Veillées bretonnes/Texte entier


Veillées bretonnes
1879




VEILLÉES
BRETONNES


MŒURS — CHANTS — CONTES

ET RÉCITS POPULAIRES

DES BRETONS-ARMORICAINS


PAR
F.-M. LUZEL


MORLAIX
IMPRIMERIE JULES MAUGER
11, rue de Brest, 11
SE TROUVE ÉGALEMENT À PARIS, CHEZ
H. CHAMPION, Libraire ;     WIEVEG, Libraire
      quai Malaquais, 15 ;     rue Richelieu, 67


1879


Tout ce que contiennent les cinq veillées dont se compose ce volume, — contes et chants populaires, histoires de revenants et autres récits, — je l’ai entendu conter ou chanter, au foyer des veillées du manoir paternel de Keranborn, en Plouaret, et du manoir de Coat-Tugdual, près de Goarec, en Cornouaille, où fui passé tout un hiver.

Je me suis efforcé de reproduire fidèlement les chants, les récits et les conversations du soir de nos laboureurs et artisans trécorois et cornouaillais, et si j’y interviens parfois, sous le nom de Francès, je reste, autant que possible, dans le cadre et le ton de la situation.

Je ne veux pas essayer de faire ici une dissertation savante sur l’importance des traditions orales du peuple pour l’étude des origines de notre civilisation. Je n’en dirai qu’un mot seulement.

Les contes surtout, — contes de fées ou mythologiques et récits anciens de tout genre ordinairement désignés sous le titre général et assez dédaigneux de contes de bonnes femmes, — constituent aujourd’hui, au même titre que la philologie, une branche d’études, une science nouvelle qui nous fournit un des meilleurs moyens d’investigation que nous possédions pour remonter le cours des âges et établir la filiation et les affinités des peuples et des races. Nous croyons y trouver encore des renseignements précieux sur les mœurs, les croyances et la religion de nos premiers ancêtres.

Longtemps abandonnés uniquement à l’amusement des enfants, ce n’est qu’au commencement de ce siècle, que la science a daigné s’en occuper d’une manière sérieuse, dans la publication, en 1813, des contes du foyer et de la famille, des frères Guillaume et Jacob Grimm.

Depuis cette révélation, — car c’en était une véritable, — la curiosité pour les contes populaires est allée croissant constamment et, aujourd’hui, les recueils de contes et autres traditions orales du peuple nous arrivent de tous les côtés, avec des rapprochements et des commentaires fort savants, en général.

La France, il faut bien le reconnaître, est encore en retard sur ce point. Et pourtant, nos campagnes, en Basse-Bretagne surtout, sont très-riches en chansons, en contes merveilleux et en récits de tout genre. Il n’est pas trop tard encore pour les recueillir pieusement et les sauver du naufrage qui les attend infailliblement ; mais il faut se hâter et ne pas perdre de temps.

Je n’insisterai pas davantage sur ce sujet, et je me borne à émettre le vœu qu’on s’occupe, dans nos moindres villages, — car c’est là surtout que revivent encore les vieilles traditions du passé le plus reculé, — de recueillir toute cette littérature orale du peuple, où se trouvent enfouies et disséminées les plus anciennes archives de l’humanité.

Un mot, à présent, sur les histoires de revenants et d’apparitions plus ou moins surnaturelles que contient ce petit livre.

Sur la question de la croyance aux revenants et autres phénomènes du même ordre, je crois que les dissentiments proviennent ordinairement de ce que la question est mal posée. J’ai beaucoup réfléchi sur cette matière. La croyance au surnaturel, fort répandue dans nos campagnes, et la parfaite sincérité et la conviction entière avec lesquelles nos paysans parlent toujours de leurs visions, m’ont toujours vivement frappé, et voici, en peu de mots, le résultat auquel je suis arrivé, à force d’y penser.

Il arrive souvent qu’une impression, un souvenir depuis longtemps effacés, ou plutôt assoupis, se réveillent soudain dans notre mémoire, avec une netteté et une lucidité qui nous étonnent. C’est tantôt, par exemple, un air d’opéra ou de chanson populaire, entendu dans certaines circonstances et presqu’aussitôt oublié ; tantôt un vers ou tout un passage d’un auteur classique appris sur les bancs de l’école ; d’autres fois, une date, un fait historique perdu de vue depuis de longues années, ou un paysage qu’on n’a fait qu’entrevoir, en passant, ou encore une figure, une physionomie, une parole qui nous a frappés, en son temps. Et ces impressions à distance, ces échos lointains sont ordinairement d’une précision et d’une netteté parfaites.

C’est là un fait physiologique que tout le monde a éprouvé, plus ou moins, et que l’on peut comparer à ces palimpsestes, à ces vieux parchemins où, à l’aide de réactifs chimiques, on parvient à forcer un texte ancien à se révéler et à reparaître au jour, malgré plusieurs couches successives d’autres écritures plus modernes. Je crois que les revenants, les visions et les bruits mystérieux se produisent d’une manière analogue, et ne sont que le réveil dans nos sens d’impressions déjà reçues antérieurement et que certaines circonstances, certaines dispositions physiologiques, propres à des natures ou à des situation spéciales, raniment et ressuscitent, en quelque sorte. C’est un fait purement pathologique. Ainsi s’explique comment une personne peut voir et entendre là où une autre ne voit ni entend, tout en ayant les sens de la vue et de l’ouïe aussi développés et aussi délicats l’une que l’autre. Et c’est pourquoi les personnes qui affirment avoir eu des visions surnaturelles, étant éveillées, sont presque toujours de bonne foi et ont vu ou entendu, grâce à des dispositions organiques spéciales et à ce sourcil visionnaire dont parle quelque part l’auteur de la Divine comédie. Ne nous pressons donc pas de nous moquer de la aux revenants et de ceux qui affirment voir ou entendre, là où rien n’affecte notre ouïe ou notre vue. Rappelons-nous la parole de Napoléon Ier, — qui lui-même croyait aux revenants, — montrant du doigt un point dans le ciel à un de ses généraux ou de ses ministres :

— Voyez-vous cette étoile ?
— Non.
— Eh bien, moi, je la vois !
C’est notre propre histoire à tous.

Mutato nomine, de te fabula narratur.


Je crois donc aux revenants, bien que je n’en aie jamais vu, mais seulement comme des illusions des sens et le résultat de certains états physiologiques et morbides. En un mot : le voyant, comme l’halluciné, est un malade.

Mon intention n’a pas été de faire un livre purement scientifique, mais amusant aussi, comme l’exigeait le genre de publication de ces Veillées bretonnes, qui ont été données d’abord au public sous la forme de feuilletons, dans un petit journal de province, l’Avenir de Morlaix. J’ai essayé de mettre en pratique le précepte d’Horace : — Utile dulci.

Morlaix, le 24 avril 1879.



VEILLÉES BRETONNES





PREMIÈRE VEILLÉE


… Dis-moi pourquoi tes ossements bénits, enclos dans le cercueil, ont brisé leurs ligatures… pourquoi le sépulcre où nous t’avions enseveli en paix a soulevé ses marbres et ouvert sa gueule immense, pour te rejeter parmi nous ?
Hamlet.

I

Aimez-vous les contes fantastiques, les histoires de revenants et d’apparitions surnaturelles ? — Oui, sans doute. Vous n’y croyez peut-être pas beaucoup, mais je suis sûr qu’ils ne vous déplaisent pas, et que, comme les enfants, vous aimez à entendre, l’hiver, au coin de votre feu, des récits qui vous fassent peur, bien peur, sauf à en rire après. Peut-être aussi êtes-vous indécis, que vous n’osez vous prononcer franchement ni pour ni contre. — « Il y a des choses bien avérées, vous dites-vous, incontestables, mais si extraordinaires, si incompréhensibles, si en dehors des lois ordinaires de la nature… qu’on ne sait vraiment qu’en penser… On en raconte parfois de si bêtes et de si absurdes, qu’on ne peut que hausser les épaules et en rire de pitié. »

Si vous êtes de ceux qui parlent ainsi, vous aimez encore qu’on vous donne des raisons, des faits, des preuves, — pour ou contre, — pour vous aider à fixer votre opinion et à sortir de cette perplexité inquiétante.

Et si vous n’y croyez pas du tout, eh bien ! vous écoutez encore volontiers, j’en ai la conviction, les récits fantastiques et mystérieux, quand ce ne serait que pour les retourner contre les croyants et leur en démontrer l’absurdité, selon vous.

Pourquoi donc l’ignorant, comme le savant, l’homme des champs, le paysan, comme l’homme des villes, aiment-ils également ces récits merveilleux et surnaturels, ces contes de bonnes femmes, en un mot ? Cette soif instinctive de choses mystérieuses, cette appétence inassouvie vers la compréhension de ces mêmes mystères, n’est-ce pas une preuve éclatante, irréfragable, d’une existence postumulaire, dont nous voudrions pénétrer les secrets, qui nous presse, qui nous entoure de toutes parts, et dont quelques organisations particulières et privilégiées ont comme des visions anticipées et passagères ?

Mais ces choses-là ne se raisonnent guère ; ce serait leur ôter toute leur poésie et tout leur attrait ; il faut les accepter telles quelles, et ne pas les rejeter uniquement parce qu’on ne les comprend pas ; et si vous n’y croyez pas, absolument, ne trouvez pas mauvais au moins que d’autres ne partagent pas sur ce point votre manière de voir.

Je crois donc que je puis vous parler d’apparitions et de revenants, sans trop vous déplaire ni vous ennuyer. Vous pourrez dire : — « Ça n’a pas le sens commun ; eh bien ! n’importe, on écoute avec plaisir ces contes de vieilles sorcières et de bonnes femmes ; il y a là-dedans quelque chose, je ne sais quoi, qui vous intéresse, vous retient sous une sorte de charme, et l’on sent parfois de secrets frissons de terreur qui vous parcourent tout le corps. »

Parlons donc un peu d’apparitions et de revenants ; et pour cela, restons en Breiz-Izel, notre chère Basse-Bretagne, sur cette vieille terre d’Armorique, poétique et superstitieuse, où les hommes sont restés plus primitifs, plus religieux et plus croyants qu’en aucun autre lieu de France, peut-être ; où l’on porte toujours le costume que l’on portait du temps de César, ou peu s’en faut ; où l’on parle toujours la langue des anciens Celtes, et chante de belles poésies populaires, tragiques ou sentimentales, et aussi un peu barbares, ce qui a sa nouveauté et son charme, dans nos temps de civilisation extrême, où la monotonie et l’afféterie dominent partout.

II

Nous sommes dans un vieux manoir perdu au fond des bois et des landes de la Cornouaille armoricaine, le manoir de Coat-Tugdual. Après souper, l’on a dit les prières en commun, à haute voix, puis l’on a lu, en breton, la vie du saint du jour. — La veillée commence. Les hommes qui, toute la journée, ont travaillé aux champs, exposés à l’inclémence de la saison et aux rigueurs du froid, se réunissent en cercle autour d’un bon feu qui pétille et flambe joyeusement dans l’énorme cheminée armoriée. On parle de chevaux, de bœufs, de labour, des travaux de la saison. — Les femmes sont à leurs rouets et filent, en chantant des soniou amoureux et des gwerziou tragiques et guerriers. Les enfants circulent partout, grimpent sur les genoux, et, ennuyés de voir la conversation se prolonger si grave et si sérieuse, ils demandent des contes et des histoires ; des contes de géants, de nains, de lutins, de sorcières, d’apparitions nocturnes et de revenants ; des contes qui leur fassent bien peur, bien peur ! — Il fait bien froid dehors ; — on est au mois de novembre, le mois noir (miz duff) ; le vent s’emporte contre le vieux manoir et tourmente les girouettes rouillées, qui grincent et piaulent au sommet des tourelles ; de temps en temps, des hiboux et des frésaies viennent se poser sur les cheminées et le toit, et font entendre leurs miaulements lugubres. — Ah ! qu’il fait bon entendre conter des histoires de revenants, près du feu !

Le vieux Gorvel a pris place sur l’escabeau du conteur. Il a donné un premier assaut à l’écuellée de cidre doré à laquelle il a l’habitude de demander son inspiration et sa verve : — il va conter : — écoutons-le.


« À l’époque du grand jubilé, — je ne sais pas bien l’année, mais il doit y avoir de cela au moins quarante ans, — il y avait une telle affluence de monde dans les églises, que, depuis le point du jour jusqu’à la nuit close, tous les confessionnaux étaient assiégés. On avait toutes les peines du monde à y arriver. On avait cependant installé contre tous les piliers de l’église de Plouaret des confessionnaux supplémentaires, faits avec des draps blancs soutenus par des anneaux mouvants sur des tringles de fer en demi-cercle, derrière lesquels on se retirait avec les confesseurs.

— J’étais alors domestique à Kériavily. Ewenn Pasquiou, que vous connaissez tous, y était aussi en même temps que moi. Depuis deux jours, nous passions tout notre temps à l’église de Plouaret, attendant notre tour, et nous n’avions encore pu arriver jusqu’au confessionnal. Nous en étions très-contrariés. Pasquiou s’avisa, le deuxième jour, de passer la nuit dans l’église, dans le confessionnal même, disant, avec raison, que nul autre n’arriverait le lendemain matin avant lui, et qu’ainsi il passerait le premier. Moi, je m’en retournai coucher à Kériavily, pour revenir le lendemain.

Quand la nuit fut venue et que le prêtre eut quitté son confessionnal, Pasquiou s’y glissa, sans être vu, et se cacha de son mieux. Tout le monde se retira. Le sacristain fit le tour de l’église, selon son habitude, ne le vit point, et ferma les portes. — C’est bien ! se dit Pasquiou, maintenant je suis sûr de mon affaire ; demain matin, je serai le premier confessé et ce sera fini, car c’est bien ennuyeux de venir ici, tous les jours, de Kériavily, qui est loin, et de venir inutilement surtout.

Il s’endormit… puis, vers minuit, il se réveilla en sursaut, en entendant ouvrir bruyamment le vasistas par où le prêtre communique avec le pénitent.

— Monsieur le curé, pensa-t-il, commence sa journée de bien bonne heure ! Tant mieux ; je pourrai entendre une messe avant de m’en retourner, et arriver à la maison assez tôt pour commencer ma journée avec les autres.

Il récita son Confiteor, se confessa, ne remarqua rien d’extraordinaire et reçut l’absolution. Il se disposait à sortir, lorsque le prêtre lui demanda s’il savait servir la messe.

— Pas très-bien, je le crains, — répondit-il ; — cependant, avec l’aide d’un livre, je pense que je pourrai m’en tirer assez convenablement ; j’ai été enfant de chœur, dans ma jeunesse.

— C’est bien, dit le prêtre. Je vais dire ma messe, vous la servirez, et quand le moment sera arrivé de communier, vous vous présenterez à la sainte table.

Ils sortirent du confessionnal. Le prêtre entra à la sacristie, pour s’habiller, et Pasquiou alla l’attendre à genoux sur les marches de l’autel. Les cierges s’allumèrent, l’église se remplit de monde, mais le silence le plus absolu y régnait. — Le prêtre revint, portant le calice et revêtu de la chasuble et de l’étole. Il monta à l’autel et la messe commença. Pasquiou prit un livre et répondit sans encombre. Tout allait bien. Le prêtre consacra l’hostie et donna à communier au pénitent. Alors seulement, celui-ci s’aperçut que l’officiant n’avait ni chair ni peau sur ses mains, que ses orbites étaient vides, ses dents déchaussées dans leurs alvéoles, — en un mot, qu’il avait affaire à un mort ! Il n’eut pas trop de frayeur cependant et continua de servir la messe. Quand tout fut terminé, et que l’Ite missa est eut été prononcé, le prêtre vint à Pasquiou et lui dit : — « Vous m’avez rendu le plus grand service qu’il fût au pouvoir d’un homme de me rendre. Depuis cent ans, je viens ici toutes les nuits pour célébrer la sainte messe, sans jamais trouver personne pour me la servir, et j’aurais continué ainsi éternellement, jusqu’à ce que j’eusse trouvé un chrétien, un vivant, pour me servir la messe et communier de ma main ! Dès ce moment, je rentre en grâce près de Dieu, moi et tous ceux qui ont assisté à cette messe, et ils sont nombreux. Soyez béni, et puissions-nous nous revoir un jour, au paradis ! — »

Ayant ainsi parlé, il rentra à la sacristie. Les assistants qui remplissaient l’église disparurent aussi, les cierges s’éteignirent, et Pasquiou resta seul au pied de l’autel, confondu, étourdi et ne pouvant penser à rien. Il regagna machinalement le confessionnal, s’assit sur les marches, et, peu à peu, il sortit de cet engourdissement moral et physique et se mit à songer combien ce qui venait de lui arriver était étrange et surnaturel. — Il n’en fut cependant pas trop effrayé, pour le moment, et la pensée qu’il avait délivré tant de pauvres âmes en peine le consola, le rassura, et lui donna assez de force et de courage pour attendre le jour.

Quand le sacristain vint sonner l’Angélus et ouvrir les portes de l’église, le lendemain matin, il fut bien surpris d’y trouver un homme. Il crut d’abord que c’était un voleur ; mais Pasquiou se fit reconnaître et lui expliqua dans quelle intention il avait voulu passer la nuit dans l’église.

Quand j’arrivai au bourg, vers huit heures du matin, il vint à moi, pâle, triste, l’air un peu égaré, et me raconta ce qui lui était arrivé. Je lui conseillai d’aller immédiatement trouver le curé, de l’informer de tout et de lui demander conseil ; ce qu’il fit, sur-le-champ. — Le curé le rassura, lui dit qu’il s’était conduit comme il devait le faire, et que tout cela était arrivé par la volonté de Dieu et ne lui présageait ni des malheurs, ni sa mort prochaine, comme il le craignait.

Pasquiou recouvra bientôt le calme et sa tranquillité d’esprit ordinaire ; cependant, il en devint plus triste et plus sérieux, et, aujourd’hui encore, il n’aime pas à raconter cette aventure, dont il évite de parler. Il craint toujours que quelque incrédule ou étourdi se moque de ces choses, dont on ne doit parler que gravement et avec respect. »


— J’ai souvent entendu parler, dit Ewenn, de semblables messes dites par un prêtre mort, devant des assistants également morts.

— Pourquoi ce prêtre venait-il ainsi dire sa messe ou essayer de la dire, après sa mort ? demanda le petit pâtre Ar Gwénédour.

— Sans doute, parce qu’il avait été un mauvais prêtre, durant sa vie, et avait dit plus d’une messe en état de péché mortel, répondit Marianna.

— Pareille chose arriva, dit Jolory, à Marc Loho ; mais lui, qui n’avait pas eu peur pendant qu’il servait la messe, en tomba ensuite malade, et mourut quinze jours après.

— Cela arriva aussi à Godik Riou, dit Katel : voulez-vous que je vous conte son histoire ?

— Une autre fois, — dit Ewenn ; j’aime mieux entendre un conte, à présent. Voyons, Ann Drane, contez-nous un conte merveilleux, un de vos plus beaux, pas trop long, mais suffisant pour nous conduire jusqu’à neuf heures ou neuf heures et demie. Apportez une bonne écuellée de cidre au Drane, Marianna.

Marianna apporta une écuellée de cidre à pleins bords, Ann Drane lui donna un premier assaut, s’installa sur l’escabeau du conteur, au coin de l’âtre, puis il commença ainsi.

Je vais vous conter l’histoire de la Princesse Blondine, où vous verrez des aventures bien extraordinaires.


________

LA PRINCESSE BLONDINE[1]



Écoutez, et vous entendrez ;
Croyez, si vous voulez,
Ne croyez pas, si vous ne voulez pas ;
Mieux vaut croire que d’aller voir[2].


Il y avait une fois, dans les temps anciens, un seigneur riche qui avait trois fils.

L’aîné s’appelait Cado, le second, Méliau, et le plus jeune, Yvod.

Un jour qu’ils étaient tous les trois ensemble à la chasse, au bois, ils rencontrèrent une petite vieille femme, qui leur était inconnue, et qui portait sur la tête une cruche d’eau qu’elle avait été puiser à la fontaine.

— Seriez-vous capables, les gars, — demanda Cado à ses frères, — de briser, d’un coup de flèche, la cruche de cette petite vieille, sans toucher à celle-ci ?

— Nous ne voulons pas l’essayer, répondirent Méliau et Yvon, de peur de faire du mal à la bonne femme.

— Eh ! bien, moi je le ferai.

Et il banda son arc et visa. La flèche partit et brisa la cruche. L’eau mouilla la petite vieille, qui se fâcha et dit à l’adroit tireur :

— Tu as manqué, Cado, et je te revaudrai cela. À partir de ce moment même, tu trembleras de tous tes membres, comme un tremble agité par le vent du nord, et cela, jusqu’à ce que tu aies trouvé la princesse Blondine.

Et en effet, Cado fut, à l’instant, pris d’un tremblement général.

Les trois frères revinrent à la maison et racontèrent à leur père ce qui leur était arrivé.

— Hélas ! mon pauvre fils, tu as failli, — dit le vieux seigneur à son fils aîné. Il te faudra, à présent, voyager jusqu’à ce que tu aies trouvé la princesse Blondine, comme te l’a dit la fée, car c’était une fée que cette petite vieille. Il n’y a qu’elle au monde qui puisse te guérir. Je ne sais quel pays elle habite, mais je vais te donner une lettre pour mon frère l’ermite, qui vit au milieu d’une forêt, à plus de vingt lieues d’ici, et peut-être pourra-t-il te fournir quelque utile renseignement.

Cado prit la lettre, et se mit en route.

Il marcha et marcha et, à force de mettre un pied devant l’autre, il arriva à l’ermitage de son oncle l’ermite. Le vieillard était en prière, agenouillé sur le seuil de sa cabane, construite à l’angle de deux rochers, les mains et les yeux levés vers le ciel et comme ravi en extase. Cado attendit qu’il eût fini, puis il s’avança vers lui, et dit : — Bonjour, mon oncle l’ermite.

— Tu m’appelles ton oncle, mon enfant ?

— Lisez cette lettre, et vous verrez qui je suis, et connaîtrez le motif de ma visite.

L’ermite prit la lettre, la lut, puis il dit :

— C’est vrai, tu es bien mon neveu. Mais hélas ! mon pauvre enfant, tu es loin d’être au terme de ton voyage et de tes peines. Je vais consulter mes livres, pour voir ce que je puis faire pour toi. En attendant, comme tu dois avoir faim, grignotte cette croûte de pain, qui est ma seule nourriture depuis vingt ans. Quand j’ai faim, je la grignotte un peu, et pourtant, elle ne diminue pas.

Et Cado se mit à grignotter la vieille croûte de pain, qui était dure comme la pierre, pendant que l’ermite consultait ses livres. Mais il eut beau les feuilleter, toute la nuit, il n’y trouva rien concernant la princesse Blondine. Le lendemain matin, il dit à son neveu :

— Voici, mon enfant, une lettre pour un frère ermite que j’ai dans une autre forêt, à vingt lieues d’ici. Celui-là commande à tous les oiseaux, et peut-être pourra-t-il te donner quelque bonne indication, car pour moi, ma science ni mes livres ne me disent rien de la princesse Blondine. Voici encore une boule d’ivoire qui roulera d’elle-même devant toi ; tu n’auras qu’à la suivre, et elle te conduira jusqu’au seuil de l’ermitage de mon frère.

Cado prit la lettre et la boule d’ivoire. Il posa celle-ci à terre, et elle roula d’elle-même devant lui. Il la suivit. Au coucher du soleil, il était à la porte de la cabane de branches et de feuillage du second ermite.

— Bonjour, mon oncle, lui dit-il.

— Ton oncle ? répondit le vieillard.

— Oui ; lisez cette lettre, et vous saurez qui je suis, et pourquoi je viens vers vous.

L’ermite prit la lettre, la lut, puis il dit :

— Oui, c’est vrai, tu es bien mon neveu. Et tu cherches la princesse Blondine, mon enfant ?

— Oui, mon oncle : voyez dans quel état je suis ! Et mon père m’a dit que la princesse Blondine seule peut me guérir. Mais, ni mon père, ni mon autre oncle l’ermite n’ont pu me dire où je pourrai la trouver.

— Ni moi non plus, mon pauvre enfant, je ne puis te le dire. Mais, Dieu m’a établi maître sur tous les oiseaux : je vais souffler dans un sifflet d’argent que j’ai ici, et aussitôt tu les verras arriver de tous les côtés, grands et petits, et peut-être quelqu’un d’entre eux pourra-t-il nous donner des nouvelles de la princesse Blondine.

Le vieillard siffla dans son sifflet d’argent, et aussitôt des nuages d’oiseaux, de toute dimension et de toute couleur, s’abattirent sur la forêt, en poussant toutes sortes de cris. L’air en était obscurci. L’ermite les appela tous par leurs noms, l’un après l’autre, et leur demanda s’ils n’avaient pas vu, dans leurs voyages, la princesse Blondine ? Aucun d’eux ne l’avait jamais vue, ni n’en avait même entendu parler.

Tous les oiseaux avaient répondu à l’appel, à mesure qu’on les nommait, excepté l’aigle.

— Où donc est resté l’aigle ? dit l’ermite. Et il souffla plus fort dans son sifflet. L’aigle arriva, alors, de mauvaise humeur, et dit :

— Pourquoi me faites-vous venir ici, pour mourir de faim, lorsque j’étais si bien là où je me trouvais ?

— Où donc étais-tu ?

— J’étais au château de la princesse Blondine, où je ne manquais de rien, car on est là en fêtes et en festins, tous les jours.

— C’est à merveille, et tu es libre d’y retourner, mais à la condition d’y porter sur ton dos mon neveu que voici.

— Je le veux bien, si l’on me donne à manger à discrétion ?

— Rassure-toi, à ce sujet ; on te fournira de la nourriture à souhait, glouton que tu es.

L’ermite alla, alors, trouver un seigneur, qui habitait dans un château voisin, et le pria de lui tuer un bœuf, un de ses meilleurs, et de le faire apporter dans sa cabane, dépecé par morceaux. Le seigneur s’empressa de donner des ordres pour contenter l’ermite, et le bœuf, dépecé par morceaux, fut porté à la cabane du solitaire. On chargea la viande sur le dos de l’aigle, Cado s’assit dessus, et les voilà partis par-dessus le bois, flip, flip, flip !

Tout en fendant l’air, l’oiseau donnait ses instructions à Cado : — il lui disait : — Quand nous arriverons près du château, qui est dans une île, au milieu de la mer, tu verras d’abord sur le rivage une fontaine. Au-dessus de cette fontaine, est un bel arbre dont les branches la recouvrent. À l’heure de midi, la princesse vient, tous les jours, avec sa femme de chambre, se reposer à l’ombre de l’arbre, et peigner ses cheveux blonds, en se mirant dans l’eau de la fontaine. Tu t’avanceras vers elle, sans crainte. Dès qu’elle te verra, elle te reconnaîtra et te fera bon accueil. Elle te donnera un pot d’onguent dont tu te frotteras et qui te guérira promptement, et tu lui proposeras de l’enlever et de l’épouser, pour prix du service qu’elle t’aura rendu. Elle acceptera. Tu m’appelleras, alors, vous monterez sur mon dos, et nous partirons aussitôt. Le père de cette princesse, qui est magicien, se mettra bientôt à notre poursuite : mais il sera trop tard.

L’aigle, épuisé par la longueur du voyage, demandait souvent à manger : — Donne-moi à manger, car je suis fatigué. — Et Cado lui donnait de la viande de bœuf, et ils allaient encore. Ils planèrent longtemps au-dessus de la mer, ne voyant que le ciel et l’eau. Enfin, ils arrivèrent aussi à l’île. L’aigle s’abattit sur un rocher du rivage. Cado descendit alors et, ayant fait quelques pas, il aperçut un bel arbre dont les branches s’étendaient au-dessus d’une fontaine. Il n’y avait personne sous l’arbre, mais, il n’était pas midi encore. Il se cacha derrière un buisson, et vit bientôt arriver une princesse belle comme le jour, et qui avait de longs cheveux blonds, qui lui descendaient jusqu’aux talons, comme un manteau. Elle était accompagnée d’une suivante, qui était aussi d’une grande beauté. Elles se dirigèrent toutes les deux vers l’arbre, et la princesse se mit à peigner ses beaux cheveux, en se mirant dans l’eau de la fontaine. Cado sortit alors de derrière son buisson : il s’avança jusqu’au bord de la fontaine, et la princesse y ayant aperçu son ombre, se détourna vers lui et s’écria : — Ah ! pauvre Cado, c’est donc toi ? Dans quel état t’a mis la vilaine fée ! Mais prends courage, mon pauvre ami, moi je te rendrai la santé, malgré elle.

Aussitôt la princesse et sa suivante se mirent à cueillir des herbes et des fleurs autour de la fontaine, puis elles en composèrent un onguent qu’elles donnèrent à Cado, en lui disant : — Frotte-toi tous les membres avec cet onguent, et au bout de vingt-quatre heures, tu seras guéri ; puis, nous verrons ce qu’il y aura à faire.

— Ah ! si vous me guérissez de ce mal affreux, je vous prouverai ma reconnaissance, en vous emmenant d’ici, si vous consentez à me suivre, et en vous épousant.

— Je ne demande pas mieux, car je voudrais bien quitter cette île, d’où je ne suis jamais sortie, et voir du pays.

Cado prit l’onguent, s’en frotta tout le corps, à plusieurs reprises, et au bout de vingt-quatre heures il était complètement guéri ; ses membres ne tremblaient plus.

La princesse lui dit, alors : — Demain, nous partirons, à midi précis, pendant que mon père dormira ; tous les jours, il fait un somme, à midi. Nous monterons tous les trois sur l’aigle, car ma suivante viendra aussi avec nous. Quand mon père se réveillera, il s’apercevra aussitôt de ma fuite. Il ira, alors, à son écurie, montera sur son dromadaire, qui est plus rapide que le vent, et se mettra à notre poursuite. Mais, nous aurons sur lui une forte avance, et il ne pourra pas nous atteindre. Reste là, sous l’arbre, jusqu’à demain. Nous deux nous allons rentrer au château, pour passer la nuit. Nous ferons aussi tuer et dépecer un bœuf, pour donner à manger à l’aigle.

La princesse et sa suivante rentrèrent donc au château, et Cado passa la nuit sous l’arbre, au bord de la fontaine.

Le lendemain, à midi précis, les deux femmes vinrent le rejoindre. Il appela son aigle, qui arriva aussitôt. On commença par placer sur son dos le bœuf dépecé, puis ils montèrent tous les trois dessus, et l’oiseau s’éleva alors en l’air, assez péniblement, il est vrai, car il était trop chargé.

Quand le vieux magicien se réveilla, il appela sa fille, comme il en avait l’habitude. Mais, il eut beau l’appeler, sa fille ne lui répondit pas. Il se leva alors, en colère ; il alla consulter ses livres, et y vit que la princesse et sa suivante avaient quitté le château, avec un aventurier. Il courut à son écurie, monta sur son dromadaire, qui faisait sept lieues à l’heure, et se mit à leur poursuite.

Cependant l’aigle, trop chargé, commençait à se fatiguer, et il n’allait plus aussi vite. La princesse était inquiète, et elle détournait souvent la tête, pour voir si son père approchait. Elle le vit venir, furieux, et, comme l’aigle passait en ce moment par-dessus un fleuve, elle dit : — Je vais jeter un peu de mon onguent dans le fleuve, et aussitôt l’eau s’enflera et débordera, comme la mer, et mon père ne pourra aller plus loin.

Elle jeta un peu de son onguent dans le fleuve, et aussitôt l’eau se gonfla, comme du lait sur le feu, elle déborda au loin, et voilà le vieux magicien arrêté et ne pouvant aller plus loin. Il écumait de rage. Mais que faire ? il se mit à boire de l’eau, dans l’espoir de dessécher le lit de la rivière. Il en but tant et tant, qu’il en creva.

Cependant, l’aigle avait épuisé toute la provision de viande et il faiblissait et menaçait de jeter à bas Cado et ses deux compagnes.

— Donne-moi à manger ! criait-il à Cado.

— Il n’y a plus rien, ma pauvre bête, lui répondait celui-ci, mais, prends courage, nous approchons.

— Donne-moi à manger, ou je vous laisse tomber.

Et Cado coupa une de ses fesses, et la donna à l’aigle.

— C’est bon, dit-il, mais c’est bien peu de chose. Et un instant après, il disait encore :

— Donne-moi à manger, je n’en puis plus.

— Je n’ai plus rien, ma pauvre bête : du courage ! encore quelques coups d’ailes et nous sommes rendus.

— Donne-moi à manger, te dis-je, ou je vous laisse tomber.

Et Cado coupa son autre fesse, et la donna à l’aigle. Puis, il coupa, l’un après l’autre, ses deux mollets, et les lui donna également.

Enfin, ils arrivèrent aussi à la cabane de l’ermite. Il était grand temps ! car le pauvre aigle n’en pouvait plus, et Cado lui-même était si faible, si faible, qu’il paraissait sur le point de mourir. Mais, dès qu’ils touchèrent la terre, la princesse le frictionna avec des herbes qu’elle cueillit dans le bois, et aussitôt ses fesses, ses mollets et ses forces lui revinrent.

Ils passèrent tous les trois la nuit dans la cabane de l’ermite, partagèrent son frugal repas, couchèrent sur un lit de mousse et de feuilles sèches, ramassées dans le bois, et le lendemain matin, ils se mirent en route, après avoir fait leurs adieux au vieux solitaire. Celui-ci leur dit qu’il espérait les revoir un jour, dans le paradis, et donna à Cado une lettre pour son père. Ils arrivèrent ensuite à la cabane de l’autre ermite, passèrent aussi la nuit dans sa cabane, et le lendemain matin, au moment du départ, le vieillard remit également une lettre à Cado.

Cependant Cado approchait du château de son père, avec ses deux jeunes compagnes. Comme ils passaient par un bois, la princesse lui dit, en lui présentant une bague qu’elle avait au doigt : — Voici une bague avec un diamant, que vous porterez à votre doigt, et ne donnerez jamais à personne, autrement, vous perdriez le souvenir de moi, comme si vous ne m’aviez jamais connue. Je vais bâtir un château en cet endroit, et j’y resterai avec ma suivante, jusqu’à ce que soit arrivé le moment où nous devons nous marier. Alors, vous viendrez me chercher ici, avec votre père.

Cado prit la bague, la mit à son doigt, et promit de ne la donner jamais à personne. Puis, ne pouvant décider la princesse à l’accompagner, malgré toutes ses instances, il se dirigea, seul, vers le château de son père. Quand il arriva, tout le monde fut heureux de le voir revenir complètement guéri.

— Et la princesse Blondine, lui demanda son père, tu ne l’as donc pas emmenée ?

— Elle est restée dans un bois, à quelque distance d’ici, et elle dit qu’elle ne viendra à votre château que lorsque vous irez vous-même la chercher avec moi, dans un beau carrosse.

Aussitôt le vieux seigneur donna l’ordre d’atteler ses deux meilleurs chevaux à son plus beau carrosse, pour aller chercher la princesse Blondine.

Cependant, la sœur de Cado lui dit : — Allons un peu nous promener dans le jardin, mon frère, pour voir les belles choses qu’on y a faites depuis votre départ. Quand le carrosse sera attelé, on nous appellera.

Cado alla voir le jardin, avec sa sœur. Comme il cueillait une fleur, elle remarqua son diamant à son doigt, désira aussitôt le posséder, et conçut le projet de l’enlever à son frère, sans qu’il s’en aperçût. Elle l’entraîna près d’une fontaine, et ils s’assirent tous deux sur le gazon, parmi les herbes et les fleurs. Cado était fatigué, et il appuya sa tête sur les genoux de sa sœur, et ne tarda pas à s’endormir. La jeune fille profita de son assoupissement pour lui enlever sa bague et la passer à son propre doigt.

Un moment après, le vieux seigneur vint avertir Cado que le carrosse était prêt.

— Hein ? dit Cado, en se frottant les yeux.

— Partons, sans perdre de temps.

— Partir… partir où ?

— Mais tu sais bien où ; pour aller chercher la princesse Blondine ?

— La princesse Blondine ?… qu’est-ce que c’est que la princesse Blondine ?

— Est-ce que tu dors ? Secoue-toi et partons vite, car la princesse pourrait s’impatienter à nous attendre.

— Mais, quelle princesse, mon père ?

— Allons, ne fais pas ainsi l’ignorant, et allons vite chercher la princesse Blondine.

— Je ne sais pas de qui vous voulez parler, mon père ; je ne connais pas la princesse Blondine.

Et comme il paraissait parler sérieusement et avec sincérité, le vieux seigneur s’écria avec douleur : — Hélas ! mon pauvre fils a perdu l’esprit ! il a eu tant à souffrir, dans son voyage ! Ah ! je suis bien malheureux !

Et on détela le carrosse.

Cependant, Cado ne donnait aucun signe de folie et paraissait jouir de toute la plénitude et la liberté de son intelligence : ce n’est que lorsqu’on lui parlait de son voyage et de la princesse Blondine qu’il ne comprenait rien ; et pourtant, il en avait un souvenir vague et confus, comme d’un rêve que l’on cherche à se rappeler, et qui reste toujours enveloppé de nuages et de brouillards.

Les trois frères allaient chasser au bois, comme devant, et Cado était toujours le plus habile tireur et abattait à lui seul autant de gibier que les deux autres ensemble. Un jour, ils pénétrèrent plus avant dans les bois que de coutume, et ils se trouvèrent devant le château que la princesse Blondine s’y était bâti, par son art magique, car elle était aussi magicienne. Grand fut leur étonnement de voir un si beau château, et ils restèrent longtemps à le contempler, en silence.

— Quel beau château ! se disaient-ils. Mais, comment se trouve-t-il là ? Nous avons passé par ici, maintes fois, et nous n’avions rien vu de pareil, jusqu’aujourd’hui. Et qui peut habiter là dedans ? quelque magicien, peut-être ?

Enfin, après avoir longtemps admiré le château merveilleux, ils se résolurent à chercher à y pénétrer, sous prétexte de demander du lait ou du cidre à boire, ou de demander leur chemin, comme des gens égarés. Ils frappèrent à la porte, et elle s’ouvrit aussitôt. La princesse vint elle-même les recevoir, dans la cour, et elle les pria d’entrer dans son palais, dont elle leur fit les honneurs, avec beaucoup d’amabilité. Cado ne la reconnaissait pas ; elle le reconnut, dès qu’elle le vit, mais ne le laissa pas voir. Les trois frères étaient charmés de la beauté et de l’amabilité de la châtelaine. Celle-ci les invita à souper avec elle et à passer la nuit dans son château, et ils se gardèrent de refuser. Le repas fut plein de gaieté, car les trois chasseurs trouvèrent le vin de leur hôtesse excellent. Méliau avait constamment les yeux sur la princesse, et il dit tout bas à Cado, qui était auprès de lui :

— Je suis amoureux de notre hôtesse.

— Fais lui un brin de cour, pour voir, répondit Cado.

Après le repas, Méliau fit part à la princesse de ses sentiments pour elle, et elle l’écouta sans déplaisir, et si bien même, qu’elle lui dit : — Je vous ferai coucher dans une chambre à côté de la mienne, et, quand vos frères dormiront, vous viendrez tout doucement me rejoindre.

Méliau était au comble du bonheur. À minuit, quand chacun dormait dans son lit, lui, qui ne dormait pas, se leva et alla tout doucement frapper à la porte de la princesse. Celle-ci lui ouvrit, et le reçut avec toutes les amabilités possibles. Elle lui donna une chemise fraîche, qu’elle le pria de mettre, avant de se coucher. Méliau s’empressa de changer de chemise ; mais, comme il passait celle que la princesse lui avait donnée, il la sentit qui devenait dure et froide, comme de la glace, et toute la nuit, il resta ainsi, les bras tendus et la chemise à moitié vêtue, sans pouvoir ni la mettre tout à fait ni l’ôter. Il avait beau supplier la princesse de venir le délivrer, celle-ci ne répondait pas et le laissait crier. Il resta ainsi toute la nuit. Quand le soleil se leva, sa chemise s’assouplit ; il put alors s’en débarrasser, et aussitôt il s’enfuit, et se rendit auprès de ses frères.

— Eh ! bien, es-tu content de ta nuit ? lui demanda Cado.

Il leur conta son aventure, de point en point. Et les deux autres de rire, je vous prie de le croire.

Les trois frères se dirent alors : nous sommes chez une magicienne, et il est prudent de déguerpir, au plus vite. Et ils partirent, sans prendre congé de leur aimable hôtesse.

Quand ils arrivèrent à la maison, leur père, qui était inquiet de voir qu’ils n’étaient pas rentrés, à la nuit, selon leur habitude, leur demanda : — Où donc avez-vous passé la nuit, mes enfants ?

Et ils contèrent tout à leur père, et ajoutèrent : — c’est là qu’il y a un beau château, père ! et une belle princesse !

Le vieux seigneur pensa que ce pourrait bien être le château de la princesse Blondine, et il se promit d’éclaircir la chose, mais il n’en dit rien à ses enfants.

Cependant, Cado voulut se marier à une princesse qu’il avait aimée avant son voyage. Ses hommages furent agréés, son père donna son consentement, et le jour des noces fut fixé. On invita tous les habitants du pays, riches et pauvres, à prendre part aux festins et aux réjouissances qui devaient avoir lieu, à cette occasion. Yvon dit à son père :

— Il serait bon, je pense, d’inviter aussi la belle princesse qui nous a si gracieusement reçus dans son palais.

— Tu as raison, mon fils, répondit-il, et j’irai moi-même l’inviter, et tu viendras avec moi.

Le vieux seigneur et son plus jeune fils partirent donc, un beau matin, dans un superbe carrosse, pour inviter la châtelaine de la forêt. Ils arrivèrent au château merveilleux, et furent reçus on ne peut mieux. Le vieillard resta ébahi et sans voix, quand il vit la princesse, tant il la trouva belle. Enfin, quand il put parler, il lui dit : — Je suis venu, incomparable princesse, vous prier de me faire l’honneur de vouloir bien assister aux noces de mon fils aîné, qui se marie dans huit jours, à la princesse Brunette.

— J’accepte, avec le plus grand plaisir, répondit la princesse, et j’arriverai au jour fixé.

— Je vous enverrai un carrosse pour vous prendre, reprit le père.

— Ne vous donnez pas cette peine, seigneur, car j’ai aussi mon carrosse, comme vous le verrez.

Le vieux seigneur était émerveillé, ébloui par la beauté de la princesse, et il ne pouvait détacher d’elle ses regards. Yvon l’admirait aussi, et ne disait mot. Ils s’en retournèrent à la maison, silencieux, et rêvant d’elle tous les deux.

Enfin, le jour de la noce était venu. Tous les invités étaient déjà arrivés, dans leurs plus beaux habits de gala, excepté la châtelaine du bois. Cado s’impatientait, et ne voulait pas attendre davantage ; mais son père dit qu’on ne partirait, pour se rendre à l’église, que lorsque la princesse inconnue serait arrivée. Enfin, elle arriva aussi, dans un carrosse tout doré, si brillant qu’on ne pouvait le regarder, et attelé de quatre chevaux auprès desquels tous les autres qui se trouvaient là n’étaient que de vraies rosses. Elle était toute couverte d’or, de soie et de diamants, et ses cheveux blonds, luisants eux-mêmes comme l’or, descendaient jusqu’à terre, derrière elle. Toutes les femmes qui étaient là, se voyant éclipsées par cette inconnue, en rageaient de dépit. — La sœur du fiancé, qui avait à son doigt le diamant de son frère, en était toute fière et glorieuse.

On se rendit à l’église, en grande pompe, et le soleil lui-même pâlissait devant la princesse Blondine. On n’était occupé que d’elle, et la jeune fiancée, belle et gracieuse aussi, en était grandement dépitée.

Au retour de l’église, on se mit à table. Un festin magnifique. Quelque convive s’aventura, poussé par sa femme, à adresser la parole à l’inconnue, et lui dit :

— Vous n’êtes sans doute pas du pays, belle princesse ?

— Non, répondit-elle, je suis de bien loin d’ici.

— Et vous n’êtes pas mariée ?

— Non, je ne suis pas mariée ; j’ai été sur le point de l’être, mais on m’a manqué de parole.

Cado était auprès d’elle à table, et remarquant le beau diamant qu’elle avait au doigt, il lui dit :

— Le magnifique diamant que vous avez là, princesse !

— Oui ! répondit-elle, c’est un beau diamant. Et, tirant la bague de son doigt, elle le présenta au nouveau marié, en lui disant :

— Essayez-le ; je crois qu’il vous ira parfaitement.

Cado prit la bague, la mit à son doigt, et aussitôt, comme s’il se fût réveillé d’un long sommeil, il reconnut la princesse et se rappela tout ce qui s’était passé.

— Hola ! s’écria-t-il alors, au lieu d’une femme, voici que j’en ai deux, à présent ! Mais la première est toujours la meilleure et la plus près du cœur ! Et il donna la main à l’inconnue, au grand étonnement de tous les convives, et l’on alla de nouveau à l’église, où Cado fut marié une seconde fois, dans le même jour. Quant à la princesse Brunette, son frère Méliau l’épousa aussi, pour ne pas la laisser sans époux, le premier jour de ses noces.

Yvon s’éprit d’amour de la suivante de la princesse Blondine, et l’on fit trois noces à la fois.

Et il y eut des festins magnifiques, des danses et des fêtes, pendant un mois entier. Moi-même, qui étais tout jeune alors, je m’y trouvais pour plumer les perdrix, les poulets et les canards, et jamais de ma vie je n’ai vu, ni ne verrai pareille bombance.

IV

— Voilà assurément un joli conte, dit Ar Meur ; mais j’en connais un autre qui lui ressemble sur plus d’un point et où le héros visite trois ermites, au lieu de deux qu’il y a dans le conte de la princesse Blondine. Le premier ermite commande à tous les animaux à quatre pieds de la terre, le second, à tous les oiseaux de l’air, et le troisième, à tous les poissons de la mer. Un animal de chacune de ces catégories — une souris ou un lion, un aigle et un petit poisson, — lui vient en aide, dans les épreuves difficiles qu’il a à traverser, et c’est grâce à eux qu’il peut mener son entreprise à bonne fin. C’est aussi une boule d’or, au lieu d’une boule d’ivoire, que lui donne le premier ermite, pour le guider dans son voyage.

— Qu’est-ce donc, demanda Ar Gwenedour, que cette boule d’or qui roule d’elle-même devant le voyageur, pour lui montrer la route ? On la retrouve dans beaucoup de contes.

— Cette boule d’or, dit Francès, ne peut être que le soleil, exécutant son évolution journalière de l’est à l’ouest ; et quant à la boule d’ivoire ou d’argent, que l’on rencontre parfois, au lieu de la boule d’or, ce doit être la lune. Je vous ferai remarquer aussi que dans presque tous nos vieux contes populaires, les hommes et les chers animaux du bon Dieu (Loenidigou Doue), comme disent les conteurs, vivent en bonne intelligence et se rendent des services réciproques. Le héros du récit est ordinairement plein de mansuétude et d’égards pour tous les êtres de la création et les traite en amis, presqu’en frères. Ce n’est pas comme aujourd’hui, où l’on a été obligé de faire une loi tout exprès pour protéger les animaux contre les brutalités des hommes.

— Aussi, dit Poazévara, quand ils sont dans l’embarras ou le besoin, les animaux ne leur viennent-ils plus en aide, comme dans les temps anciens dont nous parlent nos vieux contes.

— Il ne faut jamais maltraiter les animaux du bon Dieu, dit le vieux Ar Floc’h, car il y en a qui sont meilleurs que bien des gens.

— Cette mansuétude universelle, reprit Francès, et cette espèce de confraternité entre l’homme et les autres créatures de Dieu remontent très-haut dans la série des âges, et peut être jusqu’au berceau même de l’humanité. Je crois aussi que c’est généralement un indice certain de l’ancienneté des récits populaires où on les rencontre. On lit dans le poëme indien le Mahabharata, un des plus anciens livres qui existent, qu’un prince hindou refusa d’entrer dans le paradis, si l’on ne permettait pas à son chien de l’y accompagner. Ailleurs, pour épargner la vie d’un pigeon et satisfaire en même temps la faim d’un épervier qui le poursuivait, un roi se fait couper dans sa propre chair l’équivalent du poids du pigeon. Au dénouement de la légende, on voit que le pigeon n’était autre que le dieu Agni, et l’épervier, le dieu Indra qui, ayant ainsi éprouvé la vertu du roi, le portent corps et âme au séjour des bienheureux.

Il n’est pas impossible que cette confraternité de l’homme et des animaux, quand on la rencontre encore de nos jours, — ce qui n’est pas rare, dans nos campagnes surtout, — provienne d’un vague souvenir de la doctrine pythagoricienne de la transmission des âmes. Rien de plus commun que de trouver encore, parmi nos populations agricoles, des individus qui aiment leur cheval, leur vache, leur chien, avec une affection vraiment fraternelle et qui conversent avec eux comme avec de vieux amis. Vous savez comme Ar Floc’h aime son vieux cheval Maugis, et comme il le soigne. Il a toujours dans ses poches quelque croûte de pain épargnée sur son repas et dont il le régale, en le flattant de la main et en lui parlant et contant ses peines et ses espérances, quand ils travaillent aux champs.

— Il ne faut faire de mal ni à homme ni à bête qui vive, répondit Ar Floc’h, — qui sait ce que nous deviendrons un jour ?…

— J’ai entendu, dit Katel, une jeune fille, qui était servante à Kerarborn, raisonner ainsi :

— « Pourquoi donc ai-je été envoyée dans ce monde, pauvre et sans espoir de voir jamais ma position s’améliorer, puisque je n’ai aucune instruction ? Mes parents, pauvres, ignorants et malheureux eux-mêmes, ne pouvaient m’envoyer à l’école. Il faut que, dans une vie antérieure, j’aie été mauvaise et méchante, pour avoir mérité mon sort actuel. »

— Singulier raisonnement chez une servante illettrée, dit Francès.

— Tout cela n’a pas le sens commun, dit Ewerni, et il n’y a que les imbéciles pour y croire.

Le vieux Ar Floc’h et Poazévara secouèrent la tête, en silence, et semblèrent protester contre ces paroles.

— Dans mon conte, il y a, reprit Ar Meur, plus d’épreuves et d’aventures merveilleuses que dans celui de Gorvel. Le héros part aussi du château du magicien en enlevant la fille de celui-ci. Ils emmènent avec eux les deux meilleurs chevaux de l’écurie. La jeune fille a lu les livres de magie de son père, et en sait aussi long que lui. Aussi, quand le vieux magicien se met à leur poursuite, monté sur son dromadaire, se métamorphose-t-elle, avec son compagnon et les deux chevaux, sous différentes formes, de sorte que le vieillard, n’y comprenant rien, est obligé d’abandonner la poursuite.

— Conte-nous ton conte, Ar Meur, dit Jolory, et nous verrons lequel des deux est le plus beau, de celui de Gorvel ou du tien.

— Je le veux bien, dit Ar Meur, mais il est assez long, et il me faudra près de deux heures pour le bien conter.

— Ce sera, alors, Ar Meur, pour une autre fois, dit Katel, car voilà qu’il va être neuf heures.

— Que Marianna nous chante un beau gwerz, pour terminer la veillée, dit Francès.

— Oui, Marianna, vous qui avez une si belle voix, chantez-nous quelque chose, dit Jolory.

— Que vous chanterai-je bien ? demanda Marianna, assise à son rouet, au bas de l’appartement.

— Fontenella et Penherès Coadélan, dit Ewenn.

— Non, elle l’a chantée la semaine dernière, dit Katel.

— Chantez-nous, Marianna, la Petite Mineure de Traon-al-Lann, dit Francès.

— Celle qui vit sa mère, après sa mort ? demanda Gorvel.

— Oui, répondit Francès, et, de la sorte, nous finirons la veillée, comme nous l’avons commencée, par une histoire de revenant.

Et Marianna commença ainsi, sur un air triste et dolent :

LA PETITE MINEURE DE TRAON-AL-LANN[3]

(TRADUCTION LITTÉRALE)

I

La mineure de Traon-al-Lann
A demandé à revoir sa mère ;
À revoir sa mère et à lui parler,
Tant elle éprouvait de douleur de sa perte.

Elle va trouver son curé,
Afin de lui conter son cas :
— Oui, ma fille, vous lui parlerez,
Si vous faites comme on vous dira :
Pendant trois nuits, après votre souper,
Vous irez à l’église, seule,
Et vous emporterez trois tabliers à votre mère,
Que vous mettrez sur sa tombe, pendant que vous prierez.

II

Quand elle voit allumer une lumière bleue,
Du côté droit du grand autel,
Elle entre dans le confessionnal,
D’après la recommandation du curé,
Pour de là voir les âmes,
Faisant leur procession.
Elles étaient partagées en trois groupes,
Des noires, des grises et des blanches.
Parmi les noires était sa mère :
Ô Dieu que sa douleur fut grande !
Quand elles (les âmes) eurent fini leur procession,
Elle (sa mère) va (prendre) son tablier ;
Elle va (prendre) son tablier,
Et le met en neuf morceaux.


La nuit suivante, après souper,
Elle se rend encore seule à l’église ;
Elle emporte un second tablier,
Pour mettre sur la tombe, pendant qu’elle priera.
Quand elle voit allumer une lumière bleue,
Du côté droit du grand autel,
Elle entre dans un confessionnal,
D’après la recommandation du curé,
Pour de là voir les âmes,
Faisant leur procession.
Elles étaient partagées en trois groupes,
Des noires, des grises et des blanches.
Parmi les grises était sa mère ;
Sa douleur ne fut pas aussi grande.
Quand elles eurent fini leur procession,
Elle (l’âme de sa mère) va (prendre) son tablier ;
Elle va (prendre) son tablier,
Et le met en six morceaux.

La jeune fille avait une sœur mariée,
Qui eut un enfant, cette nuit-là :
Elle fut demandée pour nommer l’enfant,
Et elle accepta sur le champ.
Au moment de baptiser l’enfant,
Elle demanda au prêtre ;
Elle demanda au prêtre
De lui donner le nom de sa mère :
 « Toutes les fois que je le verrai,
Il me rappellera ma mère. »


Lorsque l’enfant eut été baptisé,
Il mourut aussitôt :
Il mourut aussitôt,
Et elle passa la nuit auprès de lui.
Quand l’enfant eut été enterré,
Elle alla trouver le curé :
Elle alla trouver le curé,
Et demanda à revoir encore sa mère.
— Oui, ma fille, vous lui parlerez,
À la condition de faire comme on vous dira.
Quand la jeune fille eut soupé,
Elle se rendit seule au cimetière,
Et emporta un troisième tablier,
Pour mettre sur la tombe pendant qu’elle prierait
Quand elle voit allumer une lumière bleue,
Du côté droit du grand autel,
Elle se retire dans un confessionnal,
D’après la recommandation du curé,
Pour de là voir les âmes
Faisant leur procession,
Partagées en trois groupes,
Des noires, des grises et des blanches.
Parmi les blanches était sa mère,
Et sa douleur fut changée en joie.
Quand elles eurent terminé leur procession,
Elle (l’âme de sa mère) va (prendre) son tablier,
Elle va (prendre) son tablier,
Et le met en trois morceaux.
La mère va alors vers sa fille,
Et lui parle de la sorte :


— Tu as eu de la chance
Que je ne t’aie mise toi-même en morceaux !
Que je ne t’aie mise en pièces, toute vivante,
Comme je le faisais de mes tabliers !
Tu augmentais mes peines, chaque jour,
Par tes larmes et ta douleur.
Tu as tenu un enfant (sur les fonts baptismaux,
Et tu lui as donné mon nom ;
Tu lui as donné mon nom,
Et c’est ce qui m’a sauvée.
Je vais maintenant voir Dieu,
Et toi, tu viendras aussi, sans tarder.


— Quel singulier gwerz ! dit Francès, quand Marianna eut fini de chanter. Voilà une mère qui est en enfer, les larmes et la douleur de sa fille ne font qu’augmenter son supplice, et elle est sauvée parce que celle-ci a donné son nom à un enfant qu’elle a tenu sur les fonts de baptême.

— J’ai toujours entendu dire que cela porte bonheur de servir de parrain ou de marraine aux enfants nouveau-nés, surtout à ceux des pauvres, dit Gorvel.

— Il est vrai aussi, dit Poazévara, que les larmes que l’on répand sur la mort d’une personne dont l’âme est damnée et les prières que l’on dit pour elle ne font qu’augmenter ses peines et son supplice. Cela est marqué clairement, du reste, dans le beau gwerz de celui qui obtint d’aller voir sa maîtresse, dans l’enfer.

— Chantez-nous le gwerz, Poazévara, dit Marianna.

— Ce sera pour une autre fois, dit Katel, car voilà qu’il est neuf heures et demie, et il faut aller se coucher.

Cette veillée finit donc ainsi, et chacun regagna son lit, la tête pleine de merveilles et d’apparitions, et plus d’un en rêva encore, pendant son sommeil.



DEUXIÈME VEILLÉE


Il y a dans le ciel et sur la terre, ô Horatio, plus de choses que n’en peut rêver votre philosophie.
(Hamlet.)

I

Hier soir, douze du mois noir (novembre), on a encore parlé d’apparitions et de revenants, au foyer de la veillée, au manoir de Coat-Tugdual, devant un feu flambant de genêts et de bruyères. Tout à l’heure, en me promenant dans la longue avenue du manoir, j’en avais la tête toute pleine. Il y a dans tout cela un problème qui me préoccupe et me tourmente l’esprit, et je suis rentré pour écrire cette veillée.

Il avait plu et venté, toute la journée, et les feuilles jaunies et rouillées des chênes et des hêtres, des châtaigniers et des frênes, voltigeaient et tourbillonnaient dans l’air, fouettées par le vent, puis venaient joncher le sol humide et détrempé. Hélas ! c’est le destin. Que deviennent les plus belles choses de ce monde, la verdure des bois et les fleurs des champs et des jardins ? Du fumier ! du fumier !… Mais, comme dit le poète :

    Puisque tout meurt ce soir, pour renaître demain,

— ne nous attristons pas trop et ne redoutons pas cette mort ou plutôt cette éclipse passagère. Le printemps reviendra, qui fera renaître la verdure des bois et les fleurs des champs et des prés, et l’homme aussi aura sa résurrection. « Tout change et rien ne périt » a dit Pythagore, il y a de cela bien longtemps.

Des bandes de corbeaux faméliques tournoyaient et croassaient au-dessus des champs, où le soc de la charrue, attelée de chevaux vigoureux, creusait lentement de profonds sillons, et des canards sauvages, au vol élevé, et disposés en angle aigu, se dirigeaient vers le nord. Tout présageait un hiver rigoureux.

Après le repas du soir, après les prières dites en commun, à haute voix, la veillée commença. Tout en séchant leurs habits mouillés, les laboureurs parlèrent d’abord d’apparitions et de revenants. C’est un thème inépuisable, dans nos campagnes bretonnes, et chacun a toujours à conter quelque histoire fantastique et merveilleuse, où il a joué un rôle, parfois, à moins qu’il ne la tienne de son père ou de sa grand’mère.

Moi, j’étais sur une escabelle de bois, au coin de l’âtre, me réjouissant de voir la veillée prendre cette tournure dès l’abord, et je ne perdais rien de ce qui se disait. Voici donc comment s’engagea la conversation, ce soir-là, et tout ce qui se dit, jusqu’à l’heure d’aller se coucher.

— Fanch Ar Floc’h, dit tout à coup le petit pâtre, nommé Le Gwénédour (Vannetais), contez-nous donc ce qu’on a vu, ces jours derniers, à Kerlavrec.

— Est-ce qu’on y a vu quelque chose de surnaturel ? fis-je, des lutins, des revenants ?

— Il paraît qu’en effet on a vu quelque chose, dit Jolory.

— Voyons, contez-nous cela, Fanch Koz (vieux François).

— Quand je vous le disais, dit Ar Floc’h, que, la nuit, on entendait des bruits étranges et surnaturels dans la grange où je couche, à Kerlavrec, et qu’il faut n’être pas un poltron ni un peureux pour y rester, vous me riiez au nez et prétendiez que j’avais rêvé !

— Pour moi, dit Fancho, un ancien domestique de Kerlavrec, je n’ai jamais douté de la véracité des récits de Fanch Ar Floc’h, et pour de bonnes raisons, c’est que j’ai moi-même entendu tout ce qu’il assure avoir entendu ; et c’est si vrai, que je dis un jour à mon maître que, s’il ne me faisait coucher ailleurs, je préférais le quitter. Et cependant, sans vanterie, je ne suis ni poltron, ni peureux, et je tenais aussi beaucoup à mon maître.

— Vous ne nous aviez jamais parlé de cela, Fancho ; mais qu’entendiez-vous donc de si effrayant ?

— J’entendais quelquefois un vacarme de tous les diables ; il me semblait qu’on remuait et déplaçait tout, dans la grange, les instruments de labour, pioches, pelles, fourches, herses, charrues, charrettes, et jusqu’aux vieux coffres remplis d’avoine et d’orge. D’autres fois, la machine à battre elle-même se mettait en mouvement, et j’entendais alors les chevaux qui frappaient du pied le sol, à la roue du manège, et le fouet du conducteur qui claquait, et c’était un vacarme à réveiller un mort. Quand je regardais et aventurais la tête hors du lit, par les plus beaux clairs de lune, je ne voyais rien d’extraordinaire, et chaque chose était à sa place.

— C’est aussi ce que j’entends, et rien n’est changé, reprit Ar Floc’h. Dans les premiers temps, en me levant le matin, mon premier soin était de m’assurer si rien n’avait disparu : rien n’avait bougé. Aujourd’hui, j’y suis habitué, et je n’y fais plus grande attention. Les vieillards comme moi dorment peu ; et, comme je sais qu’il y a dans ce monde bien des choses qu’il ne faut pas trop essayer de pénétrer, — car les plus fins et les plus savants y perdent leurs latin et déraisonnent là-dessus, tout comme nous autres, pauvres ignorants, — je me dis que c’est la volonté de Dieu. Puis je récite un De profundis pour les pauvres âmes en peine, et déroule les grains de mon chapelet, jusqu’au chant du coq.

— Mais dites-nous ce qu’on a vu dernièrement, insista Ewenn, car il paraît que, cette fois, on n’a pas seulement entendu, mais que l’on a aussi vu quelque chose.

— Pour moi, je n’ai rien vu, dit Fanch koz ; mais voici ce que raconte Laou Ar Fur, le marchand de chevaux de Goarec. Il revenait, l’autre jour, de la foire de Ker-Ahès (Carhaix), avec ses chevaux. Il se faisait tard, et la nuit était sombre. En passant devant Kerlavrec, il vit trois messieurs debout à l’entrée de l’avenue qui conduit à la maison. L’un d’eux paraissait tenir une lumière à la main ; un autre avait un tison enflammé, comme pour allumer sa pipe, et ils paraissaient causer tranquillement. Arrivé près d’eux, Ar Fur leur souhaita le bonsoir et demanda l’heure ; mais il ne reçut pas de réponse et fut bien étonné de voir les trois personnages disparaître dans des flammes, qui rasèrent le sol, et s’évanouirent aussitôt. Puis il ne vit plus rien. Voilà ce que raconte Ar Fur.

— Des contes que tout cela ! dit Ann Drane, des contes de bonnes femmes, capables tout au plus de faire peur aux enfants. J’ai marché un peu partout, et à toute heure de nuit et de jour, et je n’ai jamais rien vu, rien entendu de surnaturel, et je crois peu à toutes ces sottes histoires. Voulez-vous savoir la vérité sur le récit de Ar Fur ? Rien n’est plus simple.

Ar Fur avait bu un peu trop de vin de feu (eau-de-vie), tout le long de la route, à Rostrénen, à Plouguernével et ailleurs ; il avait l’imagination échauffée et il n’y voyait que du feu.

— Je ne sais ce qu’il y a de vrai à tout cela, reprit Fancho ; mais ce que je sais bien, c’est que Mlle Julia ne donnera de paix à sa mère qu’elle n’ait fait dire des messes pour son père, mort depuis un an à peine. Elle aimait bien son père, la pauvre enfant ! et elle pense sans cesse à lui. Dernièrement encore, elle me demandait si je le croyais heureux, dans l’autre monde.

— Ainsi, Drane, vous ne croyez pas aux bruits surnaturels, aux apparitions et aux revenants ?

— Non, certainement, et il me déplaît même fort d’en entendre parler si longuement devant les enfants, au risque de les rendre peureux et poltrons pour le reste de leurs jours.

— Mais prenez garde, Ann Drane, ne serait-ce pas forfanterie chez vous, et ne seriez-vous pas de ces gens qui s’emberlucoquent si obstinément d’une opinion, qu’ils n’en veulent jamais démordre, lors même qu’il leur est démontré jusqu’à l’évidence qu’ils sont dans l’erreur ?

— J’ai entendu des gens savants discourir là-dessus, le maître d’école, le maire et le recteur lui-même, et ils se moquaient bien des pauvres innocents qui croient aux lutins et aux revenants ; ils les appelaient ignorants et superstitieux, si je me rappelle bien, et disaient que cela n’avait pas le sens commun. Et vous-même, Francès, qui avez voyagé et étudié, vous qui savez le latin, qui est, dit-on, la langue des sorciers et des magiciens, et qui sans doute avez un peu fourré le nez dans leurs livres, je gagerais bien que vous êtes de mon avis, et que vous ne croyez pas un mot de toutes ces balivernes ?

— Votre question m’embarrasse un peu, Ann Drane ; je crois volontiers votre recteur, votre maître d’école et votre maire aussi gens savants et très-sensés, sans me regarder pour cela obligé de partager leur manière de voir sur ce sujet, et je ne saurais être aussi absolu et aussi tranchant que vous et eux, dans une matière si sérieuse et si délicate. Si je vois de grands noms et de grandes autorités contre, je vois aussi de grandes raisons et de respectables témoignages pour. Je vous répondrai un peu comme Fanch Ar Floc’h. : Il est dans ce monde bien des choses que ne peuvent comprendre m’ expliquer notre raison et toute notre science, et Dieu est grand ! Et puis encore, je crois que notre monde visible et tangible, celui qui tombe sous la perception de nos sens, et dont la raison et la science de l’homme se rendent compte, plus ou moins bien, est comme enveloppé d’un autre monde, imperceptible et immatériel, où tout est mystères pour nous, et dont nous avons parfois de vagues et passagères révélations. Celui qui croit indistinctement à toutes les histoires de bonnes femmes, comme on dit, qu’il entend débiter de-ci, de-là, est un sot ; mais plus sot est encore, à mon avis, celui qui ne croit qu’à ce qu’il a vu et touché du doigt, qu’à ce qu’il comprend.

— Bah ! tout ce que vous venez de dire là est sans doute bien savant, car je n’y ai pas compris grand’chose ; mais ce qu’il y a de certain et de clair pour moi, c’est que j’ai l’oreille aussi fine et aussi délicate à saisir les moindres bruits, la vue aussi sûre et aussi perçante que nul autre ici, et dès lors, je ne vois pas pourquoi je n’entendrais pas et ne verrais pas là où ils prétendent entendre et voir. Mais, je le répète, tout cela ne peut exister que dans des imaginations malades ou surexcitées, qui prennent des réalités pour des fantômes, comme dit le maître d’école.

II

— Je n’ai jamais rien vu de surnaturel ; je n’en ai guère entendu davantage, dit Katel, qui tricotait, assise sur le vieux banc-dossier de chêne, près du feu ; pourtant je ne nie, d’une manière absolue, ni les apparitions, ni les bruits surnaturels, et j’ai si souvent entendu de ces récits merveilleux et fantastiques, faits avec tant de conviction et de bonne foi, par des personnes de condition, d’intelligence, d’instruction et d’âges si différents, que je n’hésite pas à déclarer que je crois à l’existence de ce que l’on appelle ordinairement le surnaturel, dans ce monde. Mais je crois aussi qu’il y a certaines dispositions d’esprit, certaines organisations privilégiées pour la perception des phénomènes de cet ordre mystérieux. Voici du reste la seule chose un peu extraordinaire dont j’aie jamais été témoin : — C’était à Kercabin, vieux château, près de Pontrieux, sur lequel il courait de singuliers bruits, et que l’on disait hanté par toutes sortes d’hôtes mystérieux. J’y étais allée veiller ma grand’tante, qui se mourait. La pauvre tante s’éteignit doucement, à l’âge de 80 ans ; son âme quitta paisiblement et comme sans regret son corps flétri par la vieillesse, usé par les travaux et les douleurs d’une vie longue et laborieuse. Nous passâmes la nuit autour de son lit, faisant des lectures pieuses, et récitant les prières habituelles des veillées des morts. Nous étions là une vingtaine de personnes. — À une heure très-avancée de la nuit, nous entendîmes tous, très-distinctement, le pas d’un cheval arrivant au grand galop sur le pavé de la cour. Ma tante, la fille de la défunte, dit aussitôt : « Voilà mon frère le prêtre qui arrive ! il n’a pas perdu de temps. » Puis, s’adressant à un domestique : « Allez le recevoir, Fanch Vraz, et mettre son cheval à l’écurie. » — Deux domestiques sortirent aussitôt. Du haut du perron, ils regardèrent dans la cour, et ne virent rien, ni homme ni cheval. Cependant ils étaient si certains d’avoir entendu le bruit des sabots d’un cheval sur le pavé de la cour, qu’ils se rendirent à l’écurie, persuadés que le cavalier y avait lui-même conduit sa monture, ou qu’un des chevaux de la maison avait rompu sa chaîne et s’était évadé. Mais ils ne trouvèrent à l’écurie ni cavalier, ni cheval étranger, et aucun des chevaux de la maison ne s’était évadé. Très étonnés de cela, ils vinrent en instruire ma tante, qui répondit tranquillement : « C’est encore le cheval de Margéot ! » — La veillée continua, et le prêtre attendu n’arriva qu’au point du jour.

Or, voici ce que c’était que ce Margéot, dont je me fis plus tard conter l’histoire, car ces simples mots : « C’est le cheval de Margéot ! » avec la circonstance mystérieuse d’un cavalier invisible, me frappèrent d’une étrange façon.

Margéot avait habité le château de Kercabin, il y avait de cela cinquante ou soixante ans. C’était un homme d’une grande force physique, violent et emporté, craint et redouté comme la peste, dans tout le pays, et sur lequel il courait d’étranges bruits. On disait qu’il avait vendu son âme au diable, pour avoir de l’argent, et qu’il égorgeait quelquefois des petits enfants, enlevés dans les campagnes, quand il les trouvait seuls. Aujourd’hui encore, dans les environs de Pontrieux, quand les mères veulent faire taire les enfants qui pleurent, ou réprimer chez eux un acte d’indocilité, elles les menacent de Margéot, comme ailleurs on les menaces de Croquemitaine ou de Barbe-Bleue. Entr’autres crimes, on l’accusait de la mort d’un douanier. Je ne sais quelle raison on donne du meurtre, si Margéot faisait de la contrebande, ou s’il avait quelqu’autre sujet de haine et de vengeance contre le douanier ; mais aussitôt le crime commis, il monta, dit-on, sur un excellent cheval qu’il avait, et que l’on disait aussi être un présent de l’enfer, et se rendit à Saint-Brieuc, bride-abattue. C’était de nuit ; Saint-Brieuc est à douze ou treize lieues de Kercabin. La justice informa, fit une enquête, et, sur quelques indices et de nombreuses présomptions, Margéot fut mis en accusation. Mais, grâce à la rapidité et aux jarrets de fer de son cheval, il parvint à établir un alibi, et fut acquitté. Il mourut peu de temps après, à la grande joie de tout le pays, et quelques vieilles femmes prétendent que deux diables rouges enlevèrent son corps, pendant la veillée de mort, et que le cercueil que l’on enterra dans le cimetière de Plouëc était vide. Depuis lors, la nuit, on entend souvent un cheval arriver bride abattue dans la cour de Kercabin ; et quand les domestiques se présentent pour recevoir le voyageur attardé et mettre son cheval à l’écurie, ne trouvent ni cavalier, ni cheval, ils rentrent en maugréant et en disant : — « C’est encore ce diable de Margéot ! »

— On raconte sur ce château de Kercabin, dit Pipi Ar Morvan, une foule d’histoires, toutes plus ou moins étranges. Le propriétaire actuel est un de mes amis d’enfance ; je l’ai toujours connu un homme résolu, décidé, et paraissant peu croire aux revenants. Que dit-il aussi du cheval de Margéot ?

— Il l’a fait jurer plus d’une fois, lorsqu’arrivant sur son perron, dans l’espoir de serrer la main d’un parent ou d’un vieil ami, qui lui venait demander l’hospitalité, il voyait la cour déserte et rentrait en disant comme les autres : « C’est encore ce maudit Margéot ! »

— Mais voici quelque chose de plus plaisant, puisque nous parlons des hôtes mystérieux de Kercabin.

— Vas-tu nous parler de la Demoiselle de la chambre blanche ? demanda Francès.

— Précisément. Tu connais l’histoire, toi, mais les autres ici ne la connaissent pas ; laisse-moi donc la leur conter.

Kercabin dut être autrefois une habitation noble assez importante. C’est du moins l’idée que nous en donnent quelques débris épars de ci, de là, des chapiteaux, des tronçons de colonnes de granit, des écussons héraldiques, et de grands lions lampassés sculptés en relief sur la pierre des manteaux de cheminées. De vieilles traditions et des fragments de ballades populaires se conservent aussi dans la mémoire des plus anciens de la commune de Plouëc, et tout cela, il faut le dire, ne donne pas bien bonne opinion des seigneurs féodaux de Kercabin. Ainsi, une ancienne ballade, dont j’ai entendu chanter quelques couplets, parle d’une jolie couturière (ar gemenerez koant) contre laquelle tous les beaux discours, toutes les promesses et les offres séduisantes du seigneur de Kercabin échouèrent misérablement. Mais la pauvre fille paya de la vie son honnêteté et sa vertu, car la tradition nous apprend que le seigneur, peu habitué à éprouver de pareils échecs, et furieux de ne pouvoir arriver à ses fins, fit déposer un baril de poudre sous le pavillon où elle travaillait ordinairement, et tout sauta en l’air, le pavillon et la belle couturière.

— Belle et noble manière, ma foi ! de se venger de la louable résistance de cette pauvre fille ! dit Ewenn. Mais c’était la manière d’agir de ces seigneurs avec le pauvre monde, les paysans et les roturiers, tous gens corvéables et taillables à merci, — et ils les traitaient comme de véritables bêtes de somme et pis encore !

— Dis-nous, Katel, ce que tu sais de la vieille ballade dont tu parlais tout à l’heure.

— Je ne la sais pas tout entière.

— C’est fâcheux. N’importe, dis-nous ce que tu en sais.

— Voici ce que j’en sais. Cela se chante sur un air de danse ; c’est une ronde.

— « Je ne veux pas aller, toute seule, — chercher du feu à Kercabin, — car le seigneur est à la maison, — et il me casserait mon brasier[4].

De Kercabin et De Rosambo, — sont camarades tous les deux ; — sont tous les deux camarades, — en fait de vin et de femmes.

Le vieux seigneur de Kercabin — est le plus habile danseur qui exista jamais ; — le seigneur de Kercabin et ses garçons — danseraient sur un plat.

À Kercabin il y a une belle salle — où vont danser les jeunes gens ; — et le vieux seigneur et ses garçons — apprennent à danser à ceux qui ne le savent pas.

À Kercabin il y a une chambre — toute pleine de bagues d’argent, — bagues d’argent et bagues d’or, — pour séduire les pauvres jeunes filles.

Il n’y a pas de jeune fille en Plouëc — qui ne possède un beau corset ; — un beau corset de toile fine, — venant du seigneur de Kercabin.

Il n’y a pas de jeune fille en Ploëzal — qui n’ait un beau schal ; — un beau schal rouge ou violet ; — c’est le vieux seigneur de Kercabin qui les a tous payés.

Il n’y a pas de jeune fille à Guingamp — qui ne porte au cou une croix d’argent, — une croix d’argent doré, — venant du seigneur de Kercabin, en Plouëc.

Il n’y a pas de jeune femme à Guingamp — qui ne porte une bague d’argent ; — une bague d’argent doré, — venant du seigneur de Kercabin, en Plouëc.

Il n’y a pas de jeune fille en Plouëc — qui n’ait couché au château de Kercabin, — à l’exception de la fille de Coat-an-Sant, — et de la jolie couturière.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Sur l’emplacement du pavillon détruit, reprit Katel, un autre pavillon fut construit, au coin du jardin, mais moins beau, sans doute, et moins grand que le premier. Le rez de chaussée servait d’écurie, et au premier étage, il y avait une chambre à deux lits, où l’on envoyait coucher les neveux et les habitués de la maison, quand il y avait nombreuse société au château. Tu y as sans doute couché, Francès ?

— Oui, plus d’une fois, et je n’ai jamais vu la Demoiselle blanche.

— Moi aussi, dit Pipi Ar Morvan, j’y ai passé de joyeuses nuits, à jouer aux cartes et à boire, l’hiver, près d’un feu d’enfer, et si la belle Demoiselle s’était montrée, nous lui aurions fait un joyeux accueil.

— De vagues bruits, reprit Katel, couraient sur la chambre blanche (on la nommait ainsi). On parlait de bruits nocturnes, d’une Demoiselle aperçue, etc… Mais, il y avait si longtemps qu’on n’avait rien vu ni entendu d’extraordinaire, que l’on croyait qu’il y avait prescription, et que les esprits de l’autre monde n’avaient plus aucun droit céans. D’ailleurs, nous y avons tous couché, un jour ou l’autre, et personne ne se plaignait des visites de la Demoiselle. On ne se faisait donc aucun scrupule d’y envoyer coucher les hôtes du château, quand l’occasion s’en présentait.

Un jour, qu’un fermier était venu payer son terme de la Saint-Michel, le temps devint si mauvais, vers le soir, pluie, vent, tourmente, et il avait si loin à faire pour retourner chez lui, qu’on le pria d’attendre jusqu’au lendemain, et de passer la nuit au château. On l’envoya coucher dans la Chambre blanche.

Le lendemain, il était de bon matin à la cuisine du château. Il arriva aussitôt que les servantes ouvrirent les portes. Il avait froid, il était pâle. Il s’assit sur un escabeau, au coin du feu, et se mit à fumer sa pipe, silencieux et l’air pensif. Quand descendit ma tante, vers huit heures, le voyant là, si rêveur et si triste, elle lui dit :

— Qu’avez-vous donc, Marc ? je vous trouve bien triste, ce matin.

— Je n’ai rien, madame.

— Si, il y a quelque chose, car vous n’êtes pas ainsi ordinairement, et hier soir, quand vous êtes allé vous coucher, vous étiez gai et content. Est-ce que vous seriez indisposé ?

— Nullement, madame, je me porte parfaitement, je vous assure.

— Mais, quoi donc, alors ? il faut me le dire, absolument. Est-ce que vous n’auriez pas bien dormi ? Ah ! peut-être avez-vous aussi reçu la visite de la Demoiselle ? ajouta-t-elle, en riant et par pure plaisanterie.

— Comment dites-vous ? la Demoiselle ?…

— Oui, une belle Demoiselle qui va quelquefois, dans la chambre blanche, rendre visite à ceux qui y couchent…

— Ma foi ! puisqu’il faut vous le dire, au risque de vous voir vous moquer de moi, je vais vous raconter tout, franchement et sans rien cacher. J’ai reçu, en effet, la visite de la Demoiselle, comme vous le dites.

— Bah ! vous plaisantez, Marc, ou vous avez rêvé.

— Je ne plaisante pas, madame, et je n’ai point rêvé ; je parle sérieusement, croyez-le bien. Je ne suis pas peureux, ni superstitieux, et j’ai ri bien des fois et haussé les épaules, en entendant parler de fantômes et de revenants ; mais maintenant, ma foi !… Enfin, voici ce qui m’est arrivé, la nuit dernière.

Ma tante, le voyant si grave et si sérieux, ne plaisantait plus, et l’écouta avec attention.

— J’avais éteint ma chandelle, dit Marc, et j’étais tranquillement dans mon lit, songeant que ma femme serait inquiète de ne pas me voir revenir, car il m’arrive bien rarement de découcher. La lune paraissait par moments. Tout-à-coup, j’entendis soulever le loquet de la porte, puis la porte s’ouvrit et je vis entrer, lentement et sans faire de bruit, une femme que je ne connaissais point. Cette apparition soudaine me surprit d’autant plus que je n’avais entendu aucun bruit dans l’escalier et cependant j’ai l’oreille bonne, Dieu merci. Je pensai d’abord que c’était une servante du château, envoyée chercher quelqu’objet dans la chambre. Mais, sa mise était des plus légères ; elle ne paraissait avoir que sa chemise pour tout vêtement, ce qui me fit croire encore qu’elle ignorait que j’étais là. Cependant, quand je la regardai plus attentivement, je fus bien étonné de ne voir que le buste d’une femme, jusqu’à la ceinture. L’apparition, qui ne semblait pas toucher le plancher, se glisse jusqu’à mon lit, lentement, et toujours silencieuse, quoique j’eusse crié deux ou trois fois : — « Qui va là ? » Je regardais cette tête sans corps, et sa vue me glaçait le sang. Je ne pouvais plus parler, et mes cheveux se dressaient sur ma tête. Mais, la voilà qui entre dans mon lit… et se glisse sous les draps, à mes côtés !… puis elle se penche sur moi, et me souffle au visage, et je sentais son souffle qui soulevait mes cheveux et les faisait voltiger autour de mon front. J’avais une peur terrible ; je ne savais que faire. Ce qui m’inquiétait le plus, c’était que je ne sentais rien, ni quand le fantôme avait paru se glisser sous les draps, ni quand je faisais des efforts pour le repousser avec mes mains. Enfin, ne sachant plus ce que je faisais, mourant de frayeur, je quittai le lit, et m’enfuis en chemise.

Et c’est dans ce triste état que j’ai passé presque toute la nuit dans votre jardin, jusqu’au chant du coq, n’osant aller chercher mes habits, tant j’avais peur de la Demoiselle, ni aussi aller réveiller les domestiques, à l’écurie, tant j’avais honte de me montrer dans cet état et craignais de devenir la risée de tout le monde.

Voilà, madame, pourquoi vous me voyez ce matin un peu triste, et pourquoi aussi je m’approche tant du feu, car je vous assure qu’à cette époque de l’année, les nuits sont un peu fraîches pour les passer dehors, en toilette si légère[5].

— Allons, Marc, dit ma tante, vous m’étonnez beaucoup : jusqu’à présent, j’avais regardé l’histoire de la Demoiselle de Kercabin comme une fable inventée à plaisir ; mais, d’après tout ce que vous venez de me raconter, je vois que c’est sérieux, que c’est vrai, et je n’en plaisanterai plus. J’entends bien le cheval de Margéot, moi, pourquoi d’autres ne verraient-ils pas la Demoiselle de la chambre blanche ? Mais, pour n’exposer plus personne à passer une aussi mauvaise nuit que celle que vous avez passée, mon pauvre Marc, la Chambre blanche sera démolie, et personne n’y couchera plus.

Et la Chambre blanche fut, en effet, démolie, et depuis, l’on n’a pas revu la Demoiselle de Kercabin.

III

— Pour moi, je ne serais pas parti, dit Paotrik Guyon, le pâtre, surtout en chemise ; j’aurais au moins emporté mes hardes, et je me serais habillé dans le jardin.

— Que n’étais-je donc là, à la place de ce poltron ! dit Ewenn, j’aurais été bien aise de faire la connaissance de cette aimable Demoiselle, et je vous en aurais donné des nouvelles. Mais, bah ! cet homme avait la berlue. J’ai couché un peu partout, à Kercabin, et je n’ai jamais vu la Demoiselle, ni lui non plus ne l’a pas vue ; il rêvait, certainement.

— Ah ! j’aime bien à vous entendre dire : — J’aurais fait comme ci, j’aurais fait comme ça, je n’aurais pas fait comme cet autre, etc… Cela ne coûte rien à dire, ici, au coin du feu ; mais, si vous aviez été à la place de cet homme, vous auriez fait comme lui, et peut-être seriez-vous mort ou devenu fou de frayeur, brave Paotrik. Je sais quel cas il faut faire de ces bravades et de ces bravoures à distance.

— Vous avez bien raison, Pipi, dit Fancho ; je n’ai jamais rien vu de semblable, de ma vie ; ce qui ne prouve rien contre la vérité des apparitions, et je ne me moque jamais de ceux qui me font de ces récits, quelqu’étranges qu’ils puissent être, quand je vois chez le conteur de la sincérité et de la conviction. Je ne suis ni peureux, ni superstitieux plus qu’il ne faut l’être ; je tâche, autant que je le puis, de trouver la raison et de me rendre compte de ce que je vois ou entends, et, si je ne comprends pas, je ne me hâte point de dire : « Cela n’est pas vrai ! mensonge ! rêve !…, etc. Je pense seulement que Dieu est tout-puissant, et que l’homme n’est qu’un habitant de la terre  !

Une fois, j’ai eu bien peur dans ma vie, et je ne crains pas de l’avouer devant Paotrik Guyon et Ann Drane, qui n’ont jamais eu et n’auront jamais peur, disent-ils. Vous allez voir s’il y avait lieu.

Il y a de cela bien quinze ans, j’avais donc quarante ans, — et, par conséquent, je ne devais pas être un enfant qui tremble en voyant son ombre. J’étais charretier à Kerèlam. Un beau soir du mois de juin, je menais mes chevaux aux champs, pour y passer la nuit. J’étais monté sur celui de devant ; les autres suivaient à la file, et je chantais le sône de Kloarec Lambol. La nuit était calme et sereine, et j’avais plaisir à entendre les échos qui répétaient et se renvoyaient mon chant. Il fallait passer par un chemin creux, profond et étroit, entouré des deux côtés d’arbres et de buissons touffus, de ronces et de chèvre-feuilles qui s’entrecroisaient et formaient au-dessus du chemin un dôme de verdure, que les rayons du soleil pénétraient difficilement, le jour : jugez de l’obscurité qui y régnait, la nuit. En m’engageant dans ce chemin, qui avait du reste assez mauvaise réputation dans le pays, parce qu’on le disait hanté par toutes sortes d’esprits méchants, je vis devant moi, dans les ténèbres, poindre deux lumières. Je les pris pour des vers luisants, et je continuai, toujours chantant et sifflant, et ne m’inquiétant de rien. À mesure que j’en approchais, les lumières allaient grandissant, et bientôt elles m’apparurent comme deux forts cierges, tenus par des mains invisibles. Ceci commençait à me paraître assez singulier : cependant, je n’avais pas peur, et j’avançais toujours, les yeux sur les lumières. Mais, voilà que, tout à coup, les chevaux refusent d’aller plus avant, et quand je les excitais, quand je les frappais, ils se cabraient, soufflaient des naseaux, avec grand bruit, et voulaient retourner en arrière. J’eus beau jurer, menacer et crier que celui qui était venu là espérant me faire peur et m’empêcher de passer, perdait sa peine, et que je passerais quand même ; rien ne répondait, et les lumières brillaient toujours à mes yeux, et paraissaient même me narguer. Me voilà bien embarrassé. Il fallait absolument passer par là, car il n’y avait pas d’autre chemin qui conduisît au champ où je voulais aller. Je commençai d’avoir peur, et je délibérai avec moi-même si je retournerais sur mes pas, ou forcerais le passage. La pensée que l’on se moquerait de moi et qu’on me traiterait de poltron me retint. Je me mis donc à battre mes chevaux à tour de bras et je passai au galop devant les lumières, qui restèrent immobiles, comme devant, et aucune voix, aucun bruit ne se fît entendre. Cependant, je fus pris d’une frayeur telle, qu’il me semblait que mes chevaux m’enlevaient dans l’air. Je ne dis rien à personne de ce qui m’était arrivé ; mais, j’étais honteux de moi-même, et je voulais en avoir le cœur net et savoir à quoi m’en tenir. M’armant donc de courage et de résolution, j’y retournai seul, la nuit suivante, et à la même heure. Quand j’entrai dans le chemin noir, les lumières étaient à la même place, plus brillantes que jamais. Je fis le signe de la croix et marchai droit sur elles. Devinez ce qui m’avait causé tant de frayeur ; je vous le donne en cent.

— Un lutin, dit Ar Gwénédour, le petit pâtre. — Non.

Paotrik he skod tàn (le petit homme au tison enflammé), dit Marianna. — Non.

— Les yeux d’un chat, dit Jolory. — Pas davantage.

— Un hibou, alors, dit Ann Drane. — Vous n’y êtes pas.

— Du bois pourri, dit Pipi ar Morvan.

— Oui ; Pipi a trouvé : c’était tout simplement un vieux tronc de hêtre pourri et phosphorescent qui brillait ainsi, dans l’obscurité !

— Ah ! par exemple, un tronc de hêtre ! vous vous moquez de nous, Fancho, dit Paotrik Guyon ; nous ne sommes pas encore assez simples pour qu’on nous fasse croire qu’un tronc de hêtre brille comme des chandelles ; à moins pourtant qu’on y eût mis le feu.

— Rien n’est cependant plus vrai, et je ne me moque de personne, Paotrik, répondit Fancho.

— Moi, j’y crois parfaitement, dit Francès, et cela s’explique le plus naturellement du monde, aussi bien que Paotrik he skod lân, dont quelqu’un a prononcé le nom. Le bois pourri laisse dégager du phosphore, l’été, et le phosphore brûle à l’air et brille dans l’obscurité.

— Je ne sais pas ce que c’est que du phosphore, reprit Fancho, mais je sais bien que cette lumière avait quelque chose de particulier et ne ressemblait pas aux autres lumières, flammes ou feux que nous voyons tous les jours. J’eus la curiosité d’en approcher la main, et je ne sentis aucune chaleur, de sorte qu’alors je mis la main dessus, et la flamme s’attacha à ma main, mais sans me brûler.

— C’est parfaitement cela, reprit Francès. Et tenez, une expérience que tout le monde peut faire : prenez une ou plusieurs allumettes chimiques à la fois, mettez-les dans l’obscurité, et aussitôt vous en verrez briller l’extrémité qui est enduite de phosphore. Touchez cette même extrémité avec les doigts, vos doigts brilleront aussi dans l’obscurité, et cette flamme bleuâtre, qui jouera autour d’eux, ne vous causera aucune brûlure, aucune douleur.

— Allons ! jusqu’à présent, dit Ar Meur, je n’avais jamais entendu parler de feu qui ne brûle point, et pour nous assurer qu’on ne se moque pas de nous, puisque nous avons ici des allumettes, nous allons en faire l’expérience, sur-le-champ.

On mit des allumettes à l’air, dans l’obscurité, on s’en frotta les mains, et tout se passa comme Francès l’avait dit.

— Et Paotrik he skod tan ? dit Marianna. J’ai toujours entendu dire que c’est un petit lutin, qui tient à la main un tison allumé, et qui voltige comme un papillon de nuit, au-dessus des prairies et des marais, en brandissant son tison. Est-ce que ce n’est pas vrai ?

— Pas précisément, répondit Francès. Voici ce que c’est que ce lutin si léger et si fantasque. C’est encore du phosphore, qui se dégage des marais et généralement de tous les lieux humides ; et les lumières que l’on aperçoit encore près des fontaines et dans les cimetières, et que l’on prend souvent, les premières, pour les génies des sources, les secondes, pour des âmes voltigeant au-dessus des tombes où elles viennent visiter leurs corps, ne doivent pas s’expliquer d’une autre manière.

— J’ai cependant entendu dire, reprit Marianna, que ces mauvais esprits ont souvent égaré, et quelquefois noyé des gens ivres, ou des téméraires qui les avaient poursuivis, en voulant les atteindre.

— Ces feux phosphorescents se déplacent et s’éloignent quand on les approche et semblent défier et narguer celui qui s’engage à leur poursuite ; et je comprends très-bien que des gens ivres et d’autres aussi, se laissant entraîner trop loin, aient pu se noyer dans des étangs, ou s’engager dans des marais dont ils ne pouvaient plus sortir. Et c’est ainsi que Paotrik he skod tan a été accusé d’une foule de scélératesses et de malices de ce genre.

— Il est bien vrai, dit Katel, que le bois pourri brille et luit dans l’obscurité et occasionne beaucoup de frayeurs et de récits dans le genre de celui de Fancho.

Je vais vous raconter une petite aventure qui le prouve suffisamment, et dont j’ai été témoin. Ceci se passait au couvent des Ursulines de Morlaix, où j’étais alors pensionnaire. J’avais quatorze ou quinze ans. Ce couvent avait été autrefois un cloître de moines franciscains, je crois. Il y avait, contre la vieille chapelle, un ossuaire, comme il y en avait autrefois dans presque tous les cimetières de Basse-Bretagne, et comme il en existe dans beaucoup encore. On entassait dans ces ossuaires les crânes et tous les ossements que le fossoyeur déterrait, en creusant de nouvelles fosses, dans le cimetière. Notre ossuaire était bien garni, et l’on y voyait, entre les balustres de pierre, ou entassés au fond, les fémurs, les tibias, les humérus et les crânes blanchis et grimaçants des anciens hôtes du couvent que nous occupions. Il fallait passer à quelques pas de là pour se rendre à la chapelle, et, quand nous revenions de la prière du soir, nous y jetions souvent des regards de terreur, et craignions de voir s’allumer des lumières au fond de ces grands orbites creux, et tous ces os se relever, se mettre en mouvement et courir après nous. Plus d’une de nous fit souvent de ces rêves lugubres, dans les premiers jours de son arrivée. Puis, peu à peu, l’on s’y habituait et l’on n’y pensait plus. Cependant, un soir, nous fûmes bien forcées d’y songer.

Nous traversions, comme d’habitude, le cimetière, en revenant de la prière. Tout à coup, une de nous, tournant les yeux du côté de l’ossuaire, y voit briller des lumières, et pousse un cri et se serre contre sa voisine, en montrant du doigt le sujet de sa frayeur. Tous les yeux se portent dans cette direction, et l’on crut voir les ossements remuer et se lever, les squelettes se reconstituer et se mettre en marche vers nous, avec des gestes menaçants et du feu dans les orbites. Vous devez penser si nous eûmes peur. Comme on se serrait les unes contre les autres, comme on assiégeait les sœurs, qui avaient autant de peur que nous, comme on pleura, comme on poussa des cris d’effroi ! Nous gagnâmes les salles d’étude, les dortoirs, et nous nous blottîmes partout, sous les tables, sous les lits, dans les lits, plus mortes que vives.

La mère supérieure sortit, avec trois ou quatre des plus anciennes religieuses, portant des flambeaux, et elles se dirigèrent vers l’ossuaire, en récitant des prières. Mais, à mesure qu’on approchait avec les flambeaux, les fantastiques lumières s’éteignaient, et quand on s’éloignait, elles reparaissaient encore. Enfin, la mère supérieure prit une résolution héroïque, et, tenant son chapelet d’une main, un buis sacré trempé dans de l’eau bénite, de l’autre main, elle s’approcha, en aspergeant l’ossuaire, avança la tête entre les balustres de pierre, pour voir dans l’intérieur, et vit… que l’on avait jeté parmi les ossements des morceaux de bois pourri. Soupçonnant alors que ce bois pourri devait être la cause de ces mystérieuses lumières, elle en prit un morceau, le posa à terre, puis s’en éloignant avec son flambeau, elle vit qu’il brillait et luisait dans l’obscurité, et dès lors tout fut expliqué.

Cette explication nous parut cependant peu concluante, et plus d’une d’entre nous ne dormit pas de la nuit, ou ne vit, dans ses rêves, que morts et squelettes qui la poursuivaient. Pendant plusieurs jours, nous ne passâmes devant l’ossuaire qu’en tremblant, et en y lançant à la dérobée des regards de terreur et de défiance ; puis, on en rit, et enfin on n’y pensa plus.

IV

— Et voilà les histoires de revenants ! dit Ewenn. Pour moi, je crois que tous ces mystères, toutes ces apparitions surnaturelles et effrayantes pourraient trouver leur explication aussi claire et aussi simple que celle-ci, si l’on raisonnait un peu plus, et que l’imagination grossit et transformât les choses un peu moins. Quand on voit ou que l’on entend quelque chose qui ne vous paraît pas ordinaire, il faudrait toujours marcher droit et hardiment à l’apparition ou au bruit, sans trembler et sans se créer des fantômes imaginaires, et l’on serait étonné de voir comme tout cela est simple et naturel. Rappelez-vous le fameux diable de Guernaham. N’est-ce pas ton avis, Francès ?

— Je crois qu’en effet, Ewenn, on trouverait une explication simple et naturelle à bien des choses de ce genre, qui nous paraissent d’abord mystérieuses et inexplicables. Mais, je crois aussi qu’il resterait bien des choses encore qui seront toujours des énigmes pour nous, et que ce monde est rempli de mystères, dont la science nous donnera peut-être un jour le secret.

— Bah ! tu as toujours la même réponse, toi, à laquelle je ne comprends rien du tout, je n’aime pas les réponses évasives.

— Eh ! bien, Ewen, dit Pipi, puisque tu es si malin, et que tu prétends tout expliquer, tâche donc de me tirer au clair ce que je m’en vais raconter.

— Comment, vous aussi, Pipi, vous croyez aux revenants ? dit Ann Drane.

— J’ai d’excellentes raisons d’être un peu moins incrédule que vous, à cet endroit, Ann Drane, et, en le disant, je ne crains pas que l’on se moque de moi. On sait bien que je ne suis ni peureux, ni poltron, et je me suis trouvé souvent, en Afrique et ailleurs, dans des passes difficiles dont je me suis tiré à mon honneur, et où je me suis comporté de manière à ne pas permettre le moindre doute à cet égard. Mais, arrivons au fait ; écoutez-moi un moment, puis Ewenn et Ann Drane me donneront l’explication de tout ce que je vais vous dire.

Je demeurais alors à Rune-Riou, une maison où j’aurais voulu vous voir pendant huit jours seulement, Ann Drane, pour éprouver un peu votre courage et votre incrédulité. Une nuit, je revenais de Kerarborn, où je m’étais attardé à jouer aux cartes. Après avoir passé le moulin du Pont-Meur, j’entrai dans le petit taillis qui, comme tu le sais, Ewenn, et toi aussi, Francès, est à l’extrémité levant de la prairie dont l’extrémité opposée touche aux bâtiments de Rune-Riou. Un sentier étroit traversait ce petit taillis, et j’y avais à peine fait quelques pas, qu’une voix nette et intelligible cria assez près de moi : — Pipi ! — comme chacun de vous pourrait le dire là, auprès du feu. Je me retournai du côté d’où venait la voix, et je dis sur le même ton, et avec assurance : — Quoi ! Qui m’appelle ? Mais, pas de réponse, et j’eus beau regarder de tous côtés, je ne vis personne. Je ne m’en inquiétai pas davantage, et je continuai ma route. Mais, bientôt la même voix dit encore, et plus près de moi : — Pipi ! — Eh ! quoi donc, mille diables ! Que me veux-tu ? Pas de réponse encore. — L’imbécile qui est là et qui cherche à me faire peur, perd sa peine, et ferait bien de répondre et de se montrer, autrement, je pourrais bien l’aller chercher, et alors, il s’en repentirait ! dis-je, d’un ton menaçant. Rien ne répondait ni ne se montrait toujours, et je me remis à marcher, d’assez mauvaise humeur. — Pipi ! — cria-t-on une troisième fois, plus fort et plus près de moi. J’étais en colère ; je coupai un fort bâton dans un buisson de coudrier, et je me mis à battre le bois en tous sens, en jurant et en maugréant : — Montre-toi donc, poltron ! lâche ! malheur à toi, si je te trouve ! Mais, je ne trouvai rien, et je m’en allai, furieux, toujours maugréant et jurant. J’étais sorti du taillis, et je continuais de suivre le sentier, à travers la prairie ; je n’avais plus autour de moi ni buissons, ni arbres, ni quoi que ce soit où quelqu’un pût se cacher. Tout à coup, on fit à mon oreille : hem ! comme si quelqu’un était sur mes talons, ou contre mon épaule. Je me retournai vivement, prêt à jouer de mon bâton. Mais, à ma grande surprise, je ne vis toujours personne, rien ! — Alors, je commençai d’avoir peur, et j’accélérai le pas. Un peu plus loin, un second hem ! se fit entendre, comme un coup de canon. Et je ne voyais toujours rien. Ma peur alla alors croissant et je ne savais plus comment j’avançais ; il me semblait que mes pieds ne touchaient plus la terre. Quand j’arrivai à l’extrémité de la prairie, au moment où je posais la main sur l’échalier, pour le franchir, il me sembla qu’une autre main, une main invisible, s’y posait en même temps que la mienne, mais si forte et si lourde, que je crus que tout allait disparaître sous terre, l’échalier, les deux piliers de granit et moi avec. Je ne sais comment j’arrivai jusqu’à mon lit ; mais le lendemain matin, je m’y retrouvai tout habillé et avec une bonne fièvre.

Hé ! bien, tout cela est naturel, n’est-ce pas, Ann Drane, n’est-ce pas, Ewenn, et s’explique le plus facilement du monde ?

— Je crois pouvoir affirmer, répondit Ewenn, que maître Pipi n’avait pas joué aux cartes, à Kerarborn, pendant une grande partie de la nuit, sans boire passablement de cidre et de vin, quelque peu de cognac ou de rhum aussi, sans doute, si bien que sa tête était échauffée, que son imagination fermentait, et son oreille tintait et prêtait des voix mystérieuses, des imprécations terribles, aux arbres, aux buissons et aux moindres roseaux agités par le vent.

— Voilà ! voilà ! reprit Pipi ; toujours la même explication, qui n’explique rien : vous aviez bu abondamment, votre imagination travaillait (toujours l’imagination), vos yeux voyaient trouble et prenaient pour des fantômes et des géants les troncs d’arbres et les rochers ; vos oreilles tintaient et interprétaient à leur gré le bruit du vent dans les arbres, etc., etc.. et toujours, toujours la même chose ! Mais, tonnerre de Brest ! allez conter cela à d’autres ; je ne suis peut-être pas un enfant à avoir peur de son ombre, et quand je dis avoir vu ou entendu une chose, je l’ai vue ou entendue, et non rêvée. Vraiment ces esprits forts qui, tirant vanité de leur incrédulité, pensent avoir seuls le privilège de la bravoure, et s’imaginent qu’ils n’y a qu’eux pour avoir de bons yeux, de bonnes oreilles et des sens infaillibles et surtout une imagination toujours sûre, calme et froide, sont impatientants. Ah ! que je voudrais donc les voir à l’épreuve ! Moi aussi, j’ai été un peu comme cela ; mais, on change, avec l’expérience et le temps.

Et puisque je suis sur ce chapitre, écoutez encore ; vous verrez qu’ils m’expliqueront aussi ce que je vais dire ; mais toujours par les mêmes mots : imagination, sens troublés, fièvre, etc..

C’était encore à Rune-Riou. Pendant que j’ai habité cette maison, j’ai eu tout le temps de faire connaissance et de me familiariser avec les lutins et autres habitants du monde surnaturel. Toi, Katel, tu as déjà entendu, et plus d’une fois, conter ces histoires des lutins de Rune-Riou, soit à moi, soit à ma sœur ou à d’autres, et Ewenn aussi.

— Oui, certainement, répondit Katel, et il n’est pas un ancien domestique de Rune-Riou qui n’ait long à conter là-dessus. Ainsi m’a-t-on assuré que, même en plein jour, on y entendait remuer les marmites, la vaisselle, et cependant on ne voyait jamais rien. J’ai aussi entendu dire à ta sœur que, pendant l’été, après souper, on se réunissait souvent dans l’aire à battre ou dans le jardin, pour causer et jouer à différents jeux, et personne, alors, ne restait dans la maison ; et cependant, on y entendait très-distinctement marcher, remuer les objets, causer et rire, comme s’il y avait eu une douzaine de personnes. L’ancienne maison a été démolie, une autre a été bâtie sur l’emplacement, mais il paraît que les lutins ont délogé.

— Tout cela est parfaitement vrai, reprit Pipi. Mais voici ce que je voulais vous raconter.

Pendant le carnaval, le mardi gras, je crois, de je ne sais plus quelle année, ma sœur, mon frère et tous les domestiques étaient allés souper chez ma mère, à Guergarellou. J’étais resté seul à la maison. J’avais allumé un grand feu dans la cuisine, puis j’avais pris un livre, la tragédie bretonne de Sainte-Triphine, ma foi ! et je lisais tranquillement, assis dans le grand fauteuil de chêne de mon grand père. Au bout de quelque temps, j’entendis remuer au bas de la cuisine, et des bruits métalliques comme si quelqu’un changeait de place aux marmites et aux chaudrons. Je crus d’abord que c’étaient les chats qui faisaient ce bruit. Impatienté de voir qu’il continuait, j’allai voir ; mais, il n’y avait ni chien ni chat par là. Je revins à mon fauteuil près du feu, et repris ma lecture. Mais, voilà en haut, dans le grenier, un vacarme de tous les diables, comme un tas de planches qui s’écroulerait bruyamment. Il y avait quelques jours que j’y avais monté et entassé en piles plusieurs douzaines de rais non encore dégrossis et destinés à garnir les roues d’une nouvelle charrette.

— Allons ! me dis-je, voilà mes rais qui viennent de s’écrouler. Et je pris ma lumière et montai au grenier. Grand fut mon étonnement, après un pareil tintamarre, de voir que mes rais étaient à leur place, et que rien ne paraissait avoir bougé, dans le grenier. Je regardai, à l’aide de ma lumière, et visitai tous les coins, et criai : — « Y a-t-il quelqu’un là ? Qu’il parle, je ne lui ferai pas de mal. — Je ne vis rien, personne ne souffla mot. Allons ! me dis-je, c’est le lutin qui fait ses farces. N’importe, nous verrons peut-être bien le bout de son museau, et nous saurons alors lequel de nous deux aura peur de l’autre. — Et je restai là, blotti dans un coin, bien une demi-heure et la chandelle éteinte.

Mais, rien ne bougea, pendant tout ce temps, de sorte que je descendis, et me mis à tisonner mon feu et à fumer, attendant bravement que mon compagnon voulut bien venir causer et boire un verre de cidre avec moi. Mais non, il ne voulut point approcher, mais il continua ses malices. Voilà qu’on déplace et traîne la grande table, dans la chambre, au dessus de moi ; puis, toutes les assiettes, tous les verres, les plats du buffet sont jetés sur le plancher, et brisés en mille morceaux ! je prends une trique et je monte en toute hâte, m’attendant à trouver la chambre jonchée de débris. Mais non, rien ! La table était à sa place, et dans le buffet, rien n’avait bougé. Oh ! j’étais furieux, et avec mon bâton, je frappais le plancher et la table, et je jurais, et je criais : — « N’importe qui est là, homme, lutin ou diable, qu’il se montre ou qu’il parle, au moins, s’il ne veut pas se montrer ; qu’il dise ce qu’il veut, et nous verrons, car il y a ici un gars qui n’a pas peur, et qui lui parlera en face. Hé ! bien donc, poltron ! lâche ! tu ne te montreras pas ?

Et je criais et je jurais plus fort, et ne savais guère ce que je disais. Mais, rien ne se montrait, rien ne répondait, et je descendis, en maugréant et en jurant de belle sorte.

Puis, je me calmai un peu ; je craignis d’être allé trop loin, d’en avoir trop dit, et je commençai d’avoir peur. Je repassai dans ma mémoire tout ce que j’avais entendu raconter de ces génies malicieux et méchants, bons et serviables tour à tour. Je me rappelai l’aventure de Guyon Mab-Maho, cet homme d’une force prodigieuse, un véritable Hercule, qui emportait les premiers prix dans toutes les luttes et aux pardons, battait tout le monde, quand il avait bu quelques chopines de trop. Il était charretier au vieux manoir de Guernaham, en Plouaret. De tout temps le manoir de Guernaham avait été en possession de son lutin familier, qui avait soin des chevaux, qui les peignait, les brossait, les lavait, renouvelait leur litière, ne les laissait jamais manquer de foin et de paille fraîche ; enfin, le domestique n’avait presque rien à faire. Aussi, dans tout le pays, on n’eût pas trouvé un attelage comme celui de Guernaham, des chevaux aussi propres, aussi gras, aussi luisants. Un soir, que Guyon arrivait du pardon de Lanvellec, ayant bu plus que de raison, il se mit à appeler le lutin à grands cris, à l’injurier et à le défier à la lutte. On n’a jamais bien su ce qui se passa ; toujours est-il que le lendemain, Guyon Mab-Maho était sur le flanc, rompu, brisé et pouvant à peine se retourner dans son lit. À tout moment, il croyait entendre le ricanement terrible du lutin, qui le faisait trembler et frissonner comme un enfant. Depuis ce jour, il ne fit que dépérir, et autant je l’avais connu brillant et fort, autant je le vis faible, amaigri et chancelant sur ses jambes. Les chevaux aussi portèrent la peine de la faute de leur conducteur, et bientôt ces fiers et superbes animaux ne furent plus que de misérables rosses.

Et puis Barbaïc Loho, vous savez bien ce qui lui arriva, à Kerarborn ?

— Oui, dit Katel, la pauvre Barbaïc ! Elle est maintenant bien vieille, bien cassée, bien misérable. La dernière fois que j’allai à Plouaret, je la vis qui ramassait quelques branches de bois mort que le vent avait fait tomber des arbres, dans le bois de Kerarborn. J’eus bien de la peine à la reconnaître ; sa vue me causa une grande tristesse, et je me dis presqu’involontairement :


— Pauvre femme ! — ton corps fléchit sous la douleur, Passe donc, et t’en va dans un monde meilleur ! —


— Mais il faut nous dire un mot de l’histoire de Barbaïc, à nous autres qui ne la connaissons pas, dit le vieux Fanch Ar Floc’h. Car moi aussi j’ai eu affaire aux lutins, et je sais qu’ils n’aiment pas à être contrariés.

— Eh ! bien, reprit Katel, Barbaïc Loho était servante à Kerarborn, en Plouaret. Elle était jeune, alors, rieuse et espiègle. Kerarborn avait aussi son lutin familier, qui avait soin des vaches ; — aussi, donnaient-elles toujours, en abondance, un lait délicieux, riche en crême et en beurre. Le lutin de Kerarborn ne s’occupait pas des chevaux, et ne voulait Être agréable qu’aux femmes. La nuit, il balayait la cuisine, lavait les marmites, écurait et fourbissait les casserolles, les bassins de cuivre jaune, frottait les meubles, les armoires, les buffets, les vieux bahuts de chêne sculpté, de sorte que c’était plaisir de voir la cuisine de la vieille Marc’harit, qui y précéda Barbaïc. Tout était d’une admirable propreté, tout brillait et reluisait, et l’on pouvait se mirer partout. Il faisait beau être cuisinière à Kerarborn ! Aussi, quand Marc’harit allait se coucher, elle avait soin qu’il y eût toujours une bonne braise au foyer, l’hiver ; elle plaçait au coin de l’âtre un galet arrondi et poli par les flots de la mer, et qui avait assez la forme d’une citrouille, et de son lit, elle voyait son lutin chéri qui venait s’y asseoir et se chauffer, jusqu’au chant du coq, quand sa besogne était faite, en écoutant les chansons de son ami le grillon. Il avait tout au plus un pied de haut et jamais Marc’harit n’avait pu voir son visage, qui disparaissait sous un chapeau à larges bords, comme on en porte dans une partie de la Cornouaille. On était habitué au bon lutin, et on ne s’en effrayait point, car il n’avait jamais fait de mal à personne.

Un jour, la vieille Marc’harit mourut, et la jeune Barbaïc recueillit sa succession si enviée, comme cuisinière du manoir. Elle en était toute heureuse et toute fière. Tout alla on ne peut mieux, dans les premiers temps. Le lutin était bien aise et bien heureux d’épargner la peine et le plus grossier du travail à la belle et rieuse Barbaïc, et il se réjouissait de l’entendre chanter et rire, tout le long du jour, au lieu que la vieille Marc’harit grognait et bougonnait souvent. Mais Barbaïc, qui rêvait sans cesse à quelque malice ou espièglerie, eût un jour l’idée de vouloir rire aux dépens de son ami le lutin. Hélas ! ce fut pour son malheur !

Une nuit, avant de se coucher, elle chauffa au feu le galet, puis le mit à la place ordinaire, et, de son lit, elle guetta avec impatience l’arrivée du lutin. Il vint, comme d’habitude, et alla, sans défiance aucune, s’asseoir à sa place accoutumée. Mais, aussitôt il se releva, en poussant un cri, un cri épouvantable qui ébranla toute la maison, puis, il s’enfuit, en se grattant les fesses, et renversant tout sur son passage. Barbaïc eût peur, reconnut qu’elle avait commis une faute grave, et s’en repentit. Mais hélas ! il était trop tard ! Depuis ce jour, tout alla on ne peut plus mal pour elle. Les vaches devinrent maigres et décharnées, ne donnèrent presque plus de lait, et le peu qu’elles en donnaient aigrissait sur le champ. Dans la cuisine, ce fut un désordre et une malpropreté inconcevables. La pauvre fille avait perdu toute sa gaîté, et elle avait la main si malheureuse, qu’elle ne pouvait plus toucher à un pot, à une assiette, sans les laisser tomber sur les dalles de la cuisine, et les voir voler en éclats ; — et alors, un rire terrible, effrayant, retentissait à ses oreilles. La cuisine aussi était devenue détestable : la soupe et la bouillie étaient toujours trop douces ou trop salées, les crêpes brûlées, les viandes pas assez cuites ; les domestiques se plaignaient constamment de leur nourriture, si bien qu’on congédia Barbaïc. Elle trouva facilement à se placer ailleurs ; mais le malheur la suivit partout, et bientôt personne ne voulut plus d’elle. Alors, la pauvre fille se laissa aller au désespoir, n’eut plus de courage à rien et bientôt on la vit réduite à mendier de porte en porte, vieille à trente ans, et courbée sous la malédiction du lutin qu’elle avait offensé.

— Oui, oui, dit Ar Floc’h koz, il ne faut jamais plaisanter avec les esprits, ni chercher à leur faire de mal surtout, car ils se vengent toujours, et notre force et toutes nos malices, ils s’en moquent bien. Qui était plus fort et plus malin que Malo Kerlouarn ? et cependant…

— Mais, Fanch koz, laissez donc Pipi finir son histoire, qui est restée en route…

— C’est toujours ainsi, dit Pipi ; quand on vous prie de parler, vous n’avez rien à dire ; puis, dès que quelqu’un veut conter quelque chose, vous l’interrompez à tout moment et fourrez deux, trois histoires dans la sienne, de sorte que, quand il veut reprendre, il ne sait plus où il en était.

— Vous en étiez Pipi, dit Gorvel, au moment où la peur vous prit, après avoir injurié et défié le lutin de Rune-Riou.

— Oui : eh ! bien, ces histoires de vengeance de lutins que je me rappelais, et d’autres encore, aussi peu propres à me rassurer, se succédaient dans ma mémoire, et peu à peu une telle frayeur s’empara de moi, que j’allai me coucher. Je fus à peine dans mon lit, que j’entendis qu’on s’emparait du ribot. Et le bruit de recommencer, et un charivari de tous les diables ! On faisait mine de riboter du lait, pendant quelque temps, puis, on roulait le ribot d’un bout à l’autre de la maison, puis, on le montait dans l’escalier, et on le faisait dégringoler du haut en bas, sur les marches. Il fallait entendre tout cela ! c’était un sabbat, vous dis-je !…

Enfin, on frappa à la porte de la maison. C’étaient mes frères, ma sœur et les domestiques qui revenaient de Guergarellou. Je m’étais enveloppé par dessus la tête dans mes draps, et je ne bougeai pas. On frappa une seconde fois, et on m’appela. Certain, alors, que ce n’était plus le lutin, toute ma peur s’évanouit, comme par enchantement, je m’habillai à la hâte, et j’allai ouvrir.

— Eh ! bien, me dirent-ils, tu étais donc couché, que tu nous as fait attendre si longtemps à la porte ? Sais-tu qu’il ne fait pas chaud ?

— Ma foi ! oui, je m’étais couché ; c’est si ennuyeux d’être seul, et vous tardiez tant à arriver !

— Et le lutin, l’as-tu entendu ?

— Le lutin ? Allons donc ! Est-ce qu’il y a des lutins ? Contes de vieilles femmes que tout cela ! Je ne voulais rien dire devant ma sœur et mon jeune frère, qui n’auraient pas osé rester plus longtemps dans cette maison, et qui n’auraient rêvé que lutins, à la moindre souris qui aurait trotté, la nuit. Et puis aussi, alors, je me défendais bien de croire aux lutins et aux apparitions.

On se coucha tranquillement, et rien ne vint plus troubler notre sommeil, pour cette nuit.

Voilà ce qui m’est arrivé, à moi qui suis ici à vous le raconter, non d’après le récit de tel ou tel, mais pour l’avoir entendu moi-même, n’étant ni ivre, ni endormi. Eh ! bien, Ewenn, eh ! bien, Ann Drane, vous avez dit qu’en pareil cas, il ne faut jamais avoir peur, ni fuir, mais qu’on doit, au contraire, aller droit au but, s’avancer hardiment vers le fantôme ou le bruit, et ne pas s’en aller avant d’en avoir la raison. Et qu’eussiez-vous fait, à ma place ? Voyons, dites. Me suis-je montré trop peureux ? N’ai-je pas battu le taillis en tous sens, sans trouver personne ? N’ai-je pas défié et injurié le lutin lui-même, ou le diable peut-être, qui sait ? Que pouvais-je faire de plus, et comment agir avec un ennemi invisible et insaisissable ?

— J’avoue, dit Ewenn, que tu as montré du courage et du sang-froid, selon ton habitude, bien que tu aies toujours fini par avoir peur : mais, dans ces deux circonstances, tu dis avoir beaucoup entendu de bruit et de vacarme, sans avoir rien vu, de sorte que…

— Oui, oui, je comprends ; toujours la même histoire : de sorte que c’est mon imagination qui a tout fait, que le sens de l’ouïe était troublé, ou à lui seul valait tous les autres, etc. Mais, que direz-vous si, plusieurs personnes étant ensemble, elles voient et entendent les mêmes choses extraordinaires ? Direz-vous que toutes, au même moment, ont les mêmes sens troublés ou surexcités, de manière à avoir les mêmes perceptions et à recevoir les mêmes impressions surnaturelles ? Tenez, s’il n’était pas si tard, je vous conterais quelque chose, une aventure qui m’est encore personnelle, et où j’ai vu et entendu, et qui vous paraîtrait peut-être plus concluante…

V

— Ce sera pour une autre fois, Pipi, dit Katel ; assez de revenants comme cela, pour ce soir ; il va être temps de finir la veillée ; les enfants sont tout tremblants et osent à peine regarder vers le fond de la cuisine, où il fait noir, et plus d’un et plus d’une, qui ne sont pas des enfants, ne se couchera pas, sans avoir regardé sous son lit, et fera, cette nuit, de singuliers rêves… Voyons, Marc’harit et Marianna, chantez-nous quelque beau gwerz ou sône, pour chasser de nos têtes ces images lugubres et ces terreurs mystérieuses, afin que nous puissions nous endormir sur des idées plus riantes…

— Que vous chanterai-je bien, dit Marianna ? Gwerz Ervoanik Al Lintier, si vous voulez ?

— Non, c’est trop triste cela. Marc’harit va nous chanter un beau sône.

Et Marc’harit, après s’être fait un peu prier, comme toutes les jeunes filles, quoiqu’elle brûlât d’envie de faire entendre sa belle voix, chanta le sône suivant :

Sône[6]

À Plounévez j’allai au pardon : — là mon cœur fut brisé, — et si mon corps est revenu à la maison, — il est bien malade aussi, ma chère petite sœur.

Ma chère petite sœur, préparez-moi mon lit ; — Dieu seul sait quand je m’en relèverai : — cherchez-moi aussi un prêtre, — mon pauvre cœur est brisé !

— Mon frère chéri, dites-moi — quel est le mal dont vous êtes atteint ? — Il n’y a pas de mal qui ne puisse se guérir, — avec la grâce et la volonté de Dieu.

— Hélas ! pour avoir trop aimé une fille, — j’ai du mal et de la douleur assez ! — Hélas ! Marguerite Kernitron — est celle qui m’a brisé le cœur !

Dans le pardon quand j’arrivai, — mon Dieu qu’ai-je vu ! — ô malheur ! celle que j’aime — dansait avec Pierre de Kervran !

Une belle coiffe à dentelles sur la tête, — les joues rouges, les cheveux blonds, — un bouquet de fleurs parfumées à son corset, — le pied léger et l’œil vif.

À son doigt était encore mon anneau : — et elle était gaie et rieuse. — Dieu, comme elle était belle et jolie, — et comme chacun la convoitait !

Elle passa près de moi : — quand elle me vit, elle détourna la tête. — O Dieu, quel crève-cœur ! — comment ne suis-je pas mort sur la place ?

Mais cela arrivera sans tarder ; — oui, ma pauvre sœur, il faudra mourir,— mon cœur est brisé dans ma poitrine, — et jamais plus je n’irai à aucun pardon !

En m’en retournant à la maison, le soir, — comme je gravissais la colline, — j’ai vu une étoile — qui était belle et brillante :

Et elle est descendue du haut du ciel — et est tombée dans les ténèbres, — et je me dis alors à moi-même : — voilà mon amour !

Ma sœur, faites préparer mon cercueil, — car dans trois jours je serai dans le cimetière, — et quand mon corps aura été descendu en terre, — ma sœur, vous mettrez dessus

Des fleurs d’été, des roses rouges et blanches, — sous le plus grand des ifs (du cimetière), — afin que les jolies filles — et les jeunes gens viennent les cueillir.

Et alors ils se diront ceci : — agenouillons-nous et prions — pour le jeune homme qui repose ici, — et qui est mort pour avoir trop aimé ! »

Voilà un joli sône, dit Pipi Ar Morvan, et, bien que ce soit encore triste, nous irons à présent nous coucher avec des impressions moins sombres que celles que nous auraient laissées les récits qui ont rempli toute cette veillée.

Il était dix heures, et la veillée finit ainsi, un peu plus tard que d’ordinaire.



_________


TROISIÈME VEILLÉE


« Aussi vrai que je suis ici, je l’ai vu !… Il fut un temps où, dès que le crâne était vide de cervelle, l’homme mourait, et tout était fini. Mais aujourd’hui, avec vingt blessures mortelles sur la tête, les morts ressuscitent et viennent nous chasser hardiment de nos sièges !… »
(Macbeth.)

I

« L’hiver sera long et triste. L’aspect de la nature n’est pas joyeux. Celui du monde social ne l’est guère. Vous craignez l’ennui des spectacles. Vous craignez surtout l’ennui des salons. C’est le cas de faire chez vous un grand feu, bien vif et bien pétillant, de baisser un peu les lampes, devenues presque inutiles, d’ordonner à votre domestique, si par hasard vous en avez un, de ne rentrer qu’au bruit de la sonnette ; et, ces dispositions prises, je vous engage à raconter ou bien à écouter des histoires, au milieu de votre famille, car je n’ai pas supposé que vous fussiez seul. Si vous êtes seul, cependant, racontez-vous des histoires à vous seul. C’est un autre plaisir encore, et il a bien son prix. J’ai goûté un peu de tout, et je ne me suis jamais réellement amusé d’autre chose. »

C’est ainsi que Charles Nodier, le conteur incomparable, prélude au récit de l’histoire d’Hélène Gillet, qui, sous certains rapports, ressemble à un véritable conte, et je ne saurais mieux faire, assurément, que de lui emprunter ce charmant début, pour cette troisième veillée.

Il y avait près d’une heure que l’on parlait charrois, chevaux, bœufs et vaches, et je commençais de m’ennuyer de voir la conversation continuer si longtemps sur ce chapitre.

— Allons, dit tout-à-coup Francès, assis comme d’habitude sur son escabeau, contre la pierre calcinée et luisante de suie du foyer, — c’est convenu : la jument blanche n’a pas sa pareille au monde pour la force ; — le bœuf noir ne vaut pas le diable, mange beaucoup et n’engraisse point ; — il sera vendu à la prochaine foire de Caraës (Carhaix). Les seigles ont été un peu endommagés par les nuées de corbeaux qui se sont abattus dessus, ces jours derniers ; mais les avoines et les froments s’annoncent bien, et les dernières gelées ne leur ont pas fait trop de mal. Tout présage une bonne récolte, et Dieu bénira vos travaux… Mais, causons un peu d’autres choses, maintenant. J’arrive avec mon éternel refrain : « Des histoires de revenants et d’apparitions nocturnes, des contes merveilleux, des gwerziou anciens et des soniou nouveaux. »

— Mais, nous t’avons déjà conté à peu près tout ce que nous savons, dit le vieux Gorvel : — veux-tu donc que nous recommencions à te refaire les mêmes récits, pour que tu nous traites de vieux radoteurs ?

— Non pas, Gorvel, vous n’avez pas vidé votre sac, mon vieux, quoique vous en disiez, et je ne vous tiens pas quitte. Mais ce n’est pas à vous que j’en veux, ce soir ; c’est à Pipi Ar Morvan, qui est encore notre débiteur. Il faut qu’il achève de payer sa dette, ce soir, car je le connais solvable, et ne lui laisserai paix ni trève que quand il aura payé. Ainsi donc, Pipi, à toi la parole ; et c’est une histoire de revenant qu’il nous faut. Nous connaissons suffisamment tes exploits africains et ta prise de Constantine, et tu nous les conteras encore plus d’une fois.

— Il n’est pas besoin de tant de prières et de précautions oratoires, dit Pipi ; tu sais bien que je ne suis pas homme à faire des façons, et que je ne ressemble point à Marianna et à Marc’harit là, qu’il faut toujours prier et supplier pendant une demi-heure pour leur arracher un Gwerz ou un Sône, quoique, au fond, elles brûlent d’envie de faire admirer leur belle voix ; mais, il est de mode de faire toujours un peu de façons.

— C’est bien, mon brave Constantine, je te reconnais là, et j’aime les gens francs et sans façons. Va, nous t’écoutons.[7].

— Nous bivouaquions une nuit dans la plaine de la Mitidja…

— Non, non ! pas de cela. N’allons pas si loin, s’il te plaît, restons en Basse-Bretagne.

— Quoi donc ? il faut me laisser vous raconter comment…

— Comment tu pourfondis un géant Arabe, n’est-ce pas ? ou dispersas, seul, et mis en fuite toute une armée de Bédouins, mon bel Amadis ? Non ; dis-nous tout simplement ce qui t’arriva, une nuit, en revenant du Vieux-Marché, où tu t’étais attardé à une table de jeu.

— Je n’aime pas beaucoup à parler de ces choses là ; cependant, pour vous faire plaisir, et pour avoir la paix…

— Nous t’en serons très-reconnaissants, et écouterons ensuite tes histoires africaines.

— Eh ! bien, c’était au mois de février de je ne sais plus quelle année, — 1836 ou 1837, je crois. Nous avions chassé toute la journée, à Pédernec, à Louargat et sur la montagne de Bré ; puis, nous étions revenus souper au Vieux-Marché, les carniers bien remplis, mais les estomacs vides. Au sortir de table, on se mit à jouer, et une fois qu’on est au jeu, on ne sait jamais bien quand on finira. Nous jouions le brelan. Je perdais, et je m’entêtais d’autant plus, et mon frère le notaire, qui m’attendait pour retourner à la maison, finit par s’impatienter et partit, seul, vers minuit. Il faisait bien froid, il gelait dur, et la nuit était claire. À peine était-il sorti du ravin de Goazcado, qu’il entendit le son d’une clochette, à côté de lui, dans le champ qui bordait le chemin. Il ne s’en inquiéta pas, pensant que c’était un mouton ou une vache égarée, et poursuivit sa route. Bientôt il quitta la grande route, et prit à travers champs un sentier qui devait le conduire au moulin du Pontmeur. La clochette semblait le suivre, et résonnait toujours à côté de lui ; mais, il ne voyait rien. Plusieurs fois, il regarda derrière les buissons, et les talus où il croyait entendre le son ; il n’apercevait ni mouton, ni vache, ni rien autre chose qui pût occasionner ce bruit. Cela lui paraissait bien extraordinaire, et, tout en se disant que ses oreilles tintaient, apparemment, il ne laissait pas d’avoir quelque peur. Enfin, il arriva à Guergarellou, sans encombre, se coucha aussitôt, dormit bien, et le lendemain, il ne pensait plus à la clochette de Goazcado, jusqu’au moment où je racontai ce qui m’était arrivé à moi-même. Or, voici ce qui m’était arrivé.

Notre jeu finit enfin, vers trois ou quatre heures du matin. Nous nous séparâmes, et chacun s’en alla dans sa direction ; les deux Huërou prirent le chemin de Kerarborn, François Le Rolland et deux ou trois autres m’accompagnèrent jusqu’à Goazcado. Là, je pris par les champs, comme l’avait fait mon frère, parti avant moi, et eux continuèrent vers le bourg de Plouaret. Avant de nous quitter, nous avions allumé nos pipes, et je m’en allais, seul, en fumant, et en songeant aux beaux coups de cartes par lesquels j’avais rattrappé mes pertes du commencement. Puis, voilà que tout-à-coup je me sens pris de frissons. Je les attribuai d’abord au froid ; et pourtant, je n’avais pas froid. Un instant après, je commençai de trembler et d’avoir peur. Et je ne pouvais m’expliquer ni pourquoi je tremblais, ni pourquoi j’avais peur ; car enfin, je ne voyais ni n’entendais rien d’extraordinaire et qui pût me faire peur. J’avais beau me dire à moi-même que c’était ridicule, je ne pouvais me rassurer, et bientôt je me sentis si impressionné, si troublé, si bouleversé, que je ne pouvais aller plus loin ; il fallut m’arrêter. J’allai m’adosser contre le pignon d’une pauvre chaumière, au bord de la route, et m’abritai contre le vent, qui était assez fort et très-froid. J’allumai encore une pipe, et résolus d’attendre là le jour. J’avais déjà moins de peur et je fumais tranquillement, en regardant les étoiles, qui scintillaient et en rêvant de choses et d’autres. Je ne songeais même pas à raisonner mon action et à me demander pourquoi je restais là, comme le dernier des poltrons, la nuit étant si belle et les chemins si beaux. J’agissais sous l’impression d’une influence secrète, un je ne sais quoi que je ne puis définir.

Tout-à-coup, j’entends le bruit argentin d’une clochette, sur la route, et pas loin de moi. Je dresse les oreilles. Le son avance, avance toujours, passe devant moi et continue en s’éloignant, vers le village du Vieux-Marché. Mais, je ne voyais rien, et la clochette semblait agitée par une main invisible. Un instant après, j’entendis un bruit de sabots sur les pierres et la terre durcie de la route : je me retourne, et je vois venir par le chemin, tranquillement, gravement, un paysan de haute taille, habillé de toile blanche, son chapeau à larges bords à la main et ses cheveux blancs tombant sur ses épaules et flottant au vent. Il pouvait avoir soixante ans, ou davantage. J’avais beau l’observer, je ne le connaissais pas, et je me disais : qui donc peut être ce vieillard. Il avançait toujours. Quand il passa devant moi, je lui adressai ainsi la parole : — Bonsoir, parrain ! Vous voilà en route de bien bonne heure ! Il ne détourna pas la tête, il ne répondit pas, et continua tranquillement sa route, comme s’il n’avait pas entendu. Un peu dépité, n’étant pas habitué à de pareilles façons d’agir, je repris, d’un ton assez arrogant :

— Eh ! Mais vous êtes bien fier, mon brave homme ! Serait-ce donc vous, par hasard, qui feriez lever le soleil !

Même silence ; et il disparut, au détour du chemin.

Au même instant, j’entendis le galop d’un cheval, qui arrivait à fond de train. Et, avec la rapidité de l’éclair, passa sous mes yeux un cavalier inconnu, la tête couverte d’un large feutre noir, enveloppé d’un manteau qui flottait au vent et monté sur un cheval noir qui, de ses quatre pieds faisait jaillir les étincelles des cailloux du chemin. Il était déjà loin de moi que j’entendais encore son galop sur la route glacée et sur le pavé du Vieux-Marché. Puis, tout rentra dans le silence.

Ce cavalier me préoccupait beaucoup, et je me tourmentais l’esprit pour savoir qui ce pouvait être. Il avait passé avec une telle rapidité, que je n’avais pu ni voir sa figure, ni lui adresser la parole. Je ne connaissais pas davantage le cheval. Quel magnifique cheval ! Jusqu’alors, je n’avais pas eu grand’peur, et je n’avais songé à rien de surnaturel. Mais, en réfléchissant, dans le silence, à tout ce que je venais de voir et d’entendre, insensiblement, je fus pris d’une telle frayeur, que j’étais comme pétrifié et n’avais aucun sentiment de rien. Comme presque toujours je n’eus peur qu’après.

— Et avant aussi, dit Ewenn, ne l’as-tu pas dit ?

— C’est vrai, j’avais eu peur avant aussi, avant d’avoir rien vu ni entendu, ce qui me semble étrange. Je ne saurais dire combien de temps je restai dans cet état. Mais, un coq chanta, dans le voisinage, et aussitôt je n’eus plus peur, et je me remis en route et j’arrivai à Guergarellou, au petit jour.

— J’ai souvent fait cette remarque, à propos de pareilles histoires, dit Francès : c’est que le chant du coq, ou le son d’une voix connue vous remet et vous rassure immédiatement, au moment de la plus grande frayeur. On dirait que notre âme voyage loin de nous, et que le corps, resté seul, a peur et tremble, comme un enfant abandonné dans les ténèbres. Mais au moindre bruit, à la moindre manifestation de la vie extérieure, elle revient promptement, et nous n’avons plus peur, parce que nous ne nous sentons plus seuls.

— En arrivant à Guergarellou, reprit Pipi, je me couchai aussitôt. J’eus un peu de fièvre, je ne le cache pas, et je dormis peu. Je me levai vers le soir, et je racontai ce qui m’était arrivé. Ce fut alors seulement que mon frère le notaire parla aussi de la clochette invisible qui l’avait suivi, à travers champs, jusqu’à Guergarellou.

Eh ! bien, maintenant, les esprits forts, les incrédules systématiques auront beau vouloir m’expliquer tout cela par leurs mots ordinaires : rêve, hallucination, trouble des sens… je réponds, moi, qu’il y a autre chose que cela, qui échappe à notre raison comme à leur science, mais qu’il m’est impossible de nier pour cela.

— J’aime ta franchise, et quoique, dans l’opinion de ces savants et de ces éternels douteurs dont tu parlais tout-à-l’heure, cet aveu et ces récits puissent paraître en contradiction avec ta bravoure bien connue et tes exploits dans un pays où tu as eu affaire à d’autres revenants, les Bédouins, sans jamais avoir peur, moi, je n’y vois qu’une preuve de plus de conviction et de sincérité de ta part. D’ailleurs, je soutiens que l’on peut avoir peur, sans être un poltron : et tu en es encore la preuve. Mais, as-tu essayé de trouver une explication à cette aventure étrange ?

— Ces choses sont tellement au-dessus de la portée de notre esprit, que le plus sage serait peut-être de ne pas essayer de les pénétrer. Voici, pourtant, ce qu’en pense notre recteur.

Un jour je dînais avec lui à Kerdanet. C’était quand je vins en congé de semestre, après la prise de Constantine. Après dîner, on joua un peu aux cartes, et je lui gagnai pas mal d’argent. Comme je le plaisantais sur sa perte, il me dit : — ce que je regrette le plus, ce n’est pas mon argent, mais bien l’usage que vous en ferez.

— J’entends bien, monsieur le recteur ; vous l’auriez si bien sanctifié, n’est-ce pas, par des aumônes bien placées, tandis que, dans mes mains, il est exposé à être dépensé dans les auberges, ou à courir le guilledou ! Soyez toujours certain qu’il ne moisira pas au fond d’une armoire.

Il en rit, parce que c’est un prêtre comme je les aime, estimant beaucoup la franchise qui, selon lui, rachète bien des défauts. Enfin, en causant, près du feu, on arriva, je ne sais comment, à parler de revenants. Tout-à-coup, se tournant vers moi, il dit : — mais, que faisons-nous donc là ? parler de revenants et d’histoires de bonnes femmes devant un artilleur qui vient de prendre Constantine ! Je m’étonne qu’il ne soit pas déjà parti d’un grand éclat de rire, en nous traitant de visionnaires et de superstitieux.

Alors, pour lui prouver combien j’étais loin de penser ainsi, je lui racontai ce que je viens de vous raconter, et quand j’eus fini, voici l’explication qu’il m’en donna.

— Eh ! bien, Pipi, voici ce que je pense de tout cela : le bonhomme que vous vîtes passer d’abord, précédé d’une clochette, était votre bon ange. S’il vous eût trouvé sur la route, il vous en eût écarté. Quant au cavalier qui vint après, c’était le diable, et s’il vous eût trouvé seul sur son passage, il vous eût broyé sous les pieds de son cheval.

— C’est une explication, qui en vaut une autre : est-ce la vraie ? je n’en sais rien.

— Je parie, monsieur le curé, lui dis-je alors, que vous croyez aussi aux revenants, aux apparitions surnaturelles, et sans doute vous en avez même vu ; je le devine, à la manière dont vous en parlez.

— Oui, Pipi, oui, je crois aussi aux apparitions surnaturelles ; mais, je n’y ai pas toujours cru, et, comme saint Thomas, et comme vous aussi, il m’a fallu voir pour croire. La jeunesse, voyez-vous, est présomptueuse, et ne croit pas facilement à ce qu’elle ne comprend pas ; et puis, l’amour-propre, la forfanterie s’en mêlent aussi, souvent. Un jeune homme croire aujourd’hui aux revenants ! — fi donc ! c’est bon pour les enfants et les femmes ; et encore !… Mais, l’âge vient, et avec l’âge, l’expérience, et l’expérience donne tous les jours de si terribles démentis à notre orgueil, à notre raison et à notre science, qu’il ne nous reste qu’à nous humilier devant celui qui fait lever le soleil, comme vous le disiez tout-à l’heure, et à dire, à chaque phénomène qui confond notre raison : Dieu est grand ! C’est le plus sage, je vous assure. Quiconque ne croit qu’à ce qu’il voit et comprend est un sot : mais, plus sot est encore celui qui croit indistinctement, aveuglément, à toutes les sottes histoires qu’il entend débiter à droite et à gauche.

— Je suis parfaitement de votre avis en ceci, M. le recteur, et il me tarde de connaître ce qui vous a converti sur ce chapitre.

— Volontiers, Pipi ; vous m’en avez donné l’exemple, et je parlerai avec autant de franchise que vous-même.

II

Quand j’étais recteur de Ploëzal, avant de venir à Plouaret, plus d’une fois déjà, des paysans, des hommes et des femmes, étaient venus me trouver, me priant de dire des messes pour le repos de l’âme de leur père, de leur mère, d’un parent ou d’une autre personne quelconque, qu’ils disaient leur être apparue, après sa mort. Moi, incrédule, alors, je plaisantais, je me moquais même un peu d’eux, leur disant qu’ils avaient rêvé tout cela, ou que leurs sens étaient troublés, qu’ils avaient sans doute bu trop de cidre ou d’eau-de-vie, et autres choses semblables, et je les renvoyais et leur défendais de croire à de pareilles sottises. Mais, ils revenaient presque toujours, pleurant et suppliant, disant qu’ils étaient obsédés par des apparitions et ne pouvaient plus dormir ni trouver aucune tranquillité d’esprit. Je restais inflexible, je les rebutais, et ils allaient s’adresser ailleurs.

Quand j’arrivai à Plouaret, la première messe qui m’y fut commandée, ce fut par une femme qui me dit avoir vu, à trois reprises différentes, sa grand’mère, morte depuis quelque temps déjà. Je la reçus suivant mon habitude en pareil cas, et fis de mon mieux pour lui persuader qu’elle n’avait point vu sa grand’mère et qu’il ne fallait pas ajouter foi à de pareilles superstitions. Elle s’en alla peu satisfaite, et nullement convaincue. Je réfléchis beaucoup sur ce sujet ; je consultai ma raison, mes livres anciens et nouveaux, la Bible, les pères de l’Église, et je vis que je pouvais être superstitieux, dans la bonne acception du mot, sans être en désaccord ni avec la Bible, ni avec les pères de l’Église, et aussi sans me trouver en trop mauvaise compagnie. La liste des grands hommes qui ont été superstitieux serait longue à faire, depuis César, et avant, jusqu’à Napoléon Ier. Je me demandais si une croyance pouvait être si généralement répandue, sans qu’il y eût quelque part de vérité. J’étais ébranlé.

Une nuit, je lisais dans mon lit la Somme théologique de saint Thomas. Je faisais des recherches pour un sermon que je devais prêcher le dimanche suivant. J’avais lu fort avant dans la nuit. Je venais de fermer mon livre et d’éteindre ma lumière, et je récapitulais, j’analysais ma lecture et cherchais à coordonner mon discours. Il faisait très-sombre. Tout-à-coup, j’entendis remuer les chaises, au pied de mon lit. Je crus que j’avais enfermé mon chien dans ma chambre, et je l’appelai. Mais, le chien ne vint pas à mon appel ; il n’était pas dans la chambre. Alors, je vis surgir de l’autre extrémité de l’appartement trois personnages, avec de longues robes noires, la tête nue et ressemblant à des prêtres. Ils tenaient chacun à la main une chandelle allumée, et leurs grandes manches, qu’ils tenaient à la hauteur de leurs têtes, m’empêchaient de voir leurs figures. Ils marchaient lentement, à la suite l’un de l’autre, et venaient vers moi. Je m’étais soulevé sur mon coude, et je les regardais venir, tout étonné, les yeux grands ouverts et la bouche aussi, je crois. Quand ils passèrent à raser mon lit, je pris ma chandelle sur ma table de nuit et voulus l’allumer aux leurs. Mais, j’avais beau l’approcher de leurs lumières, elle ne s’allumait pas, et, ce qui était plus étonnant encore, je ne sentais aucun corps résistant. Les trois fantômes défilèrent devant mon lit, s’éloignèrent lentement, et, arrivés à la porte, ils s’abaissèrent, s’abaissèrent graduellement, et passèrent par-dessous. Ils disparurent. J’étais fortement intrigué, vous devez le penser, mais, je n’avais pas peur. Peut-être vont-ils revenir, me disais-je, et s’ils reviennent, il faut que je fasse en sorte de voir leurs figures ; je les reconnaîtrai peut-être. Et je disposai des allumettes sur ma table de nuit, pour allumer ma chandelle, aussitôt que je les verrais reparaître. Mais, j’attendis en vain ; rien ne bougea, rien ne se montra. Je me mis alors à réfléchir, et à me demander ce que cela pouvait signifier. C’est peut-être, pensai-je, un avertissement que Dieu m’envoie de ne plus refuser d’écouter ceux qui viennent me commander des messes pour des personnes mortes, qu’ils disent leur être apparues ? J’ai, sans doute, tort de me moquer ainsi de ces pauvres gens, et de ne pas prendre au sérieux leurs demandes. Désormais, j’agirai autrement et je dirai toutes les messes qui me seront ainsi commandées. — Et si je n’étais pas encore entièrement convaincu, il s’en fallait de bien peu. Enfin, après y avoir longuement pensé et réfléchi, je dis un De profundis, et je m’endormis tranquillement.

Assez peu de temps après, Dieu m’envoya un second avertissement, qui finit de me convertir, entièrement.

Je revenais une nuit d’administrer une femme qui se mourait à Place-Keranrune. Il devait être bien tard, je ne sais pas au juste quelle heure. La nuit était calme et sereine et pas obscure : une belle nuit d’été. Je m’en revenais donc vers mon presbytère, seul, mon bâton à la main, et fumant tranquillement ma pipe. Tout-à-coup, j’entendis des cris terribles, des cris aigus et perçants que je ne pus bien définir. Je pressai le pas, dans la direction des cris, persuadé qu’il y avait là quelque chose, homme ou animal, qui avait besoin d’aide. Arrivé près d’une maison qui se trouve sur le bord de la route, j’aperçus, au milieu d’une grande mare d’eau de pluie, quelque chose de blanc et d’informe et qui me parut produire ces cris étranges. Ma première pensée fut que c’était un enfant, somnambule peut-être, sorti de la maison voisine, en chemise, et tombé dans cette mare d’où il ne pouvait se retirer. J’entrai sans hésiter dans l’eau, jusqu’aux genoux ; mais, arrivé près de ce que je croyais être un enfant, quand j’allai pour le saisir, je n’embrassai que le vide. Et quand je plongeais mes mains dans l’eau, je n’en retirais que de la boue ! Je me demandai si ce n’était pas un effet de la lune dans l’eau. Mais, il n’y avait pas de lune, il n’y avait d’autre lumière que cette obscure clarté qui tombe des étoiles. Et puis, les cris continuaient toujours. Je ne revenais pas de mon étonnement. Mais, je n’avais nullement peur. Enfin, après avoir barbotté assez longtemps dans la mare, voyant l’inutilité de mes efforts, j’en sortis, les mains et la soutane toutes souillées de fange, et du bord de l’eau, avant de m’en aller, je parlai ainsi : — S’il y a là quelqu’un à qui je puisse porter secours, je le prie de parler et de m’indiquer la manière dont je puis lui être utile. — Et je dis cela à deux reprises. Comme je ne recevais d’autre réponse que les cris que vous savez, qui se faisaient toujours entendre de plus en plus fort, je continuai ma route, la conscience tranquille, et me disant que j’avais fait mon devoir. Les cris se mirent à me poursuivre et à retentir à mes oreilles, d’une façon effrayante. Et quels cris ! jusqu’alors je n’avais pas eu peur ; mais j’en eus, dès ce moment, et une peur telle que je ne sentais plus mes pieds toucher la terre, et qu’il me semblait que je ne faisais que raser le sol, comme une ombre. J’avais souvent entendu dire aux conteurs d’histoires de revenants et généralement à toutes les personnes qui avaient éprouvé de grandes frayeurs : — Mes cheveux se dressèrent sur la tête, comme les dards d’un hérisson… — et j’avais toujours pris cela pour une grande exagération, une de ces hyperboles outrées, comme il en passe tant dans la conversation. Mais, en ce moment, je vis combien cette locution était rigoureusement vrai, car mes cheveux se dressaient réellement sur ma tête et si roides, qu’ils soulevaient ma calotte. J’arrivai, je ne sais comment, jusqu’au calvaire qu’a fait ériger Jean Bré sur le bord de la grande route, non loin des ruines de l’ancienne chapelle de Saint-Jean. Je m’agenouillai sur les degrés de la croix, je priai pour le repos de l’âme de la pauvre femme que je venais d’administrer, puis, pour le purgatoire en général ; et aussitôt, les cris cessèrent, ma frayeur s’évanouit, comme par enchantement, et je continuai ma route, tranquille et calme, et, en arrivant au presbytère, je me couchai et dormis aussi bien que jamais.

Ma conversion était complète, et je comptai, à partir de ce jour, comme vous, Pipi, je comptai, dis-je, parmi ceux qui ont la faiblesse de croire aux revenants, et ne haussent pas de pitié les épaules à ces récits de bonnes femmes. Voilà l’histoire de ma conversion.

— Le recteur, dit Ewenn, est un homme instruit ; il m’a l’air d’un esprit calme, froid et raisonnable, et je m’étonne fort de l’entendre parler de la sorte.

— C’est qu’il est sincère, dit Katel, c’est qu’il n’est ni exclusif ni systématique, et n’a pas honte d’avouer ses croyances, ni crainte de se trouver en désaccord les esprits forts.

— Voilà ce que j’aime, dit Pipi, la franchise et la bonne foi avant tout.


— Assez d’histoires de revenants comme cela, dit Francès. Gorvel va nous conter, à présent, un de ces beaux contes merveilleux comme il en sait tant, et pas trop long pourtant, car l’heure avance.

— Voulez-vous que je vous conte, dit Gorvel, le conte du Pêcheur qui avait vendu son âme au diable ? Vous y verrez des aventures bien extraordinaires et bien merveilleuses.

— Oui, c’est un joli conte, que j’ai déjà entendu, dit Francès.

Et Gorvel donna un rude assaut à l’écuellée de cidre à laquelle avait droit le conteur, puis, il commença ainsi :

III

LE PÊCHEUR
QUI VENDIT SON ÂME AU DIABLE


Il y avait autrefois, au Dourduff, près de Morlaix, un pêcheur nommé Kaour Gorvan, qui avait une femme et trois enfants en bas âge. Ses enfants se nommaient l’aîné, Robart, le second, Fanch, et le troisième, le plus jeune, Mabik, ainsi appelé parce que c’était l’enfant chéri de son père.

Ils vivaient assez misérablement, car, soit maladresse ou mauvaise chance, ou toute autre cause, le pauvre homme rentrait souvent sans avoir rien pris, ou si peu que c’était à peine assez pour nourrir sa famille, et très maigrement encore. Quant à aller au marché aux poissons, il ne fallait pas y songer ; de telle sorte qu’il n’y avait presque jamais le sou à la maison. La femme, voyant rentrer les autres pêcheurs avec leurs barques pleines, se dépitait et malmenait souvent son mari, l’appelant maladroit, paresseux, imbécile, et le reste. Le pauvre homme en était bien malheureux et redoutait tous les jours le moment de paraître devant elle.

Un jour, qu’il était en mer, comme à l’ordinaire, le soleil allait se coucher et il n’avait encore rien pris. Il déplorait son sort et n’osait rentrer. Tout à coup, il entendit un grand bruit, et, levant la tête, il vit venir, du côté du soleil couchant, un cavalier tout habillé de rouge et monté sur un beau cheval noir, faisant jaillir le feu de ses quatre pieds et de ses narines et qui marchait sur la mer comme sur une route bien solide. Cela l’étonna fort ; il n’avait jamais vu pareille chose. Le cavalier vint droit à la barque et parla ainsi au pêcheur. — Eh ! bien, compère, la pêche est-elle bonne ? — Non, sûrement, monseigneur. — Et vous craignez d’être grondé par votre femme, en rentrant, n’est-ce pas ? — Hélas ! il n’y a plus un morceau de pain à la maison ; le boulanger refuse de nous en donner à crédit, et je ne sais comment nous ferons pour souper, ce soir.

— Je puis te tirer d’embarras ; si tu veux m’obéir, il ne te manquera rien à toi et à ta famille, non seulement ce soir, mais pendant sept années de suite.

— Je suis prêt à vous obéir, monseigneur ; quelles sont vos conditions ?

— Donne-toi à moi, dans sept ans d’ici, et tu prendras du poisson autant que tu voudras, et nul autre pêcheur de tout le pays de Léon n’en pourra prendre un seul, pendant tout ce temps-là, de sorte que tu deviendras facilement riche.

— Jésus, mon Dieu ! que dites-vous là ? Vous êtes donc le Malin-Esprit ? Non, jamais je ne ferai cela.

— À ton aise ; mais, je te préviens, alors, qu’aujourd’hui et demain et tous les autres jours de ta vie, il n’y aura pas de poissons pour toi dans la mer, et que tu seras battu par ta femme, et que vous finirez par mourir tous de faim !

Le pauvre homme réfléchit, se gratta le côté de la tête, puis il dit :

— Eh ! bien, j’accepte le marché !

Le cavalier lui présenta alors un parchemin en lui disant :

— Signe ceci avec ton sang.

— Je ne sais pas écrire, dit Kaour.

— Une seule goutte de ton sang sur le parchemin suffira.

Et avec la pointe de son couteau, le pêcheur se piqua le bras et laissa tomber une goutte de sang sur le parchemin.

— C’est bien ; dans sept ans, jour pour jour, trouve-toi sur ce rocher que voilà, et je viendrai t’y prendre ; et n’y manque pas, car en quelque lieu que tu sois, une fois les sept ans expirés, je saurai bien te trouver, et malheur à toi, s’il me faut aller te chercher ! Maintenant, tu peux jeter tes filets à l’eau, quand tu voudras.

Le cavalier partit alors, au grand galop, emportant le parchemin.

Kaour Gorvan, impatient de vérifier ses promesses, jeta ses filets à l’eau, et les en retira chargés à se rompre. Il les jeta une seconde, une troisième fois, et toujours il amenait en abondance les plus beaux poissons. Sa barque en fut vite pleine, et il retourna à la maison, tout joyeux, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps, et ne songeant plus au sombre pacte qu’il venait de signer. Il sifflait et chantait, en se dirigeant vers sa pauvre cabane, située sur le rivage, et sa femme et ses enfants, en l’entendant, vinrent à sa rencontre, en se disant : — Il faut que le père ait fait une bonne pêche, aujourd’hui !

— Allons, femme, allons, enfants, à l’ouvrage ! aidez-moi à décharger le bateau, vous voyez qu’il est plein à couler ! cria Kaour, en abordant.

Et la femme et les enfants sautèrent dans le bateau, en poussant des cris de joie. — Voyez mère, comme il y en a ! et comme ils sont beaux ! s’écriaient les enfants.

Ce soir là, on soupa bien dans la cabane du pêcheur, et il n’y eut ni plaintes, ni larmes, contre l’habitude.

Le lendemain matin, Kaour Gorvan partit en mer de bonne heure, pendant que sa femme et ses enfants allaient en ville, pour vendre le poisson de la veille. Ceux-ci s’en revinrent, le soir, les poches lourdes de gros sous et apportant du pain blanc, un peu de viande et une bouteille de vin, toutes choses dont on n’avait vu depuis longtemps dans leur cabane. Kaour arriva aussi avec son bateau, encore rempli à couler bas, comme la veille.

Tous les matins, à présent, le vieux pêcheur allait en mer avec son fils aîné, et la femme et les deux autres enfants allaient vendre le poisson, à Morlaix ; et tous les soirs, ils rentraient, les uns avec le bateau plein de poissons, et les autres avec leurs poches pleines d’argent. De cette façon, Kaour se trouva être à l’aise, et même riche, en peu de temps. Et ce qui paraissait extraordinaire à tout le monde, c’est que les autres pêcheurs du pays ne prenaient plus rien. L’on en causait partout, et l’on croyait communément que Kaour avait quelque secret magique pour attirer le poisson dans ses filets et les éloigner de ceux des autres. Quelques-uns disaient même qu’il fallait qu’il eût vendu son âme au diable, pour avoir tant de chance. Enfin, il n’y avait pas de supposition qu’on ne fît.

Les trois fils, qui avaient alors de douze à quinze ans, furent envoyés à l’école, avec les enfants des bourgeois et des riches marchands de Morlaix. Un jour, l’aîné, voulant jouer à la toupie avec d’autres écoliers, fut repoussé par eux, et, comme il en demandait la raison, on lui répondit : — Nous ne voulons pas jouer avec toi, parce que tu n’es que le fils d’un pêcheur ; et si ton père est riche, c’est qu’il a vendu son âme au diable, pour avoir de l’argent.

Les trois frères furent bien étonnés de cette réponse, et, le soir, en arrivant à la maison, Robart dit à son père :

— Vous ne savez pas ce que m’a dit un camarade de l’école, mon père.

— Que t’a-t-il dit, mon fils ?

— Il m’a dit comme ça, que si vous êtes riche, c’est que vous avez vendu votre âme au diable, pour avoir de l’argent. N’est-ce pas ce n’est pas vrai cela, mon père ?

— Non, mes enfants, ce n’est pas vrai, répondit le vieux pêcheur. Mais, cette question parut le troubler, et il en devint triste et rêveur. Les deux aînés ne s’en inquiétèrent pas davantage ; mais le plus jeune devint aussi pensif, à partir de ce moment. À quelques jours de là, il dit à son père :

— Je vous ai entendu dire quelquefois, mon père, que vous avez un frère ermite.

— Oui, mon fils ; il habite dans la forêt du Crannou, où il est occupé nuit et jour à prier Dieu.

— Je voudrais bien connaître mon oncle l’ermite, mon père, et, si vous le permettez, j’irai le voir.

— Qu’irais-tu faire là, mon fils ? Mon frère, d’ailleurs, ne pourrait te recevoir convenablement. Tu n’as pas idée, à ce que je vois, de ce que c’est qu’un ermite. C’est un homme retiré du monde, qui passe toute sa vie à prier et à se mortifier, qui n’a pour toute nourriture que des racines d’herbes et quelques fruits sauvages, à l’automne, et qui couche sur la terre nue, avec une pierre pour oreiller. Vois, si ce genre de vie te conviendrait, car mon frère ne pourrait guère te traiter mieux que lui-même.

— Tout cela ne m’effraye pas, mon père, et je vous supplie de me permettre d’aller voir mon oncle, à son ermitage.

Le père ne put résister aux instances de son fils, et Mabik partit, un beau matin, pour la forêt du Crannou. Arrivé dans le bois, il le parcourut en tous sens et découvrit enfin une hutte construite avec des branches d’arbres, contre le tronc d’un vieux chêne. Sur le seuil était agenouillé un vieillard à longue barbe blanche, les mains jointes et les yeux tournés vers le ciel. L’enfant, à cette vue, s’arrêta, frappé d’admiration, et, comme le vieillard ne paraissait pas le voir, il s’agenouilla comme lui et pria aussi. La prière de l’ermite fut longue. Quand il se releva, Mabik s’avança vers lui, son bonnet à la main, et lui dit :

— Bonjour, mon oncle l’ermite.

— Bonjour, mon enfant ; mais suis-je bien ton oncle ?

— Oui : n’avez-vous pas, à Morlaix, un frère pêcheur nommé Kaour Gorvan ?

— C’est vrai, mon enfant, j’ai à Morlaix un frère pêcheur nommé Kaour Gorvan.

— Je suis son plus jeune fils, et je lui ai demandé la permission de venir vous faire visite.

L’ermite l’embrassa, en pleurant de joie, puis il lui demanda :

— Comment se porte mon frère Kaour ? Est-il heureux et aimé de Dieu ?

— Mon père se porte assez bien, mais, depuis quelque temps, il paraît avoir beaucoup de chagrin. Je ne sais pas bien qu’elle en est la cause, mais, je suis venu, mon oncle, vous prier de me garder auprès de vous quelque temps, pour m’instruire dans l’art de soulager les afflictions du corps et celles de l’âme, afin de pouvoir consoler mon pauvre père.

— Hélas ! mon pauvre enfant, la vie que je mène ici n’est pas faite pour toi. Jette un regard dans ma hutte et vois comme elle diffère des habitations ordinaires des hommes, même les plus pauvres.

— Mon père m’a déjà prévenu à ce sujet et n’a pu me retenir. Prier constamment, n’avoir pour toute nourriture que des racines d’herbes et quelques fruits sauvages, coucher sur la terre nue, tout cela ne m’effraye pas, mon oncle.

— Puisqu’il en est ainsi, mon enfant, tu peux rester.

Mabik resta donc auprès de son oncle l’ermite. Celui-ci, quand ils se promenaient ensemble, dans le bois, lui apprenait les vertus secrètes des herbes et des plantes, ainsi que maintes oraisons propres à guérir les maladies du corps et les infirmités morales. Quand le vieillard restait trop longtemps en prière, l’enfant s’amusait à aiguiser sur un galet qui était à la porte de l’ermitage un vieux couteau tout rouillé qu’il avait trouvé sur la route, en venant à la forêt.

Mais retournons un peu chez Kaour Gorvan, et voyons ce qui s’y passait, pendant ce temps.

Le terme fatal approchait, le jour où devaient s’accomplir les sept ans, et le vieux pêcheur devenait de jour en jour plus triste, et finit par tomber malade. Mais, sa maladie était d’un genre tout particulier. Il criait et se démenait, dans son lit, comme un véritable possédé. Ses cris et ses hurlements troublaient et effrayaient tout le voisinage. On avait fait venir tour-à-tour tous les médecins de la ville, puis ceux de Brest et de la ville d’Is, et aucun d’eux ne connaissait rien à sa maladie.

Un jour, le vieillard appela auprès de lui son fils aîné Robart, et lui dit :

— Mon fils, vous pouvez mettre un terme à un mal qui est terrible, comme vous le voyez ; seriez-vous disposé à faire ce qu’il faut pour cela ?

— Oui, mon père, je suis prêt à faire tout ce qu’il me sera possible, pour vous soulager.

— C’est le devoir d’un bon fils : prenez connaissance de ce qui est là-dessus.

Et il lui donna le parchemin fatal signé de son sang.

Robart le lut, avec effroi, et le vieillard lui demanda encore :

— Voulez-vous faire ce voyage pour moi, mon fils ?

— Mon père, répondit Robart, je suis prêt à donner ma vie pour vous, mais non mon âme.

Kaour Gorvan poussa un profond soupir et dit :

— Descendez et dites à votre frère Fanch de venir auprès de moi.

Fanch monta à la chambre de son père, lut le parchemin et fit la même réponse que son frère.

— Au moins, lui dit le vieillard, ne refuseras-tu pas d’aller trouver Mabik, qui est auprès de son oncle l’ermite, dans la forêt du Crannou, pour lui dire de venir me voir. Peut-être celui-là m’apportera-t-il quelque soulagement ?

— Oui, mon père, je ferai volontiers ce voyage pour vous, et je pars à l’instant.

Fanch prit deux chevaux dans l’écurie de son père, et partit aussitôt à la recherche de son oncle l’ermite et de son plus jeune frère.

Un jour que Mabik aiguisait son vieux couteau, selon son habitude, sur le galet qui était à la porte de l’ermitage, il fut étonné de voir venir vers lui un cavalier, avec deux chevaux, dont il montait l’un. Quand le cavalier ne fut plus qu’à quelques pas de la hutte, il reconnut son frère Fanch. Il s’avança vers lui, et dit :

— Est-ce toi, mon frère Fanch ?

— Oui, mon frère Mabik, c’est bien moi.

— Qu’est-ce qui t’amène ici, mon frère ? Comment est notre père ?

— Hélas ! bien mal, mon frère. Et Fanch lui conta tout.

— Te sens-tu le courage de faire ce voyage pour notre pauvre père, Mabik ?

— Oui, frère, je ferai volontiers ce voyage pour notre pauvre père, si notre oncle l’ermite consent à m’y accompagner.

— Où est notre oncle l’ermite ?

— Il prie, en ce moment, dans sa hutte ; il faut attendre qu’il ait fini.

Quand l’ermite eut fini de prier, ses deux neveux allèrent à lui, et Mabik lui présenta Fanch et lui fit connaître le sujet de son voyage ; il ajouta :

— Je suis prêt à faire ce que me demande mon père, si vous consentez à m’accompagner, mon oncle ?

Le vieillard, en apprenant la terrible nouvelle, poussa un profond soupir, leva les yeux et les mains au ciel, avec douleur, puis, il dit :

— J’ai besoin de consulter le ciel, avant de prendre une détermination, dans une si grave affaire ; demain matin, je vous donnerai ma réponse.

L’ermite passa toute la nuit en prières et à consulter ses livres, et, le lendemain matin, il dit à Mabik :

— Oui, mon enfant, je ferai avec toi ce redoutable voyage, et, si tu veux m’obéir de tout point, avec l’aide de Dieu, j’ai bon espoir que nous réussirons à sauver ton pauvre père ; mais, partons immédiatement, car il n’y a pas de temps à perdre.

L’ermite monta sur un des deux chevaux et prit Mabik en croupe derrière lui. Fanch était seul sur l’autre cheval.

Comme ils cheminaient ainsi, à travers la forêt, le vieillard demanda à Fanch :

— Regarde autour de toi, mon fils ; ne vois-tu rien d’extraordinaire ?

— Non, sûrement, mon oncle, répondit Fanch.

— C’est qu’alors tu ne marches pas dans la même voie que nous. Et toi, Mabik, ne vois-tu rien d’extraordinaire ? Regarde bien autour de toi.

— Je vois bien quelque chose, mon oncle, qui ne me paraît pas ordinaire.

— Que vois-tu, mon enfant ?

— Au milieu d’un buisson de coudrier, je vois une branche qui, différemment des autres, est dénudée de son écorce et s’élève, blanche et droite, comme un cierge.

— Tu es dans la bonne voie, mon enfant. Ton couteau coupe-t-il bien ?

— Je le crois, car je l’ai assez aiguisé pour cela.

— Eh ! bien, descends de cheval et va me couper cette branche ; mais, il faut la couper d’un seul coup et net.

Mabik descendit de cheval, se dirigea vers le buisson et coupa facilement la branche désignée, d’un seul coup de couteau : puis, il la présenta à l’ermite.

— C’est bien, mon enfant, lui dit celui-ci ; maintenant, coupe encore cette baguette en deux parties égales et conserve les sous ton bras, car nous en aurons besoin, plus tard.

Mabik fit ce que lui demandait son oncle, puis, ils continuèrent leur route.

Quand ils furent à environ une demi-lieue de Morlaix, l’ermite demanda encore à Fanch, qui marchait devant :

— N’entends-tu rien d’extraordinaire, mon enfant ?

— Non sûrement, mon oncle.

— C’est qu’alors tu ne marches pas dans la même voie que nous. Et toi, Mabik, n’entends-tu rien d’extraordinaire ?

— Si, mon oncle, répondit-il, d’un air triste.

— Qu’entends-tu, mon enfant ?

— J’entends les cris de mon père, sur son lit de douleur.

— Pressons le pas, pour lui porter quelque soulagement.

Ils mirent alors leurs chevaux au galop, et ne tardèrent pas à arriver au Dourduff.

L’ermite dit à son frère, en arrivant près de son lit :

— Hélas ! mon pauvre frère, dans quel état je vous trouve, et dans quelle société !

La chambre était toute pleine de diables hideux, qui tourmentaient le vieux pêcheur.

— Qu’on m’apporte, vite, un baquet d’eau et tout ce qu’il y a d’eau bénite dans la maison.

On apporta un baquet plein d’eau. L’ermite y versa une bouteille d’eau bénite, puis, prenant un balai, il le plongea dans le baquet et en aspergea toute la chambre. On entendit alors des cris étouffés et comme des bruits d’ailes, dans la cheminée : c’étaient les diables qui se sauvaient par là.

Aussitôt, le malade se trouva soulagé, et il cessa de gémir et de crier.

Le lendemain, au coucher du soleil, finissaient les sept ans, et, aux termes du pacte fatal, Kaour Gorvan devait se trouver au rendez-vous assigné, pour se livrer au diable. Cette pensée l’effrayait et le rendait malade. L’ermite le rassura et lui dit que, grâce à ses prières et au dévouement de son fils Mabik, il était encore possible d’éviter un si grand malheur. Le saint homme donna alors ses instructions à Mabik et lui dit :

— Tu te rendras, seul, sur une barque, jusqu’au rocher désigné. Tu emporteras les deux baguettes de coudrier que tu as coupées dans la forêt du Crannou, ainsi qu’une pierre à feu (silex), de l’amadou et un briquet. Arrivé au rocher, tu en feras trois fois le tour, sur ta barque, en traçant trois cercles sur sa base, avec une de tes baguettes. À chaque tour, il s’y produira une marche dans la pierre. Alors, tu monteras au sommet du rocher, tu t’y asseoiras et, prenant le silex, l’amadou et le briquet, tu tireras du feu et en approcheras tes deux baguettes, qui s’allumeront aussitôt, comme deux cierges. Tu les poseras debout sur le rocher, une de chaque côté de toi, puis, tu attendras tranquillement. Bientôt après, tu entendras un grand bruit, et tu verras arriver du côté du couchant, un cavalier tout habillé de rouge et monté sur un beau cheval noir, qui marchera sur l’eau comme sur la route la plus solide. Le cavalier s’approchera de toi et t’invitera à descendre et à monter en croupe derrière lui. Tu lui répondras que, s’il veut t’avoir, il vienne te prendre. Il descendra de son cheval, et voudra gravir le rocher. Mais, dès qu’il aura mis le pied sur la première marche, il poussera un cri terrible et il remontera sur son cheval et partira au grand galop. Un instant après, arrivera un autre cavalier, avec deux chevaux. Il te priera aussi de descendre du rocher et de monter sur le beau cheval qu’il aura amené exprès pour toi. Tu lui diras, comme au premier, de venir te prendre. Il montera jusqu’à la seconde marche. Mais, il ressentira aussi une telle douleur que, renonçant à monter plus haut, il s’en retournera, comme le premier. Enfin, viendra un beau carrosse, attelé de deux chevaux superbes. Le cocher te priera, le plus poliment du monde, de descendre et d’entrer dans ce carrosse que t’envoie son maître. Tu lui répondras, comme aux deux autres, que tu es prêt à le suivre, mais, qu’il faut qu’il vienne te prendre sur ton rocher. Il montera jusqu’à la troisième marche ; mais, ne pouvant aller plus loin, il s’en retournera aussi avec son carrosse, en poussant des cris épouvantables. Alors, tu seras sauvé. Tu pourras descendre de ton rocher. Tu me retrouveras sur le rivage, où je resterai en prière, jusqu’à ton retour. Fais exactement tout ce que je viens de te dire, aie confiance en Dieu, qui sera avec toi, et tu délivreras ainsi ton père de la damnation éternelle.

Mabik prit de l’eau bénite et se signa, comme doit le faire tout bon chrétien en se mettant en voyage, puis il se dirigea vers le rivage de la mer, accompagné de son oncle l’ermite qui, dans le trajet, lui faisait répéter ses recommandations, pour qu’il n’oubliât rien. Ils s’embrassèrent, avant de se quitter, puis le jeune homme (il avait à présent 17 ans) monta sur la barque et se dirigea vers le fatal rocher, pendant que le vieillard, à genoux sur la grève, priait, les mains jointes, les yeux tournés vers le ciel, immobile comme une statue de pierre.

Mabik arrive au rocher ; il en fait trois fois le tour, en traçant trois cercles à sa base, avec une de ses baguettes, et les trois marches s’y dessinent aussitôt. Il monte ensuite sur le sommet, allume ses deux baguettes, les place debout sur la pierre, une de chaque côté de lui, comme deux cierges, puis, il attend, avec confiance, en voyant que tout se passait, jusqu’alors, comme lui avait prédit le vieil ermite. Bientôt, il entend le bruit des pieds d’un cheval lancé au grand galop, et il voit venir à lui, du côté du couchant, un cavalier tout rouge et qui paraissait être au milieu des flammes, peut-être par l’effet du soleil couchant. Le cheval s’arrête au pied du rocher et le cavalier, ayant examiné Mabik, lui dit :

— Il me semble que tu n’es pas celui que je croyais trouver là ?

— Je suis venu à la place de mon père, si cela vous est égal ?

— Après tout, le père ou le fils, peu m’importe, et une âme en vaut une autre. Allons, descends, vite, de là ; viens ici, en croupe, et partons, car on t’attend là-bas.

— Je vous appartiens, je le reconnais, mais vous viendrez bien me prendre ici, si vous tenez à m’avoir.

Le diable, qui se doutait qu’on voulait lui jouer quelque tour, en voyant les trois marches dans le rocher et surtout les deux cierges allumés, ne se souciait pas de descendre de son cheval et, le prenant sur un autre ton :

— Il y a là-bas une grande fête, festin magnifique, musique, danses, le tout en ton honneur, et mon maître t’attend avec impatience ; hâte-toi donc de venir ici, et partons vite.

— Je suis vraiment touché de tout ce que vous me dites, mais, je vous le répète, si vous tenez à m’avoir à votre fête, vous viendrez bien me chercher jusqu’ici.

Le cavalier rouge, impatienté, sauta sur la première marche, poussa un cri de douleur, et ne pouvant aller plus loin, il remonta à cheval et partit, en faisant un vacarme de diable. Pour abréger, il en fut de même pour le second diable, à cheval comme le premier, et le troisième avec son beau carrosse attelé de deux chevaux superbes (c’était, dit-on, le diable boiteux, le plus malin de tous les diables), n’eut pas plus de succès que les deux autres. Il alla jusqu’à la troisième marche ; mais, ne pouvant monter plus haut, il s’en retourna aussi, furieux et tempêtant.

Dès lors, Mabik était sauvé. Il descendit du haut du rocher, posa ses deux baguettes de coudrier sur l’avant du bateau, en guise de cierges, pour l’éclairer (car la nuit était venue), et se dirigea tout joyeux vers le rivage, où l’attendaient l’ermite, son père, sa mère et ses deux frères. Comme il allait ainsi tranquillement, poussé par une bonne brise et exempt désormais de tout souci, le géant Pharaüs, qui passait au-dessus de lui, dans un nuage, l’aperçut. — Quel beau garçon ! s’écria-t-il. Et, s’abaissant jusqu’au jeune homme, il l’enleva et l’emporta à son château, situé dans une île, au milieu de la Mer Rouge.

Cependant, le bateau aborda au rivage. Quand on vit que Mabik n’y était pas, son père, sa mère et ses frères se mirent à pleurer et à pousser des cris de détresse.

— Ne vous désolez pas tant, leur dit l’ermite, car je puis vous assurer que le diable ne le tient pas ; je sais où il est, et je retourne à mon ermitage, pour prier Dieu, afin qu’il se tire heureusement des épreuves qui l’attendent.

Et le vieillard prit son bâton et se remit en marche vers la forêt du Crannou.

En arrivant au château de Pharaüs, Mabik fut émerveillé de tout ce qu’il y vit. Il soupa avec le géant, qui ne lui parut pas un méchant géant, de sorte qu’il s’enhardit et lui demanda :

— Qu’aurai-je à faire ici, tous les jours ?

— Soupons d’abord, lui répondit Pharaüs, puis, nous irons nous coucher, et demain matin, je te dirai cela. Mais, sois tranquille à ce sujet, ton travail ne sera pas bien pénible.

Le lendemain matin, comme ils déjeunaient ensemble, Mabik demanda encore au géant :

— Qu’aurai-je à faire ici, maître ?

— Rien. Tu n’auras qu’à te promener, boire, manger, dormir à ton gré. Rien ne te manquera dans ce château ; il te suffira de former un désir, quel qu’il puisse être, pour qu’il soit aussitôt accompli. Seulement, je te recommande de ne toucher ni aux statues de marbre, ni aux animaux de pierre que tu verras en grand nombre dans la cour du château, ni à une ânesse qui est dans l’avenue, autrement, tu serais toi-même changé, à l’instant, en statue de marbre ou en âne de pierre, et cela pour l’éternité. C’est la seule défense que j’aie à te faire. Promène-toi partout, dans le château, dans les jardins et dans le bois, jusqu’à la mer ; tu verras partout des choses merveilleuses. Je vais m’absenter, pour un long voyage que j’ai à faire, et tu resteras seul, pendant un an et un jour.

— C’est bien long, un an et un jour, pour être toujours seul !

— Tu trouveras ici tant de belles choses et de merveilles de toutes sortes, que le temps ne te paraîtra pas long : mais, je te le répète, ne touche à aucune des choses que je t’ai désignées, autrement, j’arriverai à l’instant, quelqu’éloigné que je sois d’ici, et alors, malheur à toi !

Le géant fit signe à un nuage, qui descendit aussitôt dans la cour du château ; il monta dessus et partit.

Mabik, resté seul, regarda les statues de marbre et les animaux de pierre dont Pharaüs lui avait parlé. Il y en avait un très-grand nombre, dans des niches, autour du château et autour de la cour. Il voulut commencer par vérifier si ce que le géant lui avait dit relativement aux désirs qu’il formerait n’était pas pour se moquer de lui. Il souhaita avoir du lard, des saucisses, du boudin, du bon cidre et du café. Et tout cela lui fut servi sur-le-champ, par des mains invisibles. — C’est bien, se dit-il, je crois que je ne m’ennuierai pas vite, si cela continue ainsi.

Quand il eut mangé et bu à discrétion, il alla se promener dans l’avenue de grands chênes qui était devant le château. Il poussa jusqu’au bout de l’avenue et y vit une ânesse maigre, décharnée, couverte de boue desséchée, comme si elle avait été roulée dans une mare. Devant elle était un fagot d’épines, en guise de foin. Il s’approcha, et ne put s’empêcher de dire : — Pauvre bête ! À peine si tu peux te tenir sur tes jambes ! Quelle faute si grande as-tu donc commise, pour être traitée de la sorte ? — Et, oubliant la recommandation du géant, il se mit à la caresser et à la débarrasser de la boue qui la souillait. Il remarqua que ses deux oreilles se touchaient par les extrémités, et, en regardant de plus près, il vit qu’elles étaient traversées par une grosse épingle. Il retira l’épingle, et aussitôt l’ânesse devint une belle princesse, qui lui dit : — Malheureux, qu’as-tu fait ? As-tu donc oublié si vite la recommandation du géant Pharaüs ? Il va arriver, dans un moment, et tu seras changé en bête, comme moi, ou en chien de pierre, ou en statue de marbre. Cependant, comme c’est la première fois que tu lui désobéis, et qu’il t’aime beaucoup, peut-être te pardonnera-t-il. Mets-moi vite l’épingle dans les oreilles, comme devant, puis cours te mettre à genoux sur le seuil de la cour, et quand le géant arrivera, demande lui pardon, pleure, supplie et promets de ne plus lui désobéir. Je suis fille du roi d’Écosse, et j’ai été enlevée, comme toi, par Pharaüs et changée en ânesse, pour lui avoir désobéi. S’il te pardonne, peut-être parviendrons-nous à sortir d’ici, et alors, je t’emmènerai en Écosse, à la cour de mon père, et nous serons mariés ensemble. Mais replace, vite, l’épingle dans mes oreilles, car le géant arrive. Ne vois-tu pas ce nuage noir qui s’avance vers nous ? il est là-dedans. »

Mabik remit l’épingle dans les oreilles de la princesse, qui redevint aussitôt ânesse, puis, il courut au château et s’agenouilla sur le seuil de la porte de la cour. Pharaus y descendit, au même moment, de son nuage.

— Pardon, maître, j’ai manqué ! dit le jeune homme, en tendant vers lui ses mains suppliantes.

— Oui, tu as manqué, et tu sais ce qui t’attend.

— Pardon, mon bon maître, pour la première fois ! je ne vous désobéirai plus jamais !

— Je n’ai pas l’habitude de pardonner, quand on me désobéit ; mais, comme tu es un joli garçon, et que tu me plais, je te pardonne, pour cette fois.

— Merci, maître, merci !

— Tu as interrompu mon voyage, mais j’y retourne, à l’instant.

— Pour combien de temps, maître ! Revenez le plus vite possible.

— Pour six mois.

— C’est bien long, six mois ! Donnez-moi au moins quelqu’un, homme ou femme, ou même un animal, pour me tenir société, pendant votre absence, car autrement je mourrai d’ennui, ici, ou ne pourrai observer vos recommandations.

— Je le veux bien. Tu trouveras, à l’extrémité de l’avenue de chênes, une ânesse maigre et décharnée et dont les oreilles sont traversées par une épingle, qui les réunit par les pointes. Tu retireras cette épingle, et aussitôt l’ânesse deviendra une belle princesse. C’est la fille du roi d’Écosse, qui a été punie ainsi de sa désobéissance. Tu pourras te promener et converser avec elle, à loisir, mais, sans jamais la toucher, même du bout des doigts, autrement, j’arriverai à l’instant, et alors, plus de pardon pour toi ; vous seriez changés tous les deux en deux chiens de pierre, un de chaque côté de la porte de la cour.

Le géant remonta alors sur son nuage, et partit. Mabik, de son côté, courut à l’ânesse. Il retira l’épingle de ses oreilles, et la belle princesse reparut, et lui dit : — Cela va bien ! Cherchons, à présent, les moyens de fuir d’ici, et ne perdons pas de temps. Allons au cabinet de Pharaüs, pour consulter ses livres de magie ; peut-être y trouverons-nous, quelque part, où réside sa vie, car c’est un corps sans âme, et sa vie ne réside pas dans son corps.

Et les voilà de courir au cabinet du géant, et de feuilleter avec ardeur les gros et les petits livres qui s’y trouvaient en grand nombre. Ils y voyaient des choses et apprenaient des secrets qui les faisaient trembler d’effroi et pâlir d’horreur. Mais, ils ne trouvaient pas le livre qui renfermait le secret de la vie de Pharaüs. Après plusieurs jours de recherches vaines, ils finirent pas découvrir un petit livre rouge, sous un tas d’autres livres. C’était celui-là ! — Nous sommes sauvés ! s’écrièrent-ils aussitôt. — Ils apprirent, dans ce petit livre, que la vie du géant résidait dans un vieil arbre de buis qui était dans le jardin du château. Pour le tuer, il fallait abattre cet arbre et en couper la principale racine, d’un seul coup de cognée, sans écorcher ni froisser trop rudement aucune des autres racines plus petites, sans quoi Pharaüs arriverait aussitôt, et tout serait perdu.

— C’est bien, se dirent-ils. La chose est difficile ; mais, nous avons six mois, moins quelques jours, pour dégager les racines de l’arbre de la terre qui les recouvre, et il faut espérer que cela nous suffira : ne perdons pas de temps, toutefois.

Et ils se rendirent au jardin et reconnurent facilement l’arbre désigné dans le petit livre rouge. C’était un buis magnifique. Ses branches couvraient près d’un arpent de terre. Pelles et pioches ! souhaita Mabik ; et deux pelles et deux pioches furent rendues sur-le-champ auprès d’eux. Ils se mirent alors au travail, avec ardeur. Ils commencèrent par ouvrir une tranchée profonde autour de l’arbre, assez loin du tronc, pour ne point rencontrer de racines courantes. Quand ils eurent pratiqué cette tranchée, ils se rendirent, suivant les instructions du petit livre rouge, à un grand étang, qui était au bas du jardin, et dont les bords étaient parsemés de plumes d’oies et de cygnes. Ils en rapportèrent, tous les deux, leur charge de ces plumes, et, avec elles, ils se mirent à défaire la terre peu à peu, en avançant lentement vers le tronc de l’arbre, et en évitant d’écorcher les petites racines. Travail long et ennuyeux, mais leur vie en dépendait.

La veille du jour où finissaient les six mois, et où le géant devait revenir, le travail était terminé, et, après avoir enlevé toute la terre qui recouvrait les racines, ils en découvrirent une bien plus grosse que les autres et qui plongeait en terre profondément et en droite ligne, sous le tronc. C’était là la maîtresse racine où résidait la vie de Pharaüs. — Une bonne cognée, bien aiguisée ! souhaita Mabik. Et la cognée arriva sur-le-champ. Otant, alors, sa veste, et retroussant les manches de sa chemise jusqu’aux coudes, Mabik réunit toutes ses forces et déchargea un coup vigoureux sur la racine. Il la trancha net, et l’arbre tomba, avec fracas.

Au même moment, on entendit un bruit épouvantable dans l’air. Un grand nuage noir rasa le château, en renversa une aile et alla tomber dans la mer, en faisant bouillonner l’eau. C’était le géant qui tombait dans le gouffre, pour ne plus en ressortir. Il était mort ! Alors, les statues de marbre, qui étaient autour, du château, descendirent de leurs piédestaux et devinrent autant de princes, de princesses, de ducs, de barons, qui vinrent remercier Mabik et la princesse d’Écosse ; puis, ils partirent, dans toutes les directions. De même des animaux de pierre qui étaient dans la cour, et des oies et des cygnes qui étaient sur l’étang. C’étaient autant de personnages enchantés.

La princesse d’Écosse, qui avait étudié les livres de magie du géant, dit alors à Mabik : — Ne perdons pas de temps, et partons tout de suite pour votre pays, afin de sauver votre père et votre mère, que le roi de Brest a condamnés à mourir sur l’échafaud, demain matin, parce qu’ils sont accusés de vous avoir vendu au diable.

Et ils s’élevèrent tous les deux en l’air, en se tenant par la taille, et arrivèrent, vite, par ce chemin, à Morlaix.

11 était temps ! l’échafaud était dressé sur la grande place et le père et la mère de Mabik montaient déjà à l’échelle, quand nos deux voyageurs descendirent du ciel, au milieu de la foule ébahie.

— Arrêtez ! cria aussitôt la princesse, en s’adressant au bourreau et aux juges ; — arrêtez, vous allez faire mourir deux innocents : voici leur fils, que le diable ne tient pas encore, et qui sera bientôt mon mari.

Les deux vieillards furent remis en liberté et ils se jetèrent dans les bras de leur fils, en pleurant de joie. Tous les spectateurs en étaient émus.

— Allons, à présent, en Écosse, à la cour de mon père, pour nous marier, dit alors la princesse à Mabik : votre père, votre mère et vos frères viendront aussi avec nous.

Et ils montèrent tous dans un beau carrosse, qui s’éleva en l’air et se dirigea vers l’Écosse, au grand étonnement des habitants de Morlaix.

Mabik et la princesse furent mariés ensemble, et il y eut, à cette occasion, des festins et des fêtes magnifiques, pendant un mois entier.

Le vieil ermite, averti par un ange que Mabik était de retour dans son pays, sain et sauf, cessa, alors seulement, de prier, et mourut de joie, à cette nouvelle. Son âme alla tout droit au paradis. Puissions-nous y aller tous la rejoindre, un jour !

IV

— J’ai entendu, à Plouaret, dit Jolory, plusieurs contes, où un père vend au diable, non pas sa propre âme, mais celle de son enfant encore à naître, et ordinairement sans le savoir. Le marché se conclut sous cette forme, par exemple : — Donne-moi, dit le malin esprit, ce que ta femme porte en ce moment, et je te ferai riche à souhait. — Le pauvre homme (car c’est presque toujours un pauvre malheureux comme moi), qui, en sortant de chez lui, a envoyé sa femme porter un sac de blé au moulin, ou chercher du bois mort au bois, est convaincu qu’elle porte sur son dos un sac de blé ou un faix de bois et promet facilement. Hélas ! sa femme est enceinte et c’est l’enfant qu’elle porte dans son sein qu’il a vendu au diable ! Heureusement que, comme dans le conte de Gorvel, un saint ermite se trouve toujours à point pour retirer l’âme des griffes de Satan, au moment où il s’apprête à l’emporter.

La fin du conte de Gorvel, à partir de l’enlèvement de Mabik par le géant Pharaüs, je l’ai également entendue, mais pas dans le même conte ; cela forme un conte à part.

— C’est vrai, dit Francès ; cet épisode appartient à un autre type, celui du magicien trompé par son valet, qui lui enlève sa fille et lui dérobe le secret de sa science ; ou bien encore au type du corps sans âme, dont il y a plusieurs versions, comme de l’autre. Gorvel a, sans doute, cru augmenter l’intérêt de son récit, en y ajoutant, de sa propre autorité, cet épisode, qui lui est étranger.

— Je l’ai entendu conter ainsi par mon père dit Gorvel, et je n’ai rien ajouté de mon cru.

— Je le crois, puisque vous l’affirmez, répondit Francès ; mais, c’est une habitude très-répandue parmi les conteurs que de coudre ainsi bout à bout, — et sans beaucoup d’art, ordinairement, — des épisodes empruntés à différentes fables, pour allonger le récit et le rendre plus émouvant. Par exemple, l’épisode de la jeune princesse que le héros délivre d’un serpent ou dragon à sept têtes, en tuant le monstre, est un de ceux dont on abuse le plus, et il est des conteurs qui trouvent moyen de l’introduire dans presque tous leurs récits.

— Qu’est-ce qu’un corps sans âme ? demanda le petit pâtre Ar Gwenedour.

— Un corps sans âme, lui répondit Francès, est un Être, un monstre dont la vie ne réside pas dans son corps, et qui ne peut être tué qu’en l’attaquant dans le lieu même où elle se trouve, ce qui n’est pas facile à découvrir. Vous avez vu que la vie du géant Pharaûs résidait dans la racine d’un arbre de buis. Qui se serait jamais avisé de l’aller chercher là ? Dans d’autres contes du même type, que j’ai entendu conter, la vie du monstre se trouve dans un œuf, lequel œuf est renfermé dans un canard ou un pigeon ; le pigeon ou le canard, dans un lièvre ; le lièvre, dans un loup ; le loup, dans un lion, et enfin le lion, dans un coffre cerclé de fer, au fond de la mer, ou sous les racines d’un vieux chêne, dans la forêt. Le héros doit d’abord trouver ce coffre, puis tuer successivement tous ces animaux renfermés les uns dans les autres, s’emparer de l’œuf et le briser sur le front du géant. Il est aidé dans cette recherche par différents animaux à qui il a d’abord rendu service et qui lui en témoignent ainsi leur reconnaissance. Le monstre s’affaiblit à chaque animal qui est tué de ceux qui cachent le principe de sa vie, et quand le héros lui brise l’œuf sur le front, il expire aussitôt et son château s’écroule et s’abîme avec lui, avec un vacarme et un fracas épouvantables. Alors, le héros et la fille du géant montent dans un carrosse fée, qui voyage par les airs, et se rendent à la cour d’un roi quelconque, où ils se marient ensemble.

— Il paraît qu’autrefois, dit Fancho, on vendait assez facilement l’âme de ses enfants au diable, ou même son âme propre, pour avoir de l’argent ; aujourd’hui, le cas est beaucoup plus rare.

— C’est-à-dire, dit Ewenn, qu’on ne croit plus autant au diable, qui perd tous les jours de son crédit, et dont les enfants même se moquent. Autrefois, on le voyait fréquemment, nous assure-t-on ; aujourd’hui, personne ne le voit plus.

— On lui a aussi joué tant de mauvais tours, sur la terre, que cela se comprend facilement, dit Ann Drane. Et puis, ce qui m’étonne, c’est que presque toujours il était joué et berné, quelque malin qu’on le dise pourtant.

— Ce n’est plus guère que sous la forme de chat noir, dit Katel, qu’on le voit de nos jours.

— C’est vrai, dit Jolory, il y a des bonnes femmes, — et des hommes aussi, — qui sont encore assez simples pour croire qu’il y a des chats noirs qui sont de vrais diables, produisent de l’argent à volonté et enrichissent leurs possesseurs, de cette façon.

— God Laz-Bleiz, de Kervran, avait un de ces chats-là, dit Ar Floc’h, qui la fit riche, en très-peu de temps.

— Il y a quelques années, dit Jolory, une curieuse affaire de chat noir de ce genre, qui se dénoua en justice de paix, fit du bruit à Belle-Isle-en-Terre et aux environs. Un homme du côté des bois, de Loguivy-Plougras ou de Lohufic, et qui croyait aux chats noirs qui font de l’argent (a gac’h arc’hant), acheta un animal de cette espèce, d’une vieille femme de Bégard, je crois, ou de Pédernec. Le marché fut conclu et le chat estimé et accepté par la partie prenante pour trois cents francs. Au jour dit pour la livraison de l’animal, la vieille se trouva à Belle-Isle avec son chat enfermé dans un sac et qu’elle livra, devant trois témoins, en échange de la somme convenue, trois cents francs, plus le sac. L’acquéreur emporta la précieuse bête chez lui, croyant tenir sa fortune dans le sac. Le chat fut enfermé dans un cabinet, d’où il ne pouvait s’échapper. Le lendemain matin, son nouveau propriétaire n’eût rien de plus pressé, en se levant, que d’aller s’assurer s’il avait fait son devoir. Mais, il ne trouva dans le cabinet la moindre pièce d’or, ni même d’argent. — Ce sera, sans doute, pour demain, se dit-il, car le chat doit être tout dérouté de ce changement subit de domicile, et il faut lui laisser le temps de se familiariser avec les lieux et son maître. — Et il déposa à sa portée une jatte pleine de lait doux, plus deux souris qui venaient d’être prises à la souricière. Mais, le lendemain, le résultat fut le même ; pas la moindre pièce d’or ni d’argent ; et le surlendemain, de même, et enfin pendant huit jours. Alors, notre homme, s’apercevant qu’il était joué, se rendit chez la commère qui lui avait vendu le chat, le lui rendit et réclama ses trois cents francs. Mais la vieille ne voulait pas rendre l’argent, prétendant que le chat était bon, qu’il faisait son devoir chez elle et qu’elle n’était pas cause s’il ne voulait pas le faire ailleurs. Bref, il fallut aller devant le juge de paix, qui condamna la femme à restituer l’argent.

— Faut-il qu’il y ait des gens assez simples pour ajouter foi à de semblables folies ! dit Pipi Ar Morvan.

— La croyance aux chats noirs qui produisent de l’argent est encore assez commune, dans le peuple, dit Jolory.

— Chantez-nous, à présent, un beau gwerz, Marc’harit, dit Katel.

— Savez-vous le gwerz de Katel-Gollet ? demanda Francès.

— Oui, je sais le gwerz de Katel-Gollet, répondit Marc’harit.

— Eh ! bien, chantez-le nous ; il y a longtemps que je ne l’ai entendu.

Et Marc’harit, tout en tournant son rouet, chanta le sombre gwerz que voici :

GWERZ DE KATEL-GOLLET[8]
(catherine-la-perdue)
(Traduction littérale)


Ceci est arrivé dans la ville d’Itara, dans les Indes-
Orientales, en l’an 1560

Combien de gens, hélas ! sont retenus dans les lacs du Malin-Esprit ! Combien de malheureux se damnent par des confessions sacrilèges !

En voici un bien triste exemple, arrivé dans les Indes. Vieillards, jeunes gens, écoutez-en le récit et tâchez d’en faire votre profit.

Une jeune fille appelée Katel, et servante chez une demoiselle, afin de vivre selon ses caprices, abandonna tout-à-fait la voie de Dieu.

Elle avait à peine quinze ans, qu’elle se livra aux errements de la jeunesse ; elle livra sa jeunesse à la vanité, à la danse et au Malin-Esprit.

Tous les dimanches et jours de fête, elle ne voulait que flâner, et, depuis la messe jusqu’au soir, les danses faisaient son paradis.

Quand elle allait à l’église, pendant l’office divin, elle ne faisait que jaser, rire et tourner sa tête légère, pour jeter des œillades à ses galants.

Jamais elle n’écouta d’un cœur fervent ni la messe ni le sermon ; et au lieu d’aller à vêpres, elle allait toujours dans les lieux de divertissements.

Elle allait encore aux soirées, à cette école cruelle des démons, et, en dépit de son évêque et de sa maîtresse, elle y dansait comme une petite tigresse.

C’est là qu’elle apprit mille péchés : oublier Dieu, plaire au monde ; c’est là qu’elle apprit des paroles libres et des pensées et des désirs malhonnêtes.

Le bon Dieu, fatigué de la voir souillée de tant de vices, eût tant d’horreur de sa conduite, qu’il ne put la souffrir davantage.

Il frappa de maladie la brebis égarée depuis longtemps ; pourtant, si elle eût voulu se convertir et se confesser, il avait l’intention de lui pardonner.

Sa maîtresse, bonne et compatissante femme, quand elle vit son état périlleux, lui dit : — « Katel, ma fille, votre maladie est terrible.

Examinez bien tout ce qui pourrait charger votre conscience ; nettoyez bien votre âme, afin d’aller sans crainte devant Dieu. »

On alla quérir un religieux, un homme humble et affectueux, et la jeune fille se confessa à lui, avant de partir de ce monde.

La nuit d’après, elle vit une grande clarté, et aussitôt une demoiselle blanche apparut et lui parla ainsi :

— « Écoutez et écoutez encore, Katel ! Votre vie s’en est allée, il faut mourir ! Je suis Marie Madeleine, l’avocate des pécheresses.

Confessez-vous encore, car vous avez nié un péché ; rejetez ce poison caché, ou bien vous serez damnée. »

On alla de nouveau chercher le père, pour confesser la jeune fille ; mais toujours sa langue resta liée par la honte et le Malin-Esprit.

Après cela, tout juste à minuit, comme Katel ne pouvait trouver de repos, Marie Madeleine retourna et lui dit :

— « Katel, qu’avez-vous fait ? vous avez caché un péché honteux : vous avez gardé sur le cœur un poison qui sera cause de votre damnation. »

Le lendemain, quand revint le jour, l’homme de Dieu revint aussi et lui apporta l’extrême-onction et le crucifix.

Quand le père entra dans la maison, il lui dit absolument ceci : — « S’il se trouve encore quelque chose sur votre conscience, dites-le, avec contrition ;

« Dites-le franchement, sans rien cacher ; le dernier terme est arrivé ; prenez garde, ma sœur Katel, dans une heure, il faudra mourir ! »

Pendant que le père était là, prêt, si elle le voulait, à la confesser, voici encore revenir Marie Madeleine, qui lui adressa ces paroles :

— « Katel, hélas ! vous avez commis un péché maudit et honteux ; confessez-le, avec un repentir sincère, et je vous promets le ciel. »

En ce moment, du côté gauche, s’élança un lion furieux ; sa face était celle d’un homme ténébreux ; il avait les pieds d’un animal.

Il avait dans sa main une épée, dont il menaçait Katel : — « Si tu te confesses, je te tuerai ; si tu te tais, je ferai ton bonheur ! »

O tromperie du Malin-Esprit ! la jeune fille meurt dans son crime, et aussitôt elle paraît devant Jésus, le cœur chargé d’un poids lourd et honteux.

La nuit après son enterrement, dans la maison où elle avait rendu l’âme, ô chose étrange ! personne ne put prendre de repos.

Tous les escabeaux qui étaient dans la maison, toute la vaisselle, tous les meubles, furent lancés de-ci, de-là, avec un vacarme épouvantable.

Le lendemain matin, quand se leva la seconde servante du manoir, elle fut tout étonnée de voir dans le jardin un spectre horrible.

Au milieu d’un grand feu cruel, elle vit distinctement une pauvre fille : son visage était plein de serpents, et ses yeux, de salamandres.

Bien que toute troublée, à cette vue, voici ce qu’elle dit : — « Au nom de Dieu, je t’en conjure, dis-moi ce que tu es ? »

L’autre répondit tristement, en répandant des larmes d’angoisse : — « Je suis Katel, ta camarade, condamnée aux flammes impitoyables !

« Voici ma main, cause de mon malheur, voici ma langue, cause de mon malheur ! Ma main a commis le péché, et ma langue l’a nié.

« Par Marie Madeleine j’ai été avertie douze fois qu’il fallait faire une confession sincère et complète, et que je serais pardonnée.

« Un more (un nègre) noir et gris, à longue queue, horrible avec ses pieds à longues grilles, en me menaçant de me casser la tête, m’a contrainte de tenir ma bouche close.

« Ma malédiction sur les mauvaises compagnies, sur les sorciers et les soirées ; ma malédiction sur les bals et les danses, qui m’ont fait tomber dans le péché !

« Qu’aucun chrétien ne prie pour moi, car je suis tombée au fond de l’enfer ! Hélas ! Satan m’a réservée pour brûler dans ses feux.

« Écoutez, chrétiens, et écoutez bien : ayez le courage de confesser tous vos péchés, car si vous écoutez le démon, vous serez damnés comme Katel[9]. »

— Voilà un gwerz bien sombre et bien triste, dit Francès ; chantez-nous un joli sone, Marianna, afin que nous allions nous coucher sur des idées un peu plus riantes.

— Je vous chanterai, si vous voulez, le sone de Marie Ar Moal ?

— Oui, chantez-nous le sone de Marie Ar Moal.

MARIE AR MOAL
(Traduction littérale)


I

Notre-Dame-des-Cieux,
Mon cœur est rempli de deuil[10].
Mon doux cloarec est allé recevoir les Ordres ;
Quand il s’en retournera, il sera prêtre !

Marie Ar Moal disait,
Un jour, à sa petite servante :
— Ma petite servante, apprêtez-vous,
Pour que nous allions à la rencontre du cloarec.


La petite servante disait,
En arrivant sur le grand chemin :
— Je vois venir le cloarec,
J’ai mille peurs qu’il ne soit prêtre :
Il a au cou un rabat
Comme en portent les prêtres.
Quand Marie Ar Moal entendit (cela),
Elle tomba trois fois à terre :
Elle tomba trois fois à terre,
Le prêtre Congar la releva.
— Marie Ar Moal, ne pleurez pas,
Et je vous donnerai quatre cents écus,
Et mon père vous en donnera trois cents,
Une bonne épargne pour une jeune fille ;
Puis, je vous marierai à mon frère Guillaume,
Et vous viendrez à ma maison comme gouvernante.
— Ce n’est pas pour avoir le fils aîné
Que je parlais au cadet.
— Marie Ar Moal, si vous m’aimez,
Vous n’assisterez pas à ma première messe ;
C’est demain que je célébrerai ma première messe,
Je crois que ce sera aussi ma dernière.

II

Marie Ar Moal demandait,
En arrivant (le lendemain), dans le cimetière :
— Femmes et jeunes filles, dites-moi,
La messe est-elle commencée ?

— Elle n’est ni commencée ni achevée,
Le prêtre ne peut pas la célébrer.
Marie Ar Moal disait,
En arrivant dans l’église :
— Femmes et jeunes filles, sortez de l’église,
Pour que le prêtre puisse célébrer sa messe.
Aussitôt que Marie Ar Moal eût parlé,
Il (le prêtre) reconnut sa voix ;
Il reconnut sa voix,
Et son pauvre cœur se brisa !
De l’autel à la porte principale,
On entendit éclater leurs cœurs !…
Le recteur de la paroisse disait
À ses paroissiens, là, en ce moment :
— Je jette ma malédiction sur les jolies filles,
Qui sont cause de la mort de mon jeune prêtre !

III

Ils sont allés faire leur paix avec Dieu,
Puissions-nous y aller aussi, un jour.
On les a mis dans la même tombe,
Puisqu’ils n’ont pas été dans un même lit ;
Puisqu’ils n’ont pas été dans un même lit,
Ils sont allés dans la même tombe !


Il était plus de dix heures et la veillée finit avec cette chanson de Marianna.



QUATRIÈME VEILLÉE


Banquo. — Les créatures dont nous parlons étaient elles réellement ici, tout à l’heure, ou avons-nous mangé de la racine qui trouble la raison et la retient captive ?
(Macbeth).


I

L’hiver sera très-dur, cette année, et bien triste !
Il faut s’y résigner, et que Dieu nous assiste.
Le vent souffle du nord. Il vient de Roc’h-al-laz,
Par-dessus Saint-Michel : mauvais présage, hélas !
Oui, l’hiver sera dur : l’aspect de la nature
N’a rien de rassurant. Quel sinistre murmure !…
Quels affreux hurlements pousse au loin l’Océan,
Qui rugit sous les coups pressés de l’ouragan !
Les hommes sont méchants. Par des leçons sévères
Dieu veut les avertir. Respectons ses colères.
Un navire a sombré, dit-on, à Locquirec ;
Un autre s’est perdu, près de Perros-Guirec.
Oui, l’hiver sera triste ! Mais, narguons les tempêtes
Et le froid et le vent qui tonne sur nos têtes.
Laissons tomber la neige, et contre ses rochers
L’Océan s’emporter et, sur les hauts clochers
Et les toits du manoir, grincer les girouettes,
Et, dans le fond des bois, piauler les chouettes ;
Nous sommes à l’abri des grands vents et des flots :
Pourtant, ayons pitié des pauvres matelots.

Après le repas fait, on a dit les prières,
Sans oublier les morts couchés aux cimetières.
Allons ! qu’on jette encor quelques bûches au feu.
Que l’on forme le cercle. Enfants, dont l’œil est bleu,
Grimpez sur les genoux complaisants de vos pères,
Ou bien reposez-vous sur le sein de vos mères.
Femmes, à vos rouets ! Vos sônes amoureux,
Il faut les apprêter, et vos gwerz belliqueux.
Chacun doit son tribut de contes ou de sônes,
De gwerz des anciens temps, de légendes bretonnes.
Apportez largement du cidre au vieux conteur,
Pour allumer sa verve et son esprit moqueur.
C’est bien ! le cercle est fait, on garde le silence,
Le feu flambe joyeux ; — que Garandel commence.


Nous sommes, à présent, au manoir de Kerarborn, en Plouaret. C’est au mois de janvier. Il neige et il vente. Il fait grand froid, dehors. Toute la famille, avec les domestiques et les artisans, — jeunes gens, vieillards, enfants, — est réunie autour du vaste foyer de la veillée, où brûle et flambe un grand feu de bois de chêne.

Les femmes, assises à leurs rouets, filent, en chantonnant des airs bretons. D’autres tricotent ou cousent.

L’escabeau du conteur est occupé par le mendiant aveugle Garandel, du Vieux-Marché, surnommé compagnon-dall, l’homme de toute la région qui en possédait le mieux la somme des traditions populaires, contes, chansons et légendes. C’était un véritable Homère en sabots, à la mémoire inépuisable de chants et de récits de tout genre. On se le disputait, dans les manoirs et les maisons riches, comme dans les humbles chaumières de petits fermiers et d’artisans. Quand on le tenait, on le gardait le plus longtemps qu’on pouvait, quelquefois des semaines entières, et ce n’était jamais qu’avec regret qu’on le voyait partir, pour aller faire le charme d’un autre foyer, où il était attendu avec impatience. Pour moi, personnellement, je lui dois bon nombre de contes merveilleux et de gwerziou anciens, et je regrette vivement de ne l’avoir pas mis à contribution plus largement encore, car ses récits et ses chansons étaient généralement moins altérés, moins mélangés et avaient un parfum d’antiquité plus prononcé que ceux des nombreux conteurs ou chanteurs que j’ai consultés, un peu partout, depuis sa mort, qui remonte à une trentaine d’années. Longtemps, il occupa, pendant l’hiver, l’escabeau du conteur, au foyer hospitalier de Kerarborn.

Cette veillée commença par un conte, et aussitôt le repas du soir terminé, la vie du saint du jour lue et les prières dites en commun, à haute voix, Garandel entama son récit, au milieu d’un silence religieux.

PETIT-LOUIS
FILS D’UN CHARBONNIER ET FILLEUL DU
ROI DE FRANCE


Setu aman eur gaoz ha na eus enhi gaou
Nemet eur gir pe daou.

Voici un conte dans lequel il n’y a de mensonge
Qu’un mot ou deux.


Le fils d’un roi de France s’égara un jour, en chassant dans une forêt. Et il était fort embarrassé, car la nuit était venue. Après avoir longtemps marché, au hasard, il vit enfin une lumière, au loin. Il se dirigea vers cette lumière et arriva près de la hutte d’un charbonnier. Il y entra et aperçut au fond un vieillard, assis tout seul près du feu. Celui-ci eut peur, en voyant entrer dans sa pauvre hutte un seigneur si bien mis.

— N’ayez pas peur, mon brave homme, lui dit le prince, car je ne vous veux pas de mal ; je me suis égaré, en chassant dans la forêt. La nuit m’a surpris, et si vous vouliez me donner l’hospitalité jusqu’au matin, vous me feriez plaisir.

— Oui, sûrement, monseigneur, mais vous serez fort mal ici : ma femme est dans son lit, près d’accoucher, et je n’ai ni nourriture ni lit à vous offrir, à moins que vous ne vouliez manger de notre pain d’orge et coucher sur le grenier.

— Que cela ne vous tourmente pas, je me contenterai de ce qu’il y aura.

La femme du charbonnier accoucha dans la nuit, et elle donna le jour à un gros garçon. C’était leur neuvième enfant. — Au matin, quand le prince descendit de dessus le grenier, couvert de brins de paille et de toiles d’araignées, il demanda à voir la mère, et il la trouva couchée sur de la paille, au bas de la hutte.

— Ah ! mon Dieu, ma pauvre femme, s’écria-t-il, cela fait pitié de vous voir en cet état !

Et il donna de l’argent au charbonnier, pour aller acheter du pain blanc, de la viande, du vin et tout ce dont on avait un besoin pressant ; et pendant ce temps, il resta, seul, près de la femme.

— Je serai le parrain de votre enfant, lui dit-il ; avez-vous une marraine ?

— Non, sûrement, monseigneur ; c’est notre neuvième enfant, et, comme nous sommes pauvres, nous avons bien de la peine à trouver des parrains et des marraines pour nos enfants.

— Je vous trouverai aussi une marraine, et le baptême aura lieu dans trois jours.

Le vieux charbonnier revint, chargé de provisions. Il conduisit alors son hôte hors du bois, le remit sur la bonne route, et, avant de se séparer, le prince lui donna tout l’argent qu’il avait sur soi.

Trois jours après, eut lieu le baptême, et jamais on n’avait vu pareille fête, au petit bourg du charbonnier. La marquise de Rozambo fut la marraine. L’enfant fut nommé Louis. Le parrain et la marraine distribuèrent de l’argent à profusion aux mendiants du pays, qui se trouvèrent tous là, et ils n’oublièrent pas le père de leur filleul, vous pouvez bien le penser. Le prince recommanda au charbonnier d’envoyer son fils à l’école, quand il serait en âge d’y aller, et il lui remit une lettre que son filleul devait lui rapporter lui-même, dans son palais, quand il pourrait la lire. Puis ils partirent.

Le vieux charbonnier et sa femme étaient riches, à présent, et ils firent bâtir une belle maison, au milieu de la forêt, en face de leur pauvre hutte, qu’ils conservèrent, pourtant en souvenir de leur temps de misère.

L’enfant venait à merveille. On l’envoya à l’école, quand il eut l’âge d’y aller, et il apprenait tout ce qu’il voulait. Bientôt il put lire la lettre laissée à son père par son parrain, et il vit alors que celui-ci était le roi de France lui-même et qu’il lui disait d’aller le voir, dans son palais. Son père lui acheta un beau cheval, pour aller à Paris, et lui recommanda, avant de se mettre en route, de ne voyager ni avec un bossu, ni avec un boiteux, ni avec un Cacous[11] Il partit, content et joyeux. Mais, il n’était pas loin encore quand il rencontra un bossu.

— Où vas-tu ainsi, Petit-Louis, filleul du fils du roi de France ? lui demanda le bossu. (On l’avait surnommé Petit-Louis, à cause de sa petite taille.)

— Je vais voir mon parrain.

— Je veux aller avec toi aussi.

— Non, non ! ne me suis pas !

— Si, si ! j’irai avec toi.

Et le bossu sauta lestement sur la croupe du cheval. Comme Petit-Louis ne pouvait se débarrasser de lui, il retourna à la maison, et conta l’aventure à son père.

Deux jours après, il se remit en route, et il rencontra un boiteux.

— Où vas-tu ainsi, Petit-Louis, filleul du fils du roi de France ? lui demanda le boiteux.

— Voir mon parrain.

— Je veux aller avec toi aussi.

— Non, certainement, tu ne viendras pas. Et il mit son cheval au galop : mais, il avait beau faire, le boiteux était toujours à la tête du cheval. Ne pouvant s’en débarrasser, Petit-Louis retourna encore à la maison.

— Comment, tu reviens encore ? lui dit son père, en le voyant arriver. Eh ! bien, puisqu’il en est ainsi, tu resteras, à présent, à la maison.

Petit-Louis alla trouver sa mère, en pleurant. Celle-ci joignit ses prières à celles de son fils et le vieux charbonnier consentit à le laisser partir, une troisième fois ; mais, cette fois, il ne lui donna pas un beau cheval, comme précédemment, mais bien son vieux cheval de charbonnier, une vieille rosse qui avait plus de vingt ans.

— C’est égal, pensa Petit-Louis, nous irons quelque part, car, cette fois, je suis bien décidé à ne pas revenir sur mes pas. Allons, ma pauvre bête, dit-il au vieux cheval, en montant dessus, porte-moi à la cour du roi de France, mon parrain.

Et il partit. Vers le soir, comme il longeait un grand bois, il remarqua sur un arbre une plume qui brillait comme le soleil. Il s’arrêta, tout étonné, pour la contempler. — Qu’est-ce que cela peut être, cette plume-là ? se disait-il en lui-même. C’est, sans doute, une plume de la queue du paon de la Princesse aux cheveux d’or, qui demeure dans un palais d’argent, et dont j’ai si souvent entendu parler ; il faut que j’essaie de l’avoir.

— Laissez cette plume-là, mon maître, et poursuivez votre chemin ! lui dit tranquillement son cheval.

— Une chose si belle, une merveille comme celle-là ! je serais, en vérité, bien sot de la laisser.

Et il descendit de son cheval, monta sur l’arbre et prit la plume merveilleuse. Il la mit à son chapeau et poursuivit sa route, content et fier de sa conquête. Il arriva, un instant après, près d’une fontaine, au bord de la route.

— Voilà, se dit-il, une fontaine dont l’eau doit être bien bonne : il faut que je descende pour y boire, car j’ai soif.

Comme il se penchait sur l’eau pour boire à même, un Cacous vint tout doucement, par derrière, le poussa violemment et le fit tomber dans le bassin ; puis, il prit la lettre du parrain, dans sa poche, courut au cheval et partit, au grand galop.

— Allons ! il faut convenir que je n’ai pas de chance ! se disait Petit-Louis, quand il eut parvenu à sortir de la fontaine. Me voir enlever ma lettre et mon cheval par cette vilaine bête ! Et que ferai-je, à présent ? Pour retourner à la maison, il n’y faut pas songer. Heureusement encore que ma belle plume m’est restée ! Eh ! bien, ma foi, je continuerai ma route, à pied, et, tôt ou tard, je finirai bien par arriver.

Pendant que Petit-Louis voyageait péniblement, mais plein de courage, le Cacous était arrivé à Paris. Il alla tout droit au palais, et demanda à voir le fils du roi.

— On n’entre pas ici de cette façon, jeune homme, lui répondit le portier du palais ; dites-moi d’abord qui vous êtes ?

— Qui je suis ? Petit-Louis, le filleul du fils du roi ! répondit-il avec fierté, et d’un ton assez insolent : — Dites à mon parrain que je suis ici, ajouta-t-il.

On fit savoir au prince qu’un homme qui prétendait être son filleul demandait à le voir.

— Introduisez-le, tout de suite, dit le prince. Le Cacous fut introduit, et il présenta sa lettre.

— Oui, dit le prince, je reconnais cette lettre : mais, mon pauvre filleul, quelle tenue, et quelle mine tu as ! Quoiqu’il en soit, tu es toujours mon filleul et tu es le bienvenu.

Le prince donna l’ordre à ses valets de le peigner, de le laver et de l’habiller convenablement. Si vous aviez vu comme ce petit monstre était fier et vaniteux, alors, en se promenant par le palais et les jardins !

Environ quinze jours après, Petit-Louis arriva aussi à Paris. Il alla demander condition au palais du roi. Un valet d’écurie avait été renvoyé la veille, et il fut pris pour le remplacer. Ce fut avec une grande joie qu’il retrouva son vieux cheval, dans les écuries du palais.

— Te voilà donc, mon pauvre vieux cheval ? lui dit-il, en l’embrassant.

— Oui, mon bon maître ; mais, hélas ! que de peines et de travaux vous attendent ici ! Et tout cela parce que vous m’avez désobéi, en cueillant sur l’arbre de la forêt une plume de la queue du paon de la Princesse aux cheveux d’or, qui demeure dans son palais d’argent. Cette plume-là sera pour vous une source de maux et de tourments. Mais, je vous aiderai de mon mieux, et si vous m’obéissez, si vous faites bien exactement tout ce que je vous dirai, nous nous tirerons encore d’affaire et nous triompherons du maudit Cacous.

Le Cacous avait reconnu Petit-Louis, à son arrivée, et depuis, il était soucieux et rêvait aux moyens de se débarrasser de lui. Petit-Louis faisait un excellent valet d’écurie et, depuis son arrivée, les chevaux étaient mieux soignés et avaient beaucoup meilleure mine. Le roi le remarqua et lui en témoigna sa satisfaction. Il avait toujours sa plume merveilleuse et, toutes les nuits, il s’en servait pour éclairer son écurie, pendant qu’il s’occupait de ses chevaux. Une nuit, le Cacous remarqua une lumière éclatante dans l’écurie, et il alla aussitôt trouver le roi et lui dit : — Sire, votre nouveau valet d’écurie ne manquera pas d’incendier votre palais ; toutes les nuits, il illumine son écurie, comme une salle de festin, et je crois que vous feriez bien de le renvoyer, le plus tôt possible.

— Le renvoyer ! lui, le meilleur valet d’écurie que j’aie jamais eu ! Non certainement, je ne le renverrai pas. Et puis, je veux vérifier par moi-même si ce que vous dites est bien exact.

— Vous n’avez qu’à regarder par la fenêtre, tenez, et vous verrez si ce que je dis n’est pas parfaitement vrai.

Le roi s’approcha de la fenêtre, et s’écria aussitôt :

— Dieu, la belle lumière ! ceci ne me paraît pas naturel, et je veux aller voir moi-même.

Et il descendit dans la cour et s’approcha tout doucement de la porte de l’écurie. Mais, Petit-Louis, qui avait entendu quelque bruit, serra, vite, sa plume merveilleuse, et l’obscurité se fit aussitôt.

— N’importe, se dit le roi, demain soir, je prendrai bien mes précautions et je le surprendrai, car il faut que je sache d’où provient une lumière si brillante.

Le lendemain soir, le roi était, attentif, à sa fenêtre, et dès qu’il remarqua de la lumière dans l’écurie, il descendit, traversa la cour tout doucement et, d’un coup de pied, il ouvrit la porte de l’écurie, qui du reste n’était pas bien close. Petit-Louis, surpris, n’eut pas le temps de cacher sa plume.

— Qu’est-ce que cette plume merveilleuse ? lui demanda le roi.

— Sire… pardon, sire…

— Dis-moi, vite, ce que c’est que cette plume ?

— Sire… c’est une plume de la queue du paon de la Princesse aux cheveux d’or, qui demeure dans son château d’argent.

— C’est bien ; il y a assez longtemps que je désire posséder cette plume-là.

Et il l’emporta, et, toutes les nuits, il s’en servait ensuite pour éclairer son palais et ses jardins.

Petit-Louis regrettait beaucoup sa plume. Son cheval lui dit :

— Hélas ! à présent, vont commencer nos travaux et nos peines.

Quelques jours après, le Cacous dit à son parrain (car son parrain était roi à présent, son père étant mort) :

— Si vous saviez, mon parrain, de quoi s’est vanté Petit-Louis ?

— De quoi donc s’est-il vanté ?

— Il a dit qu’il était capable de vous amener dans votre palais la Princesse aux cheveux d’or, qui demeure dans son château d’argent.

— Il a dit cela ?

— Il l’a dit, je vous l’affirme.

— Bien ! bien ! dis-lui de venir me trouver, sur-le-champ.

Et Petit-Louis reçut l’ordre de se rendre devant le roi. Il y alla, tout tremblant, et n’augurant rien de bon.

— Comment, valet, lui dit le roi, tu t’es vanté d’être capable de m’amener ici, dans mon palais, la Princesse aux cheveux d’or, qui demeure dans son château d’argent ?

— Jamais, mon roi, je n’ai dit un mot de cela !

— Tu l’as dit, et il faut que tu le fasses !

— Et comment voulez-vous, sire…

— Tais-toi ! et fais ce que tu as dit, ou il n’y a que la mort pour toi !

— Laissez-moi, au moins, une nuit pour réfléchir et songer aux moyens de mener à bonne fin une telle entreprise.

— Oui ; mais, il faudra partir demain matin. Petit-Louis rejoignit son cheval, bien triste, et lui raconta tout.

— Quand je vous disais de ne pas toucher à cette plume ! lui dit le cheval. Mais, ce que nous avons à faire, à présent, c’est d’unir nos efforts pour nous tirer de là, de notre mieux. Écoutez-moi donc, et faites exactement comme je vais vous dire. Allez trouver le roi et dites-lui qu’il vous faut trois mulets chargés de pain, trois chargés de viande et trois autres chargés de gruau, et enfin moi, pour vous porter. Plus tard, je vous dirai quel usage vous devez faire de toutes ces provisions.

Petit-Louis retourna auprès du roi, qui lui fit donner tout ce dont il disait avoir besoin.

Il se mit alors en route, monté sur son vieux cheval et suivi des neuf mulets chargés des provisions que vous savez. Ils arrivèrent, sans tarder, dans un bois, où ils furent entourés de toutes sortes de bêtes fauves, lions, sangliers, loups, renards et autres, qui paraissaient affamés et montraient les dents de façon peu rassurante.

— Éventrez, vite, les sacs remplis de viande, dit le cheval à Petit-Louis, et jetez-en, à discrétion, à tous ces animaux-là !

Et Petit-Louis d’éventrer les sacs aussitôt, et de jeter de la viande autour de lui. Et lions, sangliers, loups et renards, de se précipiter dessus, et de jouer des dents ! Quand ils furent repus, un énorme lion s’avança vers Petit-Louis, et lui parla de la sorte :

— Mille grâces, Petit-Louis, filleul du roi de France ! tu nous as sauvés, car nous allions tous mourir de faim. Je suis le roi de tous les animaux à quatre pattes, et si jamais tu as besoin de moi ou des miens, appelle-nous, et nous arriverons.

— Merci bien, dit Petit-Louis, ce n’est pas de refus.

Et il poursuivit sa route. Il arriva bientôt au bord d’un grand étang, tout couvert d’oies. Les oies, en les voyant, lui et son cheval, sortirent de l’eau et coururent après eux, en faisant : waï ! waï ! waï ! !

— Jette, vite, du pain autour de toi ! dit le cheval à Petit-Louis.

Et le voilà de jeter du pain, à droite, à gauche, de tous côtés. Et les oies de manger avec avidité ! Quand elles furent repues, la plus grande du troupeau s’avança vers Petit-Louis et lui parla ainsi :

— Notre bénédiction soit avec toi, Petit-Louis, filleul du roi de France ! Je suis la reine des oies, et si jamais tu as besoin de moi, ou des miens, appelle, et nous arriverons.

Puis les oies s’en retournèrent à leur étang.

— Allons ! se disait Petit-Louis à lui-même, si les hommes sont contre moi, les chers animaux du bon Dieu sont de mon côté, et cela me console.

Et ils continuèrent leur route. Comme ils traversaient un grand bois, ils se virent tout à coup enveloppés par une armée de fourmis grandes comme des lièvres, et quelques-unes comme des moutons. Il y en avait en si grand nombre, que le cheval ne pouvait plus avancer.

— Éventre, vite, les sacs remplis de gruau, et jettes-en autour de toi ! dit-il, en voyant cela.

Petit-Louis éventra les sacs et répandit le gruau par terre. Et les fourmis de se précipiter dessus, et de se régaler ! Quand elles furent repues, la plus grande s’avança vers Petit-Louis, et parla ainsi :

— Notre bénédiction soit avec toi, Petit-Louis, filleul du roi de France ! Nous mourions toutes de faim, ici, et tu nous a sauvées. Je suis la reine des fourmis : si jamais tu as besoin de moi ou de miens, appelle, et nous arriverons !

Et elles s’en allèrent ensuite.

Petit-Louis continua sa route, un peu rassuré par ce qu’il voyait et entendait. Il arriva alors sur le rivage de la mer.

— À présent, lui dit son vieux cheval, nous allons nous séparer, pour quelque temps. Tu trouveras sur la grève une petite barque. Monte dessus, sans crainte, et elle te conduira dans l’île où se trouve la Princesse aux cheveux d’or, dans son château d’argent. Mais avant de t’embarquer, tu verras sur le sable un petit poisson, hors de l’eau et près de mourir. Prends avec soin ce petit poisson, dans ta main, et remets-le dans l’eau ; plus tard, tu auras besoin de lui. Vas, à présent, et me laisse ici ; au retour, tu me retrouveras.

Petit-Louis embrassa son vieux cheval, et marcha vers la mer. En arrivant sur la grève, il vit aussitôt le petit poisson. Il avait la bouche ouverte, et c’est à peine s’il remuait encore un peu la queue. Il le prit avec précaution dans sa main et le remit dans l’eau. Alors le petit poisson sortit sa tête, et parla ainsi :

— Ma bénédiction soit avec toi, Petit-Louis, filleul du roi de France ! je suis le roi des poissons, et si jamais tu as besoin de moi ou des miens, appelle-moi et j’arriverai.

Puis il replongea dans l’eau et disparut.

Petit-Louis trouva facilement, sur le rivage, la barque dont lui avait parlé son cheval. Il monta dessus, et la barque partit aussitôt, d’elle-même, et le conduisit à une île, assez loin du rivage. Il débarqua, s’avança dans l’île et ne tarda pas à voir un château comme il n’en avait jamais vu encore. Il était tout d’argent massif, et quand le soleil donnait dessus, nul ne pouvait le regarder, sans être ébloui. La porte de la cour était grande ouverte, et il entra. Voyant une autre porte ouverte, il entra encore, et se trouva dans une vaste cuisine, où tout brillait et resplendissait.

— Bonjour à vous, Princesse, dit-il à une belle fille qu’il vit là.

— Je ne suis pas la Princesse, lui dit celle-ci, je ne suis que sa cuisinière.

— Elle a, alors, une bien belle cuisinière ! reprit Petit-Louis.

Ce qui flatta la jeune fille.

Apercevant alors une des femmes de chambre de la Princesse, plus belle encore que la cuisinière, il s’avança vers elle, et lui dit :

— Bonjour à vous, Princesse admirable !

— Je ne suis pas la Princesse, lui répondit encore celle-ci, je ne suis que sa femme de chambre.

— Dieu, quelle merveille est donc votre maîtresse !

On le conduisit jusqu’à la chambre de la princesse.

— Bonjour à toi, Petit-Louis, filleul du roi de France ! lui dit celle-ci, en le voyant : tu viens ici dans le dessein de m’emmener, je le sais. Cela, mon pauvre garçon, n’est pas chose facile. Mais, soupons toujours, puis, nous verrons.

Et Petit-Louis s’assit à la table de la Princesse : mais, il ne mangea guère ; il demeurait en extase devant elle, tant elle était belle !

— Faisons une partie de cartes, dit la Princesse, quand elle eût fini de souper.

Et ils se mirent à jouer aux cartes. Petit-Louis perdait à tout coup. Une envie de dormir insurmontable lui vint tout-à-coup et il demanda la permission de se retirer dans sa chambre.

— Comment oses-tu parler de dormir ? lui dit la Princesse. Ce n’est pas en dormant que tu viendras à bout de me tirer d’ici ! Viens avec moi, que je te fasse voir le travail que tu as à exécuter, cette nuit, pour commencer.

Et elle le conduisit dans un pré, où il y avait trois étangs. Un d’eux était rempli d’eau, le second était plein de vase noire, et le troisième était vide. Elle lui dit : Voici trois étangs, dont le premier est rempli d’eau, le second est rempli de vase noire, et le troisième est vide. Il faut qu’avant le jour, tu aies desséché le premier, transporté toute l’eau et tous les poissons qui s’y trouvent dans le troisième, et enlevé toute la vase du second, et tout cela, il faudra le faire avec cette coquille de patelle (brinic).

Et elle lui donna une petite coquille et ajouta : — Tu dormiras ensuite, si tu en trouves le temps. — Puis, elle s’en alla.

Voilà notre pauvre Petit-Louis fort embarrassé, vous pouvez bien le croire ! Que faire, mon Dieu ? se disait-il ; et qui pourrait exécuter un pareil travail ? — Et il se mit à pleurer. — Peut-être, pensa-t-il tout-à-coup, que la reine des oies avec tous les siens… elle m’avait recommandé de l’appeler, si jamais je me trouvais avoir besoin d’elle ; il faut que je l’appelle, pour voir.

Par les eaux ou par l’air,
Reine des oies, venez m’aider !

Et tôt après qu’il eût prononcé ces paroles, il entendit un grand bruit d’ailes au-dessus de sa tête. Il leva les yeux, et vit la reine des oies qui arrivait à son appel, accompagnée de toute une armée de ses sujets.

— Qu’y a-t-il pour votre service, Petit-Louis, filleul du roi de France ? demanda-t-elle, en descendant auprès de lui.

Et Petit-Louis lui expliqua le travail que lui avait donné à faire la Princesse, pour le lendemain matin.

— Si ce n’est que cela, lui dit la reine des oies, soyez sans inquiétude, ce sera terminé avant le jour.

Alors, elle expliqua à ses oies ce qu’il y avait à faire ; et les voilà toutes au travail, avec une ardeur sans pareille, transportant l’eau et les poissons du premier étang dans le troisième, et enlevant la vase qui se trouvait dans le second. Avant le jour, tout était terminé. Petit-Louis les remercia, et elles s’envolèrent aussitôt.

Quand vint la Princesse, au lever du soleil, elle fut bien étonnée, je vous prie de le croire.

— C’est parfait ! dit-elle ; allons déjeuner, à présent, car tu dois avoir bon appétit.

Et ils retournèrent au château et déjeunèrent ensemble.

Après déjeuner, ils passèrent la journée à se promener, dans les bois dans et les jardins du château. Puis, le soir venu, ils soupèrent encore ensemble et firent leur partie de cartes, comme la veille. Comme la veille aussi, l’envie de dormir s’empara de Petit-Louis et il demanda la permission de se retirer dans sa chambre.

— Tout le travail n’est pas encore fait, il s’en faut ; lui dit la Princesse. Viens, que je te montre ta tâche de cette nuit.

Et elle le conduisit dans le grenier du château, où il y avait un énorme tas de blé de trois grains, froment, avoine et orge

— Il te faudra, pour demain matin, au lever du soleil, séparer ces grains, mettre chaque espèce dans un tas à part, de telle sorte qu’il ne se trouve dans aucun des trois tas un seul grain d’une nature différente.

Ayant dit cela, la Princesse se retira, et Petit-Louis, resté seul, était, pour le moins, aussi embarrassé que la veille.

— Quel travail ! se disait-il ; qui pourrait jamais s’en tirer ? Et qui appeler à mon secours, cette fois ? La reine des fourmis ! Il faut que je l’appelle ; elle aussi m’a promis son secours, au besoin.

Ô bonne reine des fourmis,
Venez à mon aide, je vous prie !

Aussitôt les fourmis envahirent le grenier, en si grand nombre, qu’une épingle n’eut pu trouver de place où tomber sans en toucher une.

— Qu’y a-t-il pour votre service, Petit-Louis, filleul du roi de France ? demanda la reine.

Et Petit-Louis lui expliqua ce que demandait la Princesse.

— Soyez sans inquiétude, lui répondit-elle, ce sera fait à temps, et bien fait.

Aussitôt toutes les fourmis se mirent à l’ouvrage. Elles firent trois tas, un de chaque sorte de grain, et, avant le jour, tout était terminé et parfait.

Quand la Princesse vint, au lever du soleil :

— L’ouvrage est-il terminé ? demanda-t-elle.

— Oui, Princesse ; répondit Petit-Louis.

— Et bien fait ?

— Examinez, Princesse.

Et elle prit une poignée de grains de chaque tas, et l’examina de près. Elle n’y trouva rien à redire. Grand était son étonnement.

— Parfait ! dit-elle ; allons déjeuner, à présent.

Et ils déjeunèrent, puis passèrent encore la journée à se promener ensemble, jusqu’à l’heure du souper. Après souper, comme ils faisaient leur partie de cartes, Petit-Louis fut encore pris de sommeil.

— Il y a encore de l’ouvrage à faire ici, lui dit la Princesse ; viens, que je te montre la tâche de cette nuit.

Ils passèrent par la cuisine : Petit-Louis y prit un quartier de veau, qu’il vit sur la table, et le cacha sous son manteau. La Princesse l’enferma dans la cage d’un lion, qui n’avait rien mangé depuis huit jours, mit la clef dans sa poche, puis elle s’en alla, en disant :

— Demain matin, je viendrai savoir de tes nouvelles !

Petit-Louis ne perdit pas la tête. Il jeta son quartier de veau au lion, qui se précipita dessus, et, pendant que l’animal affamé le dévorait, il eut le temps de dire :

Roi des lions, à mon secours !
Je suis perdu, si tu n’accours !

Et le roi des lions arriva aussitôt et défendit au lion en cage de faire aucun mal à Petit-Louis. Avant de partir, il dit encore à celui-ci : — à présent, vous direz à la Princesse qu’il faut qu’elle vous accompagne à la cour du roi de France. Elle essaiera de vous retenir dans son château, vous disant que tout ce qui s’y trouve vous appartient, que vous n’aurez plus rien à faire que vous promener, vous divertir et vivre comme un prince ; mais, fermez l’oreille à ces douces paroles, et emmenez-la.

Et le roi des lions s’en alla, alors.

Le lendemain matin, au lever du soleil, quand la Princesse vint, elle fut bien étonnée de retrouver Petit-Louis en vie, et de le voir jouer avec le lion, dans sa cage, comme avec un chien.

— Quel homme est-ce-donc ? pensa-t-elle ; puis, s’adressant à Petit-Louis :

— Allons déjeuner ! lui dit-elle.

— Non, Princesse ; nous allons partir, à présent, pour la cour du roi de France, puisque j’ai accompli tous les travaux que vous m’avez imposés.

— Bah ! reste ici avec moi ; nous ne saurions être mieux nulle part que dans mon château d’argent. Nous nous marierons, et nous vivrons heureux ici, où rien ne nous manquera.

— Non, non ! j’ai accompli les travaux qu’il vous a plu d’exiger de moi ; à présent, tenez votre parole, et partons, sur-le-champ.

— Eh ! bien, puisqu’il le faut, laisse-moi au moins le temps de fermer les portes de mon château et d’emporter mes clefs.

Et elle ferma les portes de son château, en mit les clefs dans sa poche, puis, ils se dirigèrent vers le rivage de la mer. La barque qui avait amené Petit-Louis l’y attendait. Ils y entrèrent, la barque partit d’elle-même, et, en peu de temps, ils furent rendus sur le rivage opposé. La Princesse, à l’insu de Petit-Louis, avait, pendant le trajet, jeté les clefs de son château dans la mer.

Quand ils prirent terre, le vieux cheval de Petit-Louis les attendait.

— Mettez la princesse en selle, — dit le cheval à son maître, — et vous, mettez-vous sur ma croupe, derrière elle, pour qu’elle ne puisse vous échapper.

Ainsi il fut fait, et ils partirent.

Quand le roi, qui était déjà vieux, vit combien la Princesse aux cheveux d’or était belle, il en devint éperdument amoureux et prétendit l’épouser, sur-le-champ.

— Tout doucement ! lui dit la Princesse ; il faut qu’auparavant vous me fassiez transporter ici mon château d’argent, car je ne veux pas habiter le vôtre.

Voilà le vieux roi bien embarrassé ! Comment s’y prendre pour transporter ainsi tout d’une pièce le château de la princesse ?

— Bah ! mon parrain, dit le Cacous, pourquoi vous inquiéter de la sorte ? Celui qui vous a amené la princesse, vous apportera aussi son château, sans doute.

Le roi fit appeler encore Petit-Louis, et lui dit que, sous peine de la mort, il lui fallait apporter le château d’argent de la princesse.

— Et comment, sire, pouvez-vous me demander une chose si déraisonnable ?

— Ah ! il n’y a pas à dire, il te faudra le faire, sous peine de mort !

— Allons ! j’essaierai, puisqu’il n’y a pas moyen de vous faire entendre raison.

Petit-Louis revint vers son cheval, triste et soucieux, et lui fit part de l’ordre insensé du roi.

— Nous ne sommes pas encore au bout de nos peines ! dit le cheval. Retourne auprès du roi, et dis-lui qu’avant de te mettre en route, il faut qu’il te fournisse deux bâtiments, l’un chargé de pain et de viande, et l’autre vide, pour recevoir le château.

On fournit à Petit-Louis les deux bâtiments et les provisions qu’il demandait, et il partit.

Quand il débarqua dans l’île où était le château d’argent, il vit sur le rivage deux lions qui se battaient, cherchant à se dévorer réciproquement, car ils mouraient de faim. Petit-Louis leur jeta de la viande, à discrétion, et, quand ils furent rassasiés, ils lui dirent : — Merci, Petit-Louis, filleul du roi de France ; nous allions nous entre-dévorer, si tu n’étais venu à notre secours : mais, si jamais tu as besoin de nous, appelle et nous arriverons aussitôt.

— Ma foi ! mes pauvres bêtes, j’ai assez besoin de vous, dès à présent. Le roi de France m’a envoyé ici avec ordre de lui transporter devant son palais le château d’argent de la Princesse aux cheveux d’or. Or, comment pourrai-je jamais le faire, si vous ne me venez en aide ?

— Si ce n’est que cela, sois tranquille, ce sera bientôt fait !

Et les deux lions coururent au château, comme deux enragés, le déracinèrent du rocher sur lequel il était bâti, et le transportèrent, tout d’une pièce, sur le bateau.

Petit-Louis les remercia, et partit aussitôt, emportant le château d’argent de la Princesse aux cheveux d’or.

Quelque temps après, le vieux roi de France, en s’éveillant, un matin, fut bien étonné de voir comme le temps, paraissait beau et clair. Il alla à sa fenêtre : — Holà ! s’écria-t-il aussitôt, Petit-Louis est arrivé avec le château d’argent de la Princesse aux cheveux d’or !

Et il courut avertir la Princesse.

— Votre château est arrivé, Princesse ! lui cria-t-il. Dieu, qu’il est beau, quand le soleil donne dessus ! À présent, nous allons nous marier, n’est-ce pas ?

Et il dansait, il sautait, le vieux roi, et ne se possédait pas de joie.

— Doucement, lui dit la Princesse, qui ne paraissait pas si contente ; le château est arrivé, c’est bien ; mais, les clefs ! je n’en ai pas les clefs, et ni moi, ni vous, ni personne au monde ne pourra jamais y entrer, jusqu’à ce qu’on m’ait retrouvé mes clefs !

— Mais, où donc sont-elles, ces clefs ? demanda le roi.

— Hélas ! pendant la traversée, elles me sont échappées des mains et sont tombées dans la mer, et je crains bien qu’on ne les retrouve jamais !

Et voilà le pauvre roi désolé, à cette nouvelle, au milieu de sa plus grande joie !

— Comment retrouver ces maudites clefs ? s’écriait-il, avec désespoir.

— Pour moi, dit le Cacous, je ne vois qu’un homme au monde en qui l’on puisse avoir quelque espoir ; c’est celui à qui vous devez déjà d’avoir ici la Princesse et son château.

— C’est vrai, répondit le roi ; dites-lui de venir me parler, vite !

On avertit Petit-Louis, et le voilà encore devant le roi.

— Je te dois déjà, mon garçon, d’avoir ici la Princesse aux cheveux d’or et son château d’argent ; mais, les clefs ? les clefs du château manquent, et il faut les avoir pour y entrer.

— Et où sont-elles, sire ? demanda Petit-Louis.

— Pendant la traversée, la Princesse les a laissées tomber dans la mer, et il faut que tu me les retrouves.

— Comment pouvez-vous, sire, exiger d’un homme une chose semblable ? retrouver des clefs, au fond de la mer ! Songez-y donc !…

— Il n’y a pas à dire ; il faut que tu me les retrouves, où il n’y a que la mort pour toi !

Petit-Louis revint vers son cheval, plus triste que jamais, et lui raconta ce que le roi demandait encore.

— Cette fois, il me faudra aller avec toi, lui dit le cheval. Mais, retourne auprès du roi et dis-lui qu’il te faut, avant de te mettre en route, ma charge d’or et d’argent. Tout le long de la route, tu distribueras cet argent et cet or aux mendiants et aux malheureux que tu rencontreras. Quand tu arriveras sur le rivage de la mer, tu appelleras le petit poisson à qui tu as déjà sauvé la vie. C’est celui-là qui te secourra, cette fois.

Petit-Louis retourna auprès du roi, qui lui accorda facilement sa demande et, le lendemain matin, il se remit en route, avec son vieux cheval. Ils se dirigèrent du côté de la mer.

Arrivés sur le rivage, Petit-Louis s’avança au bord de l’eau et dit :

Roi des poissons de mer, accours,
Viens, vite, vite, à mon secours !

Aussitôt le petit poisson sortit sa tête de l’eau et dit :

— Qu’y a-t-il pour votre service, Petit-Louis, filleul du roi de France.

— La Princesse aux cheveux d’or a laissé les clefs de son château d’argent tomber au fond de la mer, et le roi de France m’envoie les lui chercher, et il faut que je les lui rapporte, sous peine de la mort !

— C’est bien ; soyez sans inquiétude, car si les clefs se sont quelque part dans mon royaume, elles seront retrouvées, sans retard.

Le petit poisson, qui était le roi de tous les poissons de la mer, replongea alors sous l’eau, se rendit à son palais, et là, il appela tous les poissons, du plus grand au plus petit, chacun par son nom, et leur demanda, à mesure qu’ils se présentaient, s’ils n’avaient pas vu, quelque part, les clefs du château de la Princesse aux cheveux d’or. Tous avaient répondu à l’appel, et aucun n’avait vu les clefs. Il n’y avait que la vieille qui ne s’était pas présentée. — Où est encore restée la vieille ? dit le roi ; elle est toujours en retard.

Enfin, elle arriva aussi, la tête passée dans un anneau et traînant un trousseau de clefs après elle. — Arrivez donc, la vieille ! où étiez-vous encore restée ? lui demanda le roi.

— J’accourais de mon mieux, ayant entendu prononcer mon nom, quand je remarquai au fond de la mer les belles choses que voici et je crus vous faire plaisir, mon roi, en vous les apportant. Voyez ce que c’est, je vous prie.

— Les clefs du château de la Princesse aux cheveux d’or ! s’écria le roi, dès qu’il les eût examinées ; c’est justement ce que je cherche !

Et il les prit et les porta aussitôt à Petit-Louis, qui attendait sur le rivage, non sans quelque inquiétude.

Petit-Louis remercia vivement le roi des poissons, puis, son vieux cheval et lui reprirent la route de Paris.

Voilà donc les clefs retrouvées et rendues à la Princesse. Celle-ci ouvrit alors la porte de son château. Dieu, les belles choses qu’il y avait là !

— Pour à présent, Princesse, dit le roi, vous ne pouvez plus reculer, et nous allons nous marier.

— C’est vrai, répondit-elle ; vous avez accompli tous mes désirs, tous mes souhaits ; à présent, nous nous marierons, quand vous voudrez. Et pourtant, j’aurais encore une petite chose à vous demander, auparavant ; mais, ce n’est rien, ce ne sera qu’un jeu pour celui qui a pu m’amener ici, m’apporter mon château et retrouver mes clefs au fond de la mer.

— Que désirez-vous encore, Princesse ? lui demanda le roi.

— Moi, sire, je n’ai que dix-huit ans, et vous, vous en avez plus de soixante : ne trouvez-vous pas que cela ne gâterait rien à l’affaire, si vous étiez un peu moins vieux ? Vous avez, sans doute, entendu parler de l’eau de vie et de l’eau de mort, avec lesquelles on peut se rajeunir ? Si nous avions deux fioles de ces eaux merveilleuses, on vous ferait revenir à l’âge de vingt ans, et alors, nous aurions du plaisir à vivre ensemble.

— Cela est bien vrai, répondit le roi ; il faut que nous ayons de l’eau de mort et de l’eau de vie ; mais, comment se les procurer ?

Le Cacous, qui se trouvait aussi quelque part par là, dit aussitôt :

— Mais, mon parrain, celui qui a amené ici la Princesse et qui lui a apporté ensuite son château et fait retrouver ses clefs, au fond de la mer, vous procurera ces eaux merveilleuses, sans peine, je n’en doute pas.

— C’est vrai, répondit le roi ; dites-lui de venir me parler.

Si bien que le pauvre Petit-Louis, qui se croyait au bout de ses peines, après les clefs retrouvées, reçut encore l’ordre d’apporter au roi deux fioles de l’eau de mort et de l’eau de vie, sous peine de mort.

— Il n’y aura donc pas de fin ? se disait-il ; pour le coup, c’en est fait de moi ! Comment pouvoir jamais réussir dans une pareille entreprise ? Il faut que ce vieux roi ait complètement perdu la tête !

Et il alla raconter la chose à son cheval, plus triste et plus soucieux que jamais.

— Jusqu’à présent, nous nous sommes bien tirés d’affaire, lui dit le cheval. Cette fois-ci, je ne réponds de rien ; c’est notre dernière épreuve, mais, je crains bien que nous y succombions. Retourne vers le roi, et demande-lui encore ma charge d’argent et d’or, car je t’accompagnerai, dans ce voyage, et, sur ton chemin, tu feras l’aumône à tous les pauvres que tu rencontreras. Tu prendras aussi deux fioles, pour mettre l’eau de mort et l’eau de vie. Notre voyage sera long, bien long.

Petit-Louis obtint du roi l’argent et l’or qu’il lui fallait, et il se remit en route, avec son vieux cheval.

Après avoir longtemps battu les routes, ils arrivèrent dans une grande forêt, à environ trois lieues des deux fontaines merveilleuses

— À présent, dit le cheval à son compagnon, il te faudra me tuer…

— Dieu, que dites-vous là ? vous tuer ! je n’en aurai jamais le courage !

— Fais-le, puisque je te le dis. Quand je serai mort, tu m’ouvriras le ventre et tu te cacheras parmi mes entrailles encore chaudes. Un corbeau descendra alors sur mon corps, et un autre corbeau, qui sera dans l’arbre, au-dessus, lui demandera : — Est-ce frais ? — Frais-vivant ! répondra le premier corbeau ; et alors, l’autre descendra aussi. Prends-les, tous les deux, si tu peux, ou du moins, un des deux, car autrement, nous sommes perdus. Si tu réussis à prendre les deux corbeaux, tu attacheras une fiole à chaque pied de l’un d’eux, puis, tu l’enverras te les remplir, aux fontaines de l’eau de mort et de l’eau de vie ; tu retiendras l’autre, jusqu’au retour du premier. Quand on t’aura apporté les deux sortes d’eau, tu verseras sur mon corps quatre gouttes de l’eau de vie, et aussitôt je me relèverai, plein de vie, sain et sauf, jeune et plus vigoureux que jamais. Obéis de tout point, et nous retournerons encore à la maison.

Petit-Louis tua donc son cheval, puis il se cacha parmi ses entrailles encore chaudes. Tôt après, un corbeau descendit sur le cheval.

— Est-ce frais ? lui demanda un autre corbeau, sur la branche d’un arbre, au-dessus.

— Frais-vivant ! répondit le premier corbeau[12].

Et alors, celui qui était dans l’arbre descendit aussi sur le cheval mort.

Aussitôt Petit-Louis sortit vivement sa main, et prit un des deux corbeaux. L’autre, voyant son compagnon captif, se mit à crier :

— Rends-moi ma femme ! rends-moi ma femme !

— Oui, répondit Petit-Louis, si tu m’apportes deux fioles pleines l’une de l’eau de mort et l’autre de l’eau de vie ?

— Oui, je le ferai.

— Viens ici, alors, que je t’attache mes deux fioles aux pieds.

Et le corbeau qui était en liberté (c’était le mâle), se laissa attacher les deux fioles aux pieds, puis il se mit encore à crier :

— Rends-moi, à présent, ma femme ! rends-moi, à présent, ma femme !

— Je ne la lâcherai que lorsque je tiendrai les deux fioles pleines.

Le corbeau mâle partit, alors. Il retourna au bout de trois jours. Mais hélas ! il n’avait pas d’eau ; ses deux fioles étaient vides. Et dans quel triste état il était, le pauvre animal ! Ses plumes étaient toutes brûlées, et il était à moitié mort !

— Tu n’apportes pas d’eau ? lui demanda Petit-Louis !

— Hélas ! non, je n’ai pas pu. Deux serpents à sept têtes gardent les deux fontaines, et ils vomissent du feu par toutes leurs gueules et brûlent tout ce qui s’approche à la distance d’une lieue à la ronde. Voyez en quel triste état ils m’ont mis !

Et en effet, c’était pitié de le voir.

Alors, Petit-Louis envoya la femelle, avec les deux fioles attachées à ses pieds. Celle-ci fut plus heureuse, et elle revint sans mal et rapportant les deux fioles pleines. Pour éprouver la vertu des eaux, Petit-Louis versa deux gouttes de l’eau de mort sur le pauvre corbeau qui avait été si maltraité, et il expira aussitôt. Puis, il versa sur lui deux autres gouttes de l’eau de vie, et il ressuscita, avec toutes ses plumes et aussi bien portant que jamais. —

C’est bien ! dit-il : et il rendit la liberté aux deux corbeaux. Puis, il s’occupa de ressusciter son cheval. Il versa sur son corps quatre gouttes de l’eau de vie ; et aussitôt l’animal se releva, plein de vie et de santé, et se mit à hennir. Il avait perdu l’usage de la parole.

Petit-Louis et son cheval reprirent la route de Paris, contents et heureux, car ils emportaient de l’eau de mort et de l’eau de vie, et ils savaient que leurs peines et leurs travaux étaient enfin terminés. Ils avaient été sept ans à faire leur voyage.

Quand le vieux roi les vit arriver avec les eaux merveilleuses, il se mit à danser et à sauter, comme un jeune homme, malgré son âge. Il demanda à être rajeuni, sur le champ, pour se marier avec la Princesse aux cheveux d’or.

La Princesse versa sur lui quatre gouttes de l’eau de mort, et aussitôt il cessa de vivre.

— Emportez cette charogne, et jetez-la à pourrir dans les fossés du château ! cria-t-elle, alors.

Et l’on fit comme elle avait ordonné.

Le Cacous, voyant cela, déguerpit, comme si le diable avait été à ses trousses. Il était temps !

Petit-Louis se maria avec la Princesse aux cheveux d’or ; et il y eut alors des festins, des jeux, des danses et des chants, pendant un mois entier. Le vieux charbonnier et sa femme, qui vivaient encore, furent aussi de la noce. La mère de ma trisaïeule, qui leur était un peu parente, fut aussi invitée ; et c’est ainsi que le souvenir de tout cela s’est conservé dans ma famille et que j’ai pu vous conter toutes ces choses comme elles se sont passées, sans mentir en rien, peut-être un mot ou deux seulement.


— Que d’aventures merveilleuses, dans ce conte ! s’écria Benjamin.

— Et incroyables, dit Julien.

— Incroyables ?… dit Garandel. Pourquoi, alors, suis-je tant recherché pour les conter, non-seulement chez les pauvres gens, mais encore chez les riches et les hommes instruits, par exemple chez le maître d’école, le notaire et le recteur lui-même ? J’aime à ce qu’on croie à mes récits, et, du reste, on ne les trouve pas incroyables partout.

— Ne vous formalisez pas, Garandel, dit Francès, et continuez de croire à vos contes, nous n’en aurons que plus de plaisir à vous les entendre conter.

— Pour moi, ce qui m’y frappe le plus, dit Perrine, c’est de voir comme les animaux viennent en aide au héros et le tirent des situations les plus périlleuses, lui rendant service pour service. Cela ne se voit pas aujourd’hui.

— Aussi, tout cela c’est des mensonges, dit Julien.

— Pourtant, dit Job Genveur, un vieux domestique, pour que cette croyance fût si générale, dans les temps anciens, — car cela se voit dans presque tous les vieux contes, — il fallait bien qu’il y eût quelque fond de vérité. Pour moi, je remarque avec peine que l’homme devient de plus en plus dur et ingrat, envers les animaux, même les plus inoffensifs. Il les poursuit, les pourchasse, les traque partout et les force ainsi à le fuir, à le détester et à chercher un asile loin de lui. Autrefois, au contraire, — et dans mon enfance, cela se voyait encore, — les chers animaux de Dieu ne craignaient pas le voisinage de l’homme, et vivaient en bonne intelligence et en excellents rapports avec lui. Les lièvres gîtaient sans crainte dans les courtils mêmes qui touchaient aux habitations, et dans chaque champ, quand on sarclait les blés, on découvrait des nids de perdrix de douze ou quinze œufs, que l’on respectait religieusement. Les pies, les merles, les grives, les pinsons, les fauvettes, les moineaux et maints autres petits oiseaux de toute sorte, nichaient tranquillement et sans être jamais inquiétés, dans les haies et les buissons qui entouraient les fermes et dans les arbres dont les rameaux s’étendaient souvent jusque sur les toits des maisons. L’hiver, les rouges-gorges et les roitelets pénétraient dans les habitations mêmes, où on leur distribuait des miettes de pain ; on jetait encore quelques poignées de grains sur la neige et la glace, pour les oiseaux un peu moins familiers. Aussi, aux premiers rayons du soleil printanier, quels concerts harmonieux, autour des moindres chaumières ! Et puis, ces chers petits animaux non seulement n’étaient pas nuisibles aux cultivateurs, mais, ils lui rendaient, au contraire, des services signalés, en détruisant une infinité de chenilles et d’insectes qui gâtent le blé, les fruits et autres produits de la terre.

Rien de semblable aujourd’hui, et de là la diminution très-sensible et l’infériorité, comme qualité, des récoltes de grains, de fruits, de pommes de terre et autres produits. L’homme a voulu faire le désert autour de lui, et, sans pitié pour les animaux qu’il croyait plus nuisibles qu’utiles, et guidé uniquement par son intérêt personnel, pour faire de l’argent, il a détruit les bois et les moindres buissons où ils trouvaient des abris contre l’intempérie des saisons et la poursuite de leurs ennemis. Il commence de s’apercevoir qu’il a eu tort ; mais, je crains bien que ce ne soit déjà trop tard !

— Il y a beaucoup de vrai dans ce que vient de dire Job Genveur, dit Rio, le charretier de Kerarborn. Les animaux, les oiseaux surtout, qui naguère tenaient compagnie au laboureur et l’empêchaient de s’ennuyer aux champs, par leurs chansons et leurs jeux, le fuient aujourd’hui, comme leur plus grand ennemi.

— Avez-vous aussi remarqué, dit Perrine, comme, dans les vies des saints, les anachorètes et les animaux vivaient dans une union et une confraternité des plus touchantes ? Ainsi, un loup ayant dévoré l’âne de l’oncle de saint Hervé, celui-ci força le loup à faire, dans la maison de son oncle, le travail de l’âne, et le glouton animal vivait dans la même étable que les moutons, sans leur faire de mal, et traînait la charrue et portait les faix, tout comme le faisait l’âne lui-même.

Le ménage de saint Hervé était pourvu d’un coq et d’une poule. Mais le renard ayant croqué la poule, le saint, estimant que c’était le fait d’un larron envieux, présenta à Dieu son oraison, afin que le larron rapportât la poule où il l’avait prise. Cette oraison fut si efficace, que le renard rapporta la poule, sans lui avoir fait aucun mal.

— J’ai lu, dit Francès, de fort belles choses sur cette confraternité des hommes et des animaux, et sur les services réciproques qu’ils se rendaient. Les littératures primitives sont pleines de la sympathie des anciens hommes pour les êtres inférieurs. Au livre de Jonas, le prophète envoyé par Dieu vers Ninive ordonne aux habitants déjeuner et se couvrir de sacs, eux et leurs animaux, bœufs, brebis, etc.. La ville sera sauvée, à ce prix, de la destruction dont le Seigneur la menace. Les bûtes sont ainsi associées à la pénitence que Dieu exige des hommes, pour leurs fautes et leurs crimes.

C’est surtout en Orient, dans l’Asie, que ce sentiment de mansuétude pour les animaux est généralement répandu. Les villes turques ? abondent en chiens errants, que personne n’oserait tuer, et pour lesquels les dévots font des fondations d’eau et de pain. Au Caire, les tourterelles font leurs nids dans les maisons, et les enfants mêmes ne les contrarient pas. Il existe en Orient des hôpitaux pour les animaux malades ou infirmes. Un savant européen, qui en a visité un, à Singapoore, dit que trois cours immenses, entourées de hangars, contenaient une foule d’oiseaux et d’autres animaux de toute espèce. Tout y était parfaitement ordonné : la litière y était propre et la nourriture suffisante ; la concorde la plus parfaite régnait parmi les nombreux commensaux, de manière que l’on pouvait raisonnablement conclure de cet exemple que c’étaient les animaux et non les hommes qui étaient faits pour vivre en société.[13]

Pendant la visite du savant qui nous a transmis ces détails, un paysan hindou amena un âne, pour le mettre en pension dans l’hôpital, jusqu’à ce qu’il pût venir le reprendre, car la nourriture manquait au logis du maître pour son pauvre serviteur. Les adieux furent touchants. Dans l’Inde, un animal domestique est un membre de la famille.

L’affection que l’homme oriental porte aux animaux lui est rendue par eux. Jamais Turc ou Arabe ne frappe son cheval ; aussi, assure-t-on que leurs chevaux ne sont jamais ni entêtés, ni rebelles, comme cela arrive souvent chez nous.

On éprouve un véritable plaisir à retrouver ces sentiments, communs chez les auteurs anciens et surtout dans les légendes et les récits populaires, chez quelques écrivains modernes et contemporains. L’homme, dit un d’eux[14], doit rapprocher de lui les êtres moins avancés, ennoblir les races animales, développer en elles, par une éducation affectueuse et par des soins bien entendus, toute l’intelligence, toute la vigueur et toute la grâce dont elles sont susceptibles. Et c’est aussi ce que dit Michelet, dans son beau livre de l’Oiseau, où il a répandu des trésors d’amour et de poésie.

Il faut l’avouer, les législateurs n’ont pas toujours été heureux, quand ils ont touché aux animaux. La loi qui impose les chiens, par exemple, a été très-vivement blâmée par M. de Lamartine :

« On ne sait pas, dit-il, on ne saura que plus tard ce qu’une loi si implacable retranche à la masse de sympathie que Dieu a mise sur la terre, comme un élément dans la nature humaine, et combien le peuple, qu’on croit enrichir en le forçant de jeter son ami aux fleuves, en sera endurci et férocisé. »

En revanche, la loi Grammont, votée par une assemblée républicaine, honore l’esprit nouveau qui en a inspiré l’idée et dicté le vote.

Cette digression un peu pédante de Francès ne plût pas à tout l’auditoire, qui trouva qu’elle manquait de simplicité et n’en comprit la signification que d’une manière générale. Les uns ouvraient de grands yeux, et même la bouche, sans rien dire, les autres baillaient tout bonnement. En un mot, chacun préférait les récits de Garandel.

— Toi qui es si savant, ou qui du moins parais l’être, dit Séraphine à Francès, explique-nous donc ce que c’est que cette Princesse aux cheveux d’or, si difficile à trouver, et dont il est si souvent question dans les contes populaires.

— La Princesse aux cheveux d’or des contes populaires, dit Francès, c’est l’Aurore printanière ou plutôt c’est le Printemps lui-même, après lequel soupire tout le monde, durant les longs et pénibles mois de l’hiver, mais, que les malades et les vieillards surtout attendent avec impatience, comme l’unique médecin qui peut les soulager.

Vous savez que c’est toujours un roi accablé de vieillesse et d’infirmités qui envoie le héros du conte à la recherche de la belle Princesse. Ce vieux roi, c’est l’année déclinante, défaillante et engourdie par les froids de l’hiver. Le héros, qui est le soleil pâli et refroidi de la fin de l’automne, s’engage dans une forêt sombre et périlleuse et y trouve un château habité par un génie malfaisant, un démon ennemi de la lumière et qui retient captifs les jeunes aurores et les jeunes soleils. C’est la forêt de la nuit ou de l’hiver. Il y est assailli par toutes sortes de monstres et de démons qui, à tout moment, mettent sa vie en grand danger, au point que, parfois, on le dirait vaincu et mort pour toujours. Ces monstres sont les nuages noirs et chargés d’eau et d’électricité (d’où les monstres à plusieurs têtes vomissant du feu), qui nous dérobent le soleil et nous privent temporairement de sa lumière bienfaisante. Mais, le héros solaire est secouru d’abord par différents animaux, à qui il a rendu service, et enfin par une jeune et belle princesse, fille ou captive du démon-magicien qui habite le château enchanté. Elle est magicienne elle-même. Après maintes épreuves plus terribles et plus merveilleuses les unes que les autres, la princesse met en défaut la science du maître et se fait enlever par le jeune homme. Ils reviennent, vainqueurs et radieux, à la cour du vieux roi, qui se ranime et se ragaillardit un moment, puis meurt, après les avoir unis ensemble, et en leur laissant son trône et son royaume.

La belle Princesse, la Princesse aux cheveux d’or, c’est l’Aurore, amoureuse du soleil, et tous les deux, en s’unissant, ils raniment et réveillent la terre, refroidie, engourdie et sur le point de mourir victime des rigueurs de l’Hiver.

C’est encore là l’histoire de La Belle au bois dormant, de Perrault, qui ne se réveille, au milieu de la forêt de la nuit ou de l’hiver, que lorsqu’elle reçoit le baiser du héros solaire, c’est-à-dire du soleil printanier.

De même, dans le conte de la Princesse Blondine, la vieille femme qui porte sur sa tête une cruche remplie d’eau, que Cado brise d’un trait, représente encore l’année caduque et vieillie. L’eau qui se répand de sa cruche cassée figure les pluies froides de novembre et décembre, et le tremblement dont est pris Cado s’explique par le froid de l’hiver, qui nous fait grelotter et souffrir, jusqu’à ce que la Princesse Blondine, qui n’est autre chose qu’une Princesse aux cheveux d’or, ou l’Aurore printanière, vienne nous guérir en nous réchauffant de ses doux regards.

Voilà comme les savants expliquent tout cela…

En ce moment, on entendit un frôlement contre les carreaux d’une des fenêtres de la cuisine, avec un cri étrange.

Marie Hulo, qui tournait tranquillement son rouet, près de cette fenêtre, en écoutant l’explication de Francès, jeta un cri d’effroi et laissa tomber sa quenouille à terre.

— Qu’est-ce donc ? demanda Benjamin.

— Je ne sais pas, répondit Marie Hulo, mais cela ressemble beaucoup à la plainte d’une âme en peine.

— Votre cri d’âme en peine, dit Julien, c’est tout simplement le cri d’une frésaie, qui a frôlé les vitres, du bout de ses ailes, en s’envolant vers les bois de Guernaham.

— Croyez-vous aux âmes en peine, Garandel, et aux revenants qui viennent solliciter des prières et des messes des vivants ? demanda Francès au conteur aveugle.

— J’y crois, répondit-il.

— En avez-vous jamais vu ou entendu ?

— Je n’en ai pas vu, par la raison que je ne vois pas ; je ne pense pas en avoir entendu non plus ; mais, je n’en crois pas moins à certains récits que j’ai entendu faire à quelques personnes, qui étaient sincères, assurément, et intelligentes et même quelquefois instruites.

— Vous n’avez donc pas entendu Soëzik Jaguin raconter ce qui lui est arrivé, demanda Marianna ?

— Et Kéradec, qui est là et qui ne dit rien, demandez-lui s’il croit aux revenants, dit Jean-Marie.

— Comment ! Kéradec aussi, lui qui se moque de tout, a vu ou entendu quelque chose de surnaturel ?

— Oui. dit Kéradec, d’un air grave, j’ai vu.

— Il faut nous raconter cela, dit Francès. S’il fait froid dehors, ici, il fait bon être autour de ce grand feu. Nous sommes du reste en bonne compagnie, et, quoique l’on puisse raconter, personne n’aura peur, je pense, pendant que nous serons ensemble. Voyons d’abord ce qui est arrivé à Soezik Jaguin ; Kéradec parlera après.

— Raconte-nous cela, Godic Rio, dit Perrine.

— Vous le lui avez entendu raconter vous-même, aussi bien que moi, dit Godic Rio.

— C’est vrai, mais je préfère que ce soit toi qui le raconte, ce soir.

Et Godic Rio, après quelques façons, disant qu’elle aimait mieux entendre raconter ces sortes d’histoires que les raconter elle-même, commença ainsi : — Voici comme Soezik Jaguin racontait elle-même l’histoire :

« À l’âge de cinq ou six ans, j’allai demeurer avec ma tante, à Caouennec. Mon père, comme vous le savez, a toujours été un pauvre journalier, vivant péniblement de son travail. Il était laborieux et avait du courage ; mais, il avait aussi six enfants en bas âge, tous incapables de rien gagner, et il fallait tous les jours pourvoir à manger à ces six bouches affamées. Aussi, mon père a-t-il toujours vécu pauvre et misérable, quoiqu’il travaillât nuit et jour. Nous autres, enfants, nous allions mendier par le pays, tendant la main de seuil en seuil, nu-pieds, le plus souvent, et à peine couverts de quelques lambeaux et guenilles mal assortis. Une tante que nous avions à Caouennec, et qui, en travaillant beaucoup, vivait dans une aisance relative, eût pitié de nous, et m’emmena chez elle. Ce fut une bouche inutile de moins, chez mon père. Je restai chez ma tante jusqu’à sa mort. J’avais alors seize ans. Je n’ai jamais été paresseuse, et j’étais capable de gagner ma vie. Je crois la voir encore, la pauvre femme, qui taillait des pommes de terre pour semer, lorsqu’elle tomba malade subitement et m’appela pour l’aider à se coucher. Sa maladie ne fut pas longue ; elle mourut au bout de quinze jours. Alors, je retournai chez mon père, à Plouaret. Je n’y restai pas longtemps sans trouver une place, comme servante. J’allai servir chez Laz-Goaz, au village de Barlantec.

Il y avait près de trois ans que j’y étais, lorsqu’une nuit que nous étions tous couchés, nous entendîmes quelque bruit dans la maison. On crut d’abord que c’étaient le chien et le chat qui se faisaient la guerre, pour quelqu’os à ronger. Mais le bruit allait croissant, et devint bientôt alarmant. Les chaises, les escabeaux, étaient lancés violemment d’un bout à l’autre de la maison ; les marmites, les chaudrons, les casseroles, tout était en mouvement ; les meubles tremblaient et menaçaient de tomber ; enfin, c’était un vacarme de tous les diables ; c’était effrayant ! Nous mourions de peur, dans nos lits, et respirions à peine. Enfin, Laz Goaz dit : — Prions pour la dernière sortie de la maison, et que nous avons conduite en pleurant au cimetière de la paroisse !

La fille de la maison, âgée de dix-huit à vingt ans, était morte, il y avait quelques mois. De son lit, Laz-Goaz récita plusieurs fois le de profundis, à haute voix, et nous répondions, de nos lits aussi. Mais, le bruit ne diminuait pas. Alors, Laz-Goaz dit encore : — Prions pour le purgatoire en général.

Et nous priâmes encore, et récitâmes une neuvaine de de profundis. Alors, le bruit diminua sensiblement, et nous pûmes aller jusqu’au malin, mais sans dormir cependant, et murmurant tout bas des prières, toute la nuit. Quand le coq chanta, au point du jour, tout bruit avait cessé, et nous remarquâmes, en nous levant, que, malgré tout le remue-ménage de la nuit, chaque chose était à sa place, ce qui nous étonna. J’allai, comme d’ordinaire, traire les vaches, à l’étable. J’étais toute à mon occupation, assise sur un escabeau, entre deux vaches. De temps en temps, je me sentais toucher légèrement l’épaule par derrière ; mais, pensant que c’était la vache placée derrière moi qui me touchait ainsi avec sa queue, en s’émouchant, je ne m’en inquiétais pas, et je me contentais de la gourmander de la voix, et de la repousser de la main, sans me détourner. Comme ce manège continuait, je me levai, impatientée, et, en me détournant, je ne fus pas peu surprise de me trouver en présence de ma tante morte, qui était debout devant moi et dans le même costume absolument où je l’avais vue, le jour où elle tomba malade. Et je voyais, sur son tablier de berlinge, jusqu’à la poussière terreuse des pommes de terre qu’elle découpait. Mais, ses orbites étaient creuses et sans regard, ses dents déchaussées dans leurs alvéoles, le nez était en trèfle, le front luisant, une vraie tête de mort enfin, en tout pareille à celles qu’on voit aux ossuaires des cimetières. Je restai immobile comme une statue. Bientôt l’apparition me parla ainsi, d’une voix calme et dolente :

— Ne craignez rien, ma fille ; je suis votre tante, venue vous demander un service, un grand service ! C’est dans deux jours, dimanche prochain, le pardon de Notre-Dame de Compassion de Saint-Carré[15]. Je vous prie d’y assister avec dévotion, avec recueillement et piété, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil. Vous entendrez trois messes et suivrez trois processions. Vous serez malade, pendant ces messes ; mais, quelles que puissent Être vos souffrances, restez toujours dans l’église, et ne permettez pas qu’on vous porte dehors. Vous recevrez aussi, des mains de la petite Annaïk, deux sous, que vous déposerez dans le plat de la Vierge, pendant la quête ; enfin, vous jeûnerez, depuis ce moment jusqu’à dimanche après les trois messes entendues. Ferez-vous bien tout cela, ma fille ? me demanda-t-elle, d’un ton très-triste ?

Moi, j’étais restée comme pétrifiée, et ce ne fut qu’au bout de quelque temps que je pus dire : — Oui !

— C’est bien, ma fille, reprit-elle, et n’oubliez pas que :

Neb a vev en doujanz Doue,
A varvo en he garante !


Celui qui vit dans la crainte de Dieu,
Mourra dans sa grâce !

Et aussitôt l’apparition s’abaissa graduellement, parut se rouler sur elle-même, et sortit par dessous la porte, sous la forme d’une boule de feu !

Je pris mon pot, ma jatte à traire et mon filtre, machinalement, n’ayant aucun sentiment de rien, et, en arrivant à la maison, au lieu de mettre tous ces objets à leur place ordinaire, je les posai sur la pierre du foyer. Ma maîtresse me regarda tout étonnée, et, me voyant pâle, égarée, elle me demanda ce qui m’était arrivé. Mais, je ne pouvais pas parler, et ce ne fut qu’au bout d’une heure, au moins, que je pus lui raconter ce que j’avais vu et entendu.

— Il faudra, me dit-elle, tout faire exactement comme il vous a été dit, ma fille, sans rien oublier.

Et, voyant mon trouble et mon égarement, elle me pria de me coucher, et veilla bien à ce qu’on ne me fît rien manger, jusqu’à ce que mon pèlerinage fût accompli.

Le dimanche arrivé, je me levai de bon matin ; Jâg, ma maîtresse, voulut m’accompagner, afin de veiller à ce que tout se passât exactement comme avait dit l’apparition, et pour me soutenir et m’encourager, en cas de besoin.

Avant de sortir de la maison, elle me donna deux sous, en me disant : — Tiens, voilà les deux sous que tu dois mettre dans le plat de la sainte Vierge.

Aussitôt, un vieux banc, qui était contre la table, fut jeté violemment presque sur nos pieds.

— Il paraît que ce n’est pas bien comme cela, dit Jâg ; rappelle-toi comme on t’a dit.

— On m’a dit : — vous recevrez, de la main de la petite Annaïk, deux sous, que vous mettrez dans le plat de la sainte Vierge.

Il y avait dans la maison une petite fille de cinq ans qui s’appelait Annaïk. On lui donna deux sous, et je les reçus de sa main. Puis, nous prîmes de l’eau bénite, nous nous signâmes et nous mîmes en route vers Saint-Carré.

Nous entendîmes trois messes et suivîmes trois processions autour de l’église, avec tout le recueillement et toute la piété dont nous étions capables. Durant les trois messes, je fus bien malade, malade à en mourir ! Je m’évanouissais, puis revenais à moi et m’évanouissais encore. L’on s’empressait autour de moi et l’on voulait me porter hors de l’église. Mais, Jâg, qui ne me quittait pas, s’y opposait de tout son pouvoir, et ne me laissait sortir qu’aux processions. On l’accusait de dureté, on lui disait que je mourrais là, par sa faute, qu’il fallait me faire prendre l’air, me jeter au visage de l’eau de la fontaine de la Vierge, etc.. Mais, Jâg était inflexible ; ni prières, ni menaces ne pouvaient rien sur elle.

Quand tout fut accompli rigoureusement suivant les recommandations de l’apparition, on me fit manger. Puis, au coucher du soleil, nous retournâmes à la maison.

Je n’ai pas revu ma tante, et. aucun bruit surnaturel n’a été entendu, depuis, dans la maison de Laz-Goaz. »


Voilà l’histoire : je me suis appliquée à vous la raconter absolument comme je l’ai entendu raconter à Soezik Jaguin elle-même. Je n’y ai rien ajouté, je n’en ai rien retranché non plus.


— Contez-nous, à présent, ce qui vous est arrivé, Kéradec, dit Francès, puisque nous en sommes aux histoires de revenants.

Et Kéradec, journalier à Kerarborn, commença ainsi, d’un air triste et d’un ton grave :

— Vous savez que ma belle-mère, qui habitait avec nous, est morte, il y a trois mois à peine. Nous l’avons accompagnée jusqu’au cimetière de la paroisse, la pauvre femme, et nous ne l’avons jamais oubliée, dans nos prières. Je pensais bien ne plus jamais la revoir, dans ce monde : mais, Dieu est puissant, et fait tout ce qu’il veut.

Mon fils Laouic, qui n’a guère que cinq ans encore, couchait ordinairement avec sa grand’mère. Quand elle fut morte, l’enfant occupa seul le lit. Une nuit du mois dernier (il y a aujourd’hui quinze jours de cela), nous dormions tranquillement, ma femme et moi, quand nous fûmes éveillés tout-à-coup par les cris de l’enfant, qui m’appelait à haute voix : — Père ! père !

— Qu’as-tu, mon fils, que veux-tu ? lui demandai-je.

— Père, c’est grand’mère qui est ici sur moi, et qui ne veut pas s’en aller.

Je crus que l’enfant rêvait, et je lui dis :

— Dors, mon enfant, tu sais bien que la grand’mère est bien bonne pour toi, et ne veut pas te faire de mal.

— Mais, père, elle est sur moi !

— Eh ! bien, dis-lui de se retirer de dessus toi, mon fils.

— J’ai beau la pousser, elle ne veut pas s’en aller. Va-t’en donc, grand’mère, va-t’en de dessus moi ! — Et l’enfant pleurait, et m’appelait près de lui. Je me levai, pour voir s’il était bien éveillé. Quand j’arrivai près de son lit, je fus bien étonné de voir moi-même ma belle-mère en sortir, passer près de moi, et se diriger vers la porte. Puis, je crus entendre le bruit du loquet que l’on soulevait. Cependant, la porte ne s’ouvrit pas, et je ne sais comment elle sortit, ou à travers la porte, ou par dessous, ou par le trou de la serrure ; je n’en sais rien. Il faisait clair de lune, et je la reconnus très-bien. Elle avait les mêmes vêtements qu’elle portait d’ordinaire.

Je restai là, immobile, comme pétrifié, en quelque sorte, au point que ma femme, ne sachant si j’étais sorti, m’appela et me demanda ce que je faisais. Je regagnai mon lit et ne lui dis rien de ce que j’avais vu. L’enfant se rendormit presqu’aussitôt, et, de la nuit, il ne se plaignit plus de sa grand’mère. Mais, moi, je ne dormis pas, et toute la nuit, et la journée du lendemain, je fus obsédé par le souvenir de cette vision. J’en parlai enfin à ma femme. Elle y crut, et eut peur comme moi.

La nuit suivante, nous ne pouvions dormir, tant nous redoutions d’entendre l’enfant nous appeler encore, pour le délivrer de sa grand’mère. Et en effet, c’est ce qui arriva. Laouic se mit encore à pleurer et à m’appeler pour chasser sa grand’mère, qui était encore sur lui et l’empêchait de dormir. J’engageai ma femme à se lever et à aller voir. Elle ne le voulut jamais : moi non plus je n’osais pas, et nous laissâmes le pauvre Laouic appeler et pleurer. Heureusement, qu’il s’écria bientôt : — Ah ! je l’ai bien poussée hors du lit. Puis il s’endormit.

Le lendemain matin, j’allai au bourg, trouver le curé. Je lui racontai la chose comme elle s’était passée, et lui commandai une messe à l’intention de ma belle-mère.

Le curé m’écouta attentivement, puis répondit :

— Je crois parfaitement à tout ce que vous me dites là : je dirai la messe, et cela pas plus tard que demain matin.

Nous assistâmes à la messe, ma femme et moi et le petit Laouic, avec quelques parents ; et depuis, ni l’enfant, ni aucun de nous n’a rien vu ni entendu d’extraordinaire, dans la maison.

— Votre histoire est assez curieuse, dit Francès, en cela que c’est un enfant de cinq ans, qui n’a pas encore eu le temps de devenir superstitieux, et qu’on ne peut soupçonner de mensonge, qui y joue le principal rôle.

— Qu’on vienne encore soutenir, dit Marivonne, qu’il n’y a pas de revenants, lorsque les enfants eux-mêmes témoignent du contraire.

— Imaginations que tout cela, dit Julien, et des rêves de gens éveillés. Soëzik Jaguin et Kéradec ont vu ou entendu, je le crois, puisqu’ils l’affirment et que je n’ai aucune raison de douter de leur sincérité, mais, ils ont vu et entendu comme nous voyons et entendons en rêve, croyant à la réalité de visions purement imaginaires et illusoires. Il y a des gens, vous dis-je, qui rêvent tout éveillés.

— Mais, et l’enfant ? objecta Marivonne.

— Les enfants eux-mêmes rêvent, tout comme les grandes personnes et les animaux aussi. N’avez-vous donc pas entendu des chiens de chasse aboyer, pendaut leur sommeil, comme s’ils poursuivaient un lièvre ?

— Vous venez d’entendre deux histoires de revenants qui vous ont tout émus, dit Auguste. Tenez, Fanch Ar Manac’h que voilà va vous en conter une troisième, qui vous paraîtra moins effrayante, au dénouement, du moins. Racontez-nous, Fanch, l’histoire du diable de Guernaham, qui a fait tant de bruit dans le pays, Il y a quelque temps. Nul mieux que vous ne connaît exactement la vérité à ce sujet, puisque vous avez vous-même joué un rôle dans l’histoire.

— Je ne demande pas mieux, dit Fanch Ar Manac’h, et vous pouvez avoir une foi absolue en mon récit, car je ne dirai que la pure vérité.

Et Fanch Ar Manac’h raconta ce qui suit :

— Un jour, — il y a trois ans de cela, — le bruit se répandit que la maison de Charles Keriot à Guernaham, était hantée par un lutin, ou un diable qui, toutes les nuits, y faisait des siennes[16]. C’était effrayant tout ce qu’on en racontait. Et ces bruits allaient croissant, et inspiraient une frayeur générale dans la commune. On ne parlait plus que du diable et du sabbat de Guernaham, à toutes les veillées. J’en parlai à Charlès, un dimanche, comme nous revenions ensemble de la messe. Charlès me confirma une partie des bruits répandus, tout en reconnaissant qu’il y avait beaucoup d’exagération dans tout ce que l’on débitait de-ci et delà. Il me dit que, presque toutes les nuits, vers onze heures et plus tard, on entendait marcher dans la chambre, au-dessus de la cuisine, puis le lutin ou le diable, — car personne ne l’avait jamais vu, — descendait l’escalier, et l’on entendait distinctement le bruit de ses pas sur les marches. Au bas de l’escalier se trouvait un lit, où couchait la servante, et contre ce lit était un vieux bahut de chêne. Il montait d’un bond sur le bahut, se penchait sur le lit, et la servante sentait son souffle empesté et son haleine qui soulevait ses cheveux sur son front. Alors, le diable s’approchait du foyer de la cuisine, visitait le buffet et la table, et on l’entendait manger ; et cependant, les chats miaulaient d’une façon sinistre, les hiboux leur répondaient dehors, et tout cela était effrayant et faisait dresser les cheveux sur la tête.

Au chant du coq, tout bruit cessait, tout rentrait dans le silence. On avait entrevu, quelquefois, sous un rayon de la lune, comme des cornes et de longs poils noirs, ce qui faisait croire à un diable. La servante avait quitté son lit, au bas de l’escalier, préférant coucher à l’étable, et personne ne l’y avait remplacée.

Voilà ce que me dit Charlès Keriot lui-même. Mais, ailleurs, l’on disait bien d’autres choses. En vain, il avait fait dire des messes pour ses parents défunts et pour tous ceux qui étaient morts dans sa maison ; en vain il avait fait bénir de nouveau la maison par le curé, et avait mis partout de l’eau bénite et du buis sacré ; rien n’y faisait, les bruits allaient toujours leur train, et le diable semblait braver l’eau bénite et les oraisons de la vieille God Madoc, que l’on disait un peu sorcière. On n’avait jamais vu pareille chose. Enfin, le pauvre Charlès Keriot ne savait plus où donner de la tête, personne ne voulait rester chez lui, tous ses domestiques le quittaient : il était fort embarrassé.

Un soir que, comme d’habitude, on parlait à la veillée du diable de Guernaham, Tugdual Kerlann, qui était avec moi domestique à Guernachanhai, dit : — Je suis ennuyé d’entendre toujours la même histoire, toujours le diable de Guernaham ! Je ne veux défier ni Dieu ni le diable ; mais, je ne suis pas peureux, et je voudrais bien savoir ce qu’il y a au fond de tout cela. Ce sera peut-être rendre un grand service à Charlès Keriot, qui est un brave et digne homme. Si donc quelqu’un d’ici veut m’accompagner, et courir avec moi les chances de l’aventure, nous irons, un de ces jours, passer la nuit à Guernaham, et nous verrons peut-être ce fameux diable.

— Jésus ! s’écrièrent toutes les femmes à la fois, — vous perdez la tête, Tugdual ! N’allez pas faire cela ; vous attaquer au diable ! Songez donc ! Mais vous le dites sans doute pour plaisanter, n’est-ce pas, Tugdual ?

— Je ne plaisante pas du tout, je parle sérieusement, et je suis prêt à faire ce que j’ai dit, si quelqu’un d’ici veut m’accompagner.

Nous étions là nombreux. Un silence profond se fit, à cette proposition. Je dis tout à coup :

— Eh ! bien, Kerlann, je suis ton homme ! je te suivrai ; non pas par bravade ni forfanterie. Si nous voyons ou entendons le diable ou le revenant, nous lui parlerons, nous l’interrogerons, et peut-être nous répondra-t-il, et nous verrons ce qu’il dira et saurons à quoi nous en tenir sur le diable de Guernaham.

C’était un jeudi soir. On prit jour pour le samedi suivant, dix du mois de janvier, et l’on avertit Charlès Keriot.

Le samedi suivant donc, vers neuf heures, nous partîmes ensemble, Tugdual Kerlann et moi, quoiqu’on pût nous dire pour nous détourner de notre projet. Nous bûmes chacun une bonne écuellée de cidre, nous trempâmes nos doigts dans le bénitier de la maison et nous nous signâmes, puis nous nous mines en route, à la grâce de Dieu.

Il avait abondamment neigé, depuis trois jours ; le vent soufflait du nord, et il faisait un froid très-vif. Quand nous arrivâmes au bois de Guernaham, les hiboux et les frésaies piaulaient et voltigeaient au-dessus de nos têtes, et le vent, passant à travers les branches et les crevasses des vieux chênes, semblait nous apporter, des noires profondeurs du bois, des cris et des plaintes étouffées. De temps en temps, un corbeau, réveillé par le bruit de nos sabots ferrés sur les pierres, s’envolait en poussant un croassement lugubre. Nous n’avions pas peur, pourtant, et nous marchions résolument.

L’on nous attendait, à Guernaham. Un bon feu flambait et pétillait dans la vaste cheminée de la cuisine. Charlès Keriot nous reçut cordialement, nous fit donner les meilleures places au foyer, et nous parlâmes de bœufs, de charrues, de chevaux et des travaux de la saison. Mais, pas un mot du diable ni des revenants. Il faisait un vent très-violent, et le vieux manoir s’ébranlait et craquait, comme un navire battu par la tempête.

À dix heures et demie, Charles nous apporta à chacun une bonne écuellée de cidre. Tout le monde de la maison alla se coucher, et il ne resta près du feu que Tugdual Kerlann et moi, assis en face l’un de l’autre, chacun d’un côté du foyer. Nous fumions en silence, et regardions en rêvant les flammes bleues qui voltigeaient sur les tisons à moitié éteints.

À onze heures sonnant, je finis de vider mon écuelle, et j’allai réinstaller au lit placé au bas de l’escalier, et où le lutin ou le diable faisait sa visite à la servante. Tugdual resta auprès du feu, armé d’un bon penn-baz (bâton de chêne, terminé par une boule). On éteignit la lumière : l’obscurité était complète. Cependant, une lueur bleuâtre léchait parfois les braises recouvertes d’une couche de cendres blanches, et s’éteignait aussitôt.

Un coup de vent emporta cinq ou six ardoises, qui roulèrent avec grand bruit le long de la toiture et se brisèrent en tombant sur le pavé de la cour. Je crus un instant que c’était l’heure !… Mais noh, tout rentra dans le silence. J’attendais patiemment, en rêvant de choses et d’autres ; je n’avais pas peur. Il ne devait pas être loin de minuit, quand je crus entendre marcher dans la chambre, au-dessus de moi. Je prêtai bien l’oreille… Oui, on y marchait bien réellement ; j’avertis Tugdual : — Voici le moment ! J’entends marcher dans la chambre. — À la grâce de Dieu ! dit Tugdual, en serrant son penn-baz ; je n’ai pas peur.

Puis, j’entends descendre l’escalier, lentement, degré par degré. Le voilà d’un bond sur le bahut placé contre le lit. Il se penche sur moi. Je sens son haleine, et une odeur de diable ! Ma foi ! je tremble, je crois que j’ai peur ! Mais, je me dis : — Comment Fanch ar Manac’h tremble ! Fanch ar Manac’h a peur ! Et tout mon courage, toute ma force me reviennent. Je croise mes deux bras sur le diable qui se penchait sur moi, et je le serre de toutes mes forces contre ma poitrine. Il pousse une plainte sourde et étouffée, en se débattant ; mais, je le maintenais avec un poignet de fer, et me voilà de crier : à moi Tugdual ! à moi !… je le tiens dans mes bras ! allume vite une chandelle et accours. Viens avec ton penn-baz ! Il a des cornes sur la tête ! Il est couvert de poils ! Il a des pieds fourchus ! C’est le diable ! le diable Béelzébud ! Arrive, vite ! arrive ! — Et je criais à tue-tête, ne sachant trop ce que je disais !

Quand Tugdual arriva au lit, avec sa chandelle et son penn-baz, quel spectacle s’offrit à ses yeux !… J’étais là, égaré, comme fou, les yeux me sortant de la tête, et, la frayeur (pourquoi le cacher) quintuplant mes forces, j’avais étouffé dans mes bras le monstre épouvantable qui faisait la terreur du pays !

Or, devinez ce que c’était ? Le monstre infernal c’était tout bonnement… un vieux bouc, qui, par un escalier peu fréquenté, montait toutes les nuits, de l’étable dans la chambre, puis, descendait dans la cuisine, où il trouvait toujours quelques miettes de pain autour de la table, et quelquefois des choux, des carottes, et des pommes de terre, au bas de la cuisine.

L’on ne parla plus du diable de Guernaham ; la tranquillité revint dans le vieux manoir, la servante dormit en paix dans son ancien lit, au bas de l’escalier, et l’on crut un peu moins aux éternelles histoires de lutins, de diable et de revenants, qui ne manquent jamais à nos veillées.

— Voilà, dit Julien, ou à peu près, comment s’expliqueraient toutes les sottes histoires de revenants et d’apparitions surnaturelles qui se débitent, aux veillées d’hiver et ailleurs, s’il se trouvait toujours des hommes sans peur et résolus à les tirer au clair. C’est la peur qui produit tous les fantômes.

— Oui, pour vous autres qui ne croyez à rien, dit Marivonne.

— Voilà qu’il va être dix heures, dit Séraphine : — Chantez-nous une jolie chanson, Godik Rio, pour terminer la veillée.

Et Godik Rio, de sa voix fraîche et claire, chanta le sône suivant :

ADIEUX À LA JEUNESSE


Dimanche soir, après souper, — j’allai me promener dans mon jardin, ô gué tra la, la ! — j’allai me promener, me promener dans mon jardin[17].

Et là, j’entendis un petit oiseau qui me disait, sur la branche : — es-tu malade de cœur, ou as-tu peine d’esprit ?

— Je ne suis malade de cœur, ni n’ai peine d’esprit : — mais, je regrette ma jeunesse, je ne sais où elle s’en est allée.

Elle a emporté mes dents et blanchi mes cheveux ; — elle a voûté mes épaules et obscurci mes yeux.

Jadis, quand j’étais jeune homme allant aux pardons, — j’avais de l’argent en poche, pour payer bouteille.

Et quand sonnaient le biniou et la hombarde, — j’étais le plus léger et le roi de la danse.

Mais aujourd’hui, que je suis marié et que j’ai femme, — adieu, la jeunesse, adieu tous les plaisirs.

Mais toi, petit oiseau, toi qui as deux ailes, — vole après ma jeunesse et dis-lui de revenir sur ses pas.

Vole après ma jeunesse, dis-lui de revenir à l’instant, — et quand nous nous retrouverons, je paierai bouteille.

— Laisse-là ta jeunesse, puisqu’elle s’est envolée, — car, quand bien même j’aurais quatre ailes, je ne pourrais la rattraper !


— Dix heures ne sont pas sonnées, dit Francès, et nous avons le temps d’entendre chanter encore quelque chose, avant d’aller nous coucher. Vous savez beaucoup de gwerziou et de soniou, Garandel ?

— Certainement que j’en sais beaucoup, assez pour vous chanter, sans discontinuer, pendant huit veillées de suite.

— Eh ! bien, chantez-nous un beau gwerz ou un joli sône.,

— Que vous chanterai-je bien ? Connaissez-vous le gwerz de l’incendie de la Tour de plomb ?

— Non ; chantez-nous le.

Et Garandel chanta ce qui suit :

« Le premier qui aperçut le feu dans la Tour de plomb, — fut un petit enfant, sur le bras de sa mère. — Il dit aux Quimpérois : — Le feu est dans votre église ! — Le feu y est des deux côtés, — et malheureusement, il est aussi au milieu ![18]

Dur eût été le cœur de celui qui n’eût pleuré, — s’il eût été dans l’église de Quimper, — en voyant les saints et les saintes — venus tous autour du cimetière ; — il n’en est resté aucun dans l’église ; — (il n’y est resté) que la croix sur laquelle Dieu est crucifié, — et elle est entourée d’un feu horrible !

Dur eût été le cœur de celui qui n’eût pleuré, — se trouvant sous le porche (de l’église) de Quimper, — en voyant la Vierge Marie — forcée de sortir de sa maison, — entourée de la croix et de la bannière.

Dur eût été le cœur de celui qui n’eût pleuré, — étant sous le porche de Quimper, — en voyant trente-et-un prêtres, — se répondant tous les uns aux autres, — pour savoir lequel le plus savant (d’entre eux) — monterait le premier dans la tour. — Le curé de Quimper est le plus hardi ; — il monte le premier dans la tour.

Le curé de Quimper disait, — pendant qu’il montait dans la tour : — Personne ne peut monter dans la tour, — avec le plomb bouillant qui coule, — et où il tombe, il brûle ! — Le démon est sur le sommet de la tour, — il est là comme un milan ; — il est rouge comme le sang, — ses yeux lancent du feu !

Le curé de Quimper demandait — au démon, en le conjurant : — Que cherches-tu autour de ma maison ? — Moi, je ne vais pas autour de la tienne. — Ton église est profanée — par une mauvaise fille et deux clercs, — dans la chambre de la tour, la nuit de Noël !

Le curé de Quimper disait — au démon, en le conjurant : — Démon, dis — moi, — que disent les prophètes ? — Empêcher les sonneurs de sonner, — amener à Quimper une mission, — prêchée par un évêque breton. — La première chose qui éteindra le feu dans la Tour de plomb — sera du pain de seigle et du lait de sein ; — du lait des deux seins d’une jeune fille de dix-huit ans ; — on ne saurait trouver rien de mieux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— J’ai là-haut, — dit Francès, quand Garandel eut fini de chanter, — un vieux livre dans lequel est aussi rapportée l’histoire de l’incendie de la Tour de plomb, telle à peu près que vous venez de l’entendre, dans le gwerz de Garandel. Je vais le chercher, pour vous lire le passage, et vous verrez.

Et Francès monta à sa chambre et descendit bientôt avec un vieux livre portant le titre suivant :

Recueil de Dissertations anciennes et nouvelles sur les apparitions, les visions et les songes, par l’abbé Lenglet-Dufresnoy. — Avignon, 1751.

Et il y lut la relation suivante, en la traduisant en breton, afin d’être compris de tout l’auditoire.

LA VISION PUBLIQUE

D’un Horrible Et Très-épouvantable
Démon, Sur L’église Cathédrale De
Quimper Corentin, En Bretagne, Le
Premier Jour De Ce Mois De Février 1620.
(Lequel démon consuma une pyramide par le feu,
et y survint un grand tonnerre et feu du ciel.)

« Samedi premier jour de février 1620, advint un grand malheur et désastre en la ville de Quimpercorentin ; c’est qu’une belle et haute pyramide couverte de plomb, étant sur la nef de la grande église, et sur la croisée de ladite nef, fut toute brûlée par la foudre et feu du ciel, depuis le haut jusques à ladite nef, sans pouvoir y apporter aucun remède. Et pour savoir le commencement et la fin, c’est que ledit jour, sur les sept heures et demie tendant à huit heures du matin, se fit un coup de tonnerre et éclairs terribles entr’autres ; et à l’instant fut visiblement vu un démon horrible et épouvantable, en faveur d’une grande onde de grêle, se saisir de ladite pyramide par le haut et au-dessous de la croix, étant ledit démon de couleur verte, ayant longue queue de pareille couleur. Aucun feu ni fumée n’apparut sur ladite pyramide, qu’il ne fut près d’une heure après midi, que la fumée commença à sortir du haut d’icelle, et dura fumant un quart-d’heure ; et du même endroit commença le feu à paraître peu à peu, en augmentant toujours, ainsi qu’il dévalait du haut en bas ; tellement qu’il se fit si grand et si épouvantable, que l’on craignait que toute l’église fût brûlée, et non-seulement l’église, mais aussi toute la ville. »

« Tous les trésors de ladite église furent tirés hors ; les voisins d’icelle faisaient transporter leurs biens le plus loin qu’ils pouvaient, de peur du feu. Il y avait plus de quatre cents hommes pour éteindre ledit feu, et n’y pouvaient rien faire. Des processions allèrent à l’entour de l’église et autres églises, chacune en prières.

« Enfin ce feu allait toujours augmentant, ainsi qu’il trouvait plus de bois. Finalement, pour toute résolution, on eût recours à faire mettre des reliques saintes sur la nef de ladite église, près et au-devant du feu. Messieurs du chapitre (en l’absence de Monseigneur l’Évêque), commencèrent à conjurer ce méchant démon, que chacun voyait appertement dans le feu, tantôt vert, jaune et bleu, jettant des Agnus Dei dans icelui, et près de cent cinquante barriques d’eau, quarante ou cinquante charretées de fumier, et néanmoins le feu continuait. Et pour dernière résolution l’on fit jeter un pain de seigle de quatre sols, dans lequel on y mit une hostie consacrée, puis on prit de l’eau bénite avec du lait d’une femme nourrice, de bonne vie, et tout cela jeté dans le feu ; tout aussitôt le démon fut contraint de quitter le feu ; et avant que de sortir, il fit si grand remue-ménage, que l’on semblait être tous brûlés, et sortit à six heures et demie du soir dudit jour, sans faire aucun mal (Dieu mercy) que la totale ruine de ladite pyramide, qui est de conséquence de douze mille écus au moins. »

« Ce méchant étant dehors, on eut la raison du feu. Et, peu de temps après, ledit pain de seigle se trouva encore en essence, sans être aucunement endommagé, fors que la croûte était un peu noire. »

« Et sur les huit ou neuf heures et demie, après que tout le feu fut éteint, la cloche sonna pour amasser le peuple, afin de rendre grâces à Dieu. »

« Messieurs du chapitre, avec les choristes et les musiciens, chantèrent le Te Deum et un Stabat Mater, dans la chapelle de la Trinité, à neuf heures du soir. »

« Grâces à Dieu, il n’est mort personne, fors trois ou quatre blessés. »

« Il n’est pas possible de voir chose plus horrible et épouvantable que ledit feu. »[19].

Cette relation ne fait aucune mention de l’orgie des deux clercs et de la fille de mauvaise vie, dans la tour, pendant la nuit de Noël. Mais, le feu du ciel frappant une église, bien plus, la cathédrale de Saint-Gorentin, émut et troubla à un tel point nos bonnes populations rurales, que, comme presque toujours en pareil cas, elles inventèrent cette fable pour expliquer et justifier, en quelque sorte, la colère divine.

La veillée finit sur cette lecture de Francès.



_________


CINQUIÈME VEILLÉE


Præstet fides supplementum
defectui sensuum.

Que la foi vienne en aide
à l’infirmité de nos sens.

I

Qu’il est doux, qu’il est doux d’écouter des histoires,
Des histoires du temps passé,
Quand les branches d’arbres sont noires,
Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé ;
Quand, seul, dans un ciel pâle, un peuplier s’élance,
Quand, sous le manteau blanc qui vient de le cacher,
L’immobile corbeau sur l’arbre se balance,
Comme la girouette, au bout d’un long clocher !


Voici une bonne nuit pour écouter des contes merveilleux et des histoires de revenants, auprès du feu. Il pleut, il fait un vent de diable ; les vitres sont ébranlées dans leurs châssis ; la girouette grince et piaule, au sommet de la tourelle ; le vent s’engouffre dans la cheminée et fait gémir la charpente du manoir ; la pluie fouette et bat les carreaux des fenêtres, comme un importun qui voudrait entrer ; les sorcières doivent passer dans l’air, à cette heure, enfourchant leurs balais et se rendant au sabbat, au carrefour de la grand’lande… Serrons nos rangs autour de ce bon feu qui flambe et pétille, dans le vaste foyer de la cuisine, et prêtons une oreille attentive aux récits de Garandel. Il trône fièrement sur l’escabeau du conteur ; il vient de donner un premier assaut à son écuellée de cidre doré, puis, il commence ainsi l’histoire des Finesses de Bilz, qui lui a été demandée :

LES FINESSES DE BILZ[20]


II


Na eus mar na marteze
Hen eus tri droad ann trebé.

Il n’y a ni si ni peut-être,
Un trépied a (toujours) trois pieds.


Il faut que chacun de nous, en venant au monde, ait sa destinée bien arrêtée, et qu’elle doive s’accomplir, quoiqu’il fasse pour essayer de s’y soustraire[21]. La destinée de Bilz était d’être voleur. Ecoutez son histoire ; elle est curieuse et amusante.

Il y avait autrefois une pauvre femme restée veuve avec un fils. Ils habitaient à Penn-an-Menez, dans la commune de Plouaret, une misérable hutte construite au bord du chemin avec des branchages d’arbres, des fougères sèches et des mottes de terre, et que l’on appelait pour cette raison le château des mille mottes. Ils vivaient d’aumônes, de la charité des bonnes âmes, et tous les jours, ils allaient ensemble mendier de porte en porte, dans les manoirs et les fermes de Plouaret et de Plounévez-Moëdec.

Le jeune garçon, qui se nommait Bilz, était éveillé et intelligent. Il arrivait souvent que, dans ses tournées, il dérobait des pommes et des poires, dans les courtils et les vergers, prenait les œufs dans les nids de poules et mettait lestement dans ses poches quelques crèpes de sarrazin, quand les ménagères n’avaient pas l’œil sur lui. Sa mère l’en gourmandait bien ; mais, c’était peine perdue. Il disait que ses mains seules étaient coupables, qu’il ne pouvait pas les retenir et qu’elles travaillaient toutes seules.

Cependant, on se plaignait de tous les côtés à la bonne femme, et, comme Bilz avait déjà douze ans ou davantage, on lui disait : — Vous voulez donc que votre fils mendie toute sa vie, Marc’harit ? Il y a assez de fainéants de cette sorte qui courent le pays. Faites-lui apprendre un métier, et qu’il travaille pour gagner son pain, comme tout le monde.

C’était partout de semblables reproches, et la pauvre Marc’harit rentrait avec son bissac plus léger de jour en jour. Si bien qu’elle dit un jour à son fils :

— Il n’y a pas à dire, il faut que tu te décides à travailler, pour gagner ton pain ; il faut apprendre un métier. Que veux-tu être, laboureur, charpentier, maçon, tailleur ?…

— Je sais un meilleur métier que tout cela, ma mère, et c’est celui-là que je veux prendre.

— Lequel donc, mon fils ?

— Voleur, ma mère.

La pauvre Marc’harit, à cette réponse, joignit ses deux mains, leva les yeux vers le ciel et s’écria :

— Jésus, mon Dieu, est-il possible ?

— Je ne connais pas de meilleur métier au monde, ma mère, et c’est celui que je choisis. D’ailleurs, vous avez un frère qui est grand voleur, vous le savez bien, et je veux aller apprendre le métier avec lui.

— Bienheureux seigneur saint Gily, et vous tous les vieux saints du pays, s’écria la vieille, vous ne permettrez pas que mon fils soit voleur de profession !

— Eh ! bien, ma mère, reprit Bilz, puisque vous avez tant de confiance en saint Gily, et qu’il ne se passe guère de jour que vous n’alliez lui rendre visite, dans sa chapelle, allez le consulter sur le métier que je dois prendre, et je ferai comme il dira. Mais, pour vous le rendre favorable, je pense que vous feriez bien de lui porter une couple au moins de bonnes crèpes aux œufs.

La vieille approuva le conseil de son fils. Elle alluma du feu, mit la poêle à crèpes dessus, prépara sa pâte et fit deux crèpes aux œufs qui avaient une apparence si appétissante, que l’eau en venait à la bouche de Bilz.

Elle les enveloppa dans un linge blanc et se dirigea ensuite vers la chapelle de saint Gily, par le chemin ordinaire. Mais, à peine fut-elle sortie, que Bilz, qui devait rester l’attendre à la maison, prit sa course à travers champs et arriva à la chapelle bien avant sa mère. Il se cacha derrière la statue du saint, dans sa niche. Quand la vieille Marc’harit arriva aussi, à son tour, elle s’agenouilla devant l’image du saint patron de son quartier, pour qui elle avait une dévotion toute particulière, et déposa une de ses crèpes à ses pieds. Elle pria quelque temps, les yeux baissés respectueusement ; puis, elle les leva d’un air suppliant sur la statue et remarqua que la crèpe avait disparu. C’était Bilz qui l’avait prise, et il en avait frotté la bouche du saint, de sorte qu’elle était toute luisante de graisse.

— C’est bien, se dit la vieille, en voyant cela, le saint a mangé la crèpe et l’a sans doute trouvée bonne ; je vais lui adresser ma demande, à présent :

— Bienheureux saint Gily, vous me connaissez bien et vous savez que nul autre, dans le pays, ne vous est plus dévot que moi, — dites-moi, je vous prie, quel métier doit prendre mon fils Bilz ?

— Voleur ! cria Bilz, à haute voix, de derrière la statue.

— Jésus mon Dieu ! s’écria la vieille avec douleur… Mais, j’ai sans doute mal entendu et elle reprit : — Bienheureux monseigneur saint Gily, je vous prie de vouloir bien me dire quel métier doit prendre mon fils Bilz !

— Voleur ! voleur ! cria encore Bilz, plus fort.

La pauvre femme, toute désolée, les larmes aux yeux, déposa sa seconde crêpe aux pieds du saint, et dit : — Tenez, bienheureux monseigneur saint Gily, voici encore une bonne crêpe aux œufs, que j’ai faite exprès pour vous, et j’y ai mis tout mon savoir-faire ; acceptez-la et donnez-moi une meilleure réponse, je vous prie.

Et elle marmotta encore une prière, les yeux baissés à terre. Bilz prit la seconde crêpe et la mangea comme la première. Marc’harit levant des yeux suppliants et remplis de larmes vers le saint, lui demanda de nouveau :

— Bienheureux monseigneur saint Gily, vous qui êtes aujourd’hui dans le paradis, en la présence de Dieu et dans la société de tous les vieux saints de la Basse-Bretagne, ayez pitié d’une pauvre vieille femme qui met toute sa confiance en vous et vient vous demander conseil. Dites-moi, je vous prie, quel métier doit prendre mon fils Bilz ?

— Voleur ! voleur !! voleur !!! — répondit encore une voix éclatante, toujours celle de Bilz.

La pauvre vieille tomba comme foudroyée, la face contre terre, et pleura à chaudes larmes. Puis, se résignant, elle se dit : — Puisque c’est la volonté de monseigneur saint Gily, c’est aussi, sans doute, celle de Dieu.

Et elle s’en revint à la maison, lentement et toute rêveuse. Quand elle y arriva, Bilz y était déjà, depuis longtemps, et il lui demanda :

— Eh ! bien, ma mère, que vous a dit le saint ?

— Le saint a mangé mes crêpes ; mais à toutes mes demandes il a toujours répondu : voleur ! voleur !…

— Quand je vous le disais, ma mère, qu’il n’y a pas de meilleur métier au monde ! Vous voyez bien que le saint lui-même est de mon avis.

III

Il fut donc décidé que Bilz irait apprendre le métier de voleur avec son oncle, et le lendemain, Marc’harit alla le lui conduire, à la forêt de Coat-an-noz, où il se tenait ordinairement. L’oncle promit de donner des leçons à son neveu, et Marc’harit retourna seule à sa pauvre hutte de Penn-an-Menez. Bilz lui promit pourtant qu’il ne la laisserait manquer de rien et qu’elle aurait de ses nouvelles, sans tarder.

Pour son coup d’essai, son oncle le chargea de dérober un bœuf gras de l’étable d’un seigneur des environs. Bilz s’en tira à merveille et amena le bœuf à son oncle, dans un champ de genêt, où il attendait. C’était la nuit. L’animal fut aussitôt tué, écorché et dépecé.

— Tiens, dit l’oncle à Bilz, voilà ta part. Et il lui donna la peau.

— Comment ! je n’aurai que la peau ? dit Bilz, lorsque c’est moi qui ai eu toute la peine et couru le danger ?

— Il me semble, répondit l’oncle, que tu devrais être satisfait, puisque je veux bien t’apprendre encore le métier.

— Donnez-moi au moins un peu de viande, pour ma mère.

— Eh ! bien, voilà les poumons ; porte-les lui et reviens, vite.

Bilz n’était pas content. Il prit la peau du bœuf avec les poumons, les chargea sur son dos, pour les porter à sa mère, et tout en allant, il maugréait et méditait une vengeance. En suivant le sentier qui traversait la genêtaie, l’idée lui vint de nouer deux à deux des branches de genêt prises des deux côtés, de manière à former des obstacles, des barrages qui feraient trébucher son oncle, quand il voudrait passer. Cela fait, il monta sur le talus qui entourait le champ, suspendit sa peau de bœuf à une branche d’arbre et se mit ensuite à la battre avec un bâton, en criant de toutes ses forces : au voleur ! au voleur !… L’oncle, en entendant ce vacarme, crut que tous les valets du château étaient à ses trousses. Il chargea un quartier de bœuf sur ses épaules, cacha le reste parmi les genêts et se mit en train de décamper. Mais, dès qu’il s’engagea dans le sentier, il trébucha et culbuta ; il se releva, mais, quelques pas plus loin, il tomba encore, sous son faix, si bien qu’il dut renoncer à rien emporter, pour se mettre lui-même en sureté. Bilz battait toujours la peau, à tours de bras, et criait : au voleur ! Enfin, quand il jugea que son oncle était déjà loin, il descendit de dessus le talus et porta à sa mère le quartier de bœuf abandonné par lui sur le sentier, après avoir caché le reste, qu’il vint prendre plus tard.

— Jésus ! mon fils, ne crains-tu pas d’être pendu ? s’écria la vieille Marc’harit, à la vue des provisions que lui apportait Bilz.

— Soyez tranquille, ma mère, répondit celui-ci, car bien fin sera celui qui me pendra.

IV

Bilz, se jugeant capable de travailler désormais seul, et pour son propre compte, ne retourna pas auprès de son oncle de la forêt de Coat-an-Noz. Il accomplit heureusement, dans le pays, quelques exploits dont il partagea les profits avec sa mère, qui vivait à présent à l’aise et commençait à croire que son fils n’avait pas tort, quand il lui disait qu’il n’y avait pas de meilleur métier que celui de voleur, à la condition pourtant d’être adroit et avisé.

Mais, bientôt des plaintes arrivèrent de tous côtés contre lui, la maréchaussée le surveillait de près et le contrariait dans l’exercice de sa profession, si bien qu’il crut prudent de s’éloigner et d’aller exercer ailleurs. Il se dirigea vers Morlaix. Comme il cheminait tranquillement et seul sur la grand’route, il rencontra, entre le Ponthou et Plouigneau, un cavalier de bonne apparence qui lui demanda :

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme ?

— Chercher condition, lui répondit Bilz.

— Que savez-vous donc faire ? Quel est votre métier ?

Bilz le regarda en face, et voyant que l’homme ne sentait pas la maréchaussée, il répondit avec assurance :

— Je suis voleur de mon état.

— Ah ! vraiment ? reprit l’autre ; je suis le chef de la bande qui travaille dans ces parages, et si tu veux te joindre à nous, tu n’auras pas lieu de le regretter, car nous faisons de bonnes affaires, par ici ?

Bilz accepta, sans hésiter, et le chef de brigands le conduisit dans un vieux château, au milieu d’un grand bois. Il fut étonné de la grande quantité de butin et de richesses de toute sorte qu’il vit là. Le chef le présenta à ses hommes et l’on passa toute la nuit à boire, à chanter et à se raconter des exploits et des tours de finesse, tous plus forts les uns que les autres.

Le lendemain, pour éprouver l’adresse et la science du nouveau compagnon, le chef lui dit : — Il y a, non loin d’ici, un riche fermier qui doit se rendre aujourd’hui à Morlaix, pour payer sa Saint-Michel à son seigneur. Il aura sur lui une bourse de cinq cents écus. Tu iras le guetter au bord de la route, et tu m’apporteras cette bourse. D’après la manière dont tu mèneras cette affaire, qui n’est pas difficile, nous verrons quel compte nous devrons faire sur toi. Voilà un bon pistolet. Maintenant, le reste te regarde.

— C’est bien, répondit Bilz.

Et il prit le pistolet et alla se poster derrière un buisson, au bord de la route. Il vit, sans tarder, venir le fermier, monté sur un bon bidet. Il s’élança de sa cachette, comme un chat qui guette une souris, saisit la bride du cheval et, présentant le pistolet au cavalier, à bout portant, il lui cria : — La bourse ou la vie ! — Le pauvre homme, à demi-mort de frayeur, lui dit : — Au nom de Dieu, mon brave homme, laissez-moi poursuivre mon chemin, sans me faire de mal ; j’ai femme et enfants et je ne suis pas riche. Cet argent que je porte à mon seigneur est toute ma fortune, et si vous me l’enlevez, je suis ruiné, à tout jamais.

— La bourse ou la vie ! répéta Bilz, pour toute réponse.

— Eh ! bien, prenez mon argent et laissez-moi la vie.

Et le paysan donna sa bourse à Bilz. Celui-ci, qui avait bon cœur, quoique voleur, la prit et la vida dans son chapeau. Il mit la bourse dans sa poche et rendit l’argent au fermier, en lui disant :

— Prenez cet argent, puis partez, vite, et estimez vous heureux d’avoir eu affaire à moi.

Le fermier ne revenait pas de son étonnement. Il mit pourtant son argent dans ses poches et déguerpit, sans qu’on eût besoin de le lui dire deux fois.

Bilz, de son côté, retourna au vieux château, dans le bois.

— Eh ! bien, lui demanda le chef des brigands, en le voyant revenir, comment as-tu mené cette affaire ?

— À merveille, maître.

— Tu as la bourse du paysan ?

— Assurément ; la voici.

Et il tira la bourse de sa poche.

— Mais, et l’argent ? demanda le chef, en la voyant vide.

— L’argent ?… je l’ai remis au fermier. Vous m’aviez dit qu’il fallait demander la bourse ou la vie ; j’ai préféré la bourse, et je vous l’apporte. Vous ne m’aviez pas parlé de l’argent.

— Imbécile !… s’écria le chef, en frappant un coup de poing sur la table, où il était occupé à boire avec les siens.

— La belle recrue que nous avons faite là ! dit un brigand.

— Que ferons-nous de lui ? demanda un autre.

— Lui brûler la cervelle, pour qu’il ne nous trahisse pas, dit un troisième.

— Si nous en faisions notre cuisinier, pour voir, car notre cuisinier actuel ne vaut pas le diable, dit un autre.

— Ah ! pour cela, dit Bilz, qui n’était rien moins que rassuré sur son sort, vous trouveriez difficilement un meilleur cuisinier que moi. J’ai servi en cette qualité chez le curé de ma paroisse, et il ne se contentait pas de bouillie et de patates pour ses repas, celui-là.

Il fut donc décidé que l’on essaierait les talents de Bilz, comme cuisinier.

Le soir même, la bande partit pour une expédition importante, qui devait durer plusieurs jours, et Bilz resta seul au château. Il le visita et l’examina minutieusement, des caves au grenier, et partout il trouvait du butin provenant de pillages. À force de fouiller jusqu’aux moindres recoins, il finit par découvrir le trésor du chef. Il fut ébloui, à la vue de tant de richesses, or, argent, diamants et bijoux de toute sorte, et presque tous de grande valeur. Il conçut aussitôt le projet d’en emporter le plus qu’il pourrait, et de retourner avec chez sa mère. Un vieux cheval tout fourbu était resté seul a l’écurie. Il remplit un sac d’or et d’argent, le mit sur le cheval et partit, après avoir mis le feu au château.

V

Quand il arriva chez sa mère, la bonne femme était à genoux sur la pierre du foyer, soufflant péniblement sur quelques charbons presqu’éteints et essayant d’allumer un peu de feu, afin de cuire quelques pommes de terre pour son dîner. Elle avait le dos tourné vers la porte de la hutte, de sorte que Bilz entra sans qu’elle l’aperçut. Il vida à terre, derrière elle, son sac rempli d’or et d’argent. La vieille se détourna vivement, à ce bruit et, éblouie par la vue d’un pareil trésor, elle crut que c’était le diable qui venait la tenter, et voulut s’enfuir. Mais, Bilz la retint et la rassura. La pauvre Marc’harit ne revenait pas de son étonnement et s’extasiait à la vue de ce tas d’or et d’argent.

— Où as-tu pris cela, mon fils ? dit-elle enfin ; prends garde, ou tu finiras par être pendu.

— Ne vous préoccupez pas, ma mère, d’où vient ce trésor ; nous le tenons, et c’est là l’important ; et quant à ce qui est d’être pendu, je vous l’ai déjà dit, bien fin sera celui qui me fera pendre. En attendant, serrons tout cela dans ce vieux bahut de chêne, et faisons bonne chère et menons joyeuse vie, puisque nous en avons les moyens, à présent.

Ils entassèrent l’or et l’argent dans le vieux bahut placé près du foyer ; puis, Bilz prit une poignée d’or et alla acheter des provisions, à Lannion. Il acheta du pain blanc, de la viande, du lard, du vin et chargea le tout sur son cheval, celui qu’il avait enlevé du château des brigands. Ce fut fêtes et festins, tous les jours, alors, au château des mille mottes. Marc’harit faisait des emplettes, tous les mercredis, aux marchés et aux foires du Vieux-Marché, comme les fermières riches du pays. Elle avait renouvelé toute sa garde-robe, et n’allait plus mendier, de porte en porte. Tout cela faisait jaser et l’on était généralement d’accord qu’elle avait dû trouver un trésor, ou qu’elle avait quelque commerce avec des sorcières, peut-être même avec le diable. Un chat noir qu’elle possédait et affectionnait d’une manière toute particulière était aussi soupçonné de lui fournir de l’argent, à discrétion.

D’autres, plus sensés, attribuaient tout ce changement à la présence de Bilz. Plusieurs bœufs et chevaux venaient d’être volés au seigneur du château de Kerouez, en Loguivy-Plougras, et la rumeur publique soupçonnait Bilz de n’être pas étranger à ces larcins. Le seigneur du Kerouez, qui n’était pas des plus fins, et qui prétendait néanmoins avoir tout l’esprit du monde, dit un jour devant ses domestiques :

— On parle beaucoup, depuis quelque temps, des tours et des finesses de Bilz ; je veux savoir au juste à quoi m’en tenir sur ce point et demain, sans plus tarder, je veux aller chez lui et lui porter un défi. Nous verrons bien lequel de nous deux sera le plus fin.

Bilz eut vent, de quelque manière, des projets du châtelain du Kerouez, et il se prépara à soutenir la lutte avec lui, sans grande inquiétude sur le résultat, car il connaissait bien son homme. Il dit donc à sa mère :

— Aujourd’hui, le seigneur du Kerouez viendra ici me demander…

— Jésus, mon fils, tu es perdu, si le seigneur du Kerouez est contre toi ! interrompit la vieille.

— Ne craignez rien, ma mère, et écoutez bien ce que je vais vous dire, reprit Bilz. Le seigneur du Kerouez viendra donc me demander, aujourd’hui même. Je me cacherai dans cette vieille barrique défoncée que voilà, au bas de la maison, et quand il me demandera, vous lui direz que je suis absent et que vous ne savez pas où je suis allé. Du fond de ma barrique, j’entendrai tout ce qu’il dira. Ayez toujours les yeux tournés de ce côté et, quoiqu’il puisse vous dire ou vous demander, si vous voyez mon doigt au trou de la bonde, dites toujours oui et ne craignez rien.

La vieille promit de faire ce que lui dit son fils.

VI

Le seigneur arriva, dans l’après-midi. Bilz était dans sa barrique. Le seigneur demanda à la vieille :

— Votre fils Bilz est de retour à la maison, m’a-t-on dit ?

— Oui sûrement, mon bon seigneur, il est de retour à la maison, depuis quelque temps.

— On s’en aperçoit bien, et il doit savoir des nouvelles des bœufs et des chevaux que j’ai perdus ?

— Je ne l’ai jamais entendu en parler, monseigneur. Mais, pour sûr, ce n’est pas lui qui se permettrait jamais de rien prendre qui vous appartint, sans votre permission.

— C’est bon, c’est bon, la vieille ; mais, que votre fils prenne bien garde à lui, ou je le ferai pendre.

— C’est bien ce que je lui dis, tous les jours, mon bon seigneur ; mais, voyez-vous, il est si fin et si rusé, qu’il me répond toujours d’être tranquille à ce sujet.

— Eh ! bien, ma bonne femme, puisque votre fils est si malin et si adroit, moi aussi je ne suis pas un sot, et je veux le lui prouver. Dites-lui donc que si, dans les vingt-quatre heures, il n’a pas volé et enlevé ma haquenée blanche de mon écurie, je le ferai pendre au plus haut chêne de l’avenue de mon château.

La vieille regarda la barrique ; le doigt de Bilz était dans le trou de la bonde, et elle répondit :

— C’est bien, mon bon seigneur, je le lui dirai, et il vous volera sûrement votre haquenée blanche, car il est bien malin, le gars.

— C’est ce que nous verrons, répondit le seigneur. Et il partit là-dessus.

De retour à son château du Kerouez, il raconta à ses gens que Bilz devait, dans les vingt-quatre heures, enlever sa haquenée blanche de son écurie, sous peine d’être pendu haut et court, et il leur recommanda de bien veiller.

Deux valets d’écurie dirent que Bilz, quelque malin qu’il pût être, n’enlèverait rien du tout de l’écurie, et qu’ils en répondaient sur leur tête.

Les deux valets résolurent de passer la nuit sur pied, et après souper, ils se rendirent à l’écurie, avec un pot de cidre, et des cartes à jouer, afin de ne pas s’endormir. C’était la veille du mardi gras ; il y avait festin de boudins, cette nuit-là, dans une ferme voisine, où leurs bonnes amies devaient se trouver, et cette pensée leur trottait par la tête. Vers les dix heures, quand ils eurent vidé leur pot de cidre, l’un d’eux dit à l’autre :

— Il me semble qu’il n’est pas nécessaire que nous restions ici tous les deux, pendant toute la nuit ; Bilz ne viendra sans doute pas ; et puis, quand bien même il viendrait, un seul de nous suffirait bien pour l’empêcher de rien enlever.

— C’est aussi mon avis, répondit l’autre.

— Eh ! bien, reprit le premier, nous irons l’un après l’autre à la ferme, pour manger des boudins et danser avec nos bonnes amies, car l’on dansera et j’entends même le biniou.

On tira à la courte paille, pour savoir qui irait le premier. Le sort désigna le premier valet, nommé Iann-Vraz.

— Ne reste pas trop longtemps, lui dit l’autre.

— Dans une heure, une heure et demie au plus tard, je serai de retour.

La nuit était sombre. Bilz était à la porte de l’écurie, guettant une occasion favorable, et il avait tout entendu. Au bout d’une heure environ, il ouvrit la porte et se précipita dans l’écurie, en criant : — Quel froid de loup il fait ! — Il avait laissé la porte ouverte et le vent éteignit la lumière.

— Comment ! te voilà déjà de retour ? dit le second valet, croyant parler à son camarade.

— Ma foi, oui ; ma douce jolie Monic n’était pas là-bas, et après avoir mangé quelques boudins (ils sont excellents), comme rien ne m’y retenait, je suis revenu en toute hâte, pour que tu puisses y aller toi-même. Pars donc, vite, car ta douce y est et elle t’attend.

Dès qu’il fut hors de l’écurie, Bilz s’empressa de détacher la haquenée blanche du seigneur, celui de tous ses chevaux qu’il aimait le plus et que madame la marquise montait, pour aller à la grand’messe, au bourg de Loguivy. Puis, il mit à sa place une broie à broyer le lin, plaça une selle dessus, et partit alors, en emmenant la haquenée blanche.

Quand le second valet arriva à la ferme et qu’il vit son camarade qui était toujours là, mangeant, buvant et chantant gaiement, il fut bien étonné !

— Pourquoi es-tu venu avant mon retour ? lui demanda Iann-Vraz.

— Comment !… Mais, n’es-tu pas venu toi-même me dire de partir ?

— Moi !… Je n’ai pas bougé d’ici, imbécile !

— Mais, alors, qui donc a pris ma place là-bas ?

— Hélas ! ce ne peut être que Bilz lui-même ; nous sommes joués ! Partons, vite !

— Attends que je boive au moins un peu de cidre.

Et il vida coup sur coup trois ou quatre chopines de cidre, autant de verres d’eau-de-vie, puis, ils partirent, ivres-morts tous les deux. Ils allèrent à travers champs, trébuchant et roulant à tout moment dans les douves. Enfin, ils arrivèrent, malgré tout, et ne trouvèrent personne dans l’écurie. Ils se dirigèrent à tâtons, dans l’obscurité, vers la place où était attachée la haquenée blanche du seigneur. Iann-Vraz, posant la main sur la selle placée sur la broie à broyer le lin, s’écria :

— Tout va bien, la haquenée est encore ici !

— Eh ! bien, montons dessus tous les deux, dit son camarade, et, de cette façon, Bilz ne pourra pas l’enlever, sans que nous nous en apercevions.

Et les deux valets montèrent sur la broie sellée, et crurent être sur la haquenée blanche. Comme ils avaient bu abondamment, ils s’endormirent bientôt.

Le lendemain, le seigneur se leva de bonne heure et courut à son écurie, pour s’assurer si Bilz avait enlevé sa haquenée. Il ne faisait pas encore bien clair.

— Eh ! bien, cria-t-il en entrant, Bilz est-il venu ?

Les deux valets, éveillés en sursaut, répondirent :

— Non ! non ! monseigneur, Bilz n’a pas osé s’approcher.

— À la bonne heure ! Alors, la haquenée est toujours là ?

— Certainement, monseigneur.

— Mais, où donc est-elle ? Je ne la vois pas.

— Nous sommes sur son dos, monseigneur, afin de la mieux garder.

Le seigneur s’approcha et voyant ses deux valets sur la broie à broyer le lin et sa haquenée absente, il comprit que le tour était joué. Furieux, il saisit un fouet et en cingla de conséquence les deux imbéciles. Puis, il monta à cheval, et courut chez la mère de Bilz.

Bilz avait prévu la visite, et il avait dit à sa mère, le matin, en se levant : — Le seigneur du Kerouez viendra encore, aujourd’hui, et il sera en colère, parce que je lui ai enlevé sa haquenée blanche, qu’il aime tant. Je me cacherai dans la barrique, comme l’autre fois, et quoiqu’il demande, si vous voyez mon doigt, au trou de la bonde, dites hardiment oui.

— C’est bien, répondit la vieille ; mais prends garde, mon pauvre fils, ou tu finiras pour sûr par te faire pendre.

— Soyez donc tranquille à ce sujet, ma mère, car, comme je vous l’ai déjà dit, bien fin sera celui qui me pendra, et ce ne sera certainement pas le seigneur du Kerouez.

Le seigneur arriva, comme l’avait dit Bilz. Il entra brusquement et l’air mécontent.

— Bilz est-il à la maison ? demanda-t-il à la vieille.

— Non vraiment, mon bon seigneur ; il est sorti, ce matin, de bonne heure, et ne m’a pas dit où il allait.

— Le mauvais drôle ! Malheur à lui, si je le trouve !

— Jésus mon Dieu ! mon bon seigneur, que vous a-t-il donc fait, le mauvais garnement ?

— Il m’a volé, la nuit dernière, ma haquenée blanche de mon écurie.

— Voyez donc le mauvais sujet ! si vous saviez, mon bon seigneur, le mal que j’ai eu à élever cet enfant-là, et comme j’ai prié le bon Dieu et le bienheureux saint Gily de faire de lui un bon chrétien et un honnête homme !

— Eh ! bien, la mère, vous avez joliment perdu votre temps, car c’est le plus méchant polisson de tout le pays ; si je mets la main sur lui, je le ferai pendre devant la porte de mon château.

— Ah ! mon bon seigneur, qu’une mère est malheureuse d’avoir un tel enfant ! Mais, ayez pitié de moi et ne soyez pas tant en colère contre lui tout de même. Je vous assure qu’il a bon cœur, après tout, et qu’il ne vous veut pas de mal.

— C’est bon, c’est bon. Dites-lui que je lui pardonne, à la condition qu’il vole, avant demain matin, un pâté de lièvre que l’on doit faire cuire, cette nuit, dans le four du château.

La bonne femme regarda la barrique. Le doigt de Bilz était dans le trou de la bonde, et elle répondit :

— Je le lui dirai, mon bon seigneur, et soyez sûr qu’il le fera, puisque vous le lui demandez.

— C’est ce que nous verrons bien, — répondit le seigneur. Et il partit.

Dès qu’il fut hors de la maison, Bilz sortit aussi de sa barrique et, prenant un panier, il se rendit au Vieux-Marché et acheta deux bouteilles d’eau-de-vie et des liqueurs, se munit d’un chien de chasse et d’un lapin et retourna avec tout cela à Penn-an-Menez. Puis, vers le soir, il alla rôder autour du château et, quand il en trouva l’occasion, il pénétra dans le fournil, y déposa son panier de liqueurs et sortit ensuite.

Vers les huit ou neuf heures, on mit le pâté au four, et deux valets armés de bâtons et de fusils furent chargés de monter la garde dans le fournil. Il faisait un beau clair de lune. Bilz se tenait cache derrière une haie, ayant avec lui son chien de chasse et son lapin. Les valets commencèrent bientôt à parler haut et à chanter, ce qui indiquait qu’ils avaient visité le contenu du panier. Quand Bilz jugea le moment favorable, il lâcha le lapin. Et le chien de courir après, en aboyant, et lui de crier : — Au lièvre ! au lièvre !… Les deux hommes, qui étaient des chasseurs passionnés, sortirent précipitamment et poursuivirent le lapin, sans songer au pâté.

Bilz, qui guettait ce moment, entra aussitôt dans le fournil, ouvrit le four, enleva le pâté et déposa à sa place, dans la terrine, un autre pâté de sa façon et qui ne sentait pas la rose.

Quand les deux valets, fatigués de poursuivre le lapin, revinrent au fournil, ils burent d’abord un coup, puis, ils songèrent à s’assurer si Bilz n’était pas venu, pendant leur absence. Mais, voyant la bouche du four bien close, avec la pierre qui la fermait garnie d’argile sur les bords, pour empêcher l’air de pénétrer (car Bilz avait tout remis en l’état où il se trouvait auparavant), ils se dirent : — Nous avons de la chance que Bilz n’ait pas profité de notre absence, pour enlever le pâté ; à présent, il peut venir, quand il voudra, c’est trop tard.

Et ils burent encore un coup.

Le lendemain matin, le seigneur et sa dame vinrent ensemble au fournil, pour avoir des nouvelles du pâté.

— Eh ! bien, dirent-ils aux valets, Bilz n’est pas venu ?

— Non certainement, monseigneur, et il a bien fait, car nous l’eussions reçu comme il le méritait.

— C’est bien. Alors, le pâté est dans le four ?

— Oui, il est dans le four.

— Voyons-le, car il doit être assez cuit.

Et l’on ouvrit le four. Il y avait bien un pâté, mais non de lièvre, dans la terrine.

— Mon pâté était beaucoup plus grand que cela, dit la dame, en le voyant.

— Il aura diminué, en cuisant, comme toujours, madame, dirent les valets ; c’est l’effet de la chaleur.

La dame y porta la main, et ses doigts y pénétrèrent aussi facilement que dans du beurre frais.

— Il n’est pas cuit, dit-elle. Puis, ayant porté un doigt à sa bouche, elle fit une horrible grimace et se mit à cracher, en criant : — Kaoc’h ! kaoc’h !

— Ah ! ce gredin de Bilz m’a encore joué ! s’écria le seigneur, en jurant ; mais, je me vengerai !…

Il courut, de bon matin, chez la vieille Marc’harit.

— Où est ce pendard de Bilz, s’écria-t-il, en entrant dans la chaumière, furieux.

— Il n’est pas à la maison, mon bon seigneur ; il est parti, aussitôt le soleil levé, sans me dire où il allait, ni quand il reviendra. Est-ce qu’il vous aurait encore joué quelque mauvais tour, mon bon seigneur ?

Bilz était encore dans la barrique, et prêtait l’oreille.

— Ce gibier de potence, cet imbécile s’imagine sans doute Être plus fin que moi ; mais, je lui prouverai qu’il n’est qu’un sot, et il verra bientôt à qui il a affaire !

— Bien sûr, mon bon seigneur, qu’il se trompe, s’il croit être plus fin que vous ; mais, c’est jeune encore, voyez-vous, et plein de présomption ; daignez l’excuser, mon bon seigneur, car il a bon cœur, après tout, et ne vous veut pas de mal.

— C’est bien, c’est bien, Marc’harit ; je l’excuserai, pour cette fois encore, mais, à la condition qu’il enlève, cette nuit même, les draps du lit où je serai couché avec ma femme.

La vieille regarda la barrique. Le doigt de Bilz était au trou de bonde, et elle répondit :

— Il le fera, mon bon seigneur, soyez-en assuré, puisque vous le désirez.

Le seigneur partit là-dessus.

Le soir venu, il disposa autour du château ses valets et tous ses gens, armés de bâtons et de fourches de fer, afin d’empêcher Bilz d’approcher. Puis, on détacha les chiens de garde. Mais Bilz s’était déjà glissé dans le jardin, sur lequel donnaient les fenêtres de la chambre à coucher du seigneur, et il s’y tenait blotti parmi les buissons de groseilliers et les hautes herbes. Il avait avec lui un homme de paille fixé au bout d’une longue perche et accoutré du pantalon, de la veste et du chapeau qu’il portait ordinairement. Vers les dix heures, il vit de la lumière dans la chambre du seigneur et il se dit : — Les voilà qui vont se coucher. — Quand il jugea qu’ils devaient être au lit, il sortit de sa cachette et éleva l’homme de paille à la hauteur de la fenêtre. La dame l’aperçut et cria :

— Voilà Bilz ! voilà Bilz !…

— Où donc ? demanda le seigneur, en sautant du lit et en saisissant ses pistolets, qu’il avait posés tout chargés sur la table de nuit.

Bilz avait retiré son homme de paille.

— Il vient de regarder par la fenêtre, répondit la dame, mais, il s’est retiré, quand il vous a vu prendre vos pistolets.

Le seigneur se cacha derrière un fauteuil, un pistolet dans chaque main, et attendit. Bilz éleva de nouveau son homme de paille contre la fenêtre et la dame cria encore : — Le voilà ! le voilà ! Tirez dessus !…

Le seigneur fit feu de ses deux pistolets, et Bilz laissa tomber à terre son homme de paille, en poussant un cri, comme s’il eût été atteint mortellement.

— Je l’ai atteint ! il doit être mort ! s’écria le seigneur. Et il sortit précipitamment, pour s’en assurer, n’ayant que sa chemise et son pantalon, quoiqu’il fît bien froid.

— À moi ! à moi, les gars ! Je l’ai tué ! criait-il.

Et il se mit, avec ses valets, à la recherche du cadavre de Bilz.

Cependant Bilz, profitant du désordre et de l’émotion, s’était glissé dans le château, dont la porte était restée ouverte. Il monta, vite, l’escalier, pénétra dans la chambre à coucher du seigneur, où sa dame était restée seule au lit, sans lumière, et dit, en contrefaisant la voix du maître :

— Le voilà enfin pris, ce polisson de Bilz !

— Est-ce qu’il est mort ? demanda la dame.

— Non, il n’est pas mort, mais, il est blessé grièvement. Demain, nous le ferons pendre à l’arbre le plus élevé de l’avenue. Mais, comme il fait froid ! hou ! hou ! hou !…

— Couchez-vous, vite, pour vous réchauffer.

Et Bilz se mit au lit avec la dame.

— Dieu ! comme vous êtes glacé !… s’écria celle-ci ; vous attraperez un rhume, pour sûr.

— Oui, il gèle dur, dehors.

Et il se démenait et tirait les draps à soi, les roulant autour de son corps, si bien que la dame lui dit :

— Vous tirez tous les draps à vous, et me mettez à découvert !

— J’ai si froid, ma pauvre femme ! Je suis gelé !

Et il tirait toujours les draps à soi, tant et si bien que, les ayant roulés autour de son corps, il sauta hors du lit, ainsi emmailloté.

— Où allez-vous donc ? lui demanda sa femme, inquiète.

— Je vais fermer la porte d’en bas, que j’ai laissée ouverte : ne sentez-vous pas comme le vent glacé arrive ici ?

Et Bilz prit ses vêtements et partit, en emportant les draps de lit.

Un moment après, arriva aussi le seigneur.

— Le mauvais garnement ! le fils de p… ! Il m’a encore échappé ! Mais, n’importe, il n’a pas tenu sa parole, et je le ferai pendre.

— De qui parlez-vous donc ainsi ! lui demanda sa femme, étonnée.

— Eh ! de qui voulez-vous que ce soit, sinon de ce démon de Bilz ?

— Mais, ne m’avez-vous pas dit, il n’y a qu’un moment, que vous l’aviez pris et que vous le feriez pendre, demain ?

— Moi ?… Quand donc cela ?

— Tout-à-l’heure, quand vous êtes venu vous coucher et que vous aviez si froid.

— Quand je suis venu me coucher et que j’avais si froid !… Je ne comprends rien à ce que vous dites. Je ne suis pas rentré, depuis que je suis sorti à la recherche de Bilz.

— Voyons, couchez-vous, vite, car, en vérité, vous ne savez pas ce que vous dites. La preuve que vous êtes rentré et que vous vous êtes recouché, c’est que vous avez emporté les draps du lit ; qu’en avez-vous fait ?

— Les draps du lit ! Comment ! les draps de notre lit ont été enlevés ?… Ah ! malédiction ! Ce démon de Bilz m’a encore joué ! Il a enlevé les draps du lit où nous étions couchés ensemble, et de plus il a couché avec vous, et peut-être même !…

Et il frappait des pieds et s’arrachait les cheveux, de rage.

— Mais, je cours à l’instant chez lui, et je jure que je ne reviendrai pas avant de l’avoir transperce de mon épée et d’avoir envoyé son âme dans l’enfer, où elle devrait être depuis longtemps.

Et il se fit seller un cheval et partit aussitôt, accompagné de quatre valets.

Bilz ne s’attendait à la visite du seigneur du Kerouez que vers le soir. Aussi, était-il couché et dormait même tranquillement, quand il arriva avec ses gens. Ils brisèrent la porte, se précipitèrent sur lui, le garrottèrent et le mirent dans un sac, qu’ils avaient apporté. Puis, ils le chargèrent sur un de leurs chevaux, en travers, comme un sac de blé, et l’emmenèrent au château du Kerouez.

VII

Le lendemain matin, on délibéra sur le genre de mort que l’on choisirait, pour en finir avec le pauvre Bilz. Le seigneur voulait le faire pendre à un des chênes de son avenue, et l’y laisser manger aux corbeaux, comme il le lui avait souvent promis. Mais, la dame dit qu’elle aimait à se promener avec sa fille dans cette avenue et que, comme le drôle sentirait mauvais, quand il pourrirait, elle serait forcée de renoncer à sa promenade ordinaire, ce qui lui serait fort désagréable. On convint donc qu’il serait jeté en sac dans l’étang du château, pour y être noyé.

Le pauvre Bilz, dans son sac, fut donc chargé de nouveau sur un cheval, et l’on se dirigeait avec lui vers l’étang, qui se trouvait à quelque distance, le seigneur, sa femme et leur fille suivant et se promettant beaucoup de plaisir, lorsque midi sonna. C’était l’heure du dîner, au château.

— Voilà midi, l’heure du dîner ! dit le seigneur. Retournons dîner, au château, nous aurons ensuite plus de plaisir à voir noyer Bilz.

— Vous avez, ma foi ! raison, dit la dame, allons dîner, d’abord.

Et Bilz fut descendu de dessus le cheval et déposé, toujours dans son sac, contre un talus, au bord du grand chemin. Puis, nos gens allèrent dîner.

Cependant, le pauvre Bilz se livrait à de tristes réflexions, dans son sac. Hélas ! toutes ses finesses se trouvaient en défaut, pour le moment. Il se réjouissait néanmoins d’être laissé seul, et ne désespérait pas de se tirer encore de là.

Bientôt il entendit du bruit, sur la route. C’était un marchand, conduisant plusieurs chevaux chargés de marchandises. Une idée lumineuse lui vint. Il se mit à crier de toutes ses forces : — Non, je ne la prendrai pas ! non, je ne la prendrai pas !… Le marchand, arrivé près du sac, s’arrêta, étonné de ce qu’il voyait et entendait, et il demanda :

— Que signifie ceci ? Qui êtes-vous ? Que faites-vous là, dans ce sac, et qu’est-ce que vous ne voulez pas prendre ?

— Ah ! mon brave homme, vous voyez ici quelqu’un de bien malheureux. Je me nomme Bilz, et l’on m’a mis dans ce sac et je dois être jeté à l’eau, pour être noyé, parce que je ne veux pas épouser la fille du seigneur du château voisin, qui est pourtant bien jolie et bien riche ; mais, elle a déjà eu un enfant ; et puis, j’aime une autre jeune fille du pays.

— Ah ! vraiment, elle est jolie et riche, dites-vous ?

— Oh ! mais jolie comme un ange du ciel, et riche, si riche, qu’il n’y a pas une héritière à dix lieues à la ronde qui en approche. Son père a dans sa cave trois barriques d’argent ; je les ai vues.

— Ah ! vraiment ?… Eh ! bien, mais, je la prendrais bien volontiers, moi.

— Rien n’est plus facile : mettez-vous dans le sac, à ma place, et quand on viendra tout-à-l’heure pour vous noyer, criez bien fort : — Je la prendrai ! je la prendrai ! — et tout s’arrangera pour le mieux.

— C’est entendu, répondit le marchand, et je vous laisse même mes chevaux avec leur charge.

Alors, le marchand crédule dénoua le sac, et Bilz en sortit lestement et lui céda la place. Il noua les cordons sur lui, lui souhaita beaucoup de chance et de bonheur avec sa femme, puis, il prit la route de Lannion, en faisant claquer son fouet et chassant devant lui les chevaux du marchand, maintenant les siens. Tôt après, le seigneur du Kerouez, sa femme, sa fille et tous les gens du château revinrent, pour assister à la noyade de Bilz, et se promettant beaucoup de plaisir. Le marchand, en les entendant venir, se mit à crier : — Je veux bien la prendre !… Je veux bien la prendre !…

— Qu’est-ce qu’il dit ? prendre quoi ? lui demanda le seigneur.

— Votre fille, monseigneur.

— Comment, manant ? s’écria le seigneur, furieux ; tu oses encore m’insulter à ce point, dans la situation où te voilà ! Je t’aurais pardonné, peut-être, car j’ai bon cœur ; mais, à présent, ton affaire est claire.

Et se tournant vers ses gens :

— Allons, qu’on le jette immédiatement à l’eau.

Le marchand, alarmé de la tournure que prenait l’affaire, criait dans son sac :

— Il y a erreur ! J’ai été trompé et je ne suis pas celui que vous croyez. De grâce, ouvrez le sac, et vous le verrez bien.

Mais, on ne l’écouta pas ; on le jeta à l’eau, et, comme il coula tout de suite au fond, la dame dit :

— Je croyais que c’aurait été plus amusant que cela ; il a été noyé trop vite.

Nos gens retournèrent alors au château, croyant bien être délivrés à tout jamais de Bilz. Mais, ils n’en avaient pas fini encore avec lui, comme vous allez le voir.

VIII

À quelques jours de là, le seigneur du Kerouez, sa femme et sa fille allèrent à une grande foire, à Lannion. Comme ils visitaient les belles boutiques qui se trouvaient là, ils restèrent tout-à-coup saisis d’étonnement et bouche béante, en voyant Bilz à la tête d’une des plus belles et des plus riches de ces boutiques.

— Bilz !… s’écria le seigneur tout ébahi. Bilz s’avança vers eux, souriant, et, avec toute la politesse dont il était capable.

— Ah ! Monseigneur, dit-il, que je suis donc heureux de vous revoir, et votre dame, et votre demoiselle également, pour vous remercier de tout le bien que vous m’avez fait !

— Comment cela ? demanda le seigneur, de plus en plus étonné.

— Mais, vous ne savez donc pas ? C’est vous qui êtes l’auteur de ma fortune ; tout ce que vous voyez ici, c’est à vous que je le dois. Et pour commencer de vous en témoigner ma reconnaissance, acceptez, je vous prie, un couvert d’argent pour chacun de vous.

Et Bilz lui donna trois beaux couverts d’argent, un pour lui, un pour sa femme et un troisième pour sa fille. Le seigneur accepta avec plaisir, et il invita Bilz à venir souper avec lui, le soir même, à son hôtel.

Bilz s’excusa d’abord, disant que c’était trop d’honneur et qu’il ne lui convenait pas de s’asseoir à la même table qu’un si noble seigneur. Mais, sur de nouvelles instances, il finit par accepter.

À l’heure convenue, il se rendit à l’hôtel du Kerouez, — car le seigneur avait son hôtel à la ville, — et soupa en la société du seigneur et de sa famille. Il trouva le vin bon et but abondamment, de sorte qu’à la fin du repas, il était fort gai, et il amusa la société par le récit de ses aventures et de ses finesses.

— Raconte nous donc aussi, lui dit le seigneur, comment tu es parvenu à te tirer de l’étang du château et à devenir, en si peu de temps, un riche marchand d’orfèvrerie ?

— Bien volontiers, monseigneur, car je me rappellerai toujours avec plaisir cette aventure, qui est l’origine de ma fortune. Eh ! bien, sachez donc que lorsque vos gens me jetèrent dans l’étang, enfermé dans le sac où vous aviez eu la bonté de me faire mettre, je coulai tout doucement jusqu’au fond. Alors, vint une sirène, qui est un être moitié femme et moitié poisson, comme vous le savez, qui délia les cordons du sac et m’en fit sortir. Mes yeux furent éblouis des belles et merveilleuses choses que je vis dans le palais de cette dame sirène, car j’étais tombé au beau milieu de son palais. Elle me dit de prendre et d’emporter tout ce qui me plairait, dans son royaume. J’en pris la charge de trois chevaux et m’en revins avec ; et c’est tout cela que vous avez vu dans ma boutique, à la foire. Mais, mon bon et gracieux seigneur, vous avez dû remarquer que tout est en argent, et rien en or. Si vos hommes m’avaient jeté un peu plus loin, dans l’étang, je serais tombé dans le palais d’une autre sirène, où tout est en or ; et un peu plus loin encore, habite une troisième sirène chez qui tout est pierres précieuses, perles et diamants. Quel malheur que je ne sois pas allé tomber dans le palais de cette dernière ! Mais, j’aurais tort de me plaindre, car, après tout, mon lot est encore assez beau.

Le seigneur, sa femme et sa fille étaient émerveillés de ce qu’ils entendaient.

— Ainsi donc, Bilz, demanda la dame, si l’on vous avait jeté plus loin, dans l’étang, au lieu des objets en argent que vous possédez, vous en auriez rapporté d’autres, en or ou en pierres précieuses ?

— Bien certainement, madame, répondit Bilz.

— Mais, dit le seigneur, si j’y allais moi-même, penses-tu que ce serait la même chose pour moi ?

— Absolument, monseigneur, et je pense même que, comme propriétaire de l’étang, ces dames sirènes, qui sont très-aimables, vous recevraient encore mieux que moi.

— Eh ! bien, Bilz, mon bon ami, je suis décidé à tenter l’aventure ; mais, je veux que tu sois là, pour m’indiquer juste l’endroit où il faut sauter pour trouver les diamants. Nous partirons demain matin.

— Je vous ai tant de reconnaissance, monseigneur, que je ne puis rien vous refuser. Pourtant, laissez-moi trois jours encore pour finir la foire, après quoi, je vous promets d’aller tout droit au château du Kerouez.

Le seigneur partit dès le lendemain matin, avec sa femme et sa fille, et, en arrivant au Kerouez, il n’eût rien de plus pressé que de placer tous ses gens autour de l’étang, armés de bâtons et de fusils, et avec ordre de ne laisser approcher personne, tant il craignait que quelqu’autre allât avant lui faire visite à la sirène aux diamants.

Bilz arriva, le quatrième jour. Le seigneur était impatient de faire le saut. Aussi, dès le lendemain matin, se rendit-il à l’étang, accompagné de Bilz, de sa femme et de sa fille.

— Eh ! bien, mon bon ami, dit-il à Bilz, indique-moi bien au juste l’endroit où sont les diamants.

— Tenez, monseigneur, voyez-vous là-bas cette feuille de chêne jaunie qui descend sur l’eau ?

— Oui, je la vois parfaitement.

— Eh ! bien, c’est là-dessous, juste, que se trouve le palais de la sirène aux diamants. Et le seigneur prit son élan et sauta, sans hésiter, à l’endroit indiqué. Il disparut aussitôt ; pourtant, il élevait la main au-dessus de l’eau et faisait des signes de détresse, pour appeler au secours.

— Il me fait signe de l’aller rejoindre, dit sa femme, en voyant cela.

Et elle sauta aussi dans l’eau et disparut. Sa fille se disposait à en faire autant, lorsque Bilz l’arrêta et lui dit :

— Holà ! assez de noyades comme cela ! Je ne veux pas vous laisser aller rejoindre ces deux vieux imbéciles, jeune et jolie comme vous l’êtes. Vous n’avez plus ni père ni mère ; il vous faut un mari, pour vous protéger et administrer vos biens ; faites de moi le seigneur du Kerouez, et vous pourrez vous vanter de n’avoir pas un sot pour mari, comme vous êtes fort exposée à en avoir un, si vous me repoussez.

Bilz était beau garçon, et la demoiselle ne dit pas non. Leurs noces furent donc célébrées, sans retard.

La châtelaine du château aux mille mottes, la vieille mère de Bilz, fut si heureuse de voir son fils faire un si bon parti, et devenir seigneur du Kerouez, qu’elle but un doigt de vin de trop, et, oubliant son âge, elle dansa, comme le jour de ses propres noces.

Il y eut, pendant huit jours pleins, des festins continuels et des danses et des jeux de toute sorte. Tout le pays y fut convié, les pauvres comme les riches. O les franches lippées ! Il n’y manquait : ni bouillie, ni patates, ni choux, ni panais. On voyait des lièvres écorchés et rôtis courir de tous côtés, avec du poivre et du sel dans les oreilles, de la moutarde dans le derrière, à la queue des morceaux de papier sur lesquels était écrit : — attrape qui pourra ! — Ils avaient sur le dos des couteaux et des fourchettes en croix, libre à chacun de couper le morceau de son choix, s’il le pouvait. Moi, j’étais par là aussi, quelque part. Je vis passer près de moi un de ces lièvres, et je courus après lui. Mais, j’avais des sabots aux pieds, et je tombai sur le nez. Tonnerre de Brest ! m’écriai-je, comme ces lièvres rôtis sont des bêtes qui courent vite ! Je ne veux plus courir après. Je vais au château, pour voir si je trouverai autre chose qui ne coure pas.

Quand j’entrai dans la cuisine : — C’est donc vous, Guillaume Garandel ? me dit la cuisinière. — Oui, sûrement, belle cuisinière, répondis-je (elle était pourtant bien laide ! ) — Venez ici, tourner la broche, et vous aurez aussi quelque chose, tantôt. La soif me prit, auprès du feu. Le maître cuisinier sortit un moment. Je me mis aussitôt à boire du vin avec une écuelle. Me voilà ivre-mort, auprès du feu, et de crier : — Comment ! un homme comme moi, est-ce bien ici qu’il devrait être, à tourner la broche ? Ma place est à table, à côté de la nouvelle mariée… Et j’envoyai la broche au diable, d’un coup de pied. — Le maître cuisinier rentra juste sur le coup ; il se précipita sur moi et, d’un coup de pied dans le derrière, il me lança jusqu’ici, pour vous raconter cette histoire[22].

Et voilà l’histoire des Finesses de Bilz.

IX

— Je l’ai déjà entendu conter, avec quelques variantes, par Ervoanik Hélary, dit Francès. Ainsi, par exemple, le recteur de Loguivy, Dom Ian Kerminihi, plaisantait cruellement le seigneur sur les tours que Bilz lui avait joués, et le froissait dans son amour-propre. Le seigneur enrageait, et il aurait bien voulu se venger sur son recteur. Mais, il ne savait comment s’y prendre. Enfin, il eut l’excellente idée de s’adresser à Bilz, et il lui assura qu’il lui pardonnerait tout et le récompenserait même généreusement, s’il livrait à la risée de ses paroissiens Dom Ian lié dans un sac, où il serait entré de lui-même et sans violence. Bilz promit de le faire. Par des discours insinuants, d’adroits mensonges et une mise en scène fantastique, où l’on voit intervenir le diable et un ange descendu du ciel, il parvint à faire entrer volontairement le recteur dans le sac, afin de le porter en paradis, disait-il ; puis, il le traîna par un chemin jonché de cailloux, de ronces et d’épines, et enfin, dans une mare bourbeuse et puante. Le pauvre homme gémissait et se plaignait. Mais, Bilz, qui remplissait l’office de l’ange envoyé du ciel, lui répondait : — Hélas ! M. le recteur, la route du paradis est ardue, étroite et parsemée de ronces et d’épines, comme vous l’avez dit souvent, dans vos sermons.

Le pauvre Dom Ian se résignait, en vue d’une récompense éternelle. Cette course diabolique finit dans une crèche à porcs, où le méchant garnement abandonna le sac et son contenu, en disant : — Vous voilà arrivé, M. le recteur ! Puis, il alla appeler le seigneur et ses valets et tous les habitants du village, pour jouir de la confusion de l’infortuné Dom Ian Kerminihi.

— C’est là un vilain tour à jouer à un prêtre, dit Séraphine.

— Certainement, mais il n’en est pas moins vrai qu’il est dans le conte, et que c’est même celui dont l’auditoire s’amuse le plus, ordinairement.


Un vieux mendiant errant du nom de Iann Gourlaouën, venu demander l’hospitalité, à la tombée du jour, comme il en arrivait deux ou trois, presque tous les soirs, conta ensuite le conte que voici :

X

COCHENARD ET TURQUIN


Il y avait une fois deux jeunes orphelins, deux frères, qui mendiaient leur pain de seuil en seuil, par le pays. L’un, l’aîné, s’appelait Cochenard, et l’autre, Turquin. Ils ne se quittaient jamais, et où allait l’un, l’autre allait aussi. Ils avaient vers douze ans, qu’ils n’avaient jamais rien fait que mendier, et l’on trouvait qu’il était temps qu’ils commençassent à travailler, pour gagner leur pain, et l’on était déjà moins charitable pour eux. Voyant cela, ils changèrent de quartier, et Cochenard, qui était plus déluré, mais aussi d’un plus mauvais naturel que Turquin, dit un jour à son frère :

— Je sais bien, moi, ce qu’il faudrait faire pour être bien reçu partout, et pour qu’on nous donnât volontiers nourriture et logement, dans les fermes, et aussi beaucoup de sous, aux foires et aux pardons.

— Quoi donc ? demanda Turquin, intrigué.

— Si l’un de nous était aveugle, et que l’autre le menât de maison en maison et de pardon en pardon, nous ne manquerions de rien.

— C’est vrai, mais nous ne sommes pas aveugles, ni l’un, ni l’autre.

— Non, mais rien n’est plus facile que de le devenir.

— Comment cela ?

— Comment ? mais, en crevant les yeux à l’un de nous donc.

— Cela ne serait pas bien, Cochenard, puisque Dieu nous a donné de bons yeux, de vouloir nous en priver nous-mêmes ; et puis, cela doit faire beaucoup souffrir, de crever les yeux !

— Bah ! c’est si vite fait !… Et puis, songe donc comme nous serions heureux ! Personne ne passerait près de nous sans nous donner au moins un sou, et nous pourrions acheter des noix, des poires et des pommes, des couteaux, et des souliers neufs… tout ce qui nous ferait plaisir, enfin.

Cochenard fit une telle peinture du bonheur d’un aveugle, que le pauvre Turquin, qui n’était pas des plus fins, en fut séduit, et l’on tira à la courte paille, pour savoir lequel des deux aurait les yeux crevés. Ce fut Cochenard qui prépara les pailles, et il sut s’y prendre de telle manière que le sort désigna Turquin pour être l’aveugle. Alors, son frère dénaturé lui creva les deux yeux, à l’aide d’une épine qu’il prit dans une haie. Le pauvre Turquin cria et souffrit beaucoup. On avait pitié de lui, partout où il se présentait, et, à partir de ce moment, les deux compagnons recueillirent de nombreuses aumônes de toute nature, des vêtements, du pain blanc, de la viande et de l’argent. Cochenard prenait tout, mangeait le pain blanc et la viande, et ne donnait à Turquin que du pain noir et des pommes de terre.

Ils allaient de foire en foire, de pardon en pardon, et les sous pleuvaient dru dans la sébile du pauvre aveugle. Cochenard prenait tout pour lui. Quand il eut ramassé une assez jolie somme, l’idée lui vint de se débarrasser de son frère. Il le conduisit dans un grand bois, et feignit de s’y être égaré. La nuit vint et il dit :

— Couchons-nous sur la mousse, au pied de ce chêne, pour attendre le jour.

Turquin, qui ne songeait pas à mal, s’étendit au pied de l’arbre, et ne tarda pas à s’endormir. Quand Cochenard l’entendit ronfler, il partit tout doucement, l’abandonnant, sans pitié, et ne lui laissant ni pain ni argent. Le pauvre aveugle s’éveilla, au matin, et appela Cochenard. Mais, Cochenard ne répondit pas, et il pensa qu’il dormait. Il l’appela alors à haute voix, cria, chercha à tâtons tout autour de l’arbre, et ne trouva pas son frère.

— Il n’est pas possible qu’il m’ait abandonné ici, dans cet état, pensait-il, et il arrivera certainement ; je n’ai donc qu’à l’attendre. Et il attendit longtemps, jusqu’au soir, appelant Cochenard à haute voix, de temps en temps : mais, aucune voix ne répondait et Cochenard n’arrivait point. Il reconnut alors qu’il était abandonné, et se mit à pleurer. La nuit vint et il avait faim, et rien à manger. Il fut pris de désespoir, et dit : — Il me faudra donc mourir de faim, au pied de cet arbre, ou être dévoré par les animaux féroces de ce bois ! Ah ! Cochenard, Cochenard, que t’ai-je fait, pour me traiter de la sorte ?… Il ne me reste plus qu’une chose à faire ; c’est de grimper sur cet arbre, et de me jeter ensuite en bas, pour me casser le cou ; de cette manière au moins je ne serai pas mangé vif par les loups, que j’entends hurler là-bas !…

Et il monta sur l’arbre, et, au moment où il s’apprêtait à se jeter en bas, il entendit un lion qui rugissait dessous. Puis, arriva aussi un sanglier, en faisant : oc’h ! oc’h !… Puis, il entendit des hurlements, et un loup arriva quelque temps après.

— Où donc étais-tu resté, loup ? tu es en retard, dit le lion.

— J’étais, répondit le loup, dans la ville de Luxembourg, où hommes et bêtes, tout meurt de soif ; et je m’y suis régalé, je vous prie de croire. Voyez mon ventre I C’est pour cela que j’arrive un peu en retard.

— Je sais bien comment on pourrait avoir de l’eau dans la ville de Luxembourg, dit le lion, et je connais également un remède pour guérir toutes les maladies et toutes les infirmités, quelles qu’elles soient.

— Que faudrait-il donc faire pour cela ? demanda le loup.

Turquin, sur son arbre, prêtait attentivement l’oreille à cette conversation, comme bien vous pensez.

— Eh ! bien, répondit le lion, voici ce qu’il faudrait faire, pour avoir de l’eau à Luxembourg. Il faudrait avoir une racine de l’arbre sous lequel nous sommes présentement, aller à Luxembourg avec cette racine et en frapper trois coups sur un rocher qui est au milieu de la ville, en disant : — de l’eau ! de l’eau ! de l’eau ! Aussitôt il jaillirait de ce rocher une source d’eau claire et fraîche, suffisante pour les besoins de toute la ville, hommes et bêtes.

— Et le remède pour guérir toutes les maladies et toutes les infirmités, quel est-il ? demanda le loup.

— Voici, reprit le lion : il faudrait un morceau de la seconde écorce du même arbre, en frotter la plaie, ou le membre malade, et aussitôt il se retrouverait aussi sain que jamais. Ainsi, un homme, ou un animal, n’importe, fût-il aussi aveugle qu’il est possible de l’être, dès que l’écorce de l’arbre aurait touché ses yeux, il verrait aussi bien que vous et moi. J’arrive en ce moment de l’Espagne. La fille du roi de ce pays, ayant été communier, se trouva indisposée, et en rentrant, elle vomit dans la cour du palais de son père, et rejeta la sainte hostie. Aussitôt, un crapaud sortit de son trou, avala l’hostie, puis, il courut à la fontaine qui est au bas de la cour, et s’y cacha sous une pierre, tout au fond. La Princesse commença de s’enfler aussitôt, et sa peau est, à présent, si tendue, qu’elle menace de crever. Avec cela elle souffre beaucoup, et aucun médecin n’entend rien à son mal. Aussi, le roi est-il désolé, et il a promis la main de sa fille à celui qui la guérira, quel qu’il puisse être.

— Et vous croyez que l’écorce de cet arbre pourrait la guérir ? demanda le loup.

— Ici, l’écorce ne suffirait pas, pour opérer la guérison. Mais, voici, répondit le lion, tout ce qu’il faudrait faire, pour réussir complètement : il faudrait retirer le crapaud de la fontaine, où il se cache, et faire boire à la Princesse le sang de l’animal, mêlé à du vin, puis, manger sa chair frite dans du beurre. Il n’y a pas d’autre remède au monde qui puisse lui rendre la santé, et aucun médecin, quelque savant qu’il soit, ne s’avisera jamais de faire ce que je viens de dire.

Les trois animaux, le lion, le loup et le sanglier, qui étaient des diables qui avaient pris ces formes, pour mieux jouer leurs tours, partirent là-dessus.

Turquin, comme bien vous pensez, n’avait pas perdu un mot de tout ce qu’ils avaient dit, car, s’il était aveugle, il n’était pas sourd, et il s’écria, alors :

— Dieu vient à point à mon secours !

Le soleil se levait, en ce moment. Il descendit de l’arbre, et, avec son couteau, il réussit à enlever un peu de la seconde écorce du chêne et en frotta ses yeux. O bonheur ! la vue lui fut aussitôt rendue, comme si jamais ses yeux n’avaient été malades. Il se jeta à genoux, en face du soleil levant, et remercia Dieu, du fond de son cœur. Puis, il enleva un large morceau d’écorce et le mit dans sa poche, pour guérir les malades, partout où il passerait ; il fouit aussi la terre, avec son couteau, découvrit une petite racine de l’arbre, la coupa et l’emporta également, pour procurer de l’eau aux habitants de la ville de Luxembourg. Il partit, alors.

Il était toujours vêtu misérablement, et, comme il n’avait pas d’argent, il lui fallait demander l’aumône, pour vivre. Il arriva à Luxembourg, après beaucoup de mal, et alla tout droit demander à loger chez le curé de la ville.

— D’où êtes-vous ? lui demanda le curé.

— De la France, répondit-il.

— Eh ! bien, retournez en France, alors ; je n’ai pas de pain pour vous.

Et il lui ferma sa porte au nez.

Il se rendit, alors, chez le maire de la ville, et n’y fut pas mieux reçu que chez le curé. Le préfet également le repoussa, comme le curé et le maire.

— Voyez donc ! se disait Turquin, je viens sauver ces gens-ci, qui sont tous menacés de mourir de soif, et ils ne veulent même pas me donner l’hospitalité et le morceau de pain qu’on ne refuse jamais au mendiant envoyé par Dieu, dans mon pays ! Mais, peut-être serai-je mieux reçu des pauvres gens, car, jusqu’ici, je ne me suis adressé qu’aux riches. Il rencontra sur la rue une jeune fille qui pleurait, et dont les vêtements indiquaient peu d’aisance. Il alla à elle et lui demanda :

— Pourquoi pleurez-vous de la sorte, jeune fille ?

— Hélas ! ce n’est pas sans raison, répondit-elle ; mon père et ma mère et mes deux frères sont morts de soif !

— Eh ! bien, moi, ce n’est pas de soif que je mourrai, mais bien de faim, puisque personne ne veut me donner un morceau de pain, dans cette ville.

— Venez avec moi, et je vous donnerai votre part du peu que j’ai, et vous logerai de mon mieux.

— Dieu vous bénisse et vous le rende, un jour.

Il accompagna la jeune fille jusqu’à sa maison, et elle lui donna un morceau de pain noir et moisi, qu’il mangea de bon appétit.

— Je ne puis vous donner ni eau, ni lait, ni vin, ni cidre, dit-elle, et moi-même je ne tarderai pas à mourir aussi de soif, comme mon père, ma mère et mes frères.

— Prenez votre pot à eau, lui dit alors Turquin, et suivez-moi.

Et ils se rendirent tous les deux près du rocher qui était au milieu de la ville. Turquin avait sa racine à la main, et il en frappa trois fois le rocher, en disant : — de l’eau ! de l’eau ! de l’eau ! — Et aussitôt l’eau jaillit avec abondance, et claire et limpide. La jeune fille en remplit son pot, et retourna à la maison, accompagnée de Turquin. La nouvelle se répandit bien vite qu’un étranger, un mendiant, que personne ne connaissait, avait fait jaillir une source d’eau claire et limpide du rocher, et on accourait de tous les côtés avec des pots et des vases de toute sorte, et l’on ne voyait partout que des gens qui buvaient de l’eau et poussaient des cris d’allégresse.

Quand tout le monde fut désaltéré, on s’occupa aussi de rechercher l’inconnu à qui la ville entière devait son salut.

On finit par le trouver, chez la jeune fille pauvre.

Le curé, le préfet, le maire et toutes les autorités de la ville l’y vinrent visiter, et voulurent l’emmener en triomphe, et musique en tête. Mais, il leur dit : — Non, — vous m’avez refusé un morceau de pain, lorsque je me suis présenté au seuil de votre porte, et, sans cette jeune fille qui a partagé avec moi le peu qu’elle avait, je serais mort de faim. Je resterai donc auprès d’elle, pour reconnaître le service qu’elle m’a rendu.

Les autorités et les riches habitants de Luxembourg craignaient que Turquin ne leur enlevât la fontaine merveilleuse, aussi facilement qu’il la leur avait procurée, et ils le supplièrent, à genoux, de les excuser, et déposèrent à ses pieds des sacs d’or et d’argent. Mais, il repoussa du pied leur or et leur argent. Puis, comme on lui offrait un palais magnifique, en le priant de ne plus quitter la ville de Luxembourg, il répondit :

— Je ne puis rester avec vous, quant à présent, car j’ai un voyage à faire, et je ne puis le différer. Au retour de ce voyage, je reviendrai vous voir, et alors, peut-être, fixerai-je ma résidence parmi vous. Du reste, vous n’avez pas à craindre que la fontaine cesse de couler, en mon absence.

On lui fit don d’un beau carrosse doré, attelé de chevaux magnifiques, et il se rendit en Espagne. En arrivant dans la capitale de ce royaume, il descendit dans le meilleur hôtel, et y fut reçu comme un prince. Le soir, après souper, il fit venir son hôte, pour causer avec lui, et s’informer des nouvelles du pays.

— Qu’y a-t-il de nouveau dans votre ville ? lui demanda-t-il.

— On ne parle par ici que de la maladie de la fille du roi, une princesse charmante et aimée de tout le monde.

— Quelle est donc sa maladie ?

— Nul ne le sait, et les meilleurs médecins n’y entendent rien. Elle est tellement enflammée et gonflée, la pauvre princesse, que sa peau est sur le point d’éclater. Elle souffre beaucoup. Quelques-uns disent qu’elle est possédée du démon, et je le croirais assez.

— Comment, et aucun médecin ne peut la soulager ?

— Ils n’y entendent rien, vous dis-je ; il en est venu la voir de tous les coins du royaume, et même de l’étranger, et son mal ne fait qu’empirer, tous les jours. Voilà six mois que cela dure, et la pauvre enfant ne peut manquer de mourir prochainement, pour peu que cet état se prolonge encore.

— Eh ! bien, je suis un médecin du royaume de France ; je connais un remède excellent contre l’enflure, quelle qu’en soit la cause, et je crois pouvoir affirmer que je puis guérir votre princesse.

— Oh ! si vous faites cela, votre fortune est assurée, car le roi, qui aime sa fille pardessus tout au monde, est inconsolable, et il viderait son trésor pour la voir guérie.

— Allez lui dire qu’il est descendu chez vous un médecin de France, qui connaît un remède contre l’enflure, lequel ne manque jamais son effet.

L’hôte courut au palais, et fit part de la bonne nouvelle au roi.

— Qu’il vienne tout de suite, s’écria le père désolé, je n’ai rien à lui refuser, s’il rend la santé à ma fille chérie.

Turquin se rendit sur-le-champ au palais, et fut conduit dans la chambre de la princesse. Celle-ci était dans un état qui faisait pitié à voir. Elle avait l’écume à la bouche, et criait et se démenait comme une véritable possédée.

— Eh ! bien, docteur, lui demanda le roi, que dites-vous de la maladie de ma fille ?

— Son état est grave ; mais, je réponds d’elle, sire ; laissez-moi faire, et ayez confiance.

— Si vous lui rendez la santé, je vous récompenserai comme ne le fut jamais aucun autre médecin.

— Laissez-moi seul un instant, je vous prie, pour que j’aille cueillir, dans votre cour et dans votre jardin, les herbes qui me sont nécessaires pour composer le remède qui rendra la santé à votre fille.

Turquin descendit dans la cour du palais, et tout en feignant de cueillir des herbes autour de la fontaine, il prit le crapaud qui s’y cachait sous une pierre. Il était énorme. Il pesait dix-huit livres et demie. Il l’enveloppa dans un pan de sa veste, puis, il se rendit dans le jardin, en revint bientôt avec une botte d’herbes et de fleurs de toute sorte, et demanda qu’on le laissât seul, pendant quelque temps, dans la cuisine, afin d’y préparer son remède. Il commença par saigner le crapaud et recueillir son sang dans un vase. Il mêla ce sang avec un verre de vieux vin rouge, chauffa le mélange et le présenta ensuite à la princesse, en lui disant : — buvez ceci, princesse, c’est la santé ! — La princesse en but une gorgée, puis, elle repoussa le vase, en criant : — Dieu que c’est mauvais ! — Mais, un instant après, elle se sentit soulagée, et, comme le médecin l’invitait à boire encore, elle ne fit aucune difficulté et avala tout d’un trait, jusqu’à la dernière goutte.

— Dieu, que ce breuvage me fait de bien ! dit-elle.

Et en effet, elle cessa de crier et de se tordre, et se calma et s’assoupit tranquillement.

Turquin revint à la cuisine, pour y préparer un autre remède, qui devait achever la guérison. Il hacha le crapaud en menus morceaux et en fit une pâtée qu’il cuisit, et le soir, quand la princesse se réveilla, il lui en fit manger un tiers, l’autre tiers, à midi, le lendemain, et le troisième, au coucher du soleil. Alors, elle se trouva aussi bien portante que jamais. Son bonheur et sa joie étaient tels, qu’elle chantait et dansait et embrassait son sauveur, et ne voulait plus se séparer de lui, et le vieux roi faisait comme sa fille.

Turquin fut accablé de présents de toute sorte, et on ne voulait pas le laisser partir. La princesse était amoureuse de lui, et le vieux roi voulait abdiquer en faveur de son futur gendre. Enfin, on le pressa tant, qu’il promit d’épouser la princesse ; mais, il demanda qu’on le laissât, auparavant, aller, pour quelques jours seulement, dans son pays, où il avait quelques affaires à régler, et aussi pour faire part de sa bonne fortune à son père et à sa mère, qu’il amènerait avec lui, au retour. Le roi et la princesse voulaient l’accompagner dans la crainte qu’il ne revint pas. Mais, il s’échappa de nuit, déguisé en mendiant, et prit la route de Luxembourg, où il voulait retourner.

Une fois qu’il eut franchi les frontières d’Espagne, comme l’argent ne lui manquait pas, à présent, en passant dans je ne sais quelle ville, il jeta ses habits de mendiant, et s’habilla en riche seigneur. Il arriva sans encombre à Luxembourg, et descendit dans le meilleur hôtel. Le soir, après souper, en causant avec son hôte, il lui demanda ce qu’il y avait de nouveau dans la ville.

— Il n’est question, répondit l’hôte, que du château d’or et d’argent que les habitants de Luxembourg ont fait bâtir, et qui est une véritable merveille.

— Pour qui a-t-on bâti ce château ? demanda Turquin.

— Pour celui que les Luxembourgeois appellent leur sauveur, un homme qui nous a donné de l’eau en abondance, au moment où nous allions tous mourir de soif.

— Vraiment ! et qui est donc cet homme ? habite-t-il son château ?

— Non, il ne l’habite pas encore, car il est allé en voyage, on ne sait où ; mais, on l’attend de jour en jour. Ah ! si vous voyiez ce château ! une vraie merveille, vous dis-je. Les murs en sont d’argent, les fenêtres et les portes, d’or pur, et il y a dans le jardin une fontaine et un étang dont tout le fond est pavé de dalles d’argent…

— Et vous ne savez pas le nom de l’homme à qui est destiné ce beau château ?

— Non, nul ne sait son nom ; il n’a fait que passer par notre ville, pour nous sauver, puis il est parti pour un autre pays, où il avait aussi du bien à faire ; mais, il a promis de revenir, sans tarder. À son retour, nous comptons le retenir chez nous, en le mariant à la fille de notre préfet, qui est bien la plus belle créature qui soit sous l’œil du firmament.

— Ah ! vraiment ? répondit Turquin, en souriant ; — puis, il alla se coucher, car il commençait de se faire tard.

Le lendemain matin, il alla se promener par la ville. Il vit, avec plaisir, que l’eau de la fontaine qu’il avait fait jaillir du rocher était toujours abondante, claire et limpide. Puis, il se rendit chez la pauvre orpheline qui lui avait donné l’hospitalité, lorsque les autorités et les riches l’avaient durement repoussé. Elle ne reconnut pas dans un si beau seigneur le mendiant couvert de haillons et mourant de faim avec qui elle avait partagé son pain noir et son triste logis. Elle demeurait seule avec sa sœur, et elles vivaient pauvrement, mais honnêtement, du produit de leur métier de couturières.

— Ne me connaissez-vous pas ? lui demanda Turquin.

Elle leva les yeux sur lui, et répondit :

— Non, monseigneur, je n’ai pas l’honneur de vous connaître.

— Regardez-moi bien.

Et elle regarda de nouveau et dit :

— Je ne crois pas vous avoir jamais vu.

— Ne vous rappelez-vous pas avoir un jour partagé votre pain et votre logis avec un malheureux mendiant, qui serait mort de faim sans vous ?

— Cela m’est arrivé plus d’une fois, monseigneur, de partager mon pain avec les mendiants.

— Celui dont je vous parle fit jaillir une source d’eau limpide et claire du rocher qui est au milieu de votre ville, et sauva ainsi les habitants de Luxembourg, qui allaient mourir de soif !

— Ah ! mon Dieu ! serait-ce bien vous ? Et l’ayant regardé en face :

— Oui, à présent je vous reconnais ! Que j’ai donc de joie de vous revoir ! et comme les habitants de notre ville seront heureux de votre retour !

Et elle lui conta alors ce que lui avait déja conté son hôte, au sujet du beau château et du mariage projeté avec la fille du préfet.

On connut bientôt la présence du sauveur de Luxembourg, et voilà toute la ville en mouvement. Le préfet, le maire, le curé, toutes les autorités, vinrent lui faire visite, à son hôtel, en grande cérémonie, et musique en tête. Le préfet fit un beau discours, et lui remit, à la fin, les clefs du château que lui avaient fait bâtir les Luxembourgeois reconnaissants, en l’invitant à en prendre possession immédiatement. Sa femme et sa fille, aussi aimable que belle, ajoutait-il, l’y attendaient, pour lui en faire les honneurs.

Turquin remercia les Luxembourgeois de l’accueil qu’ils lui faisaient, et répondit au préfet qu’avant de prendre possession du château, il désirait avoir une compagne, pour l’habiter avec lui, et que son intention était de la prendre dans la ville même de Luxembourg. Il le pria, en conséquence, d’inviter toutes les jeunes Luxembourgeoises de quinze à vingt ans à se réunir, le lendemain, sur la grande place de la ville, devant la fontaine du rocher, afin qu’il pût faire son choix.

Comme on pensait que Turquin ne pouvait prendre pour femme qu’une jeune fille d’une des meilleures et des plus riches familles, et que son choix tomberait, sans doute, sur la fille du préfet, on n’avait convoqué que les filles des autorités de la ville. Le lendemain, à l’heure convenue, elles arrivèrent sur la place désignée, avec tous leurs atours, et toutes plus belles et plus certaines de la victoire les unes que les autres.

La fille du préfet était en tête, toute resplendissante de diamants, et parée comme une princesse. On les disposa sur un seul rang, tout autour de la place, et Turquin, passant lentement devant elles, comme un général qui passe ses troupes en revue, les examina toutes, jusqu’à la dernière, sans s’arrêter devant aucune, ce qui déplut beaucoup à plus d’un père et à plus d’une mère, mais surtout au préfet et à la préfette. Puis il dit au préfet, qui le suivait :

— Toutes les jeunes filles de votre ville ne sont pas là : qu’on m’en présente d’autres, demain.

Le lendemain, on lui présenta les filles des riches bourgeois et des marchands. Il les passa aussi en revue et, arrivé à la dernière, il dit encore au préfet :

— Je ne trouve pas encore ici celle qui doit être ma femme : il faut m’en présenter d’autres.

On lui présenta, le troisième jour, les jeunes ouvrières de tout métier et les servantes et jusqu’aux mendiantes. À peine eut-il fait quelques pas, qu’apercevant la jeune fille qui lui avait donné l’hospitalité, il alla à elle, la prit par la main, la fit sortir des rangs et, la présentant à tous les habitants de Luxembourg, il dit :

— Voici celle que je désire pour femme ! Elle m’a bien accueilli, lorsque tout le monde me repoussait ; elle m’a accordé l’hospitalité et partagé son pain avec moi, et je veux l’en récompenser, aujourd’hui.

Grand fut l’étonnement de tout le monde, et aussi le désappointement de certains pères et mères.

Les noces furent célébrées, sans délai, — des noces magnifiques, — et Turquin alla, alors, habiter son château, avec sa femme et sa belle-sœur.

Environ six mois de là, il donna une grande chasse et y invita beaucoup de monde. On chassa dans la forêt où il avait été abandonné par Cochenard. Il reconnut très-bien l’arbre sur lequel il était monté, dans l’intention de se jeter à bas et de se casser le cou. Il vit sous ce même arbre un pauvre malheureux tout en guenilles et couvert de plaies. Il paraissait n’avoir pas mangé depuis longtemps et être sur le point de mourir de misère. Turquin descendit de son cheval, afin de le guérir, puisqu’il avait le remède sous la main.

— Vous êtes dans un bien triste état, mon pauvre homme ! lui dit-il, avec compassion.

— C’est vrai, monseigneur ; mais, je l’ai mérité.

— Comment cela donc ?

— Ah ! c’est une bien triste histoire !… J’avais un frère avec qui je mendiais mon pain, de seuil en seuil, quand nous étions jeunes, car nous étions restés orphelins de bonne heure, et nos parents ne nous avaient rien laissé. Nous vivions ainsi de la charité des bonnes gens, quand l’idée me vint, un jour, que si l’un de nous était aveugle, nous exciterions davantage la compassion, et nous nous en trouverions mieux. Et je crevai les deux yeux à mon pauvre frère, puis nous changeâmes de pays. À partir de ce moment en effet, rien ne me manqua, ni nourriture, ni vêtements, ni argent. Quand j’eus ainsi rassemblé une somme assez ronde, je vins ici avec mon frère, et, feignant de m’être égaré, je lui dis qu’il fallait passer la nuit dans le bois. Nous nous arrêtâmes sous cet arbre même, et quand je vis que mon frère dormait bien, je m’enfuis, l’abandonnant seul, sans pain et sans argent. Je ne sais ce qu’est devenu mon pauvre frère : les bêtes féroces l’auront sans doute dévoré. Mais, Dieu ne tarda pas à me punir. Je dépensai follement mon argent, et, comme je ne voulais pas travailler, je tombai dans la plus affreuse misère, comme vous le voyez. Je suis bien puni ; mais, je le reconnais, je l’ai mérité, et je suis venu mourir sous ce même arbre où j’avais abandonné Turquin.

Turquin, touché jusqu’aux larmes, s’écria alors : — Je suis ton frère ! ne me reconnais-tu pas, Cochenard ? Et il l’embrassa avec émotion. Console-toi, mon pauvre frère ; je te pardonne du fond du cœur. Je vais aussi te guérir, puis je t’emmènerai avec moi dans mon palais, où tu ne manqueras de rien, pendant que tu vivras, car Dieu m’a favorisé, et je suis devenu riche.

Et, avec son poignard, il fit une entaille au tronc de l’arbre, en enleva un morceau d’écorce et le mit dans sa poche. La chasse finit alors. Cochenard fut mis sur un cheval, et, comme il ne pouvait se tenir en selle, son frère le prit en croupe, et on retourna au palais.

Tout le monde était dans l’étonnement, et on se demandait ce que signifiait tout cela. En rentrant au palais, Turquin présenta Cochenard, dans l’état repoussant et horrible où il se trouvait, à sa femme et à sa belle-sœur, en disant : — Voici mon frère Cochenard, que je vous présente.

Elles poussèrent des cris d’horreur et détournèrent les yeux. S’adressant alors à sa belle-sœur, il lui demanda :

— Belle-sœur, vous me feriez plaisir si vous vouliez épouser mon frère Cochenard, que voici.

La belle-sœur fit une singulière grimace : pourtant, elle répondit :

— Je veux bien l’épouser, mon beau-frère, pour vous faire plaisir, et parce qu’il est votre frère.

Alors, Turquin conduisit Cochenard dans le jardin, au bord de l’étang, le lava, le frotta avec l’écorce de l’arbre, et ses plaies disparurent, et il devint un fort bel homme. Puis, il lui donna de ses habits, qui lui allaient parfaitement, et le présenta de nouveau à sa belle-sœur, en lui disant :

— Voici votre fiancé !

Et elle ne fit plus la grimace, en voyant un si bel homme.

Le mariage se fit sans délai. Il y eut une belle noce, des festins et des jeux, et les deux frères et leurs femmes habitèrent ensemble le château, dans la plus parfaite union.

Une chose tourmentait pourtant l’esprit de Cochenard et l’intriguait singulièrement : Comment son frère avait-il recouvré la vue, et était-il devenu si riche ?

Un jour, il lui demanda : — Je suis bien curieux de savoir comment tu as pu recouvrer la vue, et devenir si riche ?

— Bah ! mon frère, ne t’inquiète pas de cela, et n’y songe plus.

Plusieurs fois, il lui fit la même question, et, à chaque fois, Turquin en paraissait contrarié et lui faisait la même réponse. Enfin, obsédé, il lui dit, un jour :

— Je vais te le dire, puisque tu y tiens tant… et pourtant, quelque chose me dit qu’il vaudrait mieux pour toi ne jamais le savoir.

Et il lui raconta comment, étant sur le point de se donner la mort, trois animaux, un lion, un loup et un sanglier s’étaient réunis sous l’arbre sur lequel il était monté et lui avaient appris deux secrets qui avaient été l’origine de sa fortune. Mais, il ne lui livra pourtant pas ces secrets.

Cochenard était jaloux de Turquin, il n’en dormait plus, et, désireux d’avoir aussi son palais, à lui tout seul, où il serait le maître, il résolut d’aller passer une nuit sous l’arbre de la forêt, afin d’y apprendre aussi quelque secret. Il ne dit rien de son projet ni à sa femme, ni à son frère, et partit un soir, secrètement.

Arrivé dans le bois, il reconnut facilement l’arbre, et monta dessus. Vers minuit, il entendit un rugissement, et un lion arriva. Un moment après, il entendit un hurlement, et un loup vint rejoindre le lion. Puis, il entendit un autre animal qui venait en courant, à travers les broussailles, en faisant : oc’h ! oc’h ! — C’était un sanglier. Quand les trois animaux, qui n’étaient autre chose que trois diables, furent réunis près du tronc de l’arbre, le lion dit :

— Eh ! bien, qu’y a-t-il de nouveau, camarades ? la journée a-t-elle été bonne ?

— Elle n’a pas été mauvaise, pour ce qui me regarde, répondit le loup ; mais, il faut être prudent, et ne pas parler à l’étourdie. Vous savez bien ce qui nous est arrivé pour l’affaire des habitants du Luxembourg, qui se mouraient de soif, et celle de la fille du roi d’Espagne, et vous n’avez pas oublié la grande colère de notre maître Béelzebud, en voyant nous échapper ces proies qu’il regardait comme assurées : examinons donc, d’abord, si personne ne se cache dans les buissons, ou ailleurs.

Et ils fouillèrent les buissons, et ne trouvèrent personne. Mais, le loup, ayant levé le nez en l’air, aperçut Cochenard, qui se cachait de son mieux parmi le feuillage :

— Ah ! voilà le merle ! s’écria-t-il ; il ne nous échappera pas, cette fois !

— Mais comment l’atteindre ? demanda le sanglier.

— Il faut déraciner l’arbre, dit le lion.

Et les voilà de se mettre tous les trois au travail, fouissant et rejetant la terre, le sanglier, avec son groin, les deux autres, avec leurs griffes, tant et si bien, que l’arbre fut déraciné et abattu. Les trois animaux se jetèrent alors sur le pauvre Cochenard, et le dévorèrent.

Cependant, comme il n’était pas rentré au palais, la nuit, et qu’il n’avait prévenu personne de son absence, on était inquiet de lui. On le chercha partout : mais, ce fut en vain. Turquin eut alors le pressentiment de ce qui était arrivé : — Le malheureux sera allé passer la nuit sur l’arbre de la forêt, pensa-t-il.

Il courut à la forêt, et, en voyant l’arbre renversé, la terre labourée par les griffes des animaux, et quelques ossements épars aux environs, il n’eut plus aucun doute sur le malheur qui était arrivé. Il avait bon cœur, et pleura sincèrement son frère.


— Le conte du Pont de Londres ressemble à celui-là, dit Garandel.

— Le savez-vous, Garandel ? lui demanda Francès.

— Je le sais, répondit-il.

— Eh ! bien, résumez-le nous, en quelques mots.

— Je le veux bien. Voici donc : — Deux marchands, deux frères, Robert et Olivier, passaient un jour sur le pont de Londres, avec leurs chevaux chargés de marchandises. — Voilà donc ce fameux pont de Londres, dont j’ai si souvent entendu parler ! dit Olivier ; comme il est beau et long ! — Oui, trois fois plus long que la grâce de Dieu, dit Robert. — Rien n’est plus grand que la grâce de Dieu, mon frère, et c’est péché à toi de parler ainsi. — Parie tes chevaux et leur charge contre les miens, et de plus tout ce que tu as d’argent, que le pont de Londres est trois fois plus long que la grâce de Dieu. — Je le veux bien, mais tu perdras. — C’est ce que nous verrons. — Et qui servira d’arbitre entre nous ? — Nous allons nous adresser aux trois premières personnes qui passeront et celui de nous qui aura pour lui le témoignage de deux aura gagné. — Je le veux bien, dit Olivier, mais tu perdras, sûrement.

Robert s’adressa d’abord à un prêtre, puis à un moine, et enfin à un juge, qui vinrent à passer. Tous les trois ils furent d’accord pour reconnaître que le pont de Londres était trois fois plus long que la grâce de Dieu. Mais, c’étaient trois démons déguisés sous ces apparences. Alors, Robert dépouilla sans pitié son frère, et lui prit ses chevaux avec leur charge et son argent, jusqu’au dernier sou. Puis, il lui donna rendez-vous, en cet endroit-là même, au bout d’un an et un jour ; et ils se séparèrent et allèrent chacun de son côté.

Olivier, obligé de passer la nuit dehors, parce qu’il n’avait pas d’argent pour loger dans un hôtel ou une auberge, surprit, comme Turquin, les secrets de trois démons, les mêmes qui, déguisés en prêtre, en moine et en juge, lui avaient fait perdre son pari contre son frère. Il apprit, entre autres choses, comment on pouvait délivrer la fille du roi d’Angleterre d’un démon furieux qui la possédait. Comme la jeune fille du conte de Gourlaouën, elle avait jeté dans une mare une hostie consacrée qu’elle avait, retirée de sa bouche, au moment de communier, et emportée dans son mouchoir. Un crapaud avait aussi avalé l’hostie et, depuis ce moment, la princesse était devenue folle furieuse. Tous les médecins et les sorciers du royaume avaient été appelés auprès d’elle, et aucun d’eux ne pouvait rien contre sa maladie. Le roi avait pourtant promis la main de sa fille à celui qui la guérirait. Olivier se présenta, à son tour, guérit la princesse, l’épousa et devint roi d’Angleterre.

Le jour où expiraient l’an et le jour, Olivier s’empressa de se rendre sur le pont de Londres, impatient de savoir ce qu’était devenu son frère. Or, Robert était tombé dans la misère la plus profonde. Il arriva sur le pont, tout en guenilles et méconnaissable. Olivier le reconnut pourtant, lui fit bon accueil et l’emmena avec lui à la cour, où il le fit traiter comme un prince.

Mais, Robert était jaloux de son frère, en le voyant dans une position si élevée. Il l’obsédait continuellement pour savoir de lui le secret de sa fortune. Après avoir longtemps résisté, Olivier céda enfin et lui apprit tout. Aussitôt, il n’eût rien de plus pressé que de se rendre lui-même, une nuit, et à l’insu de son frère, à l’endroit où celui-ci avait surpris le secret pour guérir la princesse. Mais, les démons le découvrirent et l’emportèrent tout droit dans l’enfer.

Vous voyez que c’est à peu près comme le conte de Gourlaouën.

— Il y a, en effet, de la ressemblance, dit Francès, et c’est au fond le même conte.

— Chantez-nous, à présent, un gwerz, Gourlaouën, pour terminer la veillée.

— Que vous chanterai-je bien ? demanda Gourlaouën.

— Connaissez-vous, Gourlaouën, demanda Francès, le gwerz du pot au lait qui empoisonna dix-neuf personnes ?

— Je le connais, répondit, Gourlaouën.

— Eh ! bien, chantez-nous le, car il y a peu de personnes à le connaître, à Plouaret.

Et Gourlaouën chanta le gwerz suivant :


LE CRAPAUD
DANS LE POT AU LAIT
(Traduction littérale)


I

S’il vous plaît, vous écouterez — un gwerz nouvellement composé ;

Un gwerz composé nouvellement, — fait au sujet de la fermière de Pontalé[23].

Le seigneur de Pontalé était allé — voir la plomadec[24], à midi.

En arrivant dans le champ, — il se trouva bien étonné :

Il se trouva bien étonné, — en y voyant dix-huit corps décédés ;

En y voyant dix-huit corps décédés, — celui de sa petite servante le dix-neuvième ;

Celui de sa petite servante le dix-neuvième, — et la collation à côté d’eux, à moitié mangée.

Quand le seigneur vit cela, — il se rendit chez la fermière.

En arrivant à la ferme, — il a salué la fermière.

— Salut à vous, fermière, dans votre maison. — Et à vous, monseigneur, puisque vous êtes venu me voir.

Prenez un siége et asseyez-vous, — et tout-à l’heure vous collationnerez.

Je suis aujourd’hui fort occupée, — j’ai une plomadec.

— Ce n’est pas pour collationner, — fermière, que je suis venu ici.

Ma fermière, dites-moi, — avez-vous porté la collation aux gens de la plomadec ?

— Oui, la collation a été portée aux gens de la plomadec, — par ma petite servante et mon mari ;

Par ma petite servante et mon mari, — qui sont venus tous les deux la chercher.

— Ma fermière, dites-moi, — qu’avez-vous servi aux laboureurs pour leur collation ?

— De la bouillie de froment et du lait ribotté, — avec un pot de lait caillebotte.

— Fermière, avouez-le moi, — un malheur est arrivé ;

Un malheur est arrivé aux gens de la plomadec ; — j’ai été moi-même voir.

Quand je suis arrivé dans le champ, — j’ai été bien étonné ;

J’ai été bien étonné, — en voyant dix-huit corps décédés ;

En voyant dix-huit corps décédés, — celui de la petite servante le dix-neuvième ;

Celui de la petite servante le dix-neuvième,

— et la collation à côté d’eux, à moitié mangée. La collation à côté d’eux, à moitié mangée : — Prenez garde que vous ne soyez la cause (du malheur) !

La fermière en entendant (cela), — est tombée évanouie, sur l’aire de la maison.

Elle est tombée évanouie sur l’aire de la maison : — le seigneur l’a relevée.

La fermière disait, — tôt après, en revenant à elle :

— Seigneur, quelle opinion avez-vous de moi ? — Ce sont mes parents et mes amis ;

Ce sont mes parents et mes amis, — les enfants de mes frères et de mes sœurs !

Les enfants de mes frères et de mes sœurs, — les miens propres et mon mari !


Partout où l’on allait par les champs, — on n’entendait que plaintes et lamentations ;

Mais nul ne criait — comme la fermière, quand elle arriva (dans le champ) ;

Comme la fermière, quand elle arriva (dans le champ) ; — celle-là se lamentait d’une façon navrante ;

Elle se lamentait d’une façon navrante, — et il n’y avait que le seigneur pour la consoler.

— Taisez-vous, fermière, ne vous désolez pas ainsi ; — je ferai en sorte qu’on ne vous fasse pas de mal ;

Je ferai en sorte qu’on ne vous fasse pas de mal, en ce monde, — mais prenez garde à Dieu !

Je fournirai des linceuls pour les ensevelir, — et des planches pour les cercueils ;

Et des planches pour les cercueils, — et charrette et chevaux pour les porter en terre.

Dur eût été le cœur de celui qui n’eût pleuré, — étant sur les lieux.

En voyant charger dix-neuf corps dans une même charrette, — pour aller enterrer au bourg de Plougonver.

La fermière disait, ce jour-là, — après l’enterrement :

— Jeunes filles et femmes, je vous en avertis, — ne mettez pas vos pots (sécher) au soleil ;

Ne mettez pas vos pots (sécher) au soleil, — ni vos ribots non plus.

Hélas ! moi je l’ai fait, — et j’ai été ainsi la cause d’un grand malheur !

Le lait a été passé au tamis, — et l’on y a trouvé une bête venimeuse ;

Et l’on y a trouvé une bête venimeuse, — dont le nom est le crapaud ![25]


— Dix-neuf personnes empoisonnées par un crapaud ! Et-ce que cela peut être vrai ? demanda Perrine.

— Certainement, puisqu’on a fait un gwerz à ce sujet, dit Marivonne.

— Avis à vous, Godic Rio, dit Séraphine, de ne pas mettre vos pots et votre ribot sécher au soleil, dans la cour.

________


Nous terminerons cette cinquième et dernière veillée par la chanson suivante, qui donne une description assez exacte d’une veillée bretonne, et que j’ai recueillie, en 1870, au bourg de Plounévez-du-Faou. Bien qu’elle m’ait été chantée par un paysan de cette commune de la Cornouaille, et que je n’en connaisse pas l’auteur, qui était également inconnu au chanteur, je ne la crois ni ancienne ni bien populaire, et la langue et la rhétorique qui y sont employées me la font soupçonner d’être l’œuvre d’une personne relativement lettrée, peut-être un curé ou un vicaire de campagne.

LA VEILLÉE


(Traduction littérale.)

— Voici le soir venu et chacun — s’approche du foyer, pour se chauffer au feu. — Les hommes tillent du chanvre, ou cousent des ruches (à abeilles), — ou confectionnent des chapeaux de paille, ou cordent de la ficelle[26].

Avant la fin de la veillée, pour bien faire, — chaque fileuse doit remplir sa bobine. — La fille aînée de la maison — lit la vie du saint (du jour), puis elle chante un gwerz nouveau.

Cependant, la grand’mère, assise dans un coin, — tout en tournant son fuseau, dit qu’elle a vu, — jadis, dans son temps, les greniers plus remplis — et les automnes donner des récoltes plus abondantes.

(Elle prétend) que le temps et les hommes sont changés, — et qu’on ne suit plus les coutumes de son jeune âge. — Marie sourit, en l’entendant, et sur son charretier — elle jette, en rougissant, un regard plus tendre.

Puis, le tailleur, accroupi sur son paillasson : — « Personne ne parle donc de la fille d’Allain Perc’henn ? — Elle était, dimanche, au bourg, au comble de la joie, — bien portante et gaie comme un poisson, et tout de neuf habillée.

« Ce n’était pourtant pas une fleur, car Louis, son tailleur, — n’a pas une bonne coupe et ne sait pas son métier. — À peine de retour chez elle, la voilà de trembler : — trempée de sueur, la fièvre la prit.

« Sa tête est lourde, ses yeux sont clos, — et son teint est déja couleur de terre : — le recteur lui a donné l’absolution, avant la nuit, — et depuis, elle n’a pas repris connaissance.

« D’après ce que j’ai entendu et bien vu, — avec mes deux oreilles et mes deux yeux, — elle n’en reviendra pas. Hier soir, après mon souper, — j’entendis clairement un fantôme qui sonnait ses petites cloches.

« Puis, je vis une charrette garnie de linceuls blancs, — et je reconnus bien les bœufs d’Allain Perc’henn (qui y étaient attelés). — Mes cheveux se dressèrent d’effroi et d’épouvante. — — mes genoux se choquaient et mes jambes tremblaient.

« Et à présent encore, quand je songe il ce que j’ai vu, — mon cœur est saisi et ma langue paralysée ! » — Pendant ce récit, aucun fuseau ne tourne, — et tout le monde se presse autour du foyer.





FIN.




  1. En breton : Princes ar Velandinenn.
  2. Chaque conteur a ordinairement une ou plusieurs formules initiales et finales pour commencer et terminer ses récits ; c’est ici une de celles de Gorvel.
  3. Ar vinorez a Draon-al-Lann
    ’D-eus goulennet gwelet he mamm ;
    Gwelet he mamm ha komz out-hi,
    Gant ar c’heuz braz e doa d’ezhi
    , etc.

    Voir : Gwerziou Breiz-Izel. — Chants populaires de la Basse-Bretagne, 1er vol. pag. 60.

  4. Me na inn ket ma unan
    Da Gercabin da gerc’had tân,
    Rag ann aotro a zo er gér,
    A dorfé d’inn ma brazouer.


    Variante. — A dronzfe d’inn ma davanzer. —

  5. Cette aventure du fermier est historique.
  6. Da Blounevez ’c’h is d’ar pardon :
    Eno oo rannet ma c’halon,
    Ha ma ’z ê deut ma c’horf d’ar gêr,
    Eo klanv meurbet, ma c’hoarik ker.

  7. Pipi Ar Morvan avait été artilleur et avait pris part comme tel à la prise de Constantine, où le général de Lamoricière le distingua pour sa bravoure. De là lui était venu le surnom de Constantine.
  8. Ped den, siouas ! a zo dalc’het
    Dre al lasou ann Drouk-Speret !
    Ped den a gav daonation
    Oc’h ober gwal gôvesion !

  9. Ce gwerz est attribué généralement au missionnaire breton Julien Maunoir, qui vivait de 1606 à 1683. Le sujet en est puisé dans l’ouvrage du jésuite espagnol Delrio : Magicae questiones. — Il a été imprimé chez M. Alex. Lédan, à Morlaix, où l’on peut s’en procurer encore le texte breton.
  10. Itron-Varia-ann-Nenvou,
    Ma c’halon ’zo leun a ganvou !

  11. Les Cacous ou Caqueux étaient des espèces de parias, d’individus hors de la société et qui exerçaient ordinairement, en Bretagne, le métier de cordiers. On les confond assez souvent avec les lépreux, bien que je les croie tout différents, au moins à l’origine. Le mot breton qui signifie lépreux est laour et la lèpre se dit : al laournès, ou encore lorgnès.
  12. Fresk eo ?
    Fresk beo !
  13. De France en Chine, par le docteur Ch. Yvan.
  14. Daniel Stern, Essai sur la liberté.
  15. Notre-Dame de Compassion de Saint-Carré, un lieu de pèlerinage très-fréquenté, se trouve dans la commune de Lanvellec, arrondissement de Lannion.
  16. Guernaham est un vieux manoir, près de Kerarborn, en Plonaret.
  17. Disul da noz d’abardeiz ha pa oa koaniet d’inn,
    Ha me monet da vale, ô guè tra la la !
    Ha me monet da vale, da vale em jardinn.

  18. Kenta velas ann tân en Tour plom
    Oe eur bugel war vrec’h he vôm ;
    Ma lavaras da Gemperis :
    — Krog eo ann tân en oc’h ilis !

  19. Ce n’est pas la grande tour de la cathédrale de Quimper, comme on pourrait le croire d’après le gwerz breton, qui fut frappée par le feu du ciel, mais bien une simple pyramide ou flèche en bois, recouverte de plomb, et qui s’élevait au-dessus de la toiture de l’église, dans la partie qui correspond à la croisée du transsept.
    L’incendie de la Tour de plomb, amplifié et transformé par l’imagination populaire, fournit matière à plusieurs relations plus fantastiques les unes que les autres, et à un gwerz breton, au moins tout aussi merveilleux. Outre la relation de Lenglet-Dufresnoy, qu’on vient de lire, j’en connais une autre, qui en diffère très-peu, imprimée à Paris, en 1620, et qui a été publiée par M. Milin, dans le Bulletin de la Société académique de Brest, tome IV, page 95. Le gwerz breton dont nous avons donné une traduction littérale a été également recueilli par M. Milin, de la bouche d’une mendiante nommée Perrino Poder, native du Ponthou, sur la limite du Finistère et des Côtes-du-Nord. M. Le Men, dans une note de son excellente Monographie de la cathédrale de Quimper, page 221, élève des doutes sur l’authenticité de cette pièce et la qualifie de pastiche maladroit. Les raisons qu’il donne à l’appui de son opinion sont tirées des nombreuses fautes ou inexactitudes matérielles que contient le chant breton. Mais, il suffit d’avoir un peu étudié la poésie populaire, et surtout d’en avoir recueilli aux sources, pour savoir que les inexactitudes et les fautes matérielles les plus choquantes pour le savant, loin d’être des preuves probantes contre l’authenticité d’une pièce, témoignent souvent, au contraire, en faveur de son origine vraiment populaire. Je crois que c’est précisément le cas, ici, et que le savant archiviste est dans l’erreur, quand il parle de pastiche maladroit. Je plaide, du reste, en faveur de l’authenticité du gwerz ann Tour plom avec d’autant plus d’assurance, que je me rappelle très-bien l’avoir moi-même entendu chanter, par l’aveugle Garandel, aux veillées de Kerarborn, en Plouaret, vers 1830 ou 1837. Je ne le recueillis pas alors, et je le regrette, car, plus tard, je n’ai pu le retrouver. C’est, je crois, le seul exemple d’un chant breton entendu dans mon enfance ou ma jeunesse et que je n’ai pu arriver à découvrir postérieurement, quand je me suis occupé de recueillir les chants et autres traditions populaires et orales des Bretons-Armoricains. Dernièrement encore, j’ai fait des recherches, à Morlaix, et plusieurs personnes m’ont affirmé avoir entendu chanter gwerz ann Tour plom, mais aucune n’a pu m’en donner autre chose qu’un canevas incomplet et quelques vers isolés. Je crois que le gwerz a dû être composé, tôt après l’événement, dans les environs de Morlaix, ou dans les Côtes-du-Nord, sur les limites de ce département et du Finistère, non par un témoin oculaire, mais d’après des rapports inexacts et altérés par la tradition orale. Ainsi s’expliquerait facilement la confusion faite par le poète populaire d’une simple pyramide ou flèche en bois appelée ann Tour plom, avec la grande tour de la cathédrale de Quimper. Et quant à la fable du sacrilège commis dans la chambre de la tour, laquelle chambre n’existait pas, elle a son origine, comme je l’ai déjà dit, dans le besoin d’expliquer et de justifier, aux yeux du peuple, la colère du ciel frappant la basilique de Saint-Corentin. le patron de la Cornouaille.
  20. Ce conte est très-répandu à Plouaret et aux environs.
  21. Les croyances fatalistes ne sont pas aussi rares que l’on serait tenté de le croire, dans nos campagnes.
  22. Chaque conteur populaire a ordinairement une ou plusieurs formules pour commencer et pour finir ses récits. Ces formules lui sont parfois particulières et de son invention, et souvent elles sont communes aux conteurs d’une même région. La finale dont je donne ici la traduction est de l’invention de Garandel, et il s’en servait pour ses récits plaisants seulement.
  23. Mar plich ganeoc’h e selaoufet
    Eur werz’zo a-newez savet ; (bis)
    Eut werz’zo savet a-nevez,
    Grêt da verrerès Pontalc. (bis).

  24. Plomadec, opération agricole qui consiste à défoncer un terrain, avec des pelles, avant de l’ensemencer.
  25. Un pot au lait aurait été mis à sécher au soleil, dans la cour d’une ferme ; un crapaud y serait entre, puis on aurait rempli le pot de lait, sans s’en apercevoir ; ce lait aurait été servi aux laboureurs pour leur collation, au champ, et de là l’empoisonnement qui fait le sujet de ce gwerz.
    Les naturalistes nous assurent pourtant que le crapaud n’est pas un animal venimeux ; mais, les croyances populaires sont loin d’être toujours d’accord avec la science.
  26. Arruet eo ann noz, ha neuze peh-unan
    A dosta d’ann oaled, da domma euz ann tân ;
    Ar baotred ’zill kanab, pe wri koloënnou,
    Pe a ra togou plouz, pe wenv, kordennigou.