Victor ou les Enfants au pouvoir/Acte I

Robert Denoël (p. 9-Pl.).

Premier Acte

La salle à manger.

Scène Première

LILI, dressant la table ; VICTOR, la suivant.
VICTOR

… Et le fruit de votre entaille est béni.

LILI

D’abord, c’est le fruit de vos entrailles, qu’il faut dire.

VICTOR

Peut-être, mais c’est moins imagé.

LILI

Assez, Victor ! J’ai assez de ces conversations. Tu me fais dire des bêtises.

VICTOR

Parce que tu es une vieille bête.

LILI

Ta mère…

VICTOR

… est bien bonne.

LILI

Si ta mère t’entendait…

VICTOR

Je dis qu’elle est bien bonne. Ah ! ah ! elle est bien bonne ! bien, bien, bien bonne.

LILI

Ai-je dit une plaisanterie ?

VICTOR

Eh bien, ne puis-je pas aimer ma mère ?

LILI

Victor !

VICTOR

Lili !

LILI

Victor, tu as neuf ans aujourd’hui. Tu n’es presque plus un enfant.

VICTOR

Alors l’année prochaine, je serai un homme ? Hein, mon petit bonhomme ?

LILI

Tu dois être raisonnable.

VICTOR

… et je pourrai raisonnablement te traiter de grue.

(Elle le gifle.)
VICTOR, continuant.

… à moins que tu ne consentes…

(Elle le gifle de nouveau.)
VICTOR, même jeu.

… à faire pour moi ce que tu fais pour d’autres.

(Elle le gifle encore.)
LILI

Morveux !

VICTOR

Ose dire que tu n’as pas couché avec mon père !

LILI

Va-t-en, ou je t’étrangle !

VICTOR

Hein ? ma petite bonne femme ? hein ? le petit bonhomme ?

LILI

Cet âge est sans pitié !

VICTOR

Tu as trois fois cet âge, Lili…

LILI

Tais-toi, tais-toi, je t’en supplie !

VICTOR, prenant un verre sur la table.

Tu vois, ce verre, Lili ?

LILI

Oui, eh bien ?

VICTOR

C’est un verre en cristal de Baccarat. On le saura. Ma mère le répète à chaque réception. Il est unique, parce qu’il appartient à un service unique. C’est dire qu’il vaut très cher. J’aurais dû commencer par là. Écoute bien. J’ai neuf ans. Jusqu’ici j’ai été un enfant modèle. Je n’ai rien fait de ce qu’on m’a défendu. Mon père le rabâche : C’est un enfant modèle, qui nous donne toutes les satisfactions, qui mérite toutes les récompenses, et pour qui nous sommes heureux de faire tous les sacrifices. Ma mère ajoute qu’elle se saigne aux quatre veines, mais le sang reste dans la famille, et comme bon sang ne saurait mentir, je te le dis, j’ai été jusqu’à ce jour irréprochable. Si j’ai jamais mis ma main en visière pour pisser…

LILI

Oh !

VICTOR

… comme on me l’a recommandé, par contre je n’ai jamais introduit mon doigt dans le derrière des petites filles…

LILI
Tais-toi, monstre !
VICTOR

… comme l’a fait Lucien Paradis. S’il l’ose, quand il aura neuf ans, il le confessera. Mais je tiens à te dire aujourd’hui 12 septembre, qui est la Saint Léonce, que je n’attendrai pas un an de plus pour devenir un homme, ce qui ne signifie rien, et que simplement je suis décidé à être quelque chose.

LILI

Écoutez-le.

VICTOR

Oui, quelque chose ! Quelque chose de neuf, nom de Dieu !

LILI

Si on l’entendait !

VICTOR

Le verre de Baccarat est toujours dans ma fragile main. Qui des deux est le plus fragile ?

LILI

… Victor ! tu ne vas pas casser ce verre.

VICTOR

Si ce verre tombe et se brise, la famille Paumelle, dont je suis le dernier descendant, perdra trois mille francs.

LILI

Il va le casser.

VICTOR

Rassure-toi, je ne le casserai pas.

(Il remet le verre à sa place.)
VICTOR

Non, je ne casserai pas le verre. Je casserai plutôt ce grand pot.

(Il pousse un grand vase de Sèvres, qui se trouve sur une console. Le vase tombe et se brise.)

VICTOR

Bon, en voilà pour dix mille francs à valoir sur mon héritage.

LILI

Mais il est fou. Tu es fou, Victor ! Un si beau vase !

VICTOR

Un si bel œuf. Et je n’ai pas vu le cheval. As-tu vu le cheval, toi ?

(Imitant la voix d’un père qui imite une voix d’enfant.)
VICTOR

Qu’est-ce que c’est ça, papa ?

(Imitant la réponse du père.)
VICTOR

C’est un œuf de cheval, un gros coco de dada.

LILI

Il ne respecte rien. Croyez-vous qu’il a des remords ? Pas le moindre. Et quand je pense que tu l’as fait exprès !

VICTOR

Moi ? qu’ai-je fait encore ?

LILI

Ne fais pas l’imbécile. (L’imitant.) Moi, qu’ai-je fait encore ?

VICTOR

Eh bien, toi, ma petite Lili, tu viens de casser un grand vase de Sèvres.

LILI

Comment ! tu oses m’accuser de ce que tu viens de faire toi-même, volontairement, et sous mes yeux ?

VICTOR

Oui.

LILI

Mais je dirai que c’est toi.

VICTOR

On ne te croira pas.

LILI

On ne me croira pas ?

VICTOR

Non.

LILI

Et pourquoi ?

VICTOR

Tu verras…

LILI

Je voudrais bien que tu me dise pourquoi ?

VICTOR

Tu verras…

LILI

Mais, c’est affreux ! C’est abominable ! Je ne t’ai rien fait, moi, mon petit Victor ! N’ai-je pas toujours été gentille, ne t’ai-je pas évité…

VICTOR

Tu ne m’as rien évité, jamais.

LILI

Dieu du Ciel ! qu’est-ce qu’il a ? Qu’as-tu ?

VICTOR

J’ai neuf ans. J’ai un père, une mère, une bonne. J’ai un navire à essence qui part et revient à son point de départ, après avoir tiré deux coups de canon. J’ai une brosse à dents individuelle à manche rouge. Celle de mon père a le manche bleu. Celle de ma mère a le manche blanc. J’ai un casque de pompier, avec ses accessoires, qui sont ma médaille de sauvetage, le ceinturon verni et la hache d’abordage. J’ai faim. J’ai le nez régulier. J’ai les yeux sans défense, et les mains sans emploi, parce que je suis trop petit. J’ai un livret de caisse d’épargne, où l’oncle Octave m’a fait inscrire cinq francs le jour de mon baptême, avec le prix du livret et du timbre ça lui a coûté sept francs. J’ai eu la rougeole à quatre ans et sans le thermomètre du docteur Ribiore, j’y passais. Je n’ai plus aucune infirmité. J’ai la vue bonne et le jugement sûr, et je dois à ces dispositions de t’avoir vu commettre, sans motifs, un acte regrettable. La famille appréciera.

LILI, pleurnichant.

Tu n’as pas le droit de faire ça. Ce n’est pas bien. Si tu as un cœur, tu t’accuseras toi-même. C’est ainsi qu’agissent les petits garçons loyaux et francs.

VICTOR

Je ne suis pas un petit garçon et je ne m’accuserai pas parce que c’est toi qui a cassé le vieux pot.

LILI

Eh bien on va voir.

VICTOR

Tu me menaces ? Écoute, Lili, je vais casser l’autre.

LILI, en larmes.

Quel malheur ! Un petit garçon si doux, si sage ; qu’a-t-il vu ? qui peut-il fréquenter ?

VICTOR

Tu ne comprendrais pas. Tu ne comprendrais pas parce que tu es stupide, maladroite et vicieuse. Je n’invente rien. Dès que ma mère constatera les dégâts, elle t’en convaincra sans difficulté, et je suis sûr que tu seras encore assez lâche pour lui faire des excuses, comme si la moindre insulte ne valait pas mille fois plus que le gros coco du dada.

LILI

Il me demande d’insulter sa mère !

VICTOR

Mais, tu n’es pas sa fille, toi.

(La bonne fond en larmes.)
LILI

Je ne comprends plus. Je ne comprends rien.

VICTOR

Tu vas comprendre. Quoique je n’ai pas cassé l’œuf en question…

LILI

Oh !

VICTOR

… je pourrais m’en accuser. Je le ferais volontiers, mais on ne me croirait pas.

LILI

Quoi ?

VICTOR

On ne me croirait pas, parce que je n’ai jamais rien cassé de ma vie. Pas un piano, pas un biberon. Tandis que toi, tu as déjà à ton actif la pendule, la théière, la bouteille d’eau de noix, etc. Si je m’accuse, voilà mon père : Le cher enfant, il veut sauver Lili. Et ma mère : Victor, ce que tu fais là est très bien ; vous, Lili, je vous chasse. Parce qu’il y aura du monde, on ne t’insultera pas davantage. Que veux-tu, tu as cassé le vase, je n’y peux rien. Rien du tout. Car, puisque je ne puis pas être coupable, je ne peux pas l’avoir cassé.

LILI

Pourtant, il est cassé.

VICTOR

Oui, tu as eu tort. (Un temps.) Sans doute, je pourrais dire que c’est le cheval…

LILI

Le cheval ?

VICTOR

Oui, le fameux dada qui devait naître du gros coco. Si j’avais trois ans, je le dirais, mais j’en ai neuf, et je suis terriblement intelligent.

LILI

Ah ! si j’avais cassé le verre seulement…

VICTOR

Je suis terriblement intelligent. (S’approchant de Lili et imitant la voix de son père.) Ne pleurez pas, Lili, ne pleurez pas, chère petite fille.

LILI

Victor ! qu’est-ce qui te prend ?

VICTOR, même jeu.

Je vous en supplie ne pleurez pas. Madame veut vous congédier, mais madame n’est rien ici. C’est moi qui suis le maître. D’ailleurs madame m’adore, moins pourtant que je ne vous aime. Je plaiderai pour vous, et j’obtiendrai gain de cause. Je vous le jure. Chère Lili. (Il l’embrasse.) Je vous sauverai. Comptez sur moi, et au petit jour, je vous apporterai moi-même la bonne nouvelle dans votre chambre. Cher agneau de flamme ! Tour du soir ! Rose de David ! Bergère de l’étoile ! (Il se lève d’un bond et se met à crier de toutes ses forces, les bras levés.) Priez pour nous, priez pour nous, priez pour nous ! (Puis il part d’un grand éclat de rire.)

LILI, se parlant à elle-même, rageusement.

Non, non, non. Je partirai, je partirai. Je veux partir tout de suite. Victor est devenu fou. Ce n’est plus un enfant.

VICTOR

Il n’y a plus d’enfants. Il n’y a jamais eu d’enfants.

LILI, même jeu.

Sale maison ! je partirai. Maintenant c’est moi qui veux partir. Je veux partir, et je partirai. Et il n’a que neuf ans. Il promet le Totor !

VICTOR

Je tiens toujours ce que je promets, et tu ne seras pas inquiétée. Reste.

LILI

Non.

VICTOR, reprenant le jeu précédent.

Tu resteras. Vous resterez, ma chère Lili. Image du Ciel. Casque du chat. Tige des Lunes, vous resterez…

VICTOR

Eh bien, je resterai ! Tu veux me faire chanter, sale gosse ! voyou ! Je resterai, soit, mais tu me le paieras !

VICTOR, l’embrassant gentiment.

Va, je ne t’en veux pas, Lili, et tu ne seras pas inquiétée, je te le jure… Parce que je suis terriblement intelligent. Dommage que tu aies payé la première.

(Lili sort en pleurant.)

Scène II

VICTOR, seul.

Victor s’assied, se prend la tête dans les mains et reste silencieux pendant quelques instants.

VICTOR

Terriblement… intelligent. (Un temps.) J’ai vu cette nuit mon oncle, le député, le montreur d’ours, sous le thuya du jardin. Il était tout blanc, avec un fusil blanc comme du marbre. Il a réussi. Je m’approchai de lui, à distance pourtant de sa main. Quelle manie de me toucher le front et de dire : il me ressemble. Ah ! celui-là, c’est bien un Paumelle. Je voyais soudain dans le nuage le dessin exact d’un éclair… Nous fûmes surpris, l’autre année, un quatorze juillet, par l’orage. Des chevaux se cabraient devant les drapeaux de la gendarmerie. Tout le monde était gai. Mon père, qui tenait les rênes avait des gants noirs. Comme autrefois, l’éclair était rose. Je remarquai sa forme instantanée. Il figurait le contour des côtes de la Manche. Je le suivais du doigt sous la pluie. Le député excitait ses ours, et m’assurait de son affection : Victor, tu es terriblement[1]

(Entre Esther.)

Scène III

VICTOR, ESTHER.
ESTHER

Bonjour, Victor. Je te souhaite un heureux anniversaire.

(Elle l’embrasse.)
VICTOR

Ah ! c’est toi, Esther, bonjour. (Un temps.) Merci.

ESTHER

De rien.

VICTOR

De rien ? Alors, pourquoi le dis-tu ?

ESTHER

On dit de rien, par politesse.

VICTOR

Chez moi on dit : il n’y a pas de quoi.

ESTHER

C’est plus long.

VICTOR

Écoute, Esther, ne t’occupe pas de moi. Laisse-moi tranquille. Soigne tes poupées. Lèche tes chats, aime ton prochain comme toi-même et sois une enfant docile, en attendant d’être une bonne épouse et une bonne mère.

ESTHER

Tu ne m’aimes plus, méchant !

VICTOR

Tu ne comprends pas. Tu ne comprendrais pas. Tu es comme Lili. Tiens, Lili, qui a cassé la potiche tout à l’heure, et qu’on va probablement renvoyer, parce qu’elle a l’intention de m’accuser.

ESTHER

Et ce n’est pas toi ?

VICTOR

Évidemment. Si j’étais coupable, je n’irais pas m’en vanter.

ESTHER

Bien sûr ! (Un temps.) Pauvre Lili !

VICTOR

N’en parlons plus. Dis donc, Esther, j’ai une belle histoire à te raconter.

ESTHER

Veine ! Dis vite.

VICTOR

Tu connais Pierre Dussène ? Oui, tu le connais, celui qui se promène avec un grand fouet et qui collectionne les serpents. Eh bien, je suis sorti avec lui hier soir.

ESTHER

Hier soir ? sans Lili ?

VICTOR

Non, Lili est venue ; mais nous l’avons chassée à coups de pierre. Elle ne s’en vantera pas. Je la tiens. Elle nous attendait chez sa sœur pendant que nous allions à la comédie, sous la halle.

LILI

Quelle chance, tu as, Victor !

VICTOR

La paix… C’était merveilleux.

(À mesure qu’il raconte il imite les comédiens.)

Devant un rideau rouge et beaucoup de papillons, un homme, le visage couvert de plumes se roulait aux pieds d’une femme à cheval qui tenait une grande croix.

ESTHER

Vraiment ?

VICTOR

Et il chantait :

Que vous m’aimiez
Que vous ne m’aimiez pas
Ça m’est bien égal Mam’zelle
Que vous m’aimiez
Que vous ne m’aimiez pas
Laissez-moi planter mes pois.

ESTHER

C’est divin.

VICTOR

Oui, madame Magneau fille, c’est divin. Mais ce n’est encore rien. Après la représentation, Pierre et moi, nous sommes allés derrière la baraque, et nous avons soulevé la toile.

ESTHER

Ah ! Et qu’avez-vous vu ?

VICTOR

L’homme barbouillé de plumes était allongé sur le dos, et il têtait à même le pis d’une chèvre.

ESTHER

Et la femme ?

VICTOR

La femme mangeait un morceau de pain.

(Un long silence.)
ESTHER

Écoute, Victor, j’ai aussi une histoire à te raconter.

VICTOR

Enfin !

ESTHER

Pourquoi, enfin ?

VICTOR

Rien.

ESTHER

C’est un peu comme la tienne.

VICTOR

Tu me mets l’eau à la bouche.

ESTHER

Il s’agit de ton papa.

VICTOR

Ah !

ESTHER

Oui, et de ma maman.

VICTOR

Eh, eh ! voyez-vous ça. Madame Magneau. Sacrée Thérèse !

ESTHER

Je me tais, si tu ris.

VICTOR

Je ne ris pas, je ricane.

ESTHER

Ah ! tu approuves, alors ?

VICTOR

J’approuve, tu ne crois pas si bien dire. Sais-tu ce que tu viens d’insinuer ?

ESTHER

Non, c’est un mot.

VICTOR

Elle est charmante.

ESTHER

Merci. (Elle l’embrasse.) J’étais assise au salon sur les genoux de maman, et je tenais une de ses boucles d’oreille. On vient de me les percer. Allume donc une torchère. Non. Elle ne voulait pas. On sonne. Ma maman se lève tout d’un coup et je roule à terre. Pif paf, des deux mains à la fois. “Tu ne peux pas faire attention, idiote.” C’était moi, l’idiote.

VICTOR

Avec les bagues ?

ESTHER

Évidemment. Une joue éraflée, mais j’avais la boucle d’oreille dans la main, cassée. Et qui était-ce ?

VICTOR

Mon papa.

ESTHER

Tout juste.

VICTOR

“Va te coucher.”

ESTHER

“Je n’ai pas sommeil.” Évidemment, quand il vient quelqu’un : Au lit !

VICTOR

Il vient beaucoup de monde ?

ESTHER

Non. Monsieur Paumelle.

VICTOR

Mon papa. Il est beau, hein ?

ESTHER

Beau ? Oh ! il est tout rasé.

VICTOR

Tu veux dire tout nu ?

ESTHER

Non, bien sûr. Les mains et la figure seulement.

VICTOR

Ah, bébé ! Continue.

ESTHER

Alors, voilà. Je reste, on me jette un livre : “Bonjour Charles, bonjour, Thérèse. Où est le cher Antoine ?” Papa dormait. Ils se sont assis sur le canapé, et voilà ce que j’ai entendu. Maman disait : “Friselis, friselis, friselis”. Ton papa : “Réso, réso, réso”. La mienne : “Carlo, Carlo, je m’idole en tout” ou quelque chose comme ça. Le tien : “Treize ô baigneur muet”. La mienne : “Mais si Antoine, là d’un coup”. Le tien : “Ton cou me sauverait”. La mienne : “Horizon ravi”. Le tien : “Laisse-là cette pieuvre rose”. Je suis sûre de la pieuvre, le reste n’est que de l’à peu près.

VICTOR

C’est tout ?

ESTHER

La mienne a pleuré, et le tien est parti en claquant la porte.

VICTOR

Alors ?

ESTHER

Alors papa est arrivé en chemise. Il a fait le tour du salon en disant : “Je ne me sens pas bien”. Il répète toujours qu’il ne se sent pas bien. “Moi non plus”, a dit maman. Il s’est agenouillé à ses pieds. Maman tremblait. Et il a crié, comme il le fait depuis quelques jours : “Les petits veaux valent mieux que vos petits ! Bazaine !” Et, comme le docteur a recommandé à maman de ne pas le contrarier, tout le monde est allé se coucher.

VICTOR, se levant, et comme en proie à un délire soudain.

Ah ! quelle destinée. Moi, tour à tour, à l’essai du marteau, du rabot, de la plume, des soupapes, de la vapeur, de l’amour. Maintenant de l’amour. Et là-dessus, la botte pesante de mon père, et le grand vertige des femmes dans leur appartement. (Déclamant) :

Je l’ai laissé passer dans son appartement.
Je l’ai laissé passer dans son appartement.

(Annonçant.) Les voilà : l’Enfant Terrible, le Père Indigne, la Bonne Mère, la Femme Adultère, le Cocu, le vieux Bazaine. Vive l’hirondelle ! l’outarde, le paradisier, le cacatoès et le martin-pêcheur. Vive la raie bouclée et la torpille. (Changeant de ton, à Esther qui suit la scène, la bouche et les yeux grands ouverts.) Vive Antoine !

ESTHER

Vive papa !

(Elle fond en larmes.)
VICTOR

Ah ! je respire.

ESTHER, criant.

Tu me fais peur.

(Elle se remet à pleurer.)

(Entrent Charles, Émilie Paumelle et Thérèse Magneau.)

Scène IV

VICTOR, ESTHER, CHARLES PAUMELLE,
ÉMILIE PAUMELLE, THÉRÈSE MAGNEAU
ÉMILIE PAUMELLE, en entrant.

Charles !

CHARLES

Présent !

ÉMILIE (désignant les débris du vase.)

Le Saxe.

CHARLES PAUMELLE et THÉRÈSE MAGNEAU ensemble.

Oh !

CHARLES

Victor ! qui l’a cassé ?

ÉMILIE, en entrant.

Tu le demandes ? C’est trop fort. Où est Lili ?

CHARLES

Est-ce Lili ?

VICTOR

Non, c’est Esther !

THÉRÈSE

Est-ce toi, Esther ?

VICTOR

Vous voyez bien qu’elle pleure…

(Entre Lili pour le service.)

Scène V

LES MÊMES, LILI.
VICTOR (à Lili.)

On prétend que tu as cassé le vase. Dis la vérité. L’as-tu cassé ?

LILI

Non.

VICTOR

C’est Esther. J’ai eu le malheur de lui dire que c’était un œuf de cheval, et comme j’avais le dos tourné, elle l’a brisé pour voir naître le poulain.

ÉMILIE, à Charles.

Voilà, imbécile, avec tes histoires !

CHARLES

Mais Victor ne l’a jamais cassé, lui…

ÉMILIE

Victor, évidemment, Victor. Crois-tu qu’il ait jamais coupé dans tes inepties.

(Lili sort.)

Scène VI

LES MÊMES, moins LILI.
THÉRÈSE

Esther viens ici. (Esther ne bouge pas.) Tu as entendu, Esther ? Je t’ai dit de venir ici. Veux-tu que je vienne, moi ? Tiens !

(Elle la gifle des deux mains.)
VICTOR

Pardon, madame Magneau. Avez-vous retiré vos bagues ?

CHARLES

Victor ! de quoi te mêles-tu ?

ÉMILIE, à Thérèse.

Le cher petit craint que vous ne blessiez Esther avec vos diamants.

THÉRÈSE, confuse.

Il a raison, mais cette gamine est insupportable et mérite une punition ; car ma chère amie, ce vase était une pièce très rare, et qui valait fort cher, n’est-ce pas ?

CHARLES

Mon Dieu, Thérèse, je suis le grand coupable dans cette affaire, laissez m’en supporter le dommage.

VICTOR

D’autant plus que ces objets, malgré leur masse, sont plus fragiles que vos bagues et que vos boucles d’oreille, n’est-il pas vrai ?

THÉRÈSE, rougissant.

Je n’ai jamais corrigé ma fille avec des boucles d’oreille que je sache.

ÉMILIE

Où va-t-il chercher tout ce qu’il trouve ? Moi j’approuve fort cette réponse. Ne vous fâchez pas, Thérèse. Je suis d’avis qu’il faut encourager l’esprit d’à propos des enfants.

VICTOR

Esther est bien assez punie, croyez-le, madame, et je demande, puisque c’est mon droit d’anniversaire, que vous lui fassiez grâce.

CHARLES

Bravo, Victor. Thérèse embrassez votre fille et n’en parlons plus.

ÉMILIE

Viens, mon fils, viens, Victor. Tiens, voilà dix francs.

THÉRÈSE, bas à Esther.

Enfin, Esther, me diras-tu pourquoi tu as fait cela ?

ESTHER, qui ne pleure plus.

Parce que Victor a neuf ans aujourd’hui.

THÉRÈSE

Eh bien, tiens !

(Elle la giffle.)
TOUS

Oh !

THÉRÈSE

Pardon, mon petit Victor. C’est la dernière de la soirée, mais cela a été plus fort que moi.

(Esther ne bronche pas. Victor va la rejoindre dans son coin, où ils discutent à voix basse.)

CHARLES

Parlons d’autre chose, et n’attristons pas notre petite fête par des criailleries et par des pleurs. Au fait, Antoine n’est pas encore là, ni le général ?

THÉRÈSE

Oh ! Antoine, s’il n’avait insisté pour venir, je l’aurais volontiers laissé à la maison.

ÉMILIE

Que dites-vous Thérèse ? Vous auriez abandonné Antoine ? Mais ma chère, j’en aurais été désolée, et Victor qui l’adore vous en aurait certainement voulu.

THÉRÈSE

Ah ! il n’est pas drôle, vous savez !

ÉMILIE

Quoi ?

CHARLES

Oui, ma chère Émilie, Antoine n’est pas bien. Il est…

THÉRÈSE

Il est fou.

ÉMILIE

Fou ?

THÉRÈSE

Hélas !

ÉMILIE

Mais, c’est horrible !

CHARLES

Ne fais pas l’étonnée, voyons Émilie. Tu sais parfaitement qu’Antoine était sujet à de certaines crises. Rares autrefois, elles deviennent de plus en plus fréquentes. Thérèse s’en inquiétait tous les jours davantage. Elle s’en alarme aujourd’hui.

THÉRÈSE

Oui.

ÉMILIE

Allons, allons, Thérèse, ne vous désespérez pas trop vite, on ne perd pas la tête comme cela, de but en blanc.

VICTOR, qui tendait l’oreille.

Si, de but en blanc.

(Tous se tournent vers lui.)
VICTOR

De but en blanc. Un beau jour, il lève des armées comme un rameau de feuilles. Il vise à l’œil. Les plus belles femmes du monde sont emprisonnées dans leurs dentelles sanglantes, et les rivières se dressent comme des serpents charmés. L’homme, entouré d’un état-major de fauves, charge à la tête d’une ville dont les maisons marchent derrière lui, serrées comme des caissons d’artillerie. Les fleurs changent de panache. Les troupeaux se défrisent. Les forêts s’écartent. Dix millions de mains s’accouplent aux oiseaux. Chaque trajectoire est un archet. Chaque meuble une musique. De but en blanc. Mais il commande !

(Tous regardent Victor avec égarement.)
CHARLES

Victor ! qu’est-ce qu’il a ? Qu’est-ce que tu as ?

VICTOR

J’ai la berlue !

ÉMILIE

Victor. Mais je ne l’ai jamais vu ainsi. Tu n’es pas bien, Victor ? Réponds. Veux-tu une goutte ? Tiens, une goutte d’eau de mélisse sur un morceau de sucre.

VICTOR, éclatant de rire.

Que se passe-t-il ? Vous parliez d’Antoine, n’est-ce pas ? Antoine doit venir. Vous l’avez dit, même s’il est malade. Voilà bien ma mère. Sitôt qu’elle entend parler maladie, elle voit tout le monde malade.

CHARLES

Trêve de plaisanterie. Je veux que tu m’expliques ce que tu viens de dire.

VICTOR

Mais, il n’y a rien à expliquer, mon petit papa. Je faisais le fou. Ce n’est pas le diable !

CHARLES

Non. Mais c’est un manque de tact à l’égard de Thérèse et tu lui dois des excuses.

ESTHER

Je lui défends de faire des excuses à maman.

TOUS

Hein ?

ESTHER

Oui, je le lui défends.

CHARLES

Et pourquoi, s’il vous plaît, mademoiselle ?

ESTHER

Je ne sais pas. Mais je ne veux pas qu’il lui fasse d’excuses. Moi, on ne m’a pas demandé d’en faire quand j’ai cassé la porcelaine.

THÉRÈSE

Eh bien, soit, il ne fera pas d’excuses. Vous voyez, elle n’est pas si méchante que cela, Esther. Mais, il nous dira ce que signifiait cet espèce de délire auquel personne, j’en suis sûre n’a rien compris.

VICTOR

Comment, vous ne l’avez pas deviné ?

TOUS

Ah ! non — Ma foi non ―― Qui l’aurait deviné ?

VICTOR

Eh bien, ces mots étaient purement et simplement les éléments en désordre de ma prochaine composition française.

(Un silence, puis ils partent tous d’un rire forcé.)
CHARLES

Ah, bougre de gosse ! Quel bonhomme, hein ? Que voulez-vous il faut bien lui passer quelque chose, il nous donne tant de satisfactions. Son professeur, que j’ai rencontré hier, me le répétait encore. Ce garçon, s’il ne lui arrive rien, il ira loin, croyez-moi, il ira très loin. Il est terriblement intelligent. Vous entendez, Thérèse, terriblement.

THÉRÈSE

J’entends bien, il est terrible !

(Antoine Magneau entre en coup de vent.)

Scène VII

LES MÊMES, ANTOINE MAGNEAU.
ANTOINE MAGNEAU

Bonsoir. Où est-il ? Ah, te voilà. Il grandit de jour en jour ; quel âge as-tu ? Neuf ans, et tu as un mètre quatre-vingt. Combien pèses-tu ? Tu ne te pèses jamais ? Tu as tort : qui souvent se porte, bien se connaît, qui bien se connaît, bien se pèse. Quel charmant enfant vous avez là, Charles. C’est tout le portrait de Galvani, oui, le dresseur de grenouilles. Ah, il faut bien rire un peu. Et vous, Émilie, toujours triste ? Quel ennui. Rien à faire en ce monde. Ah, vous cassez la vaisselle, maintenant. Bravo, Charles. Vive le marteau. Moi je préfère la scie, c’est plus mélodieux. Affaire de goût, n’est-ce pas ? affaire de goût. Bonsoir Thérèse. (Il l’embrasse.) Eh bien, tu dans l’esprit du ne m’embrasses pas ? Elle ne m’embrasse pas. Elle ne m’embrasse jamais. Je ne sais pourquoi. Affaire de reddition. Onze mille fusils, trois cents canons, et le feu de joie aux drapeaux. Quelle vie ! Ah, voilà la petite cantinière. Mam’zelle Esther. Salut militaire. Vive le Premier Consul !

(Il chante.)

Je suis la fille de Mont-Thabor, ran, ran, ran, ran.
La fille du tambour-major, ran, ran, ran, ran.

(Il embrasse sa fille.)

Écoutez, je suis ravi de vous voir tous en si bonne santé. Surtout Charles. Charles, mon vieux, vous, vous êtes amoureux. Non ? Quelle blague. Eh bien, Émilie, je ne vous fais pas mes compliments. Vous ne pouvez pas retenir ce gaillard. Allons donc. Thérèse, montre-nous comment tu mets le feu aux poudres. Allez, le jeu des mains, des chevilles, le virage des yeux, le balancement des organes et la Trêve-Dieu, enfin, le Trêve-Dieu…

CHARLES

Antoine, mon cher ami, vous prendrez bien… tenez, un verre de quinquina.

ÉMILIE

Oui, de quinquina…

THÉRÈSE

Mon ami, je t’en prie, tais-toi. Les enfants t’écoutent. Assieds-toi.

ANTOINE

Ah, les braves gens !

(Il se laisse tomber sur un siège.)
VICTOR

Monsieur Magneau, monsieur Magneau !

ANTOINE

Hein, quoi ?

ÉMILIE

C’est mon petit Victor, Victor qui vous appelle.

ANTOINE

C’est toi, Victor ? Viens ici, mon petit, et dis-moi ce que tu veux.

VICTOR

Je veux que tu me parles de Bazaine.

TOUS

Oh, Victor !

ANTOINE, déclamant comme une leçon apprise par cœur.

BAZAINE (zè-ne) (Achille), maréchal de France, né à Versailles. Il se distingua en Crimée et commanda en chef au Mexique, non sans mérite ; mais chargé en 1870-71 de la défense de Metz, il trahit véritablement son pays par son incurie, son incapacité, l’étroitesse et l’égoïsme de ses vues. Il se laissa renfermer dans la place, ne tenta que des efforts dérisoires pour en sortir, engagea de louches négociations avec Bismarck, puis rendit la ville sans avoir fait ce que lui prescrivaient l’honneur et le devoir militaires. La peine de mort à laquelle il fut condamné en 1873, ayant été commuée en celle de la détention, il réussit à s’évader, et se retira en Espagne, où il vécut entouré du mépris général (1811-1888).

(Il se met à pleurer.)
THÉRÈSE

Tout cela est honteux, honteux, honteux.

(Elle se cache la tête dans les mains.)
CHARLES

Mais non, Thérèse, mais non, c’est très amusant, je vous assure…

ÉMILIE

Charles ! eh bien !

VICTOR

Merci, monsieur Magneau, je te remercie.

CHARLES

Assez, Victor, tu le fais exprès.

(Le prenant à part.)

Monsieur Magneau est malade, tu devrais avoir pitié de madame Magneau et d’Esther.

VICTOR

Esther m’a affirmé que Bazaine était son sujet favori ; j’ai cru lui faire plaisir.

THÉRÈSE, qui a entendu.

C’est encore toi, Esther ! Viens ici !

(Elle la gifle.)
CHARLES, à Émilie.

C’est curieux, n’est-ce pas ?

ÉMILIE

Je ne comprends rien. C’est à croire qu’il est contagieux. Regarde Victor.

CHARLES

Antoine n’était pourtant pas là tout à l’heure. Et Victor…

ÉMILIE

Non, mais il allait venir. Enfin, moi, je ne suis pas tranquille

THÉRÈSE, s’approchant d’elle.

Je vous demande pardon, Émilie, j’aurais dû prévoir.

ÉMILIE

Que voulez-vous, ma chère Thérèse, tout le monde a ses peines, et nous sommes heureux de vous donner l’occasion de les partager avec nous.

THÉRÈSE, l’embrassant.

Chère, chère amie.

ANTOINE, très naturel.

Excusez-moi, je crois qu’en arrivant je n’étais pas très bien. Peut-être ai-je outrepassé les lois de l’hospitalité ?

CHARLES

Allons, allons, mon vieil Antoine. Mettons que vous avez un peu rêvé, un peu dormi, et n’en parlons plus. Êtes-vous bien, maintenant ?

ANTOINE

Je suis au mieux.

CHARLES

C’est parfait.

ESTHER

Vive papa !

ANTOINE, la prenant sur ses genoux et l’embrassant.

C’est vive Victor ! qu’il faut dire, n’est-ce pas ? Vivent les neuf ans de Victor !

ESTHER

Vive Victor !

(Entre le général.)

Scène VIII

LES MÊMES, LE GÉNÉRAL ÉTIENNE LONSÉGUR.
CHARLES

Ah ! voilà le général.

LE GÉNÉRAL ÉTIENNE LONSÉGUR, saluant.

Madame… Madame… Bonsoir Charles, bonsoir M. Magneau. On grandit toujours Victor ? On grandit toujours en taille et en sagesse, hein ?

VICTOR

Hélas, oui, général.

LE GÉNÉRAL

Hélas ? pourquoi hélas ?

VICTOR

C’est un mot.

LE GÉNÉRAL

C’en est un. Quelle taille as-tu ?

VICTOR

Un mètre quatre-vingt-un, général.

LE GÉNÉRAL

Un cuirassier, on en fera un cuirassier.

VICTOR

Vous êtes trop aimable, général.

LE GÉNÉRAL

Moi ? allons donc, je suis une vache.

ESTHER

Ce n’est pas vrai.

LE GÉNÉRAL

Ah ! la charmante petite fille. Bonsoir Esther. Alors, on ne veut pas que je sois une vache ? Eh bien, que veut-on que je sois, alors ?

ESTHER

Un général.

(Gêne.)
VICTOR

Dites donc, général ?

ÉMILIE

Je te défends ces familiarités, tu entends ?

LE GÉNÉRAL

Ma chère enfant, tout le monde m’appelle général. Que me veut-on ? Que me veut mon petit Victor ?

VICTOR

Avez-vous connu Bazaine ?

TOUS, sauf le général et Antoine qui n’a pas entendu.

Oh ! oh ! oh !

THÉRÈSE, à Victor qu’elle a pris à part.

Fais-moi plaisir, Victor, évite de parler de la guerre de 1870-71. Crois-tu que ce soit gai pour tout le monde ? Et mon pauvre mari est si malade. Il suffit qu’on aborde ce chapitre pour que ses crises le reprennent. Tu ne le feras plus, n’est-ce pas, promets-le-moi ? Jure-le-moi ?

VICTOR, lui chatouillant les tempes.

Friselis, friselis, friselis.

ÉMILIE, arrivant à l’improviste.

Il vous taquine encore. Ne lui en veuillez pas, Thérèse. Sans doute, il a neuf ans, mais il n’a que neuf ans. Allons, à table, Victor, tout le monde à table.

(Chacun prend place. La lumière s’éteint. Quand elle se rallume on est au dessert.)

LE GÉNÉRAL, levant son verre.

Je bois à tes neuf ans, Victor.

TOUS

Aux neuf ans de Victor !

VICTOR

Je bois à ma mère bien-aimée, à mon père adoré, au général Étienne Lonségur, je bois à vous madame Magneau, je bois à monsieur Antoine Magneau. Je bois à Esther, leur fille, et je bois à Lili, qui est la servante accomplie de cette maison.

TOUS

Bravo !

(On trinque.)
CHARLES

Et maintenant, Victor, tu vas nous dire quelque chose.

VICTOR

Mais, je ne sais rien.

ÉMILIE

Allons, ne te fais pas prier. Tu n’es pourtant pas timide. Je suppose que madame et monsieur Magneau ne te font pas peur.

VICTOR

Non, mais c’est le général.

LE GÉNÉRAL

Victor, dis-nous une poésie. Tu en sais bien une, que diable. Tout le monde sait une poésie.

ÉMILIE

Et il dit si bien !

VICTOR, se levant.

Général, c’est pour vous. C’est pour la France.

Tu seras soldat, cher petit.
Tu sais, mon enfant, si je t’aime,
Mais ton père t’en avertit,
C’est lui qui t’armera lui-même,

Quand le tambour battra demain,

Que ton âme soit aguerrie
Car je viendrai offrir ta main
À notre mère, la Patrie.

ANTOINE, se levant brusquement.

Je demande la parole.

VICTOR

Tu l’as, Antoine.

THÉRÈSE

Assieds-toi, Antoine.

TOUS

Laissez-le, Thérèse, voyons, laissez-le, laissez-le s’amuser.

CHARLES

Victor, tu te permets trop de libertés avec monsieur Magneau.

VICTOR

Parle, Antoine ! Silence au camp !

(Tous se taisent, gênés et effrayés.)
ANTOINE

Des cochons. Des cochons. Des cochons. La petite cavalerie de Sedan, avec ses chevaux arabes, ah ! ah ! Mais l’autre, brillamment chamarré entre deux nègres, nous livrait le Sénégal et le Haut-Niger. Que faisait Faidherbe ? Faidherbe, debout sur un taureau, escorté de 1 400 spahis, descendait soudain par le petit escalier portatif de cuivre et de pourpre, jusqu’au désert où se mouvaient tous les samalecs africains, comme une mer de courtoisie, et plantait au milieu de la fantasia un palmier qui produit des dattes tricolores :

Vive donc la Troisième République, qui garantit l’instruction obligatoire, forme des citoyens dignes de ce nom, principes de stricte solidarité humaine qui sont les legs les plus précieux de la Révolution.

À part ça, tous des cochons, des cochons et des patriotes.

(Il se tait. Un silence angoissé.)
VICTOR

Et Bazaine ?

TOUS

Oh ! oh ! oh !

ANTOINE

Bazaine ? (Regardant Charles dans les yeux.) Charles, connais-tu l’histoire de Bazaine ?

CHARLES

Non.

THÉRÈSE

Mais tu l’as déjà racontée, mon petit…

ANTOINE, saisissant un couteau et frappant au milieu de la table.

Ah, je te tiens, Bazaine, je te tiens, eh bien, tiens, tiens, tiens ! (Pleurant.) Je vais mourir. Sa photographie ! Non, rien de vous, monsieur le Curé, pas de lecture, je vous en prie, je commande soldats, je vous dois la vérité, je suis cocu, et maintenant, visez, droit au cœur, droit au cocu.

(Il s’effondre.)
THÉRÈSE

Je vous l’avais bien dit. (Elle pleure.) Et depuis plus d’un mois c’est le même manège, imprévisible, latent, terrible.

(Silence angoissé. Personne n’ose bouger. Thérèse et Charles se regardent épouvantés. Lili se tient dans l’embrasure de la porte. Esther renifle dans un coin.)

VICTOR, s’approchant d’Antoine.

Antoine, au nom du peuple français, je te fais chevalier de la Légion d’honneur.

(Il lui donne l’accolade.)
ANTOINE, qui est de nouveau très calme.

Tu es gentil, Victor. Moi aussi je t’aime bien. Ta poésie m’a beaucoup touché. De qui est-elle ?

VICTOR

Elle est de Victor de Laprade. Je l’ai dite parce qu’il s’appelle Victor, comme moi.

ANTOINE, prenant tout le monde à témoin.

N’est-il pas adorable ? Eh bien, Esther ? tu pleures. Ta mère te refuse quelque chose, je suis sûr. Thérèse, ne la contrarie pas aujourd’hui. Donne-lui de la moutarde si elle en a envie, et elle va nous dire quelque chose, elle aussi. C’est son tour. N’est-ce pas, Esther ?

ESTHER

Oui, papa. Un peu de silence, et je commence :

You you you la baratte
La baratte du laitier

Attirait you you la chatte

La chatte du charcutier

You you you you qu’elle batte

Pendant qu’il va nous scier

Le foie you you et la rate

Et la tête du rentier

You you you you mets la patte

Dans le beurre familier

Le cœur you you se dilate

À les voir se fusiller

You you madame se tâte

Mais les fruits sont verrouillés

Que l’enfant you you s’ébatte

Dans son berceau le beurrier

Avant you you la cravate

Du bon petit écolier.

ÉMILIE

Oh ! c’est délicieux. Embrasse Esther, Victor, et remercie-la.

VICTOR

Je suis ravi, Esther, et je t’embrasse de tout mon cœur.

LE GÉNÉRAL

Autrefois quels youyous. (Il chante.) Et youp par-ci, et youp par-là.

CHARLES

Général, vous ne nous ferez pas croire…

(Tous rient.)
LE GÉNÉRAL, désignant Esther et Victor qui sont restés embrassés.

Joli duo, ces deux petits. Grands tous les deux. Parions que vous les marierez.

THÉRÈSE

Ah, non !

ÉMILIE

Pourquoi pas, Thérèse ? Notre Victor et votre Esther, je n’y ai jamais pensé, mais mon Victor et Esther. Enfin, pour la plaisanterie Esther pourrait bien s’appeler Paumelle, je m’appelle bien Paumelle, moi. Bien sûr, on a le temps d’y penser, mais les voyez-vous ensemble, et nos familles réunies. Antoine est de mon avis, j’en suis sûre.

CHARLES

Mon Dieu, Thérèse… Émilie, ils ont bien le temps.

ANTOINE

Non, ils n’ont pas le temps. Nous allons les marier tout de suite. Hein ? histoire de rire. Allez, je vous marie, et je suis sûr que vous savez déjà jouer les amoureux. N’est-ce pas général ? ça va être très rigolo.

LE GÉNÉRAL

C’est cela, jouez-nous papa et maman. Ah, quelle bonne idée. Là, Victor, tu es le papa. Esther, tu es la maman. Et c’est la femme qui commence, bien entendu.

(Un long silence, pendant lequel Victor parle bas à Esther.)

(Esther et Victor vont jouer la scène que la petite fille surprit entre Charles et Thérèse.)

ESTHER

Friselis, friselis, friselis.

VICTOR

Réso, réso, réso.

ESTHER

Carlo, je m’idole en tout.

VICTOR

Treize, ô baigneur muet.

ESTHER

Mais si Antoine, là d’un coup.

VICTOR

Ton cou me sauverait.

ESTHER

Horizon ravi.

VICTOR

Laisse-là cette pieuvre rose. (Esther fait semblant de pleurer. Victor sort en claquant la porte, puis rentre aussitôt avec une fausse barbe en criant.) Mes petits veaux valent mieux que vos petits, Ba ba ba… dinguet.

(Il arrache sa fausse barbe, et tous deux éclatent de rire. L’assistance est atterrée. Antoine, avec un grand naturel, s’approche d’Émilie et lui dit quelques mots à voix basse, près de l’oreille.)

ÉMILIE

Oh ! Antoine.

LE GÉNÉRAL

On claque des dents, Émilie, on a froid ?

ÉMILIE

Laissez-moi. Oh ! pardon, général. Non, merci, je n’ai pas froid. Mais laissez-moi, Antoine, voyons.

(Antoine insiste, il caresse Émilie qui tente de se dégager.)

LE GÉNÉRAL, à Thérèse.

Sans doute une autre crise se prépare.

THÉRÈSE

Je ne sais pas. Je ne sais pas, vous dis-je. (Criant.) Je ne sais pas.

LE GÉNÉRAL, à Charles.

Qu’avez-vous ? Qu’a-t-on ici ?

CHARLES

Qu’a-t-on ? qu’a-t-on, Caton l’ancien, nom de Dieu !

LE GÉNÉRAL, aux enfants.

Mes enfants, retirez-vous un moment.

VICTOR

Non, général.

ESTHER

Non, général.

LE GÉNÉRAL

Eh bien, restez.

(Antoine poursuit son manège et continue à lutiner Émilie en déclamant.)

ANTOINE

You you you la baratte
La baratte du laitier

Attirait you you la chatte

La chatte du charcutier

Le cœur you you se dilate

À les voir se fusiller

(Enfin Antoine s’arrête et s’effondre dans un fauteuil, la tête dans les mains. — Émilie la tête rejetée en arrière, les bras croisés, regarde tour à tour son mari et Thérèse. — Les enfants s’embrassent de temps en temps. — Le général se mouche. — Thérèse et Charles se donnent des coups de coude. Longue scène muette.)

ÉMILIE

Qu’il soit bien entendu que je n’ai rien compris à cette scène.

THÉRÈSE

Antoine, mon pauvre Antoine.

(Elle pleure.)
CHARLES

Je voudrais demander à Victor… Victor !

VICTOR

Papa ?

CHARLES

Rien. Plus tard.

ANTOINE, se levant.

Thérèse avait raison, je ne suis pas bien. Il faut que je rentre. Excusez-moi.

THÉRÈSE

Excusez-nous. Esther ! allez ! ton manteau, tes gants…

ANTOINE

Non, je rentrerai seul. Je vous défends de m’accompagner. Je vous le défends, vous entendez bien. Bonsoir.

(Il sort en fredonnant) :

You you madame se tâte
Mais les fruits sont verrouillés

(Longue gêne.)

Scène IX

LES MÊMES, moins ANTOINE.
LE GÉNÉRAL

On était si gai ! et voilà qu’on pleure, et ces enfants sont si gentils ! Allons que la fête continue.

ÉMILIE

Vous avez raison, général. Tenez, un verre de champagne.

LE GÉNÉRAL

Avec plaisir, et qu’on m’imite. Charles, le coup de l’étrier.

CHARLES

Je ne refuse pas.

(Ils boivent.)
LE GÉNÉRAL

Victor, viens près de moi. On voudrait te faire plaisir ; on a neuf ans. Qu’est-ce qui lui ferait vraiment un grand, mais, là, un grand plaisir ?

VICTOR

Vous permettez, général ?

LE GÉNÉRAL

C’est tenu d’avance. Parole de soldat.

VICTOR

Eh bien, je voudrais jouer à dada avec vous.

LE GÉNÉRAL

Quoi ?

VICTOR

Oui, comme Henri IV. Vous vous mettez à quatre pattes, j’enfourche ma monture et on fait le tour de la table. Et qu’importe qui frappe, les ambassadeurs du roi d’Espagne peuvent attendre.

ESTHER

Oui, oui, oui, bravo, bravo !

CHARLES

Victor ! C’est stupide et insultant ; je ne permettrai pas cela.

VICTOR

Vous avez promis, général. Vous m’avez donné votre parole de soldat.

ÉMILIE

C’est intolérable. Victor, demande autre chose, voyons !

LE GÉNÉRAL

Mais c’est très gentil ce qu’on me demande là. Je ne te refuserai pas cette grâce, mon cher Victor. En selle !

(Il fredonne le boute-selle.)

Allons dragons, vite en selle
Par quatre, formez vos escadrons.

CHARLES

Non, je te le défends une dernière fois.

VICTOR

Votre parole de soldat, général, ne me l’avez-vous pas donnée ?

LE GÉNÉRAL

Cela me regarde, Charles. J’ai donné ma parole, je la tiendrai, et avec joie, heureux si je puis donner à Victor le goût des armes. Eh, ma chère Émilie, il a déjà la taille d’un cuirassier. À neuf ans, songez-y.

VICTOR, appelant le général, qui s’est mis à quatre pattes.

Cocotte, cocotte, cocotte !

(Le général s’approche de Victor. Celui-ci le prend par la fourragère comme par la bride. Le général se prend au jeu, et imite le cheval. Il hennit, rue, se cabre, etc. On assiste à une sorte de dressage.)

VICTOR

Arrière, arrière, là, là.

(Il lui donne un morceau de sucre dans le creux de la main.
Le cheval se calme, Victor monte en selle.)

Hue ! hue !

(Gêne pour tout le monde, sauf pour Esther qui se tord.)

Au pas, au pas, au pas. Là. Au trot !

(Il le flatte de la main.)

Au galop, au galop, au galop !

(Il lui donne de l’éperon.)
Rideau
Photographie prise au premier acte de Victor ou les Enfants au pouvoir, pièce de Roger Vitrac mise en scène par Antonin Artaud, lors de sa création en 1928.

ACTE PREMIER
  1. Ce passage a été supprimé à la représentation.
    N. D. L. A.