Vie de Claire-Clémence de Maillé-Brézé, princesse de Condé, 1628-1694/Appendice


APPENDICE.

DOCUMENTS IMPRIMÉS ET INÉDITS
SUR
CLAIRE-CLÉMENCE DE MAILLÉ-BRÉZÉ
PRINCESSE DE CONDÉ.



Les renseignements n’abondent pas sur la vie de la princesse de Condé. L’histoire lui a continué ce rôle effacé, ce rôle de victime refoulée et insultée, qu’elle avoit eu pendant sa vie. Quelques mots aigres de Mademoiselle, un portrait charitable plutôt que bienveillant de Mme de Motteville, les interprétations malicieuses de Bussy, la pitié équivoque de Mme de Sévigné, tel est à peu près le bilan des contemporains à son chapitre. Il reste, il est vrai, la chaleureuse apologie de Lenet, et son éloquent témoignage que peut malheureusement infirmer, auprès des esprits mal prévenus, sa qualité de serviteur de la maison de Condé. J’ai essayé d’intéresser au malheur de cette destinée, et d’y montrer constante, du commencement à la fin, l’influence du mauvais sort, de l’adversité, du guignon : du guignon qui corrompt et envenime tous ses avantages de naissance, d’alliance, et jusqu’à ses vertus mêmes ; du guignon qui dès le berceau lui enlève sa mère et abandonne sa jeunesse à la négligence d’un père fantasque et libertin ; qui dans un mariage imposé lui donne pour ennemis son mari, qu’elle aima toujours, sa belle-mère, et toute la maison où elle entroit ; qui annule les effets de son courage et de son dévouement pendant une campagne périlleuse ; qui enfin, après trente ans d’une vie honorée et pure de tout soupçon, la livre à la malignité publique à propos d’une aventure mystérieuse qui met le comble à ses malheurs et à ses affronts. J’avois mis d’un côté l’innocence, la fidélité, la vertu patiente, le désintéressement, l’héroïsme ; de l’autre, les dédains, les insultes, la persécution, les mauvais traitements, la haine implacable, la haine léguée par testament du père au fils ; et je m’étois demandé si par quelque défaut de nature, par quelque manquement grave, par quelque faute étouffée, mais devinable, la prisonnière de Châteauroux n’avoit pas accordé cette disparate et justifié la fatalité. Car j’admets la gaucherie, la mauvaise grâce, la déplaisance ; on comprend le dépit du consentement forcé et de la passion trahie, le ressentiment de la violence, l’horreur d’un nom détesté ; mais pour ces torts involontaires, rachetés d’ailleurs par une soumission parfaite et par un dévouement éclatant au jour du malheur, la rigueur inflexible, l’ingratitude froide, la séquestration, la mort sans pardon, il me semble que c’est trop.

Tous ceux et toutes celles qui, favorablement ou défavorablement, ont parlé de la princesse de Condé, conviennent de son courage et de la noblesse de sa conduite pendant la campagne de Guyenne. Les témoins impartiaux reconnaissent qu’elle ne manquoit pas d’agréments capables de donner de l’attachement : beauté, tendresse, vaillance, éloquence. Quant à sa vertu qu’aucune femme ne conteste, c’est par là que la malignité l’a attaquée à l’occasion d’un événement survenu trente ans après son mariage, alors qu’elle étoit âgée de quarante-trois ans. J’ai déjà raconté l’aventure : un gentilhomme, autrefois page de la princesse, se prend de querelle avec un valet de pied ; tous deux tirent l’épée, et la princesse, en voulant les séparer, est blessée au sein. Grande rumeur ; le bruit se répand que madame la Princesse vient d’être assassinée. Le peuple se presse aux portes de l’hôtel de Condé ; les langues travaillent ; les lettres circulent. On sait bientôt que le gentilhomme s’appelle Rabutin, et qu’il est parent du comte de Bussy. Le valet de pied, nommé Duval, est arrêté comme il se sauvoit, dans les jardins du Luxembourg. Là-dessus la malveillance fait son œuvre, et transforme cette querelle domestique en rivalité d’amour. Et voilà la princesse de Condé convaincue d’avoir eu en même temps pour amants son page et son valet.

Rappelons que la princesse avoit alors quarante-trois ans, et que sa réputation avoit été jusque-là intacte. M. Paul Boiteau, dans une note de son édition de l’Histoire amoureuse des Gaules (1856, Bibliothèque elzévirienne, p. 240), prétend, il est vrai, que Mme de Condé, délaissée par son mari, eut des amants. « Mademoiselle, dit-il, cite en 1649 Saint-Mégrin. » Voyons ce que dit Mademoiselle :

« Il courut un bruit, dans ce temps, que Saint-Mesgrin étoit amoureux de Mme la Princesse, et lui rendoit ses devoirs avec soin ; ce n’en étoit pas une marque : l’on ne manque pas de les rendre aux personnes de cette qualité. La reine alloit tous les jours aux litanies à la chapelle, et elle se mettoit dans un petit oratoire, au bout de la tribune où les autres demeuroient ; et comme la reine demeuroit longtemps après qu’elles étoient dites, celles qui n’avoient pas autant de dévotion s’amusoient à causer, et l’on remarquoit que M. de Saint-Mesgrin parloit à Mme la Princesse. Pour moi, je n’en voyois rien ; car j’étois dans l’oratoire avec la reine, où le plus souvent je m’endormois, n’étant pas une demoiselle à si longues prières ni à méditations. Je pensai que des amis de M. de Saint-Mesgrin l’avertiroient de supprimer ces conversations, et que, si elles venoient à la connaissance de M. le Prince, cela ne lui plairoit pas quoique madame sa femme fût fort sage, et qu’il s’en souciât très-peu. Ce qu’il fit, et l’on n’en parla pas davantage[1]. » Notons que le galant Saint-Mégrin, après avoir autrefois et vainement essayé de remplacer Condé dans le cœur de Mlle du Vigean[2], avoit très-bien pu vouloir prendre sa revanche en séduisant sa femme. Mais le passage des Mémoires marque-t-il qu’il ait réussi ? Ne prouve-t-il pas tout le contraire[3] ?

En conscience, ce témoignage ne peut compter pour une accusation. C’est donc à l’aventure de 1671 qu’il faut rapporter la première et l’unique imputation contre la vertu de la princesse de Condé.

Je n’ai pas grande confiance aux chansonniers.

Il ne faut pas les prendre pour des autorités en histoire ; mais on peut les consulter comme reflets de l’opinion publique. Les chansonniers, et c’est bon signe, se sont peu occupés de la princesse de Condé. Dans le recueil de Maurepas, ce vaste répertoire des scandales publics, où l’on voit chansonnés les noms les plus respectables, elle n’est citée que deux ou trois fois, et une fois encore à son avantage, comme nous le verrons. La pièce la plus longue et la plus significative est une fable en vers, déjà signalée par Walkenaër dans les notes de son Histoire de Mme de Sévigné (t. V, p. 399), et relative aux faits dont nous parlons. C’est ici le lieu de citer cette pièce, curieuse malgré sa médiocrité, et dont l’auteur est resté inconnu sans préjudice pour sa gloire. Nous rapporterons ensuite, comme commentaire, les divers passages des lettres et des mémoires contemporains où le fait a été discuté.


FABLE ALLÉGORIQUE.
LE LION, LE CHAT ET LE CHIEN[4].

         Un grand lion, dont le courage
S’étoit rendu fameux dedans tout l’univers,
Voyoit autour de lui les animaux divers

         Dans les liens du mariage.
         Il les regardoit fièrement,
         Et puis se disoit à lui-même :
« Que ces boucs, ces besliers, ces cerfs et ces taureaux,
Ces chevreuils et ces daims sont de laids animaux !
         Que ma douleur seroit extrême,
Si je voyois un jour des cornes à mon front !
         Mais mon courage et ma naissance
Me mettront à l’abri de ce cruel affront.
         Et, si l’on en croit l’apparence,
         Ce front est plutôt destiné
             A être couronné. »
Cependant le lion à l’hymen se dispose.
      Plusieurs (plus d’un) grands partis se proposent.
Il choisit entre tous une jeune beauté[5],
      Dont la douceur et la simplicité
             Furent capables de lui plaire.
      Elle choisit une vie (sic) solitaire
Afin que le lion ne pût être jaloux[6].
Le plus discret berger, la plus sage bergère,

Disoient : « Ne sauroit-on l’attirer parmi nous ?
De nos plus beaux troupeaux elle seroit la teste. »
Mais elle, qui fuyoit et le monde et le bruit,
Ne vouloit pas sortir de son petit réduit.
     Dans ce réduit, hélas ! que faisoit-elle ?
Rarement son lion se trouvoit auprès d’elle[7].
             Elle avoit un chat et un chien
             Qui faisoient tout son entretien.
Ils caressoient souvent cette bonne maîtresse,
     Qui leur rendoit caresse pour caresse.
         Mais enfin le chat et le chien
         Ne peuvent longtemps être bien.
L’un voulant chasser l’autre, il se fait du désordre.
En vain elle défend d’esgratigner, de mordre ;
Les méchants animaux deviennent furieux.
         Elle se jette entre les deux.

Mais, bien loin d’arrêter cette fureur brutale,
         Elle-même en reçoit des coups.
« Allez, s’écria-t-elle, allez, retirez-vous ;
Vous m’avez déchiré(e) de vos pattes fatales ! »
A ces cris aussitôt ils connoissent leur tort,
Et fuyent promptement pour éviter la mort.
Mais le grand bruit s’entend ; on court à la poursuite
         De ces animaux insolents.
Le lion veut savoir le sujet de leur fuite.
         Et du caquet des médisants.
     Et cependant il se gratte la teste ;
         Il trouve ce qu’il craint si fort.
« Ah ! me voilà, dit-il, au rang des autres bestes ;
         J’ai mesme un plus malheureux sort !
         C’est en vain, grandeur et prudence,
Que vous pensez changer les arrêts du destin.
     D’un foible chat, d’un indigne mastin,
Le grand lion reçoit tout l’outrage qu’il craint.
Malgré tout son esprit et toute sa puissance.


Voilà donc le bruit public, le cancan, nettement formulé : la Princesse, abandonnée ou, pour mieux dire, méprisée par son mari, se seroit à la fin lassée de son isolement, et pour se dédommager auroit pris pour amants son page et son laquais. Disons d’abord qu’en 1671 Louis de Rabutin n’étoit plus page de la princesse, et que depuis 1668 il avoit quitté sa maison, comme le prouve une note de Bussy que nous citerons plus loin. Comparons maintenant les diverses relations qui ont été données de l’événement en question par Mme de Sévigné, Mme de Montmorency, Bussy-Rabutin et Mlle de Montpensier. Dix jours après l’événement[8], le 23 janvier, Mme de Sévigné écrit à Bussy : « On me vient de conter une aventure extraordinaire qui s’est passée à l’hôtel de Condé. Mme la Princesse ayant pris, il y a quelque temps, de l’affection pour un de ses valets de pied nommé Duval, celui-ci fut assez fou pour souffrir impatiemment la bonne volonté qu’elle témoignoit aussi pour le jeune Rabutin, qui avoit été son page. Un jour qu’ils se trouvoient tous deux dans sa chambre, Duval ayant dit quelque chose qui manquoit de respect à la Princesse, Rabutin mit l’épée à la main pour l’en châtier ; Duval tira aussi la sienne, et la Princesse se mettant entre-deux pour les séparer, elle fut légèrement blessée à la gorge. On a arrêté Duval, et Rabutin est en fuite. Cela fait grand bruit dans ce pays-ci (à Paris). » Le style n’est pas généreux, ni la pensée non plus : les mots d’affection, de bonne volonté ; ceux-ci : ils se trouvoient tous deux dans sa chambre, sont d’un vague assez peu charitable que Bussy dissipe brutalement dans sa réponse (lettre du 1er février) : « L’aventure de notre cousin (Rabutin) n’est ni belle, ni laide : la maîtresse lui fait honneur, et le rival de la honte. » Un mois après, Bussy reçoit une autre relation, celle de Mme de Montmorency ; et voici déjà quelques détails plus précis et plus vraisemblables :

« Pour vous dire l’histoire de Mme la Princesse, vous saurez qu’un homme qui avoit été à elle en qualité de valet de pied et auquel par une manière de pitié elle donnoit pension, n’en étant pas bien payé, la lui demanda insolemment devant un garçon de qualité qui porte votre nom, et qui avoit été nourri page de M. le Prince ; celui-ci trouva le procédé du valet de pied mauvais : sur cela, l’autre lui dit une insolence. Ils mirent l’épée à la main ; Mme la Princesse, voulant les séparer, fut blessée de deux coups, et là-dessus on a fait mille commentaires. L’on vouloit que ces deux hommes fussent bien avec elle, et que le valet de pied, croyant baisser, s’en prit à l’autre [et que] ce fut là le sujet de leur querelle. L’on a tourné cela le plus mal qu’on a pu pour Mme la Princesse, que M. le Prince a envoyée à Châteauroux. M. le duc (de Bourbon) a fait ce qu’il a pu pour rompre ce voyage ; mais la Palatine (la Dauphine) a mis la dernière aigreur dans l’esprit de M. le Prince. On dit que ce qui l’a encore plus irrité, c’est qu’il a su que Mademoiselle, qui le hait à cause de l’affaire de Lauzun, en a fait des railleries avec le roi. La colère de M. le Prince étoit si grande, que sans M. le duc Madame la Princesse s’en alloit sans équipage. Il n’y a point de désespoir pareil au sien. Personne que ses très-proches ne l’a vue en partant[9]. » Le récit fait par Mademoiselle dans ses Mémoires est, à peu de chose près, le même ; ce qui prouveroit qu’en 1677, à l’époque où Mademoiselle écrivoit, cette version étoit acceptée comme véritable. Elle parle aussi d’une réclamation insolente du valet de pied à Mme la Princesse, ou même d’une tentative de vol réprimée l’épée à la main par Rabutin, ancien page de M. le Prince. On sait de reste que Mademoiselle n’est pas suspecte d’indulgence à l’endroit de Mme de Condé[10].

Bussy, quoiqu’il eût répondu à Mme de Montmorency en badinant[11], comme à Mme de Sévigné, se rangea cependant plus tard à l’opinion de cette princesse et de Mlle de Montpensier, comme le prouve une note de sa correspondance relative à ce même Louis de Rabutin, son parent, qu’on a vu figurer dans l’affaire. Rabutin ne s’étoit pas laissé prendre ; il s’étoit caché d’abord, puis sauvé en Allemagne, où s’étant mis au service de l’Empereur, il épousa en 1682 une princesse de Holstein, Dorothée-Élisabeth, fille de Philippe, duc de Holstein-Wissembourg, et veuve de Georges-Louis, comte de Zinzendorf. C’est à la lettre de compliment qu’il adressa dans cette occasion à la princesse de Holstein que Bussy a ajouté la note suivante[12] :

« La fortune extraordinaire de Louis de Rabutin, troisième fils de Jean de Rabutin, chef de la branche des cadets de ma maison, m’oblige de dire par quelle aventure elle arriva. Il faut d’abord savoir que Louis étoit un des plus jolis garçons de France (toujours l’Histoire amoureuse des Gaules). Au commencement de 1664, son père m’ayant prié de le placer en quelque lieu digne de sa naissance, je le donnai pour page à M. le Prince qui, vu sa grande jeunesse, le fit page de Mme la Princesse. Il y demeura quatre ans, pendant lesquels il se rendit si soigneux auprès de sa maîtresse, qu’elle prit de la bonne volonté pour lui. Et, quand il sortit de l’hôtel de Condé, il entra dans les mousquetaires, où Mme la Princesse eut la bonté de contribuer à son équipage.

Comme il venoit de temps en temps lui rendre ses devoirs, il rencontra un jour dans sa chambre un de ses valets de pied nommé Duval, qui, ayant bu, parloit insolemment de la Princesse ; Rabutin, ne pouvant souffrir ce manque de respect, le traita de coquin et le menaça de le châtier s’il étoit ailleurs. Duval lui répondit avec tant d’arrogance que Rabutin ne put s’empêcher de mettre l’épée à la main pour le frapper ; Duval tira aussi la sienne, et la Princesse, les voulant séparer, se trouva légèrement blessée au sein. On entra dans la chambre sur le bruit qu’ils faisoient ; et pendant qu’on arrêtoit Duval, Rabutin sortit et se retira à l’hôtel des Mousquetaires, où il fut huit jours, après lesquels il s’en alla en Allemagne servir l’Empereur, etc. » Le reste de la note ne se rapporte plus qu’aux succès de Rabutin.

Cette note est précieuse ; car, dût-on prendre au sérieux les sous-entendus de l’auteur, elle écarte du moins la honte d’une ignoble rivalité. Nous voilà délivrés du valet de pied Duval ; il ne reste plus, comme chef d’accusation, qu’un jeune et joli page, de très-bonne maison, et qui par la suite de sa vie, s’est montré très-digne de l’attention d’une grande dame. Mme la Princesse eût-elle failli cette fois, ou plutôt à la fin défailli sous le poids accumulé du dédain, de l’ingratitude et de la persécution ; se fût-elle, à cet âge des regrets et dans son abandon, laissée prendre, pauvre femme rebutée, à la fraîche affection d’un cœur naïf, trahie peut-être par l’abondance de sa tendresse si longtemps refoulée, que nous ne la trouverions que trop excusable. Et dans tous les cas, Mme de Condé, pour avoir eu un amant, ne tomberoit pas au-dessous de Mme de Chevreuse, de Mme de Longueville et des autres héroïnes du temps.

Ce n’est pas en avocat décidé à plaider quand même l’innocence de Mme de Condé que nous poursuivons cette étude, mais en philosophe curieux de découvrir la vérité et de la dégager des complots de la haine, de la malice et de l’envie. Il déplaît cependant de penser qu’une vertueuse et courageuse femme, après une si constante et si noble résignation à l’injustice et à l’abandon, se soit tout à coup démentie à quarante ans passés par une foiblesse que la disproportion d’âge entre elle et son amant présumé rend presque ridicule. Car, si nous n’avons pour preuve à l’appui de la faute de Mme la Princesse que les assertions un peu légères de Mme de Sévigné et de son cousin, et une pièce anonyme tirée du recueil de toutes les médisances et de toutes les calomnies rimées du siècle, n’en est-ce pas une à sa décharge que l’âge de Rabutin, de cet enfant trouvé trop jeune pour le service d’un prince, et qui l’étoit en effet, puisqu’il n’avoit que douze ans en 1664[13], lorsque M. le Prince le donna pour page à sa femme ? Nous voyons qu’il quitta son service quatre ans après pour entrer dans les mousquetaires, et, par conséquent, à l’âge de seize ans. N’est-il donc pas plus simple et plus raisonnable de croire à une de ces affections maternelles, fruit ordinaire de l’automne de la vie des femmes, surtout après un été et un printemps stériles, comme ils l’avoient été pour Mme de Condé, deux fois trompée dans sa tendresse, comme femme et comme mère, par un époux ingrat et par un fils dénaturé ?

Un historien anglois, lord Mahon, qui parmi d’autres ouvrages remarquables a écrit une Vie de Condé[14], a répugné comme nous à l’idée de cette faute tardive, démentant une jeunesse irréprochable. Il objecte aussi l’âge de la Princesse et sa réputation jusque-là sans tache. Mais il ne tient pas compte de la circonstance, suivant nous très-notable, de l’âge de Rabutin, qui peut réduire cette grosse affaire au badinage innocent de Chérubin chez la comtesse Almaviva. L’honorable lord cite à l’appui de son opinion une correspondance secrète découverte par lui aux archives de Londres, et dont il donne quelques extraits. Ces extraits, qui vont du 16 de janvier au 24 du mois suivant, rapportent les faits déjà connus avec quelques différences que nous indiquerons. Ce n’est d’abord plus le valet de pied Duval qui est en scène, mais son frère qui, habitué aux bontés de la Princesse, seroit venu réclamer d’elle un nouveau don, et sur son refus l’auroit blessée de trois coups d’épée au sein droit ; et c’est pour lui sauver la vie que la Princesse auroit déclaré s’être blessée elle-même à son épée. Le page qui n’est point ici nommé, ne seroit survenu qu’après l’événement, aux cris de la Princesse, et lorsque l’assassin étoit déjà en fuite. La querelle, les épées tirées dans l’antichambre, etc., ne seroient donc qu’un mensonge charitable de Mme la Princesse de Condé pour sauver son assassin. Cette première note, que j’abrège de beaucoup, ajoute que le roi et toute la cour s’empressèrent de faire complimenter la Princesse au sujet de ce triste événement. — 20 janvier : « Duval après avoir subi trois interrogatoires a avoué, comme on alloit le remettre à la question, qu’il avoit blessé Mme la Princesse. La Princesse persiste à vouloir lui sauver la vie ; mais le Prince veut qu’il soit fait un exemple. » — 6 février : « M. le Prince, qui est retourné à Chantilly, a écrit au roi pour lui dire qu’il ne remettroit plus le pied à Paris tant que la Princesse sa femme y seroit. Sa Majesté a fait rendre en conséquence à la Princesse une lettre de cachet pour lui enjoindre de quitter immédiatement la cour et de sortir de la ville. » — 13 février : « Le roi exile Mme la Princesse de Condé à Châteauroux en Berry pour le reste de sa vie, de quoi elle est inconsolable. » — 20 février : « La Princesse de Condé est partie hier de Paris pour Châteauroux. Avant son départ, elle a envoyé chercher le curé de Saint-Sulpice avec lequel elle s’est entretenue sur des sujets de piété. Elle lui a dit : « Monsieur, c’est la dernière fois que vous me parlez ; je ne reviendrai jamais d’où le roi m’envoie. Mais la confession que je viens de vous faire servira quelque jour à prouver mon innocence. » Et là-dessus, elle lui a dit adieu. » — 24 février : « Le roi et le prince (de Condé), ont obligé la Princesse, avant son départ pour Châteauroux, à abandonner à son fils toute sa fortune qui monte au delà de cent mille écus de rente (crowns), libres de toute dette. Il ne lui a été permis de garder pour elle qu’une très-médiocre pension ; et encore a-t-elle répété trois fois qu’elle n’en profiteroit pas longtemps, et que le chemin qu’elle alloit prendre étoit le chemin de son tombeau. Elle s’est évanouie dans les bras du duc, son fils, en lui disant adieu[15]. »

Sauf quelques variantes inévitables dans le récit d’un événement caché et livré à l’incertitude du jugement public, ce document, dont le lord nous garantit l’authenticité, s’accorde assez sur les principaux points, et même sur quelques détails, avec les relations que nous connoissons déjà pour mériter quelque créance. Il se pourroit d’ailleurs que le dernier paragraphe nous livrât le mot véritable de cette mystérieuse affaire.

La dureté de Condé envers sa femme a été universellement blâmée[16]. Et en effet la Princesse eût-elle été réellement coupable, coupable de foiblesse et de lassitude, cet exil perpétuel, la séquestration, la mort civile, encore une fois c’étoit trop ! Faut-il prendre au sérieux l’allégation de l’historien-apologiste de Condé, Désormeaux, qui prétend que la Princesse étoit devenue folle, et que son esprit s’étoit dérangé dans la solitude (la solitude ! qui donc l’y avoit condamnée) ? Mais cette allégation d’un écrivain suspect, et même adversaire dans la cause, et qui n’est répétée nulle part, n’est-elle pas plutôt la preuve du besoin de donner après coup un prétexte à ces sévérités inouïes ?

Il y a plus de raison, et aussi plus d’autorité, dans cette déclaration de l’un des derniers descendants de Condé, qui reconnoît que son illustre aïeul s’empressa de profiter de l’occasion qui s’offroit pour exécuter le projet de séparation auquel il n’avoit jamais renoncé[17].

Et en effet là est la vraisemblance, et sans doute aussi la vérité. Condé ne pardonna jamais : ne pardonna jamais, non pas la faute ! que lui importait une foiblesse de cette femme qui ne lui étoit rien ? mais le tort irréparable de la naissance et de l’inopportunité. Cette femme qui l’aima toujours, qui s’étoit dévouée à lui, au péril de son crédit à la cour, de sa fortune et de sa liberté, fut toujours pour lui la nièce de Richelieu, l’épouse imposée, l’entrave appliquée à ses ambitions et à ses amours. L’élan de reconnoissance témoigné pendant la campagne de Guyenne ne fut qu’un éclair, qu’une illusion favorisée par l’éloignement et par la captivité. Le rapprochement dissipa le mirage. Condé en rentrant à la cour, retrouva dans mille circonstances le souvenir de la violence qu’il avoit subie. Les murs de son palais lui parlèrent de ses anciennes douleurs et de son humiliation ; et dès lors il n’y eut plus d’héroïne ; il n’y eut plus que l’être malencontreux et fatal qui avoit fait dévier sa vie. Les héros, de même que les grands artistes, enfants gâtés de la nature et de la Providence, sont implacables dans leurs ressentiments et féroces dans leurs antipathies. Leur résister, leur déplaire, c’est être coupable. Condé ne pouvant tuer sa femme, la supprima. Comment oublia-t-il la mère ?

L’historien anglois que j’ai déjà cité, lord Mahon, a remarqué qu’en ce moment fatal Clémence de Maillé n’avoit plus ni soutien, ni famille. Son père, son frère étoient morts. Son fils la trahissoit. Enfin son fidèle serviteur et conseiller, Lenet, mourut dans cette même année.

Mlle de Montpensier nous a dit ce qu’avoit été l’exil de la Princesse à Châteauroux : — « Elle y a été longtemps en prison. À cette heure (1677, six ans après la catastrophe) on dit qu’elle se promène ; mais elle est comme gardée, avec peu de gens. » Saint-Simon ajoute qu’elle étoit gardée de telle sorte qu’elle ignora toujours la mort de M. le Prince, son mari ; et qu’après cette mort les rigueurs ne diminuèrent point. M. le duc fut aussi bon geôlier de sa mère que M. le Prince l’avoit été de sa femme.

Ne quittons pas Saint-Simon : on sait quel portrait il a laissé de ce fils, et ce qu’il a dit de son avarice, de ses perfidies, de ses rapines, de sa bassesse, de ses extravagances endiablées : « Fils dénaturé, cruel père, mari terrible, maître détestable, pernicieux voisin, sans amitié, sans amis… uniquement propre à être son bourreau et le fléau des autres !… » Portrait effrayant quand on songe au pouvoir cruel qui lui fut dévolu par la haine paternelle ! Je veux croire ce que dit Mme de Montmorency, qu’au moment du renvoi de Mme la Princesse, M. le duc s’interposa entre la fureur de son père et sa mère accablée ; mais partout ailleurs les témoignages sont écrasants pour lui. « On blâma fort M. le duc, dit Mademoiselle, de traiter ainsi sa mère, et l’on crut qu’il étoit bien aise d’avoir cette occasion de l’éloigner pour qu’elle ne fît pas de dépense. — Il auroit pu trouver des prétextes plus avantageux ! » Qu’on ne m’accuse pas d’accueillir tour à tour et de récuser les on dit ; mais le caractère de M. le duc et surtout son avarice étant connus, je ne puis m’empêcher en lisant ce propos de Mademoiselle, de songer à ce dernier paragraphe de la correspondance citée par lord Mahon, où il est dit que la Princesse fut obligée, avant de quitter Paris, de faire donation à son fils de toute sa fortune. L’accusation d’ailleurs étoit publique, témoin ce couplet répété dans le Recueil de Maurepas (t. VI et VII) :

Condé, je ne saurois m’en taire,
Tu déclares p… ta mère
Pour avoir son dernier écu…

Là est peut-être tout le secret de l’affaire : la donation !

  1. Édition Chéruel, t. Ier, p. 207 et 208 des Mémoires.
  2. Mademoiselle, même édit., t. Ier, p. 107 et 108.
  3. Relevons encore, seulement pour éviter le soupçon d’omission volontaire, une insinuation perfide de Coligny-Saligny dont les Mémoires ont été publiés par la société de l’Histoire de France, en 1841. Il est vrai que cette imputation se réfute d’elle-même, comme venant de l’ennemi déclaré et acharné de la maison de Condé, de celui qui disait : Je ne prends jamais la plume que ma première pensée ne soit pour dire pis que pendre de M. le prince de Condé. Coligny était donc en ce temps-là au service de M. le prince, et, chargé d’accompagner Mme la princesse dans sa fuite de Montrond, donne à entendre avec toutes sortes de réticences avantageuses que la princesse coqueta avec lui pendant le voyage, et un peu plus loin lui donne pour « galant », — mais sans aucunes preuves, — le marquis de Cessac, son ami, qu’il tua peu après en duel à Bordeaux. Voy. Mémoires, p. 25-30.
  4. Recueil de Maurepas. Année 1671, t. III, p. 397.
  5. La note dit que celle qu’épousa le prince de Condé étoit fort belle.
  6. Mme la princesse étoit fort séparée. (Note du Recueil.)
  7. Nous ne rapportons pas les notes assez nombreuses du manuscrit, qui feroient double emploi avec le commentaire qui va suivre. Ici encore le copiste remarque que la Princesse étoit fort négligée de son mari. Il donne plus loin la Princesse pour une femme d’un « esprit extraordinaire. »
  8. Arrivé le 13 janvier, selon le journal de d’Ormesson.
  9. Correspondance de Bussy, édit. Lalanne. Lettre du 25 février.
  10. Voy. aussi le Journal d’Olivier d’Ormesson, cité par M. Chéruel, dans son édition des Mémoires de Mademoiselle, t. IV, p. 254, et où l’on a, jour par jour, les diverses appréciations de l’affaire. C’est d’abord une simple tentative d’assassinat, commise par un ancien valet chassé de la maison de M. le Prince, et qui étoit venu exiger de l’argent de Mme la Princesse. Le lendemain, 14 janvier, c’est une infamie que l’on veut étouffer, et M. le Prince a fait évader Duval pour le soustraire aux enquêtes de la justice. — Duval est néanmoins pris et conduit en prison. Alors se produit, le 15, la version de Mme de Sévigné, d’une querelle, non motivée, dans laquelle la Princesse auroit été blessée ; puis vient la version du couvent des Jésuites, qui prétendent que le fond de l’affaire a été caché au roi et par bien des raisons. Enfin, le 17, l’affaire est évoquée au Parlement ; l’avocat général Talon expose les faits de la même façon que Mademoiselle et Mme de Montmorency, et, au sortir de l’audience, confirme à d’Ormesson la vérité de son réquisitoire. D’Ormesson ajoute que Duval fut jugé au Parlement, la Grand’Chambre et la Tournelle assemblées, et condamné aux galères ; mais que l’instruction ne fut pas entière, la Princesse n’ayant pas voulu déposer. — Il paroît (voy. Maurepas) que Duval ou Du Val mourut avant que d’arriver aux galères ; d’où l’on conclut, suivant l’usage, qu’il avoit été empoisonné, hypothèse aussi impossible à attaquer qu’à défendre.
  11. Corresp., même édit., t. Ier, p. 381.
  12. Corresp., t. V, p. 430 et suiv.
  13. Il étoit né en 1652 et mourut en 1717.
  14. Life of Louis, prince of Condé, surnamed the Great, by lord Mahon. London, 1845 ; in-12. Il est à remarquer que ce livre fut primitivement écrit en françois et imprimé à un petit nombre d’exemplaires. C’est à la sollicitation de ses amis que l’auteur s’est décidé à en donner une édition publique. Et c’est alors qu’il le traduisit du françois dans sa langue nationale.
  15. Life of Condé, p. 272 sqq.
  16. Ajoutons à ce que nous avons dit déjà sur ce point ce passage d’une lettre de Corbinelli au président de Moulceau (6 janvier 1687) : « La mort de M. le Prince a édifié tout le monde, et vous autres comme nous. J’aurois voulu qu’il eût donné quelque signe de vie au public pour Mme sa femme. » Mademoiselle dit à peu près la même chose.
  17. Essai sur la vie du grand Condé, par Louis-Joseph de Bourbon, son quatrième descendant ; 1806, 2e édition. Voici la phrase entière : « M. le Prince, qui ne put jamais prendre sur lui d’aimer sa femme, crut trouver dans ce temps une occasion favorable de se séparer d’elle, projet qu’il nourrissoit depuis longtemps. Il obtint la permission du roi de fixer le séjour de la Princesse à Châteauroux, où elle mourut en 1694. Il est impossible, en lisant l’histoire du grand Condé, de ne pas s’affliger du peu de considération qu’il eut toute sa vie pour elle, malgré tout ce qu’elle avoit fait pour lui. Mais les grands hommes seroient trop au-dessus de l’humanité, s’ils étoient exempts de ses foiblesses. » La première édition de cet ouvrage est de 1798, 2 vol. in-12. Il a été réimprimé dans le 1er volume des Mémoires pour servir à l’histoire de la maison de Condé, publiés par de Sévelinges ; Paris, 1820.