Vers la fée Viviane/Fragments de Vie

Édition de la Phalange (p. 21-25).

VII

Fragments de Vie

I

Pour un ami qui se reconnaîtra
Cet ami parle :

L’adolescence est morte, — voici la Jeunesse,
Enthousiaste encore, — déjà moins fougueuse ;
Un passé pleure dans mon cœur :
Les amours d’enfant ne sont plus que cendres tièdes,

Celle qui m’ouvrit de bleus royaumes,
Celle qui fut la déesse de ma tendresse,
N’est-elle plus rien qu’un fantôme
De femme disparue et désirée… ?
— Désirée tristement, avec un désespoir
Qui fait qu’elle pâlit et s’efface

Comme les violettes des vieux soirs
Qui ne sont plus que de la brume dans l’espace ?

Hélas ! déjà naît un amour nouveau
Qui dissipe aux lointains la souvenance aimée…
N’es-tu, vraiment, aujourd’hui qu’un peu de fumée,
Ô passion qui rendais le monde si beau ?
Et ce nouvel amour est tyrannique et rude ;
Il est plein de remords et sans joie ;
Je pleure d’espérer, en mon ingratitude,
Un bonheur qui ne viendra pas de toi.

II

D’autres, d’autres encore ont passé, prestes,
Dans le ciel de mon rêve,
Images fuyantes, inachevées,
Ombres d’oiseaux qu’un flot mouvant reflète…

…Mais, un soir que voguaient loin les tendres pensées,
Noyées dans l’Éternel et l’Absolu,
l’appris comment on a l’âme blessée
Du Vrai Amour dont on ne guérit plus.
La nuit tombait, une lumière pâle

Baignait, — dans le calme qu’ailaient des bruits légers, —
D’une triste sérénité, comme automnale,
La haute salle où je n’étais qu’un étranger.
De long éphèbes, des filles énigmatiques,
Songeuses ou lentement souriantes,
Semblaient attendre quelque message mystique
En la lueur de trouble topaze fluente.

Une voix monta, caverneuse et furieuse,
Grondant un prêche combatif
Que je trouvai plus beau et plus persuasif
Que tous les chants de l’Ionie mélodieuse.
Car, tandis que s’évertuait le prédicant,
Les prunelles, jusque-là mornes, indécises,
De la fille la plus rêveusement exquise
S’embrasaient, tels des ors de vitraux au couchant.
Et, ne sachant où se reflétait leur extase
Mêlée d’enthousiasme et de splendide effroi,
Ignorant les vivants et perdus dans l’espace,
Les grands yeux dardaient leur feu terrible sur moi.

J’en fus brûlé jusqu’au fond de l’âme, ô rêveuse !
Tu connus ton crime involontaire et souris ;
Mais la brûlure n’en fut que plus douloureuse…

Elle persiste, féroce et délicieuse
Et je crois que c’est d’elle seule que je vis.

III

Et je t’aime, après tant d’années,
Au point que ta croyance est devenue ma foi
Et que je ne sais penser qu’avec ta pensée
Entrée comme un éclair en moi.

Tu es partie si loin qu’un rayon d’été dore
D’or flave l’or brun de tes cheveux,
Alors que nous écrase la nue jaune et noire
Et que nous allons, par des jours pareils aux soirs
De la neige blême à la glace bleue,

Et tu es l’éternellement présente,
« Encor la première » eût dit Nerval, mais accrue
D’un lointain charme de tristesse renonçante,
Toujours pressenti mais en toi seule connu.


Tu m’as conquis et je te garde prisonnière :
Tu peux vivre, changer, croire n’être plus toi :
Ton essence est immuable et tu es en moi
Comme le diamant dans sa gangue de pierre.