Vengeance fatale/II — L’incendie de la rue Craig

La Cie d'Imprimerie Desaulniers, Éditeurs (p. 118-124).

II

L’INCENDIE DE LA RUE CRAIG


Puivert, aussitôt qu’il fut libre, se rendit chez Darcy.

Ce dernier était entré depuis assez longtemps. Il était naturellement assez inquiet. N’ayant pas remarqué la chute du fermier de Ste-Anne, il avait pris en toute hâte le chemin de la rue St-Alexandre, et arrivé à sa maison, il avait attendu Puivert, d’abord avec surprise, puis il fut bientôt pris de trouble et devint très soucieux du long retard de ce dernier. Il était très agité, et quoiqu’il voulût se cacher à lui-même son propre malaise, il ne réussissait pas à calmer son esprit remuant.

— Évidemment, se disait-il, ce malencontreux personnage avait intérêt à apprendre les détails de la nuit du 29 décembre ; cependant je ne vois personne à part Louis, malheureusement je n’ai pas pu m’assurer quel était cet homme. Mais Puivert est très robuste et lors même que son antagoniste aurait eu raison de lui, il ne peut avoir raconté ce qui s’est passé dans cette nuit néfaste ; et à cette idée ses cheveux se dressaient sur sa tête. Cependant la grandeur du danger lui rendit son ardeur juvénile. Il faut sortir de cette incertitude, se dit-il. Il entendit alors Hortense marchant à pas lents dans sa chambre, il l’appela donc.

— Tu te couches bien tard, dit-il ; puis, voulant dissimuler sa curiosité, il lui posa quelques questions tout à fait indifférentes.

Hortense répondit naïvement qu’elle allait se mettre au lit quand il l’avait appelée et que, si elle avait veillé un peu plus tard que d’habitude, ce soir, c’était dû à la visite de Louis et d’Ernest qui s’étaient retirés quelques instants seulement avant l’arrivée de son père.

C’était justement ce que celui-ci voulait savoir. Il croyait en effet avoir reconnu Louis, mais il trouvait étrange, après la révélation de sa fille, que les deux amis se fussent séparés et que Louis se trouvait seul à cette heure sur la rue.

Dès qu’Hortense se fut retirée, l’inquiétude de Darcy recommença plus violente.

— Malheureux, se disait-il en marchant à grands pas, pourquoi donc avoir élevé cette enfant ! pourquoi ne pas l’avoir abandonnée au même destin que sa mère ? Pourquoi avoir recueilli cette fille qui sera peut-être pour moi la source de soucis et de danger extrêmes ? Imbécile d’avoir promis, à sa mère mourante, de l’élever avec les mêmes soins et les mêmes égards que mes propres enfants !

Ces paroles suffiront, sans doute, pour apprendre au lecteur que Darcy n’était pas le père d’Hortense. Expliquons donc tout de suite comment on l’avait supposée la fille du riche propriétaire et la sœur de Mathilde. On n’a pas oublié la menace de Puivert quelques instants auparavant.

— Je raconterai, avait-il dit, l’incendie de la rue Craig et l’enlèvement de l’enfant.

Or l’enlèvement de cet enfant, qui n’était autre qu’Hortense, avait eu lieu lors de cet incendie que Darcy avait allumé lui-même.

Racontons les faits de cet événement aussi succinctement que possible.

Pendant que Mme Darcy souffrait déjà de la maladie qui devait la conduire au tombeau, c’est-à-dire quatre ou cinq ans après le meurtre de cette femme au cœur si tendre, Mathilde Gagnon, la mère de Louis Hervart, Darcy achevait de dépenser l’héritage qu’il tenait de son père. Il lui restait bien quelques immeubles, sa terre à Ste-Anne, grevée cependant de quelques hypothèques, mais cela ne pouvait lui permettre de continuer la vie luxueuse qu’il menait depuis son retour à Montréal ; il lui fallait donc augmenter sa fortune ou diminuer le ton de ses dépenses.

Ne pouvant se résoudre à ce dernier parti, il songea à commettre un nouveau crime. Le succès qui avait jusque-là couronné tous ses méfaits, n’avait fait qu’augmenter sa hardiesse dans les entreprises de ce genre. Il eut encore une fois recours à Puivert.

Le plan des deux malfaiteurs, conçu depuis longtemps par Darcy, fut bientôt mis à exécution. Il s’agissait de détruire, au moyen d’un incendie, une maison de commerce appartenant au banquier et dont les étages supérieurs étaient habités par le négociant lui-même et sa famille. Ce négociant, nommé Delaunay, était marié depuis une couple d’années et n’avait qu’un seul enfant, une fille. Darcy avait appris de lui-même, qu’en dehors de son négoce, Delaunay s’occupait en même temps quelque peu d’agiotage. De nombreux capitaux déposés entre ses mains, à un taux d’intérêt fort bas, lui avaient permis d’augmenter considérablement sa fortune par des placements hardis et heureux. Darcy savait aussi que son locataire, par précaution vis-à-vis de clients envers lesquels sa responsabilité augmentait de plus en plus, tenait toujours ses fonds soigneusement déposés dans un meuble souvent remarqué par lui dans le bureau de travail du négociant. S’approprier cet argent, telle fut dès lors la pensée dominante de Darcy.

Or la présence à Montréal d’un diplomate distingué fut la cause d’un festin offert par la cité à cet étranger. Darcy et Delaunay devaient y assister. Cette circonstance parut au premier le moment d’exécuter le plan qu’il avait conçu.

Puivert fut en conséquence notifié de surveiller le logis de Delaunay et, après avoir vu sortir celui-ci, d’aller sans retard en avertir Darcy. Le diligent Puivert obéit de point en point, et bientôt après il accompagnait Darcy qui avait averti sa femme qu’il ne prendrait pas chez lui le repas du soir.

Pour arriver à l’endroit où devait avoir lieu le dîner en question, Darcy devait passer devant l’édifice loué de lui par Delaunay. Il résolut d’y entrer en évitant, autant que possible, le plus léger bruit. En homme prudent il possédait des clefs pour toutes ses maisons, dont le nombre, considérable autrefois, avait diminué sensiblement. Puivert attendait à quelques pas seulement, prêt à répondre au premier appel de son maître.

Depuis quelques mois à peine, madame Delaunay était devenue mère d’une petite fille, qui devait être, plus tard, la fiancée de Louis Harvart. La moindre bruit réveillait. Aussi, quoique Darcy eût pénétré dans l’habitation en apportant toute la diligence possible pour ne pas être remarqué, elle entendit le grincement de la clef dans la serrure et s’aperçut qu’on ouvrait la porte.

— Est-ce toi, Delaunay ? demanda-t-elle en croyant parler à son époux, dès que Darcy fut monté à l’étage où reposait la malade.

— Oui, répondit ce dernier, en essayant de contrefaire sa voix. J’avais oublié mon passe-partout et je viens le chercher, afin de n’éveiller personne quand je rentrerai cette nuit. Bonsoir.

Puis, il redescendit l’escalier, ferma la porte violemment, mais sans sortir de la maison.

Bientôt après madame Delaunay s’était de nouveau laissé envahir par le sommeil. Darcy atteignit alors le bureau dont nous venons de parler, et qui était sur le même étage que la chambre des deux époux. Mais cet appartement n’était pas éclairé et il se voyait réduit à chercher à tâtons le fameux meuble contenant tout l’argent du spéculateur. Il aperçut alors une lampe dans la chambre de madame Delaunay. Il la prit et revint dans le fumoir. Les seuls meubles de ce fumoir étaient le précieux meuble, où Darcy croyait trouver sa fortune, et quelques chaises.

Cependant ses derniers mouvements, si légers qu’ils fussent, éveillèrent encore une fois madame Delaunay, qui ne voyant plus la lumière qu’elle gardait toujours dans sa chambre pendant la nuit et la croyant éteinte, se leva pour allumer sa lampe de nouveau.

Mais aussitôt elle poussa un grand cri. Elle venait d’apercevoir Darcy qui se sauvait en emportant une boîte, qu’il avait enfin découverte dans le meuble où Delaunay tenait enfoui son argent, ainsi que tous ses papiers de quelque importance.

— M. Darcy, vous ici ! cria-t-elle, hors d’elle-même.

À ces cris, Darcy voulut baisser la lumière et se sauver avec la boîte et son contenu. Mais il n’en eut pas le temps et il lança la lampe pleine d’huile vers madame Delaunay. Il n’atteignit pas son but, car la lampe se brisa et l’huile, en se répandant, fut la cause que le feu prit aux vêtements de madame Delaunay, qui se mit à pousser des cris formidables. Darcy la transporta dans la chambre à coucher et il allait s’élancer hors de la maison, lorsque les supplications de sa victime l’arrêtèrent.

— Homme barbare ! murmura-t-elle en pleurant, n’avez-vous donc plus rien qui bat dans votre cœur ? Si vous n’avez pas eu pitié de la pauvre mère, ne pouvez-vous pas avoir au moins pitié de ma fille ! Je vois bien qu’il ne me reste plus qu’à mourir, mais si vous avez encore quelque sentiment d’un père de famille, emportez avec vous mon enfant, afin qu’en quittant cette vie, je sois sûre qu’elle a été sauvée. Voyez à son éducation, me le promettez-vous ?

— Je vous le promets, répondit l’incendiaire, aux dernières paroles de l’infortunée. Puis il prit l’enfant dans ses bras, ramassa par terre un livre de prières en velours rouge tombé d’une table pendant le vacarme, s’élança hors de la maison et donna lui-même l’alarme du feu

Tout le monde sait que le télégraphe d’alarme n’était pas alors perfectionné comme aujourd’hui, et que les appareils pour éteindre un incendie ont été beaucoup améliorés depuis cette époque. Aussi le feu dura-t-il plusieurs heures.

En entrant chez lui Darcy se souvint de la promesse qu’il avait faite à celle qui n’était plus qu’un cadavre. Il crut cependant plus judicieux d’éloigner l’enfant de la maison pendant quelque temps ; les soins d’une nourrice lui étaient encore nécessaires, et d’ailleurs il eût trouvé fort difficile la tâche d’expliquer la provenance de cette enfant à madame Darcy. Celle-ci, comme on sait, ne devait pas survivre longtemps à l’incendie de la rue Craig, et lorsqu’Hortense eut atteint environ dix-huit mois, le meurtrier de madame Delaunay lui donna son nom et l’éleva dans sa maison comme sa propre fille.

Delaunay avait été prévenu de l’incendie qui s’était déclaré chez lui. On conçoit facilement la stupéfaction de cet homme en voyant s’écrouler l’avenir qu’il avait rêvé. Nous renonçons à peindre la douleur navrante dont il fut saisi à la vue du cadavre de son épouse carbonisée et devant la disparition de son enfant.

L’âge avait naturellement modifié le caractère de Darcy dans un sens plus sérieux ; aussi pensa-t-il. à faire fructifier sa nouvelle fortune et il devint l’un des plus riches banquiers de Montréal.

Quant à Mathilde et Hortense, elles continuèrent de grandir ensemble et jusqu’à l’époque où ce récit est arrivé, elles avaient toujours été sous l’impression qu’elles étaient sœurs, et toutes deux filles de monsieur et madame Darcy.