Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme/Pensées


PENSÉES



Joseph avait l’habitude d’écrire sur des feuilles volantes, sur de petits carrés de papier, et quelquefois aux marges de ses livres, les idées, les remarques qu’il avait entendues de ses amis, ou qui lui venaient, à lui-même, dans ses lectures et ses promenades. Nous en avons ici réuni quelques-unes sous le titre de Pensées. Ces Pensées ont trait à divers points spéciaux de poésie et d’art, auxquels Joseph avait beaucoup réfléchi vers les derniers temps, et elles ne seront peut-être pas sans intérêt pour les lecteurs curieux de ces sortes de questions.


I

La vérité, en toutes choses, à la prendre dans son sens le plus pur et le plus absolu, est ineffable et insaisissable ; en d’autres termes, une vérité est toujours moins vraie, exprimée, que conçue. Pour l’amener à cet état de clarté et de précision qu’exige le langage, il faut, plus ou moins, mais nécessairement et toujours, y ajouter et en retrancher ; rehausser les teintes, repousser les ombres, arrêter les contours ; de là tant de vérités exprimées, qui ressemblent aux mêmes vérités conçues, comme, en sculpture, des nuages de marbre ressemblent à des nuages. C’est souvent un peu la faute de l’ouvrier, c’est toujours et surtout la faute de la matière. Est-ce à dire qu’il faille prendre garde d’exprimer la vérité, de peur de l’altérer ? Non, certes. Mais, quelque idée qu’on exprime, on ne saurait trop se souvenir de ce qu’on en laisse et de ce qu’on y met, y apporter, mentalement au moins, toutes les restrictions que supprime la tranchante célérité du langage, et avoir constamment sous l’œil de l’esprit le vaste et flottant exemplaire dans lequel on a taillé. Si l’écrivain philosophe et critique doit ainsi procéder pour se bien comprendre lui-même et ne pas être dupe de ses formules, à plus forte raison le lecteur de bonne foi doit-il s’habituer à voir les choses sous les mots, à tenir compte, chemin faisant, de mille circonstances sous-entendues, à suivre avec son auteur la large et moyenne voie, plutôt que de s’accrocher, comme un enfant mutin, aux ronces du fossé. De la sorte, que de discussions évitées, qui ne servent qu’à retarder et à fourvoyer auteur et lecteur ! Pour entendre cette note et la trouver vraie, on a besoin de faire ce que j’y conseille.


II

« Il y a toujours les trois quarts d’absurde dans tout ce que nous disons, » a dit un homme de génie de nos jours[1], et ce mot profond, quand il échappa à l’illustre professeur, était accompagné de ce demi-sourire socratique qui fait justice d’avance des moqueurs et de tous les gens d’esprit qui ne comprennent pas. Dans ce que nous écrivons, il y a toujours et presque nécessairement les trois quarts d’inexact, d’un incomplet qui a besoin de correctif, et qui donne beau jeu aux lecteurs de mauvaise volonté. Mais qui est-ce qui écrit pour les lecteurs de mauvaise volonté ?


III

Dans toutes les querelles littéraires du temps, M. de Chateaubriand est hors de cause ; et ce n’est pas là seulement un pur hommage rendu à l’illustre écrivain, c’est une justice. En répandant ses fécondes et salutaires influences sur tout le siècle, M. de Chateaubriand a mérité, pour mille raisons, de n’être pas plus spécialement adopté par certaine classe d’esprits que par certaine autre. Chacun l’admire à sa façon, et trouve pour ainsi dire son compte avec lui. Tout ce qu’il y a de jeune et de distingué se ressent de sa présence, et s’anime à quelques-uns de ses rayons. Avec Bonaparte, M. de Chateaubriand ouvre le siècle et y préside ; mais on ne peut dire de lui, non plus que de Bonaparte, qu’il ait fait école[2].

Il n’en est pas ainsi d’André Chénier ni de madame de Staël ; et, à vrai dire, l’ancien parti classique étant définitivement ruiné, c’est entre les disciples ou plutôt les successeurs de ce jeune poëte et ceux de cette femme célèbre que s’agite la querelle. Cela devait être. Lancée avant dans les choses de ce monde, mêlée à toutes les agitations politiques du temps, d’un infatigable mouvement d’esprit et d’une curiosité immense, improvisant et proclamant chaque jour des idées vraies ou fausses, mais neuves avant tout, prompte à deviner, à admirer et à transmettre ses admirations, madame de Staël semble avoir décidé de la vocation de beaucoup d’esprits distingués ; ou plutôt, les mêmes circonstances qui ont produit madame de Staël, agissant sur d’autres esprits de la même nature, les ont poussés dans les mêmes voies. Sans doute, depuis elle, des études philosophiques, historiques et littéraires, plus précises et plus profondes, sont venues donner aux esprits de cette école une maturité et un aplomb qui n’étaient ni du sexe ni de la position de l’illustre prêcheuse. Mais ce qui leur est resté commun avec elle, c’est la curiosité dans toutes les directions de la pensée humaine, une vaste et rapide intelligence des époques et des hommes, une mobilité et une capacité d’admiration excessives, un besoin d’expansion qui leur fait débiter toujours et partout leurs doctrines. Au milieu d’un pareil tourbillon d’idées et de paroles, on sent que la forme, le style (à prendre ce mot dans son sens le plus étendu), a dû être négligé souvent et brusqué quelquefois, sinon avec intention, du moins par nécessité, Ç’a été là le côté infirme du talent de madame de Staël et de ses disciples. En sentant fortement et même en régénérant l’art par de vivifiantes croyances, ils n’ont pas exécuté d’œuvre ; l’Exegi monumentum n’a pas été leur devise ; ils ont improvisé en causant ; ils ont esquissé au trait et moulé en argile ; ils n’ont pas achevé de tableau, ni sculpté en marbre. D’un autre côté, les successeurs d’André Chénier, isolés à l’origine par des circonstances particulières de naissance, de condition sociale et, si l’on veut, de préjugés, nourris et vivant au sein d’idées, étroites peut-être, mais hautes et fortes, se sont retirés de bonne heure des discussions et des tracasseries politiques, où une première fougue chevaleresque les avait lancés ; ils se sont fait, à part, et dans une atmosphère sereine, une vie de calme et de loisir ; laissant à d’autres les théories et la polémique, ils ont abordé l’art en artistes, et se sont mis amoureusement à créer. Mais, tout isolés qu’ils étaient du tourbillon, l’air du siècle montait jusqu’à eux, et ils le respiraient avec bonheur. Les vieux préjugés s’évanouissaient insensiblement à leurs yeux, et ne conservaient que leur sens mystique et sublime. Les grands résultats historiques et philosophiques du temps obtenaient de leur esprit, sinon adhésion complète, du moins examen sérieux ; et s’il leur reste encore aujourd’hui quelque progrès à faire de ce côté, si, de leur part, toute justice n’est pas rendue encore à certains travaux et à certains hommes, le temps achèvera ce qui est si bien commencé ; et, d’ailleurs, ce sont là des dissidences à peu près inévitables entre contemporains. Ce qui était surtout inévitable, et ce qui arrive en ce moment, c’est la querelle de la forme ou du style qui occupe si fort les deux écoles. Il n’y a pas bien longtemps qu’elles se sont aperçues combien elles différaient d’opinion sur ce point. Les voilà donc aux prises ; mais, selon nous, l’école poétique a pour elle ici toutes raisons de gagner sa cause. Car, ne pouvant nier la gravité du style et de la forme dans l’art, l’autre école est réduite à rappeler que le style et la forme ne viennent qu’après les idées, les conceptions et les sentiments ; que réduire l’art à une question de forme, c’est le rapetisser et le rétrécir outre mesure ; qu’à force de s’attacher à la forme, on court risque de tomber dans la science et de lâcher la poésie ; qu’on peut être grand poëte avec beaucoup d’indifférence pour les détails de facture, etc., etc. : toutes remarques fort justes que les successeurs d’André Chénier sont les premiers à reconnaître, et qui ne touchent en rien au fond de la question. Et, en effet, parce qu’on donne certains conseils de style et qu’on révèle certains secrets nouveaux de forme, on ne prétend pas contester la prééminence des sentiments et des conceptions ; et, si l’on ne juge pas à propos d’en parler, c’est que la critique éclairée des disciples de madame de Staël laisse peu à dire sur ce sujet, et que les idées en circulation, touchant la vérité locale, la peinture fidèle des caractères, la naïveté des croyances, le cri instinctif et spontané des passions, sont plus qu’il n’en faut au génie, sans pouvoir jamais suffire à la médiocrité. Quant aux détails techniques dont il s’agit, au contraire, le génie n’est pas tenu de les deviner du premier coup, et, lorsqu’on l’en aura averti, il ne sera ni moins grand ni moins libre pour s’y conformer. Les successeurs d’André Chénier, d’ailleurs, sont poëtes avant tout : ils laissent dire à d’autres tout ce qu’on peut dire d’excellent et de général sur l’art sans être artiste et praticien ; ils se contentent d’appeler l’attention sur un petit nombre d’articles de fine et délicate critique dont les poëtes seuls ont conscience, et que, seuls, ils peuvent signaler. Or, à examiner ces articles de très-près, il est difficile, selon moi, de ne pas être de l’avis des poëtes.


IV

Un des premiers soins de l’école[3] d’André Chénier a été de retremper le vers flasque du dix-huitième siècle, et d’assouplir le vers un peu roide et symétrique du dix-septième ; c’est de l’alexandrin surtout qu’il s’agit. Avec la rime riche, la césure mobile et le libre enjambement, elle a pourvu à tout, et s’est créé un instrument à la fois puissant et souple. Ceci pourtant demande quelques restrictions, ou plutôt quelques explications.

1° Même sous le régime de Boileau et de l’Art poétique, le vers du drame (tragédie ou comédie) avait conservé certaines franchises refusées au vers de l’épître, de la satire et de l’élégie.

2° Le vers de la comédie en particulier, sous la plume de Molière, avait été tout ce qu’il pouvait être ; la comédie des Plaideurs ne laisse rien non plus à désirer sur ce point.

3° Avant le régime de Boileau, Corneille avait mêlé le vers comique au tragique, comme dans le Cid et Nicomède.

Mais le Cid et Nicomède, les Plaideurs et les pièces en vers de Molière mis hors de cause, l’alexandrin de l’école nouvelle lui est tout à fait propre, et, pour en retrouver d’anciens exemples, il ne faut pas remonter moins haut que Bégnier, Baïf et Ronsard. Cette prétention irrite beaucoup certains critiques, qui, sans trop désapprouver les coupes et les enjambements de l’école nouvelle, répugnent à lui faire honneur de l’invention, et se piquent de retrouver dans l’alexandrin tragique de Racine tous ces prétendus perfectionnements modernes de mécanisme et de facture. À les entendre, lorsque André Chénier fait de bons vers, il ne les fait pas autrement que Racine. En supposant l’assertion exacte, ce serait déjà une innovation d’André Chénier d’avoir introduit dans le vers d’épître et d’élégie les franchises réservées jusque-là au vers tragique ; ce serait avoir marché d’un pas au delà de Boileau. Mais, malgré notre respect et notre admiration sans bornes pour l’alexandrin tragique de Racine, nous ne pouvons y voir que la vieille forme merveilleusement traitée, et nous défions qui que ce soit d’y découvrir rien de pareil à quelques exemples que nous allons citer en échantillons de la forme nouvelle.

André Chénier, après l’invocation de son Aveugle à Sminthée-Apollon, dit ;

C’est ainsi qu’achevait l’Aveugle en soupirant,
Et prés des bois marchait[4], faible, et sur une pierre
S’asseyait. Trois pasteurs, enfants de cette terre,
Le suivaient, accourus aux abois turbulents
Des molosses, gardiens de leurs troupeaux bêlants.

Et plus loin, dans le chant de l’Aveugle :

Commençons par les Dieux : — Souverain Jupiter,
Soleil qui vois, entends, connais tout : et toi, mer,
Fleuves, terre, et noirs Dieux des vengeances trop lentes,
Salut ! venez à moi, de l’Olympe habitantes,
Muses ; vous savez tout, vous, Déesses ! et nous,
Mortels, ne savons rien qui ne vienne de vous.


Le vieillard divin poursuit : il chante l’origine des choses ; le débrouillement du chaos, les premiers arts, les guerres des Dieux et des héros ; puis les combats humains, les assauts, les sacs de ville ;

Puis aussi les moissons joyeuses, les troupeaux
Bêlants ou mugissants, les rustiques pipeaux, etc.


Et dans une élégie, chef-d’œuvre de grâce et de mollesse :

Les belles font aimer ; elles aiment. Les belles
Nous charment tous. Heureux qui peut être aimé d’elles !
Sois tendre, même faible ; on doit l’être un moment ;
Fidèle, si tu peux. Mais conte-moi comment,
Quel jeune homme aux yeux bleus, etc.


Émile Deschamps, dans une épître à son ami Alfred de Vigny, lui parle de cette lyre antique,

Que Chénier réveilla si fraîche, et dont l’ivoire
S’échappa sanglant de ses mains.


Dans la traduction déjà célèbre, quoique inédite encore, de Roméo et Juliette, Mercutio, blessé à mort, s’écrie en plaisantant :

Le coup n’est pas très-fort ; non, il n’est pas, sans doute,
Large comme un portail d’église, ni profond
Comme un puits ; c’est égal ; la botte est bien à fond.


Victor Hugo dit dans un de ses chants grecs :

Un Klephte a pour tout bien l’air du ciel, l’eau des puits,
Un bon fusil bronzé par la fumée, et puis
La liberté sur la montagne.


Pierre Lebrun, dont le style chaud et franc, est bien supérieur à celui de son homonyme, tout blasonné de mythologie et de majuscules[5], dit au second chant de son Voyage en Grèce :


. . . . . . . . . . . . Les platanes épais
Près des sources encor se plaisent à s’étendre
En dômes transparents ; leurs rameaux n’ont jamais
Sur la terre laissé tomber un jour plus tendre.


Barthélemy et Méry, au second chant du dernier et du plus beau de leurs poëmes :

Aux premières lueurs de l’aube, sur la rive,
Épuisé de sa course un messager arrive.


Alfred de Vigny, dans la Dryade :

Ida ! j’adore Ida, la légère bacchante :
Ses cheveux noirs, mêlés de grappes et d’acanthe,
Sur le tigre attaché par une agrafe d’or,
Roulent abandonnés ; sa bouche rit encor
En chantant Évoé ; sa démarche chancelle ;
Ses pieds nus, ses genoux que la robe décèle,
S’élancent ; et son œil, de feux étincelant,
Brille comme Phœbus sous le signe brûlant.


Al. Soumet, qui est souvent de l’école de Racine, s’en sépare lorsqu’il dit :

Oui, disait l’une, c’est notre douce patronne.
La sainte du berceau, l’ange des cœurs souffrants,
Oh ! venez sous mon toit guérir mes vieux parents
Qui sont malades. — L’autre en souriant la prie, etc.


Moi-même, s’il est permis de me citer après de tels noms sur une question de fait, trouverai-je chez Racine des exemples qui me justifieraient d’avoir écrit :

Les matins de printemps, quand la rosée enivre
Le gazon embaumé, je sors avec un livre
Par la porte du bois.


Et dans un sonnet :

Ce n’est pas un aveu que mon ardeur réclame ;

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce n’est pas d’enlacer en mes bras le contour

De ces bras, de ce sein ; d’embraser de ma flamme
Ces lèvres de corail si fraîches ; non, Madame, etc.


Et en parlant de ma Muse :

Elle n’est pas la vierge ou la veuve éplorée
Qui d’un cloître désert, d’une tour sans vassaux
Solitaire habitante, erre sous les arceaux,
Disant un nom ; descend aux tombes féodales, etc.


Et pour dernière citation :

… Oh ! ce n’est pas une scène sublime,
Un fleuve résonnant ; des forêts dont la cime
Flotte comme une mer, ni le front sourcilleux
Des vieux monts tout voûtés se mirant aux lacs bleus.


Ira-t-on conclure de ces différences essentielles que la forme de Racine ne se rencontre jamais chez André Chénier et ses successeurs ? Rien ne serait moins exact. En se permettant de jeter souvent le vers dans un nouveau moule, on ne s’est pas interdit de s’en tenir à l’ancien quand il suffisait ; suivant l’adage vulgaire, qui peut le plus peut le moins, et, envisagé de la sorte, l’alexandrin de Racine n’est qu’un cas particulier de la formule générale d’André Chénier. Nous reconnaîtrons même très-volontiers que ce cas doit rester le plus fréquent dans l’application. Sur vingt bons vers de l’école moderne, il y en aura toujours quinze qu’à la rigueur Racine aurait pu faire.


V

On rencontre de par le monde des critiques qui emploient tout leur esprit, et ils en ont beaucoup[6], à obscurcir les questions. Ne pouvant rompre la chaîne de certaines idées, ils se plaisent à l’embrouiller ; faisons-leur toucher au doigt deux ou dois anneaux ; et après cela qu’ils nient encore, s’ils le veulent obstinément.

1° L’alexandrin de Ronsard, de Baïf, de Régnier, est-il au fond le même que celui d’André Chénier ? Évidemment oui.

2° L’alexandrin d’André Chénier est-il celui de Racine ? Évidemment non.

3° Est-il davantage celui de Delille ? Pas le moins du monde.

4° Or, maintenant, l’alexandrin de l’école moderne ressemble-t-il à l’alexandrin d’André Chénier plus qu’à celui de Racine ou qu’à celui de Delille ? Évidemment oui.

La question une fois posée et résolue en ces termes, hâtons-nous d’ajouter que les poëtes modernes n’y mettent pas plus d’importance qu’il ne convient. On a commencé par les accuser de mépriser la forme ; maintenant on leur reproche d’en être esclaves. Le fait est qu’ils tiennent à la fois au fond et à la forme ; mais, celle-ci une fois trouvée, comme elle l’est aujourd’hui, ils n’ont plus guère à s’en inquiéter, et les chicanes que l’école critique soulève à ce propos ressemblent à une escarmouche d’arrière-garde, quand la tête de la colonne est passée.


VI

Outre les circonstances matérielles de coupes et d’enjambements qui distinguent l’alexandrin moderne de l’ancien, il y a entre ces deux sortes de vers d’autres différences non moins caractéristiques, quoique à peu près indéfinissables. Ainsi les poëtes de la nouvelle école abondent en une espèce de vers dont Rotrou a comme donné le type dans le second des deux suivants ; c’est saint Genest qui parle des chrétiens :

Moi-même les ai vus, d’un visage serein,
Pousser des chants aux cieux dans des taureaux d’airain.


Les vers de cette espèce sont pleins et immenses, drus et spacieux, tout d’une venue et tout d’un bloc, jetés d’un seul et large coup de pinceau, soufflés d’une seule et longue haleine ; et, quoiqu’ils semblent tenir de bien près au talent individuel de l’artiste, on ne saurait nier qu’ils ne se rattachent aussi à la manière et à la facture. On en trouve très-rarement de pareils dans la vieille école, même chez Racine, et les nouveaux poëtes en offrent des exemples en foule.

L’or reluisait partout aux axes de tes chars.

André Chénier.


Car, en de longs détours de chansons vagabondes,
Il enchaînait de tout les semences fécondes,
Les principes du feu, les eaux, etc.

André Chénier.


Ainsi le grand vieillard en images hardies
Déployait le tissu des saintes mélodies.
Les trois enfants, émus à son auguste aspect,
Admiraient, d’un regard de joie et de respect,
De sa bouche abonder les paroles divines,
Comme en hiver la neige au sommet des collines.

André Chénier.


Le rayon qui blanchit ces vastes flancs de pierre,
En glissant à travers les pans flottants du lierre,
Dessine dans l’enceinte un lumineux sentier.

Lamartine.


La ruine, abaissant ses voûtes inclinées.

Lamartine.


Tout jetait des éclairs autour du roi superbe.

Victor Hugo.



Les monts dont un rayon baigne les intervalles.

Victor Hugo.



Ondoyer sous les vents l’albâtre des panaches.

Émile Deschamps.



Le soleil et les vents dans ces bocages sombres
Des feuilles sur ses traits faisaient flotter les ombres,

Alfred de Vigny.



Les gants rompus livrant les bras, les mains trahies.

Paul Foucher.


Ces sortes de vers se lient assez intimement à la facture pour que moi, qui dans ma première manière ne m’en serais jamais avisé, j’en aie rencontré plus d’un depuis que je travaille à la moderne, ou, ce qui revient au même, à la manière des vieux d’avant Boileau :


De grands tas aux rebords des carrières de plâtre…
Remêlant quelque poudre au fond d’un verre d’eau…
À genoux, de velours inonde au loin les dalles.


Qu’ont de commun entre eux tous ces vers que je viens de citer et tous ceux que j’omets ? se ressemblent-ils autrement que par le plein, le large et le copieux ? Ça qu’il y a de certain, c’est qu’ils me font, à moi et à plusieurs de mes amis, l’effet d’être de la même famille.

Les langues anciennes ont à chaque pas de tels vers, et c’est le grand courant de leur fleuve en poésie. Pourquoi faut-il qu’en français on les compte ?


VII

Depuis quelque temps la mode s’introduit d’opposer Lamartine, aux poëtes de la nouvelle école, comme s’il n’en était pas, lui, le plus cher ornement et la plus noble gloire. « Vous parlez d’innovations, de réformes matérielles dans le vers, nous dit-on ; voyez Lamartine, il est parvenu à rendre tout ce qu’il y a de plus rêveur et de plus insaisissable dans l’âme humaine, et pourtant la facture de notre vers ne s’est guère modifiée sous sa main ; il suit l’ancienne manière, non celle de votre André Chénier ; il est négligé sans doute, incorrect et vague, mais jamais tendu ni pédant. »

Non, Lamartine ne suit pas la manière d’André Chénier, et, n’en eût-il jamais lu un seul vers, il ne serait ni moins grand ni autre qu’il n’est aujourd’hui ; mais soutenir que Lamartine suit la manière de Racine et de J. B. Rousseau, parce qu’on ne rencontre chez lui qu’un assez petit nombre de coupes et d’enjambements, c’est ignorer qu’il y a d’autres éléments intégrants de la forme poétique, lesquels, pour être plus mobiles et plus fluides, ne sont pas moins distinctifs et réels. L’insouciance et la profusion qui donnent une allure si particulière aux larges périodes de notre poëte, cette foule de participes présents tour à tour quittés et repris, ces phrases incidentes jetées adverbialement, ces énumérations sans fin qui passent flot à flot, ces si, ces quand, éternellement reproduits, qui rouvrent coup sur coup des sources imprévues, ces comparaisons jaillissantes qu’on voit à chaque instant éclore et se briser comme un rayon aux cimes des vagues ; tout cela n’est-il donc rien pour caractériser une manière ? Mais ce sont là des défauts, des incorrections, direz-vous : allez dire à l’Éridan, roi des fleuves, qui coule par les campagnes et sous les grands horizons de Lombardie à nappes épanchées, recevant ondées du ciel et ruisseaux tributaires, rapide et irrésistible à son milieu, comme incertain et avec des courants eu tous sens vers les bords, y déposant et reprenant au hasard roseaux et branchages flottants, et jonchant ses crêtes écumantes de mille gerbes de feu sous le soleil ; allez lui dire qu’il a tort de s’épandre et de se jouer en telle licence ; et, si votre voix charitable peut percer à travers sa grande voix, expliquez-lui bien comment, à part ces légères différences de nappes épanchées et de course vagabonde, il ressemble tout à fait d’ailleurs au noble et beau fleuve qui découle majestueusement dans la ville capitale entre deux quais réguliers de pierre de taille. C’est là, en effet, toute la ressemblance entre Racine et Lamartine. Et ce dernier, à prendre les choses par le fond, à examiner le moule intérieur de la forme et les traits caractéristiques du dessin, aurait plus de parenté encore, selon moi, avec André Chénier qu’avec l’illustre auteur d’Athalie. Qu’on relise, par exemple, l’Homère de Chénier, et ces paroles divines qui abondent de la bouche du grand vieillard.

Comme en hiver la neige au sommet des collines,


et puis qu’on décide après si, à l’exception d’une curiosité plus attentive et de quelque chose de plus gracieusement étrange dans le détail, ces flots de saintes mélodies ne se déroulent pas à la manière du grand fleuve Éridan ; si cet Homère de Chénier n’est pas le frère jumeau de celui de Childe-Harold, et si l’un comme l’autre poëte moderne n’aurait pas le droit de dire de lui-même, à la face de Racine étonné :


Quelquefois seulement, quand mon âme oppressée
Sent en rhythmes nombreux déborder ma pensée,
Au souffle inspirateur du soir dans les déserts,
Ma lyre abandonnée exhale encor des vers !
J’aime à sentir ces fruits d’une sève plus mûre
Tomber, sans qu’on les cueille, au gré de la nature ;
Comme le sauvageon secoué par les vents,
Sur les gazons flétris, de ses rameaux mouvants
Laisse tomber ses fruits que la branche abandonne,
Et qui meurent au pied de l’arbre qui les donne.

(Méditations.)


Mais, quand les fruits sont tombés, ou plutôt à mesure qu’ils tombent, la Muse d’André Chénier est là comme une jeune fille qui passe ; et elle les reçoit et les range dans une corbeille de jonc tressée de ses mains ; et, avant de les porter en offrande à l’autel de Palès, la jeune fille au teint frais et vermeil s’est mirée à la fontaine,

………… Et pour paraître belle,
L’eau pure a ranimé son front, ses yeux brillants ;
D’une étroite ceinture elle a pressé ses lianes,
Et des fleurs sur son sein, et des fleurs sur sa tête,
Et sa flute à la main………

(Idylles.)


La Muse de Lamartine ne se soucie pas même de cette parure agreste et naïve qui charme singulièrement dans l’autre Muse, sa sœur ; il semble qu’elle n’ait jamais pensé, elle, à se mirer, à se regarder rêver ou marcher, à tourner la tête pour voir flotter ses cheveux au vent ou sa robe aux buissons. Et pourtant que de charme aussi dans ce laisser-aller sans corbeille et sans ceinture ! Quelle simplicité irréfléchie, sans retour sur elle-même, si parfaite qu’elle ne va pas jusqu’à paraître naïve ! que de noblesse dans cet abandon, et souvent et à la fois quelle grâce suprême ! Ainsi, vers la fin de l’admirable pièce des Étoiles, quand le poëte, épris de ces fleurs du ciel dont le lis est jaloux, voudrait fleurir aussi, et bien loin de cette terre,

Jonchant d’un feu de plus les parvis du saint lieu,
Éclore tout d’un coup sous les pas de son Dieu ;

quand il raconte alors comment, se ressouvenant du globe natal, il reviendrait chaque nuit briller sur les monts qu’il aimait, glisser dans les rameaux, dormir sur les prés,

………… Et s’il est ici-bas
Un front pensif, des yeux qui ne se ferment pas,

les caresser d’une lueur fraternelle, se fondre en eux jusqu’à l’aube, et qu’au moment de s’évanouir ;

Son rayon en quittant leur paupière attendrie,
Leur laisserait encor la vague rêverie,
Et la paix et l’espoir ;…………

dans tout ce morceau, au milieu de la sublimité la plus tendre et ses plus divins épanchements, règne cette forme exquise aux douceurs souveraines,

cette grâce choisie qu’André Chénier connut si bien, mais dont certes il n’a donné nulle part un plus merveilleux exemple.

D’ailleurs, quand Lamartine, exprimant ce qu’il y a de plus rêveur et de plus inexplicable en l’âme humaine, se serait souvent passé avec bonheur d’une forme précise et sévère, en pourrait-on sérieusement conclure qu’il est, à plus forte raison, inutile de s’y asservir dans l’expression de sentiments moins fugitifs, dans la peinture d’un monde moins métaphysique et d’une vie plus réelle ? Parce qu’un beau nuage d’or flotte admirablement sur un horizon bleu, parce qu’une belle eau courante se joue et déborde au penchant du vallon, faut-il interdire au château gothique ses fenêtres en ogive et ses tours à créneaux ? à l’église romane ses pleins cintres massifs et ses huit angles de pierre en écailles sculptées ? au baron son armure d’acier à charnières, et la dentelle de sa cotte-de-mailles ? conclusion étrange, en vérité ! Disons tout le contraire : c’est précisément à mesure que la poésie se rapproche davantage de la vie réelle et des choses d’ici-bas, qu’elle doit se surveiller avec plus de rigueur, se souvenir plus fermement de ses religieux préceptes, et, tout en abordant le vrai sans scrupule ni fausse honte, se poser à elle-même, aux limites de l’art, une sauvegarde incorruptible contre le prosaïque et le trivial.


VIII

Lamartine, assure-t-on, aime peu et n’estime guère André Chénier. Cela se conçoit. André Chénier, s’il vivait, devrait comprendre bien mieux Lamartine qu’il n’est compris de lui. La poésie d’André Chénier n’a point de religion ni de mysticisme ; c’est, en quelque sorte, le paysage dont Lamartine a fait le ciel, paysage d’une infinie variété et d’une immortelle jeunesse, avec ses forêts verdoyantes, ses blés, ses vignes, ses monts, ses prairies et ses fleuves ; mais le ciel est au-dessus, avec son azur qui change à chaque heure du jour, avec ses horizons indécis, ses ondoyantes lueurs du matin et du soir, et, la nuit, avec ses fleurs d’or dont le lis est jaloux. Il est vrai que, du milieu du paysage, tout en s’y promenant, ou couché à la renverse sur le gazon, on jouit du ciel et de ses merveilleuses beautés, tandis que l’œil humain du haut des nuages, l’œil d’Élie sur son char, ne verrait en bas la terre que comme une masse un peu confuse ; il est vrai encore que le paysage réfléchit le ciel dans ses eaux, dans la goutte de rosée aussi bien que dans le lac immense, tandis que le dôme du ciel ne réfléchit pas les images projetées de la terre. Mais, après tout, le ciel est toujours le ciel, et rien n’en peut abaisser la hauteur.


IX

Un de mes amis a coutume de comparer les vers dithyrambiques d’André Chénier, où les coupes et les enjambements surabondent, à ces combats d’écorchés auxquels s’exerçait l’illustre et infortuné Géricault. Plus tard, si l’artiste avait vécu, il aurait peut-être jeté de la peau sur ces muscles.

— Un autre de mes amis a dit de certaines petites ballades de Victor Hugo, la Chasse du Margrave, le Pas d’armes du roi Jean, que ce sont des vitraux gothiques. On voit à tout instant sur la phrase poétique la brisure du rhythme comme celle de la vitre sur la peinture. C’est impossible autrement. L’essentiel, en ces courtes fantaisies, c’est l’allure, la tournure, la dégaine cléricale, monacale, royale, seigneuriale, du personnage, et sa haute couleur.

— Le vers français, l’alexandrin (tel qu’on l’avait fait en dernier lieu), ressemble assez à une paire de pincettes, brillantes et dorées, mais droites et roides : il ne peut fouiller dans les recoins[7].

— Nos vers modernes sont un peu coupés et articulés à la manière des insectes, mais, comme eux, ils ont des ailes.


X

J’ai entendu critiquer ce vers de Lamartine :

Pareille au grand César, qui, quand l’heure fut prête, etc. ;


et, en général, on reproche à l’école nouvelle son luxe de qui, de que et de quand. Je doute pourtant qu’on en trouve nulle part, chez les poëtes du jour, une aussi riche collection que dans ces quatre vers de Racine, très-passables d’ailleurs à mon gré :

Britannicus est seul :quelque ennui qui le presse,
Il ne voit à son sort que moi qui s’intéresse,
Et n’a pour tous plaisirs, Seigneur, que quelques pleurs
Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.


Cette citation m’a fait relire Britannicus; car, si l’on ouvre une fois Racine, il n’est pas facile de s’en arracher. J’y vois des vers que des critiques trop prompts et superficiels seraient peut-être tentés d’opposer à l’école moderne comme exemples de ces enjambements qu’elle croit avoir renouvelés de Régnier et de Ronsard. Ainsi Burrhus :

Je parlerai, Madame, avec la liberté
D’un soldat qui sait mal farder la vérité.


Un disciple d’André Chénier aurait dit sans scrupule :

Je parlerai, Madame, avec la liberté
D’un soldat ; je sais mal farder la vérité.


Or, Racine ne se fût jamais avisé de pareille licence. Qu’aurait dit Boileau ? Donc les innovations actuelles, bonnes eu mauvaises, ne sont pas chimériques et ne se retrouvent nullement dans Racine.


XI

À propos de toutes les questions d’art poétique dans lesquelles j’ai la manie fort innocente de me délecter, il ne me vient jamais à l’esprit de citer l’abbé Delille, quoiqu’il ait essayé aussi d’innover ; mais il l’a fait si mesquinement, avec une intention si formelle de gentillesse et un dilettantisme si raffiné d’harmonie imitative, qu’il est allé précisément contre le but de l’art, et a retardé la réforme au lieu d’y aider. Delille était atteint de faux goût ; et le faux goût, une fois infiltré dans un talent, le corrompt à tout jamais et jusqu’en ses meilleures parties. Les vrais talents ont leurs défauts sans doute, et souvent graves : la vigueur de l’un touche à la rudesse ; la concision de l’autre, à l’obscurité. Celui-ci, d’une grâce si haute et si céleste, aura parfois une étrangeté d’élégance voisine de l’affectation ; celui-là, si vif et si charmant, ne se gardera pas toujours d’une verve trop sémillante. Mais ces défauts tiennent à des qualités, et n’en sont même que l’exagération ; ce sont, pour ainsi dire, des indispositions légères de gens sains et robustes ; ils n’y perdront pas un seul jour de vie, et, avec le temps, leur constitution finira par en triompher. Oh ! combien je préfère ces défauts francs et de bonne nature aux qualités viciées des autres ! On n’est jamais sûr, en effet, d’un talent de faux goût. Ses beautés mêmes se ressentent de la maladie et la trahissent. Jusque sous la fraîcheur de ce teint fleuri, j’entrevois un sang pauvre, des tissus en dissolution et l’ulcère des écrouelles. Et si la comparaison semble d’assez mauvais goût aux connaisseurs, je suis certain du moins qu’elle n’est pas de faux goût, car j’établis encore une distinction entre le mauvais et le faux, et je n’hésite pas au besoin à préférer l’un à l’autre.


XII

Tel filet d’idée poétique qui, chez André Chénier, découlerait en élégie, ou chez Lamartine s’épancherait en méditation, et finirait par devenir fleuve ou lac, se congèle aussitôt chez moi, et se cristallise eu sonnet ; c’est un malheur, et je m’y résigne.

— Une idée dans un sonnet, c’est une goutte d’essence dans une larme de cristal.


XIII

Il y a dans la manière de madame Tastu une nuance d’animation si ménagée, une blanche pâleur si tendre et si vivante, une grâce modeste qui s’efface si pudiquement d’elle-même ; son vers est tellement pour sa pensée, comme le voile de Sophronie, sans trop la couvrir et sans trop la montrer,

Non copri sue bellezze e non l’espose,


que, dans ces questions techniques de rhythme pur, il ne s’est pas présenté à mon idée un seul de ses vers ravissants. De tels vers, nés du cœur, vivent tout entiers par lui, et sont inséparables du sentiment qui les inspire. Fleuris à l’ombre du gynécée, ils se faneraient dans les arguments des écoles ; et cette gloire discrète, encore tempérée de mystère, est, à mon sens, la plus belle pour une femme poëte.


XIV

La critique littéraire, comme la politique, a inventé de nos jours je ne sais quel système de balance et de bascule qui consiste à rétrograder après s’être avancé, à défaire après avoir fait. Il y a assez longtemps que je loue Shakspeare, se dit un matin la Critique ; il est urgent de faire une réaction pour Racine. Et la voilà qui nous apprend comme une découverte toutes les belles qualités du poëte ; qu’il est pur, jamais enflé, d’une merveilleuse souplesse dans le mouvement du style. Grand merci, sans doute, de l’avertissement officieux ! Il est bon de ne pas tout à fait oublier ces sortes de choses, quoique M. de La Harpe les ait répétées après Voltaire, il y a une trentaine d’années. Si du moins c’était là tout ! si l’on s’en tenait à Racine ! si même on allait seulement jusqu’à défendre le style équivoque des tragédies de Voltaire ! il n’y aurait trop rien à redire, sinon : à quoi bon ? et qu’en voulez-vous conclure ? Mais la manie des réactions, qui est une véritable maladie de l’esprit critique, ne s’arrête pas en si bon train ; si je devine bien, et à en juger par quelques vagues symptômes, Delille, l’abbé Delille lui-même et son école sont à la veille d’une sorte de réhabilitation ; l’on se dira, comme une remarque toute neuve : « Mais, après tout, il y a du bon chez cet abbé que vous méprisez tant ; vous êtes bien souvent descriptifs à sa manière, et il est bien souvent pittoresque à la vôtre. Imitez-le moins, ou estimez-le davantage. » Qu’il y ait du bon chez Delille, des traits heureux de pinceau, et, par exemple, quelque quatre ou cinq beaux vers sur quarante, personne ne le niera, personne ne l’a jamais nié, et je ne vois pas ce qu’on gagnera à le proclamer bien haut. Mais que la manière de Delille ne soit pas radicalement fausse, que son badigeonnage descriptif se puisse comparer à la profusion pittoresque de nos jeunes modernes, que le lustre d’une miniature fardée ressemble à l’ardeur éblouissante du pinceau de Rubens ou de Titien, voilà ce qui est chose insoutenable selon moi, et ce qui marque un oubli complet du procédé des deux écoles.


XV

Le procédé de couleur dans le style d’André Chénier et de ses successeurs roule presque en entier sur deux points. 1° Au lieu du mot vaguement abstrait, métaphysique et sentimental, employer le mot propre et pittoresque ; ainsi, par exemple, au lieu de ciel en courroux mettre ciel noir et brumeux ; au lieu de lac mélancolique mettre lac bleu ; préférer aux doigts délicats les doigts blancs et longs[8]. Il n’y a que l’abbé Delille qui ait pu dire, en croyant peindre quelque chose :

. . . . . . . . Tombez, altières colonnades,
Croulez, fiers chapiteaux, orgueilleuses arcades !


Racine ne peint guère davantage quand il fait d’un monstre marin un indomptable taureau, un dragon impétueux, Parny parle du tendre feu qui brille dans les yeux d’Éléonore. 2° Tout en usant habituellement du mot propre et pittoresque, tout en rejetant sévèrement le mot vague et général, employer à l’occasion et placer à propos quelques-uns de ces mots indéfinis, inexpliqués, flottants, qui laissent deviner la pensée sous leur ampleur : ainsi des extases choisies, des attraits désirés, un langage sonore aux douceurs souveraines ; les expressions d’étrange, de jaloux, de merveilleux, d’abonder, appartiennent à cette famille d’élite. Il est aussi rare de les rencontrer chez Delille et ses disciples que d’y rencontrer le mot propre, le trait naïvement pittoresque. Le style d’André Chénier réunit ces deux sortes d’expressions et les relève l’une par l’autre. C’est comme une grande et verte foret dans laquelle on se promène : à chaque pas, des fleurs, des fruits, des feuillages nouveaux ; des herbes de toutes formes et de toutes couleurs ; des oiseaux chanteurs aux mille plumages ; et çà et là de soudaines échappées de vue, de larges clairières ouvrant des perspectives mystérieuses et montrant à nu le ciel.


XVI

Depuis que nos poëtes se sont avisés de regarder la nature pour mieux la peindre, et qu’ils ont employé dans leurs tableaux des couleurs sensibles aux yeux, qu’ainsi, au lieu de dire un bocage romantique, un lac mélancolique, ils disent un bocage vert et un lac bleu, l’alarme s’est répandue parmi les disciples de madame de Staël et dans l’école genevoise ; et l’on se récrie déjà comme à l’invasion d’un matérialisme nouveau. La splendeur de cette peinture inaccoutumée offense tous ces yeux ternes et ces imaginations blafardes. On craint surtout la monotonie, et il semble par trop aisé et par trop simple de dire que les feuilles sont vertes et les flots bleus. En cela peut-être les adversaires du pittoresque se trompent. Les feuilles, en effet, ne sont pas toujours vertes, les flots ne sont pas toujours bleus ; ou plutôt il n’y a dans la nature, à parler rigoureusement, ni vert, ni bleu, ni rouge proprement dit : les couleurs naturelles des choses sont des couleurs sans nom ; mais, selon la disposition d’âme du spectateur, selon la saison de l’année, l’heure du jour, le jeu de la lumière, ces couleurs ondulent à l’infini, et permettent au poëte et au peintre d’inventer aussi à l’infini, tout en paraissant copier. Les peintres vulgaires ne saisissent pas ces distinctions ; un arbre est vert, vite du beau vert ; le ciel est bleu, vite du beau bleu. Mais, sous ces couleurs grossièrement superficielles, les Bonington, les Boulanger devinent et reproduisent la couleur intime, plus rare, plus neuve, plus piquante ; ils démêlent ce qui est de l’heure et du lieu, ce qui s’harmonise le mieux avec la pensée du tout ; et ils font saillir ce je ne sais quoi par une idéalisation admirable. Le même secret appartient aux grands poëtes, qui sont aussi de grands peintres. Nous renvoyons les incrédules à André Chénier, à Alfred de Vigny, à Victor Hugo. Qu’on se tranquillise donc sur cette monotonie prétendue. Le pittoresque n’est pas une boîte à couleurs qui se vide et s’épuise en un jour ; c’est une source éternelle de lumière, un soleil intarissable.


XVII

L’esprit critique est de sa nature facile, insinuant, mobile et compréhensif. C’est une grande et limpide rivière qui serpente et se déroule autour des œuvres et des monuments de la poésie, comme autour des rochers, des forteresses, des coteaux tapissés de vignobles, et des vallées touffues qui bordent ses rives. Tandis que chacun de ces objets du paysage reste fixe en son lieu et s’inquiète peu des autres, que la tour féodale dédaigne le vallon, et que le vallon ignore le coteau, la rivière va de l’un à l’autre, les baigne sans les déchirer, les embrasse d’une eau vive et courante, les comprend, les réfléchit ; et, lorsque le voyageur est curieux de connaître et de visiter ces sites variés, elle le prend dans une barque, elle le porte sans secousse, et lui développe successivement tout le spectacle changeant de son cours.


XVIII

Il y a dans la poésie deux formes : 1° l’une qui lui est commune avec la prose, savoir : la forme grammaticale, analogique, littéraire ; 2° l’autre qui lui est propre et plus intime que la précédente, savoir : la forme rhythmique, métrique, musicale. La forme suprême de la poésie consiste à concilier ces deux formes partielles, et à faire qu’elles subsistent l’une dans l’autre. Mais cette alliance n’est pas toujours facile, et le poëte, lorsqu’il se croit dans la nécessité de sacrifier l’une à l’autre, incline naturellement à préférer la forme poétique, proprement dite. Cela est bon jusqu’à un certain point, surtout au commencement ; pourtant, dès que le poëte est entièrement sûr du moule, et qu’il possède la forme intime et essentielle, nous oserions lui conseiller de savoir y déroger parfois dans les cas douteux, et de se laisser aller de préférence à la forme vulgaire, bien que moins rigoureuse, quand elle a d’ailleurs sur l’autre l’avantage du naturel et de la simplicité.


XIX

Qu’a été jusqu’à ce jour l’élégie en France ? Je laisse Marot, Ronsard, et, dans le siècle suivant, Pellisson et madame de La Suze. Parny a eu de son temps la réputation de Tibulle français, mais, pour qui le relit aujourd’hui sans prévention, son élégie, facile, élégante et assez vive, manque tout à fait de profondeur dans le sentiment et de couleur dans le style ; ce n’est bien souvent qu’une épigramme ou un madrigal. Le Brun-Pindare est frappé de sécheresse et d’érudition. Restent donc, pour créateurs de l’élégie parmi nous, André Chénier et Lamartine. Ce dernier, en peignant la nature à grands traits et par masses, en s’attachant de préférence aux vastes bruits, aux grandes herbes, aux larges feuillages, et en jetant au milieu de cette scène indéfinie, et sous ces horizons immenses, tout ce qu’il y a de plus vrai, de plus tendre et de plus religieux dans la mélancolie humaine, a obtenu du premier coup des effets d’une simplicité sublime, et a fait une fois pour toutes ce qui n’était qu’une seule fois possible. Le genre d’élégie créé par Lamartine a été clos par lui ; lui seul a le droit et la puissance de s’y aventurer encore : quiconque voudrait s’essayer dans le genre serait réduit à imiter le maître. Ce qui reste possible dans l’élégie, c’est quelque chose de moins haut et de plus circonscrit, ce sont des sentiments moins généraux encadrés dans une nature plus détaillée. On rentre alors dans le genre d’élégie d’André Chénier. Lorsqu’en effet ce grand poëte ne traite pas des sujets grecs, lorsqu’il s’occupe d’Euphrosine, de Glycère, de Camille, et de toutes ces blanches aux yeux noirs qu’il a tant aimées, il nous offre le plus parfait modèle de l’élégie d’analyse, si l’on peut ainsi s’exprimer. Il nous peint la nature avec curiosité, quoique sans minutie, et nous révèle son âme dans ses dispositions les plus délicates, mais sans tomber dans la psychologie ; car c’est un écueil à éviter pour le poëte qu’une science de botaniste ou de métaphysicien, et plusieurs Lackistes ne paraissent pas s’en être assez gardés. Mais, même dans les limites convenables, le champ de l’élégie d’analyse est immense, et, après André Chénier, il y a encore de quoi moissonner pour tous les talents. Pourtant, depuis André Chénier, on compte assez peu de productions de ce genre : deux élégies délicieuses de Charles Nodier, quelques-unes de Jules Lefèvre, de madame Tastu, de notre grand et cher Béranger ; celles d’Ulric Guttinguer, où tant d’âme et de grâce respire ; la jeune Emma, la Fête, d’Émile Deschamps, voilà jusqu’à ce jour presque toutes nos richesses. Et moi aussi, je me suis essayé dans ce genre de poëme, et j’ai tâché, après mes devanciers, d’être original à ma manière, humblement et bourgeoisement, observant la nature et l’âme de près, mais sans microscope, nommant les choses de la vie privée par leur nom, mais préférant la chaumière au boudoir, et, dans tous les cas, cherchant à relever le prosaïsme de ces détails domestiques par la peinture des sentiments humains et des objets naturels.


XX

Le sentiment de l’art implique un sentiment vif et intime des choses. Tandis que la majorité des hommes s’en tient aux surfaces et aux apparences, tandis que les philosophes proprement dits reconnaissent et constatent un je ne sais quoi au delà des phénomènes, sans pouvoir déterminer la nature de ce je ne sais quoi, l’artiste, comme s’il était doué d’un sens à part, s’occupe paisiblement à sentir sous ce monde apparent l’autre monde tout intérieur qu’ignorent la plupart, et dont les philosophes se bornent à constater l’existence ; il assiste au jeu invisible des forces, et sympathise avec elles comme avec des âmes ; il a reçu en naissant la clef des symboles et l’intelligence des figures : ce qui semble à d’autres incohérent et contradictoire n’est pour lui qu’un contraste harmonique, un accord à distance, sur la lyre universelle. Lui-même il entre bientôt dans ce grand concert, et, comme ces vases d’airain des théâtres antiques, il marie l’écho de sa voix à la musique du monde. Cela est vrai surtout du poëte lyrique, tendre et rêveur, et c’est ce qui en fait le plus souvent un être si indifférent aux débats humains, et si impatient des querelles d’alentour. Lui aussi, il dirait volontiers en certains moments, comme le spirituel épicurien M. de Stendhal, à propos des airs de Cimarosa : « Quelle folie de s’indigner, de blâmer, de se rendre haïssant, de s’occuper de ces grands intérêts de politique qui ne nous intéressent point !

 « . . . . . . . Amiamo or quando
« Esser si puote riamato amando. »


Ou du moins, s’il ne parle pas ainsi à l’heure des grands périls et des crises nationales, il aura soif d’ordre, de liberté, de sécurité ; et la chose publique une fois à l’abri d’un coup de main, laissant à d’autres plus empressés les soins d’une surveillance attentive et les tracas obscurs du ménage politique, il se rejettera bien avant dans sa solitude et son silence ; il en reviendra aux choses de l’âme, et à cette éternelle nature, si antique et chaque matin si nouvelle, si paisible à jamais et si peu muette ; il se mêlera tout entier à elle, et s’y oubliera par moments ; puis, ramené à soi, se ressouvenant d’avoir senti, et voulant s’en ressouvenir toujours, il traduira tous ces bruits, toutes ces voix, en langage humain, et s’enchantera de ses propres chants. Et comme il y a des heures dans la vie où la contemplation accable, où la voix se refuse au chant, où une tristesse froide et grise passe sur l’âme sans la féconder, l’artiste alors, pour échapper à cet ennui stérile et désolé, cherchera une distraction ingénieuse dans les questions d’art pur, les séparant, autant qu’il le pourra, des querelles littéraires, toujours si aigres et si harcelantes ; il se complaira aux détails techniques, aux rapports finement saisis, aux analyses du style et de la forme ; il préparera de longue main à l’inspiration des ressources et des secrets dont elle s’aidera au besoin et qui la feront à son insu plus puissante et plus libre ; il y gagnera pour le moment de combler un vide dans sa vie ; et par degrés, à propos de la manière d’exprimer les choses, il se sentira bientôt rendu au sentiment des choses exprimées. Pour moi, qui écris ces lignes, ç’a toujours été mon vœu le plus cher qu’une destinée pareille. S’il m’avait été donné d’organiser ma vie à mon plaisir, j’aurais voulu qu’elle pût avoir pour devise : L’art dans la rêverie, et la rêverie dans l’art.



  1. Un homme de génie, ou du moins qui joue à merveille le génie, qui frise le génie, — M. Cousin. Il ne lui a manqué peut-être, pour être un véritable homme de génie, qu’un peu de plomb dans la ceinture. Ce n’est pas l’élément igné ni volatil, c’est plutôt l’élément terreux qui lui a fait faute ; il s’emporte, il enjambe, il outrepasse. Mais dans le premier entrain de la marche, on n’épiloguait pas tant avec ses amis et maîtres, avec ses chefs auxiliaires ; on était lancé au pas de course sur toute la ligne, heureux de suivre et d’applaudir ceux qui précédaient.
  2. On voit avec quelle déférence et quelle révérence la jeune école romantique traitait M. de Chateaubriand, et comme elle s’efforçait de le mettre à l’aise à son égard. Il n’en a pourtant jamais su prendre son parti et n’a pu s’accommoder de cette génération de poëtes qui n’attendaient qu’un signe de lui, le grand aïeul, pour le saluer de plus près.
  3. Ce mot d’école et de disciple qui revient souvent, parce qu’il simplifie le langage, n’implique aucune idée d’imitation servile ; il exprime seulement une certaine communauté de principes et de vues sur l’art.
  4. L’exactitude grammaticale exigerait il marchait ; mais l’exemple ne subsiste pas moins.
  5. On a été plus juste ailleurs envers Le Brun le pindarique ; mais il est très-sensible, en cet endroit, que Joseph Delorme cherchait à rallier et rattacher à la cause de la rénovation poétique le plus de partisans et d’autorités possible parmi les poètes contemporains distingués.
  6. Cette pensée, ainsi que la XIVe, s’adressait à des critiques voisins et d’ailleurs amis, notamment à ceux du Globe qui, tout en favorisant devant le public les tentatives de l’école poétique, la surveillaient de côté, la harcelaient même et lui décochaient mainte objection. Joseph Delorme en avait pris un peu d’impatience.
  7. Ce mot, qu’on peut lire dans la seconde édition de la Poésie française au seizième siècle (1843, page 61), et que j’ai mis en circulation sous le couvert de Stendhal, avec un léger point d’interrogation, me paraît pouvoir être restitué plus sûrement à Joseph Delorme, qui s’occupait de ces détails techniques autant et plus que personne.
  8. Tout ceci est trop tranché et devient inexact. Lamartine a dit admirablement :

    Assis aux bords déserts des lacs mélancoliques.

    Il n’y a pas de lac bleu qui équivaille à cela. C’est ce qu’on a eu occasion d’exprimer en maint endroit des Critiques et Portraits, notamment tome II (édition de 1836), à propos de madame Desbordes-Valmore.