Versailles, légende poétique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 65 (p. 485-490).
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VERSAILLES
LEGENDE


I


« J’ai trop régné, j’ai trop vécu ! »
Et, branlant sa tête caduque,
Morne, il pleurait sous sa perruque
Les larmes du lion vaincu.

Benoîtement emmitouflée,
Dans sa causeuse de Beauvais,
Jaune, grassote, l’œil mauvais,
La gorge de pudeur gonflée,

La Maintenon[1] au grand vieillard
Faisait vis-à-vis dans la chambre ;
Au dehors grelottait décembre,
Partout la neige et le brouillard.

Partout ce deuil expiatoire
Auquel rien n’échappe ici-bas,
Partout cet immense trépas
De la nature et de l’histoire ;

Partout ces douloureux retours
Cachés au fond de toutes choses !
Printemps d’hier, où sont tes roses ?
Roi de France, où sont tes amours,

Et ces jeunes ans que tu pleures ?
As-tu dans le cœur seulement
L’espoir en Dieu qu’avidement
Tu cherches dans ton livre d’heures ?

Salomon ! où tes Montespan
Sont-elles ? où sont tes armées,
Tes généraux, tes Renommées
Aux ailes vastes d’un empan ?

Où sont tes traits, Phébus superbe ?
Roi des rois, où sont tes dauphins ?
Dieu, qui connaît l’homme et ses fins,
A fauché les lis avec l’herbe.

Assez de ces nec pluribus
Impar, de tout ce train qui piaffe !
Assez d’emblèmes, de paraphe,
De gloriole et d’attributs !

O jours d’ivresse et de démence,
Évanouis comme un parfum !
Ce grand olympe de Lebrun
A disparu dans l’ombre immense…

Et de tous ces dieux qu’embrassait
L’universelle idolâtrie,
De cette fantasmagorie
Dont le spectacle éblouissait,

De cette gloire à grand orchestre
Qui remplissait le vaste parc,
De ces Apollon dieux de l’arc,
De ces robustes Hypermnestre,

De ces vainqueurs, de ces héros,
Pour leurs amours d’apothéoses
Épuisant les métamorphoses :
Cygnes, béliers, aigles, taureaux ;

De ces Pan, de ces Méléagre,
De ces Junon dont l’heure a fui,
Voilà ce qui reste aujourd’hui :
Une béguine, un vieux podagre !

Ce cacochyme à l’œil bridé,
Ce nez corbin qui se déploie
Comme un vieux bec d’oiseau de proie,
Ce front sous sa houppe ridé[2],

Ce teint jaune comme la cire,
Cette bouche où manquent les dents,
Cette chair molle aux coins pendans :
Est-ce vous ? est-ce bien vous, sire ?

Quoi ! ce spectre parcheminé,
Ce squelette en sa souquenille,
Ce vieillard maussade et jonquille,
C’est l’Apollon enrubanné

De cette héroïde fantasque !
Le maître auguste et souverain
Dont partout le marbre et l’airain
Vous montrent l’armure et le casque !

Quoi ! ce fantoche, ce magot,
Jouet d’un prêtre et d’une duègne,
C’est le monarque du grand règne,
C’est le modèle de Rigault,

Le danseur de cet intermède
Qui dura cinquante ans, mordieu !
Le Jupiter à cordon bleu,
L’Adonis et le Ganymède !

Le triomphateur sans pareil,
Plastronné devant et derrière,
Et qui, dans sa vaste carrière,
A tant abusé du soleil !


II


Vers lui, Phœbus et météore,
Les cœurs se tournaient éperdus ;
Il conduisait à bras tendus
Les fougueux coursiers de l’Aurore !

Et le char, plein de ses chansons,
De ses lauriers, de ses trophées,

Sur les campagnes étouffées
Passait, dévorant les moissons.

A l’éclat de rire immodeste
Se mêlaient parfois des sanglots ;
Le dieu, lançant ses javelots,
Poursuivait sa course céleste.

Et l’Élégie aux yeux en pleurs,
Roulant de nuée en nuée,
Allait, mollement secouée,
 Aimer, souffrir, mourir ailleurs.

Vanité ! le char de lumière
A rencontré sur son chemin
Cet autre roi du genre humain
Qui porte une faux pour bannière !

Et le Temps d’un coup d’aile a tout
Renversé, brisé, mis en poudre ;
Mais dans la tempête et la foudre
Phaéton est resté debout !

Il a survécu, triste vie
Vouée aux deuils mystérieux !
Mélange sombre et curieux
Des rois d’Eschyle et d’Isaïe !

Thésée, Œdipe, Agamemnon,
Saül qui se relève et tremble :
Tout cela se fondant ensemble
Dans l’époux de la Maintenon !

Il cause avec Dieu tête à tête,
Règle son compte en bon chrétien :
« Voici le mien, voilà le tien,
A chacun sa peine et sa fête !

« Je conviens que j’ai mal usé
Souvent ; je sais que ton église
Dit : « Malheur à qui scandalise ! »
Et j’ai beaucoup scandalisé.

« Mais ma grandeur fut sans exemple ;
Réponds : le méconnaitrais-tu ?

Mais j’ai prié, j’ai combattu
Pour le triomphe de ton temple !

« J’ai béni ton nom redouté,
Confessé ta gloire profonde ;
J’ai bâti Versailles, ce monde
A l’instar de ma majesté !

« Tu me reproches La Vallière,
Les grossesses de Montespan,
Et mes débauches de sultan
Attirent sur moi ta colère !

« Mais ces péchés dont à tes pieds
J’ai tant pleuré l’ivresse infâme,
Dis, Seigneur, au fond de mon âme,
Ne les ai-je pas expiés ?

« Oui, que le malheur me visite :
J’ai trahi ton commandement,
Je fus luxurieux, gourmand,
J’ai vécu comme un parasite,

« Me gorgeant de cent biens divers ;
Partout le seul, partout le maître,
Partout absorbé dans mon être
Qui rayonnait sur l’univers.

« Mais, pour racheter tant de honte,
Tant de crimes par moi commis,
Seigneur, j’ai sur tes ennemis
Fait peser ma main lourde et prompte !

« L’édit de Nantes retiré,
L’hérésie, effroyable plaie,
Disparaissant comme une ivraie,
Du sol par le fer labouré ;

« Les dragonnades, les Cévennes,
L’âme sauvée à travers tous,
Tant d’efforts, de haine et de coups,
Seigneur, sont-ce là choses vaines ? »


III


Dans son fauteuil fleurdelisé,
En proie à l’angoisse suprême,
Ainsi causait avec lui-même
Le grand roi par l’âge brisé.

Monologue tragique et sombre !
Lutte dont vibrait tout son corps !
« Souffrez-vous, sire ? » dit alors
La Maintenon sortant de l’ombre.

« Ce n’est rien, madame ! » Et soudain
La duègne se reprit à lire ;
Mais dans cette tête en délire,
Le monologue allait son train.

Quels pensers mornes et funèbres
L’assaillirent en ce moment ?
Quel spectacle, quel châtiment
L’épouvanta dans les ténèbres ?

Vit-il, du haut de ces sommets,
Où la Mort entraîne ses hôtes,
Le poids énorme de ses fautes
Peser sur sa race à jamais ?

Au loin, dans la nuit sans étoile,
Sous un ciel tout rayé de sang,
Vit-il se dresser menaçant
Un échafaud qu’un crêpe voile ?

On ne sait ; mais il se leva
Pâle, terrible, atrabilaire,
Et, foudroyant de sa colère
Le ciel où gronde Jéhovah,

S’écria, l’œil cerclé de bistre,
La voix rauque : « C’est inoui !
Après ce que j’ai fait pour lui ! »
Puis retomba, calme et sinistre.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Voyez dans le salon du Grand-Couvert à Versailles ce beau portrait (qui semble parler) de dévote bourgeoise si complètement en désaccord avec la grâce exquise, toute mondaine, de l’émail de Petitot et le convenu allégorique du Baptême du duc de Bourgogne.
  2. Voyez le grand médaillon en relief et à perruque vraie conservé dans la chambre à coucher.