michel-Ange à son neveu Lionardo (1548).
  37. Les travaux furent commencés dès mars 1521, mais ne furent poussés activement qu’à partir de la nomination du cardinal Jules de Médicis au trône pontifical, sous le nom de Clément VII, le 19 novembre 1523. — (Léon X était mort le 6 décembre 1521, et Adrien VI lui avait succédé de janvier 1522 à septembre 1523.)

    Le plan primitif comprenait quatre tombeaux : ceux de Laurent le Magnifique, de Julien son frère, de Julien duc de Nemours son fils, et de Laurent duc d’Urbin son petit-fils. En 1524, Clément VII décida d’y faire ajouter le sarcophage de Léon X, et le sien, en leur attribuant la place d’honneur. — Voir Marcel Reymond : L’Architecture des tombeaux des Médicis (Gazette des Beaux-Arts, 1907).

    En même temps, Michel-Ange fut chargé de construire la Bibliothèque de Saint-Laurent.

  38. Il s’agissait pour lui de l’ordre des Franciscains. (Lettre de Fattucci à Michel-Ange, au nom de Clément VII, le 2 janvier 1524)
  39. Mars 1524.
  40. Lettre de Michel-Ange à Giovanni Spina, agent du pape. (19 avril 1525)
  41. Lettre de Michel-Ange à Fattucci. (24 octobre 1525)
  42. Lettre de Fattucci à Michel-Ange. (22 mars 1524)
  43. Lettre de Lionardo sellajo à Michel-Ange. (24 mars 1524)
  44. Lettre de Michel-Ange à Giovanni Spina. (1524, édition Milanesi, page 425)
  45. Lettre de Michel-Ange à Giovanni Spina. (29 août 1525)
  46. Lettre de Michel-Ange à Faltucci. (24 octobre 1525)
  47. Lettre de Pier Paolo Marzi, de la part de Clément VII, à Michel-Ange. (23 décembre 1525)
  48. Lettres d’octobre à décembre 1525. (Édition Milanesi, pages 448–449) Voir dans le Michel-Ange de la collection des Maîtres de l’Art un résumé de cette étrange affaire, et le projet de Michel-Ange.
  49. Lettre de Michel-Ange à Fattucci. (17 juin 1526)
  50. Henry Thode date cette lettre de 1521 environ. Dans le recueil de Milanesi, elle figure (à tort) à la date de 1516.
  51. Lettres (juin 1523).
  52. Lettre de Michel-Ange à Fattucci. (17 juin 1526)
  53. La même lettre, de juin 1526, dit qu’une statue de capitaine est commencée, ainsi que quatre allégories des sarcophages, et la Madone.