Variété/Politique de l’esprit

Variété : premier volumeÉditions de la N.R.F.Œuvres de Paul Valéry. Tome IV (p. 51-84).


POLITIQUE DE L’ESPRIT[1]


Je me propose d’évoquer devant vous le désordre que nous vivons. J’essayerai de vous montrer la réaction de l’esprit qui constate ce désordre, le retour qu’il fait sur soi-même lorsque, ayant mesuré sa puissance et son impuissance, il s’interroge et tente de se représenter le chaos auquel sa nature veut qu’il s’oppose.

Mais l’image d’un chaos est un chaos. Le désordre est donc mon premier point, c’est à lui que je vous demande de penser. Il y faut un certain effort ; nous finissons par être intimement habitués à lui, nous en vivons, nous le respirons, nous le fomentons, et il arrive qu’il est pour nous un véritable besoin. Nous le trouvons autour de nous comme en nous-mêmes, dans le journal, dans nos journées, dans notre allure, dans nos plaisirs, jusque dans notre savoir. Il nous anime, et ce que nous avons créé nous-mêmes nous entraîne enfin où nous ne savons pas et où nous ne voulons pas aller.

Cet état présent, qui est notre œuvre, amorce nécessairement un certain avenir, mais un avenir qu’il nous est absolument impossible d’imaginer, et c’est là une grande nouveauté. Elle résulte de la nouveauté même du présent que nous vivons. Nous ne pouvons pas, nous ne pouvons plus déduire du passé quelques lueurs, quelques images assez probables du futur, puisque nous en avons, en quelques dizaines d’années, reforgé, reconstruit, organisé aux dépens du passé (c’est-à-dire en le détruisant, en le réfutant, en le modifiant en profondeur) un état de choses dont les traits les plus remarquables sont sans précédent et sans exemple.

Jamais transformation si profonde et si prompte, la terre entièrement reconnue, explorée, équipée, je dirai même entièrement appropriée ; les événements les plus éloignés connus dans l’instant même ; nos idées et nos pouvoirs sur la matière et sur le temps, sur l’espace, conçus et utilisés tout autrement qu’ils le furent jusqu’à nous. Quel est donc le penseur, le philosophe, l’historien même le plus profond, même le plus sagace et le plus érudit, qui se risquerait aujourd’hui à prophétiser le moindrement ? Quel est le politique et quel est l’économiste auxquels nous ajouterons foi après tant d’erreurs qu’ils ont commises ? Nous ne savons même plus distinguer nettement la guerre de la paix, l’abondance de la disette, la victoire de la défaite… Et notre économie hésite à chaque instant entre un développement illimité de la symbolique des échanges et un retour tout à fait inattendu au système primitif, au système des sauvages, au troc.

Parfois, quand je songe à cet état des choses et des hommes à la fois si brillant et si obscur, si actif et si misérable, il me souvient d’une impression jadis ressentie en mer. Il m’est arrivé, il y a quelques années de faire un voyage d’escadre. L’escadre, qui venait de Toulon et qui se dirigeait vers Brest, se trouva tout à coup, au milieu d’un beau jour, saisie par la brume, dans les parages dangereux de l’île de Sein, semés de roches : six cuirassés, une trentaine de bâtiments légers, de sous-marins, tout à coup aveuglés et stoppant, à la merci du vent et des courants, au milieu d’un champ d’écueils. Le moindre choc eût pu faire tourner ces citadelles chargées d’armures et d’artillerie ; l’impression était saisissante : ces grands navires prodigieusement machinés, montés par des hommes de science, de courage, de discipline, disposant de tout ce que la technique moderne peut offrir de puissance et de précision, tout à coup réduits à l’impuissance dans l’obnubilation, condamnés à une attente assez anxieuse, à cause d’un peu de vapeur qui s’était formée sur la mer.

Ce contraste est bien comparable à celui que notre époque nous présente : nous sommes aveugles, impuissants, tout armés de connaissances et chargés de pouvoirs dans un monde que nous avons équipé et organisé, et dont nous redoutons à présent la complexité inextricable. L’esprit essaye de précipiter ce trouble, de prévoir ce qu’il enfantera, de discerner dans le chaos les courants insensibles, les lignes dont les croisements éventuels seront les événements de demain.

Tantôt il essaye de préserver ce qui lui semble essentiel dans ce qui fut, dans ce qu’il connaît et dont il croit que la vie civilisée ne peut se passer. Tantôt il se résout à faire table rase, à construire un nouveau système de l’univers humain.

D’autre part, il faut bien que cet esprit songe à lui-même, à ses conditions d’existence (qui sont aussi des conditions d’accroissement), aux dangers qui menacent ses vertus, ses forces et ses biens : sa liberté, son développement, sa profondeur. Voilà les deux préoccupations dont l’examen suggérait cette dénomination assez vague et mystérieuse de politique de l’esprit.

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Je voudrais seulement vous montrer que ces questions existent. Il ne s’agit point d’approfondir, il ne s’agit même point de prétendre circonscrire un sujet d’une étendue immense et qui, loin de se simplifier et de s’éclaircir par la méditation, ne fait que devenir plus complexe et plus trouble à mesure que le regard s’y appuie. Si l’on explore même superficiellement tous les domaines de l’activité, tous les ordres du pouvoir et du savoir humain, on observe dans chacun d’eux les caractères de l’état critique : crise de l’économie, crise de la science, crise dans les lettres et dans les arts, crise de la liberté politique, crise dans les mœurs… Je n’entrerai point dans les détails. Je vous indiquerai simplement l’un des traits remarquables de cet état : le monde moderne dans toute sa puissance, en possession d’un capital technique prodigieux, entièrement pénétré de méthodes positives, n’a su toutefois se faire ni une politique, ni une morale, ni un idéal, ni des lois civiles ou pénales, qui soient en harmonie avec les modes de vie qu’il a créées et même avec les modes de pensée que la diffusion universelle et le développement d’un certain esprit scientifique imposent peu à peu à tous les hommes.

Tout le monde, aujourd’hui, plus ou moins instruit des travaux critiques qui ont renouvelé les fondements des sciences, élucidé les propriétés du langage, les origines de l’institution et des formes de la vie sociale, consent qu’il n’y ait pas de notions, de principes, pas de vérité comme on disait jadis, qui ne soient sujets à revision, à retouche, à refonte ; pas d’action qui ne soit conventionnelle, pas de loi, écrite ou non, qui ne soit qu’approchée.

Tout le monde consent tacitement que l’homme dont il est question dans les lois constitutionnelles ou civiles, celui qui est le suppôt des spéculations et des manœuvres de la politique, — le citoyen, l’électeur, l’éligible, le contribuable, le justiciable, — n’est peut-être pas tout à fait le même homme que les idées actuelles en matière de biologie ou de psychologie, voire de psychiatrie, permettraient de définir. Il en résulte un étrange contraste, un curieux dédoublement de nos jugements. Nous regardons les mêmes individus comme responsables et irresponsables, nous les tenons parfois pour irresponsables et nous les traitons en responsables, selon la fiction même que nous adoptons dans l’instant, selon que nous nous trouvons à l’état juridique ou à l’état objectif de notre faculté de penser. De même, voit-on dans quantité d’esprits coexister la foi et l’athéisme, l’anarchie dans les sentiments et quelque doctrine d’ordre dans les opinions. La plupart d’entre nous auront sur le même sujet plusieurs thèses qui se substituent dans leurs jugements sans difficulté, dans une même heure de temps, selon l’excitation du moment.

Ce sont là des signes certains d’une phase critique, c’est-à-dire d’une manière de désordre intime que définissent la coexistence de contradictions dans nos idées et les inconséquences de nos actes. Nos esprits sont donc pleins de tendances et de pensées qui s’ignorent entre elles ; et, si l’âge des civilisations se doit mesurer par le nombre des contradictions qu’elles accumulent, par le nombre des coutumes et des croyances incompatibles qui s’y rencontrent et s’y tempèrent l’une l’autre, par la pluralité des philosophies et des esthétiques qui coexistent et cohabitent les mêmes têtes, il faut consentir que notre civilisation est des plus âgées. Ne trouve-t-on pas à chaque instant, dans une même famille, plusieurs religions pratiquées, plusieurs races conjointes, plusieurs opinions politiques, et, dans le même individu, tout un trésor de discordes latentes ?

Un homme moderne, et c’est en quoi il est moderne, vit familièrement avec une quantité de contraires établis dans la pénombre de sa pensée et qui viennent tour à tour sur la scène. Ce n’est pas tout : ces contradictions internes ou ces coexistences antagonistes dans notre milieu nous sont généralement insensibles, et nous ne pensons que rarement qu’elles n’ont pas toujours existé. Il nous suffirait cependant de nous souvenir que la tolérance, la liberté des confessions et des opinions est toujours chose fort tardive, elle ne peut se concevoir et pénétrer les lois et les mœurs que dans une époque avancée, quand les esprits se sont progressivement enrichis et affaiblis de leurs différences échangées. L’intolérance, au contraire, serait une vertu terrible des temps purs

J’ai insisté quelque peu sur ce caractère, car j’y vois l’essence même du moderne. J’y vois aussi une des causes de cette grande difficulté, ou plutôt de cette impossibilité que je trouve, à représenter le monde actuel sur un seul plan et à une seule échelle. On ne peut guère raisonner à son sujet sans se perdre. Et donc il est assez vain d’essayer de conjecturer ce qui va suivre cet état d’égarement général, en se fondant sur les connaissances historiques. Je vous l’ai déjà dit, le nombre et l’importance des nouveautés introduites en si peu d’années dans l’univers humain a presque aboli la possibilité de comparer ce qui se passait il y a cinquante ou cent ans avec ce qui se passe aujourd’hui. Nous avons introduit des pouvoirs, inventé des moyens, contracté des habitudes toutes différentes et tout imprévues. Nous avons annulé des valeurs, dissocié des idées, ruiné des sentiments qui paraissaient inébranlables pour avoir résisté à vingt siècles de vicissitudes et nous n’avons, pour exprimer un si nouvel état de choses, que des notions immémoriales.

En somme, nous nous trouvons devant le confus du système social, du matériel verbal et des mythes de toute espèce que nous avons hérités de nos pères, et des conditions récentes de notre vie : conditions d’origine intellectuelle, conditions artificielles, et d’ailleurs essentiellement instables, car elles sont sous la dépendance directe de créations ultérieures, toujours plus nombreuses, de l’intellect. Nous voilà donc en proie à une confusion d’espoirs illimités, justifiés par des réussites inouïes, et de déceptions immenses ou de pressentiments funestes, effets inévitables d’échecs et de catastrophes inouïes.

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Ce n’est ni d’hier ni d’aujourd’hui que cette question me préoccupe. Je ne vous dirai pas ce que j’en ai écrit dès 1895[2], mais voici ce que j’écrivais en 1919[3], quelques mois après la fin de la guerre sur ce même sujet.

« … Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins descendus au fond inexplorable des siècles, avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose ; nous apercevions, à travers l’épaisseur de l’Histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesses et d’esprit ; nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire ; Ninive, Babylone, étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie…, ce seraient aussi de beaux noms… Lusitania aussi est un beau nom !

« Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’Histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux.

« Ce n’est pas tout. La brûlante leçon est plus complète encore : il n’a pas suffi à notre génération d’apprendre par sa propre expérience comment les plus belles choses et les plus antiques, et les plus formidables et les mieux ordonnées, sont périssables par accident : elle a vu, dans l’ordre de la pensée, du sens commun et du sentiment, se produire des phénomènes extraordinaires, des réalisations brusques de paradoxes, des déceptions brutales de l’évidence…

« Ainsi, la Persépolis spirituelle n’est pas moins ravagée que la Suse matérielle. Tout ne s’est pas perdu, mais tout s’est senti périr. Un frisson extraordinaire a couru la moelle de l’Europe, elle a senti par tous ses noyaux pensants qu’elle ne se reconnaissait plus, qu’elle cessait de se ressembler, qu’elle allait perdre conscience, une conscience acquise par des siècles de malheurs supportables, par des milliers d’hommes de premier ordre, par des chances géographiques, ethniques, historiques innombrables. Alors, comme pour une défense désespérée de son être et de son avoir physiologique, toute sa mémoire lui est revenue confusément. Ses grands hommes et ses grands livres lui sont remontés pêle-mêle. Jamais on n’a tant lu ni si passionnément que pendant la guerre : demandez aux libraires… Jamais on n’a tant prié et si profondément : demandez aux prêtres.

« On a évoqué tous les sauveurs, les fondateurs, les protecteurs, les martyrs, les héros, les pères des patries, les saintes héroïnes, les poètes nationaux ; et dans le même désordre mental, à l’appel de la même angoisse, l’Europe cultivée a subi la réviviscence rapide de ces innombrables pensées : dogmes, philosophies, idéaux hétérogènes ; les trois cents manières d’expliquer le monde, les mille et une nuances du christianisme, les deux douzaines de positivismes ; tout le spectre de la lumière intellectuelle a étalé ses couleurs incompatibles, éclairant d’une étrange lueur contradictoire l’agonie de l’âme européenne. Tandis que des inventeurs cherchaient fiévreusement dans leurs images, dans les annales des guerres d’autrefois, les moyens de se défaire des fils de fer barbelés, de déjouer les sous-marins ou de paralyser les vols d’avions, l’âme invoquait à la fois toutes les incantations qu’elle savait, considérait sérieusement les plus bizarres prophéties.

« Elle se cherchait des refuges, des indices, des consolations dans le registre entier des souvenirs, des actes antérieurs, des attitudes ancestrales. Et ce sont là les produits connus de l’anxiété, les entreprises désordonnées du cerveau qui court du réel au cauchemar et retourne du cauchemar au réel, affolé comme le rat tombé dans la trappe. La crise militaire est peut-être finie ; la crise économique est visible dans toute sa force.

« Mais la crise intellectuelle, plus subtile et qui, par sa nature même, prend les apparences les plus trompeuses (puisqu’elle se passe dans le royaume même de la dissimulation), cette crise laisse difficilement saisir son véritable point, sa phase.

« Personne ne peut dire ce qui, demain, sera mort ou vivant, en littérature, en philosophie, en esthétique ; nul ne sait encore quelles idées et quels modes d’expression seront inscrits sur la liste des pertes, quelles nouveautés seront proclamées.

« L’espoir, certes, demeure, mais l’espoir n’est que la méfiance de l’être à l’égard des prévisions précises de son esprit. Il suggère que toute conclusion défavorable à l’être doit être une erreur de son esprit. Les faits pourtant sont clairs et impitoyables : il y a des milliers de jeunes écrivains et de jeunes artistes qui sont morts ; il y a l’illusion perdue d’une culture européenne et la démonstration de l’impuissance de la connaissance à sauver quoi que ce soit ; il y a la science atteinte mortellement dans ses ambitions morales et comme déshonorée par la cruauté de ses applications ; il y a l’idéalisme difficilement vainqueur, profondément meurtri, responsable de ses rêves ; le réalisme déçu, battu, accablé de crimes et de fautes ; la convoitise et le renoncement également bafoués, les croyances confondues dans les temps, croix contre croix, croissant contre croissant ; il y a les sceptiques eux-mêmes désarçonnés par des événements si soudains, si violents, si émouvants et qui jouent avec nos pensées comme le chat avec la souris : les sceptiques perdent leurs doutes, les retrouvent, les reperdent, et ne savent plus se servir des mouvements de leurs esprits.

« L’oscillation du navire a été si forte que les lampes les mieux suspendues se sont à la fin renversées… »

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Le tableau écrit en 1919 n’a pas excessivement changé, et je crois bien que ces pages représentent encore assez exactement l’incertitude et l’anxiété modèle 1932. Mais il faut à présent que je complète ce tableau du désordre et cette composition du chaos, en vous représentant celui qui le suscite et qui l’engendre, celui qui le constate et qui l’alimente, celui qui ne peut ni le souffrir ni le renier, celui qui ne cesse, par essence, de se diviser contre soi-même. Il s’agit de l’esprit.

Par ce nom d’esprit, je n’entends pas du tout une entité métaphysique ; j’entends ici, très simplement, une puissance de transformation que nous pouvons isoler, distinguer de toutes les autres, en considérant simplement certains effets autour de nous, certaines modifications du milieu qui nous entoure et que nous ne pouvons attribuer qu’à une action très différente de celle des énergies connues de la nature ; car elle consiste au contraire à opposer les unes aux autres ces énergies qui nous sont données ou bien à les conjuguer.

Cette opposition ou cette coercition est telle qu’il en résulte ou bien un gain de temps, ou une économie de nos forces propres, ou un accroissement de puissance, ou de précision, ou de liberté, ou de durée pour notre vie. Vous voyez qu’il y a une manière de définir l’esprit qui ne met en jeu aucune métaphysique, mais qui donne simplement à ce mot le sens irréprochable d’une constatation, qui en fait, en quelque sorte, le symbole d’un ensemble d’observations tout objectives.

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Certaines des transformations qu’accomplit cette puissance définissent un domaine plus élevé. L’esprit ne s’applique pas seulement à satisfaire des instincts et des besoins indispensables, mais encore il s’exerce à spéculer sur notre sensibilité. Est-il prodige de transformation plus remarquable que celui qui s’accomplit chez le poète ou chez le musicien quand ils transposent leurs affections et jusqu’à leurs tristesses et leur détresse, en ouvrages, en poèmes, en compositions musicales, en moyens de préserver et de répandre leur vie sensitive totale par le détour des artifices techniques ? Et, comme il sait changer ses douleurs en œuvres, l’esprit a su changer les loisirs de l’homme en des jeux. Il change l’étonnement naïf en curiosité, en passion de connaissance. L’amusement des combinaisons le conduit à édifier des sciences profondément abstraites. Les premiers géomètres étaient sans doute des hommes que leurs calculs et leurs figures divertissaient à l’écart et qui ne pensaient point qu’un jour les résultats de leurs passe-temps rigoureux serviraient à quelque chose : à élucider le système du monde et à découvrir les lois de la nature.

De même, c’est par une singulière exploitation des ressources de cet esprit transformateur que la crainte elle-même a pu enfanter d’étonnantes productions. La crainte a élevé des temples, la crainte s’est enfin changée en ces merveilleuses supplications de pierre, en édifices magnifiquement significatifs, qui sont peut-être la plus haute expression humaine de beauté et de volonté. Ainsi, des affections de l’âme, des loisirs et des rêves, l’esprit fait des valeurs supérieures ; il est une véritable pierre philosophale, un agent de transmutation de toutes choses matérielles ou mentales.

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Ce caractère que j’ai pris pour le définir, ces exemples que je viens de donner, me permettent donc de dire que l’esprit de l’homme l’a engagé dans une aventure, aventure d’une espèce qui semble s’évertuer à s’éloigner de plus en plus de ses conditions de vie initiales, comme si cette espèce était douée d’un instinct paradoxal tout opposé à l’allure de tous les autres instincts qui tendent au contraire à ramener sans cesse l’être vivant au même point et au même état.

C’est lui, cet instinct étrange, qui tend à refaire en quelque sorte le milieu de notre existence, à nous donner des occupations parfois excessivement éloignées de celles que nous impose le souci pur et simple de la vie animale ; il crée des besoins nouveaux, il multiplie les besoins artificiels, il introduit à côté des instincts naturels dont je parlais, à côté des quelques aiguillons de nécessité vitale (instinct signifie aiguillon), quantité d’autres impulsions. Il a créé, en particulier, ce besoin si remarquable de capitaliser les expériences, de les réunir, de les fixer, d’en former des édifices de pensée, et même de les projeter hors du présent, comme pour essayer de saisir la vie là où elle n’est pas encore, de la tirer de là où elle n’est plus.

Permettez-moi de vous indiquer au passage une des plus extraordinaires inventions de l’humanité (j’ajoute qu’elle ne date pas d’aujourd’hui). Je songe tout simplement à l’invention du passé et du futur. Ce ne sont pas là des notions toutes naturelles : l’homme naturel vit dans l’instant comme l’animal. Plus un homme est près de la nature, moins le passé et l’avenir se construisent en lui. L’animal, sans doute, ne se sent être qu’entre un minimum de passé et un minimum d’avenir : le peu qu’il faut de passé et d’avenir pour conserver un désir jusqu’à la sensation qui le satisfait, ou la sensation du besoin jusqu’à l’acte qui le remplit. Sa durée est réduite aux intervalles de tension ou d’action qui ont pour origine l’impression d’une excitation et pour fin une réponse organique prochaine. Sans doute, divers incidents peuvent s’intercaler entre ces bornes de sa durée ; mais c’est toujours par le plus court que la sensibilité irritée va exciter l’acte qui l’apaise.

Il en est autrement chez l’homme : par un accroissement, par une généralisation imaginaire de l’instant, par une sorte d’abus, l’homme, créant le temps, non seulement construit des perspectives en deçà et au-delà de ses intervalles de réactions, mais, bien plus, il ne vit que fort peu dans l’instant même. Son établissement principal est dans le passé ou dans le futur. Il ne se tient jamais dans le présent que contraint par la sensation : plaisir ou douleur. On peut dire de lui qu’il lui manque indéfiniment ce qui n’existe pas. C’est là une condition qui n’est point animale, qui est tout artificielle, puisqu’en somme elle n’est pas absolument nécessaire à l’être. Sans doute, ce développement du « temps » peut souvent lui être utile. Mais cette utilité est elle-même contraire, en quelque manière, à la nature. La nature ne se soucie pas des individus. Si l’homme prolonge ou adoucit son existence, il agit donc contre nature, et son action est de celle qui opposent l’esprit à la vie.

Or, le travail mental des prévisions est une des bases essentielles de la civilisation. Prévoir est à la fois l’origine et le moyen de toutes les entreprises, grandes ou petites. C’est aussi le fondement présumé de toute la politique. C’est en somme, dans la vie humaine, un élément psychique devenu inséparable de son organisation. Un observateur extérieur à l’humanité verrait donc l’homme agir le plus souvent sans objet visible de son action comme si un autre monde lui était présent, comme s’il obéissait aux actions de choses invisibles ou à des êtres cachés. Demain est une puissance cachée. Voilà des exemples… La prévision est comme l’âme de tous ces mouvements indéchiffrables pour l’observateur dont je vous parlais, et qui serait réduit à ne voir que ce qu’il voit.

Davantage : non seulement l’homme a acquis cette propriété de s’écarter de l’instant même, et par là de se diviser contre soi-même, mais il a acquis du même coup une remarquable propriété, quoique inégalement développée dans les divers individus. Il a acquis à différents degrés la conscience de soi-même, cette conscience qui fait que, s’écartant par moments de tout ce qui est, il peut même s’écarter de sa propre personnalité ; le moi peut quelquefois considérer sa propre personne comme un objet presque étranger. L’homme peut s’observer (ou croit le pouvoir) ; il peut se critiquer, il peut se contraindre ; c’est là une création originale, une tentative pour créer ce que j’oserai nommer l’esprit de l’esprit.

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Ajoutons à cette description sommaire de l’esprit conçu dans le sens que je vous ai dit, à ces remarques immédiates, à cette création du temps, à cette création du moi pur, du moi qui s’oppose même à l’identité, à la mémoire même, à la personnalité du sujet, ajoutons la notion de ce que l’homme a pu discerner de plus riche en soi-même : l’universalité qu’il se sent posséder et de laquelle dépend toute sa vie spéculative, toute sa vie philosophique, ou scientifique, ou esthétique. Même dans l’ordre pratique, l’extension de son activité et de ses convoitises, les occasions qu’il y a à saisir, la partie qu’il y a à jouer, le chemin qu’il doit suivre, les précautions qu’il doit observer, tout cela demande une acquisition, un exercice, une gymnastique du possible. Le possible est une sorte de faculté.

L’homme spécule : il fait des projets et des théories. Qu’est-ce que c’est qu’une théorie, si ce n’est précisément l’usage du possible ? La prévision dont je vous parlais tout à l’heure n’est-elle pas une application remarquable de cette faculté ? Mais il est un genre de prévision particulier que je dois signaler au passage : non seulement l’esprit s’essaye à prévoir dans l’ordre des phénomènes et des événements extérieurs, mais il tâche de se prévoir lui-même, de devancer ses propres opérations. Il tâche d’épuiser toutes les conséquences des données que son attention rassemble et d’en saisir la loi. C’est qu’il y a dans l’esprit je ne sais quelle horreur (j’allais dire phobie) de la répétition. Ce qui se répète en nous n’appartient jamais à l’esprit même. L’esprit tend à ne se répéter jamais ; il répugne à la redite, quoiqu’il lui arrive de se redire par accident. Mais, au contraire, il tend toujours à trouver la loi d’une suite, à passer à la limite (comme disent les mathématiciens), c’est-à-dire à dominer, à surmonter, à épuiser en quelque sorte la répétition prévue. Il tend à réduire à une formule l’infinité dont il identifie les éléments. La science mathématique n’est, au fond, pour une grande part, qu’une science de la répétition pure. Elle résume la répétition dont elle a saisi le mécanisme.

Ainsi l’esprit semble abhorrer et fuir le procédé même de la vie organique profonde, qui exige, au contraire, la répétition des actes élémentaires desquels dépendent les échanges vitaux. Nous reposons sur le retour de quelques actes réflexes… Mais, en revanche, la connaissance comporte une volonté contraire à la particularité, à la singularité des instants. Elle tend à absorber le cas particulier dans la loi générale, la redite dans la formule, les différences dans les moyennes et dans les grands nombres. L’esprit, par là, s’oppose donc bien à l’allure de la machine à vivre.

Vivre, remarquez-le, en dépit de l’opinion assez répandue, en dépit de l’impression que nous donnent de la vie les journaux, les théâtres et les romans, vivre est une pratique essentiellement monotone. C’est à tort que l’on dit d’un spectacle ou d’un livre qu’il est vivant quand il est assez désordonné, qu’il présente de l’imprévu, de la spontanéité, des éclats, des effets qui émeuvent… Ce ne sont là que des caractères superficiels, des fluctuations de la sensibilité ; mais le support de ces apparences, la substance de ces accidents est un système de périodes ou de cycles de transformations qui s’accomplissent hors de notre conscience et généralement à l’ombre de notre sensibilité.

Dans l’esprit, la mémoire, les habitudes, les automatismes de tout genre, représentent cette vie profonde et stationnaire ; mais la variété infinie des circonstances extérieures trouve en lui des ressources d’ordre supérieur. En particulier, l’esprit crée l’ordre et crée le désordre, car son affaire est de provoquer le changement. Par là, il développe, dans un domaine de plus en plus vaste, la loi fondamentale (ou du moins ce que je crois être la loi fondamentale) de la sensibilité, qui est d’introduire dans le système vivant un élément d’imminence, d’instabilité toujours prochaine.

Notre sensibilité a cet effet de rompre en nous à chaque instant cette sorte de sommeil qui s’accorderait à la monotonie profonde des fonctions de la vie. Nous devons être secoués, avertis, réveillés à chaque instant par quelques inégalités, par quelques événements du milieu, quelques modifications dans notre allure physiologique, et nous avons des organes, nous possédons tout un système spécialisé qui nous rappelle inopinément et très fréquemment au nouveau, qui nous presse de trouver l’adaptation qui convient à la circonstance, l’attitude, l’acte, le déplacement ou la déformation qui annuleront et accentueront les effets de la nouveauté. Ce système est celui de nos sens.

L’esprit emprunte donc à la sensibilité qui lui fournit ses étincelles initiales ce caractère d’instabilité nécessaire qui met en train sa puissance de transformation.

L’animal couché et paisible entend un bruit insolite, c’est l’événement. Il dresse l’oreille, puis le cou ; l’inquiétude le gagne ; la puissance de transformation s’étend à l’étendue de son corps, le dresse sur ses pattes ; son oreille l’oriente et il fuit. Il a suffi d’une faible rumeur. C’est de même qu’un esprit très attentif aux phénomènes, un esprit chez lequel l’accoutumance n’a pas usé la sensibilité, est éveillé, accroché, par un événement banal (comme la chute d’un corps) : l’inquiétude intellectuelle le gagne et se communique à tout son système virtuel de questions et de conditions… Newton demeure pendant vingt ans dans la forêt de ses combinaisons…

Autre remarque : par les travaux que suscite l’esprit, par les modifications qu’il imprime aux choses qui l’entourent (qu’il s’agisse de la nature matérielle ou des êtres vivants), il tend à communiquer à ces êtres, à cette nature, précisément les mêmes caractères qu’il reconnaît en lui. Avez-vous remarqué que toutes nos inventions tendent soit à l’économie de nos forces, soit à l’économie des répétitions (comme je vous l’ai dit), soit encore à conduire notre corps loin de ces états naturels, par exemple, à lui imprimer des vitesses dont l’ordre de grandeur se rapproche toujours davantage de la vitesse propre de perception et de conception de l’esprit ?

On disait souvent autrefois : « Telle chose va vite comme la pensée. » La rapidité semblait le propre de la perception. Mais nous connaissons aujourd’hui nombre de vitesses plus grandes que celle-ci. Dans le temps qui s’écoule entre la vue d’un objet et le souvenir qu’il évoque, ou la reconnaissance de l’objet, la lumière a franchi des milliers de kilomètres et notre voiture a fait cent mètres sur la route. La pensée semble donc s’être ingéniée à trouver le moyen de mouvoir les choses aussi promptement qu’elle-même. C’est bien là une influence des propriétés ou des caractères fonctionnels de l’esprit sur l’orientation des inventions.

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Mais mon objet n’est pas seulement de caractériser l’esprit ; il est surtout de vous montrer ce qu’il a fait du monde et comment il a fait en particulier le monde social moderne dont l’ordre et le désordre, également et au même titre, sont l’œuvre de cet esprit. Plongé dans l’univers humain, l’esprit se trouve environné d’esprits ; chacun est comme le centre d’un peuple de semblables, il est à la fois l’unique, et il n’est cependant que quelque unité de ce nombre indéterminé ; il est à la fois incomparable et quelconque. Ses relations avec le reste des êtres sont une de ses occupations les plus importantes. Ces relations participent à la contradiction que je viens de signaler d’une part ; l’esprit s’oppose au nombre. Il veut être soi et même étendre sans limite le domaine où le moi est maître. D’autre part, il est contraint de reconnaître un monde social, un univers de volontés, d’espérances humaines qui se limitent mais dont il tente tantôt de parfaire, tantôt de détruire l’ordre qu’il y trouve.

L’esprit abhorre les groupements, il n’aime pas les partis, il se sent diminué par l’accord des esprits, il lui semble au contraire qu’il gagne quelque chose à son désaccord avec eux. Un homme qui a besoin de penser comme ses semblables a peut-être moins d’esprit que celui qui répugne à la conformité. D’ailleurs, on sait très bien que tout accord est instable. On sait que la division guette tous les groupes : le schisme, l’objection, la distinction, sont pour l’esprit des actes de vitalité qui ne tardent jamais à se produire après l’accord intervenu. L’esprit reprend donc dans l’arrière-pensée sa liberté, il se redresse même contre les faits, contre l’évidence, il est par excellence le rebelle, même quand il ordonne. C’est qu’il a d’abord conçu ce qui est comme un désordre à faire cesser. Mais, dans le monde actuel, il n’a pas de grands efforts à dépenser pour trouver à quoi employer son instinct constructeur. Le théâtre politique lui offre des sujets infinis.

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Toute politique implique quelque idée de l’homme. On a beau limiter les objectifs politiques, les prendre aussi simples, aussi grossiers qu’on le voudra, toute politique implique toujours une idée de l’homme et de l’esprit, est une représentation du monde. Or, comme je l’ai fait pressentir, dans le monde moderne, la distance entre l’idée de l’homme que la science et la philosophie proposent et celle à laquelle s’appliquent les législations et les notions politiques, morales ou sociales, est une distance croissante. Il y a déjà un abîme entre elles.

Si l’on traduisait en termes précis de l’usage scientifique les choses d’ordre social et moral, la discordance éclaterait entre ces idées : l’une qui serait le produit des recherches objectives récentes et fondées sur des éléments vérifiables (c’est là le sens exact du mot scientifique), l’autre indécise et confuse notion, où les croyances très anciennes, les habitudes de tout âge, les abstractions d’origine millénaire, les expériences économiques, politiques de plus d’un peuple, les sentiments plus ou moins vénérables, sont bizarrement engagés et combinés. Donnons un exemple : si l’on voulait appliquer dans l’ordre politique les idées sur l’homme que nous proposent les doctrines scientifiques actuelles, la vie deviendrait probablement insupportable pour la plupart d’entre nous. Il y aurait une révolte du sentiment général devant cette application rigoureuse des données les plus rationnelles. On arriverait, en effet, à classer chaque individu, à pénétrer dans son existence, parfois à supprimer ou à mutiler certains êtres tarés ou diminués…

Je ne sais si l’homme ne consentira jamais à se plier à une organisation aussi purement rationnelle, mais je n’ai choisi cet exemple exagéré à dessein que pour montrer le remarquable contraste qui existe déjà entre des conceptions concurrentes et coexistantes dans notre esprit, chacune douée de ses forces propres, se référant à la tradition ou au progrès. Voici d’ailleurs une assez grande nouveauté : cette antinomie entre le vrai scientifique et le réel politique. L’écart n’a pas toujours existé. Il y a eu des époques entières où la conception de l’homme que l’on trouvait chez le magistrat, chez l’homme d’État, dans les lois, dans les mœurs, et celle que la philosophie formulait n’étaient pas contradictoires.

Avant d’achever par un dernier trait le tableau de cette incohérence et de cette incoordination que je vous décris, je vais vous citer quelques pages du même essai dont je vous ai parlé[4]. J’y ai résumé, en forme de monologue, l’état de l’esprit européen devant son propre désarroi.

« … Maintenant, sur une immense terrasse qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux bords de la Somme, aux grès de Champagne, au granit d’Alsace, l’Hamlet européen regarde des millions de spectres. Mais il est un Hamlet intellectuel, il médite sur la vie et la mort des vérités ; il a pour fantôme tous les objets de nos controverses, il a pour remords tous les titres de notre gloire.

« Il est accablé sous le poids des découvertes, des connaissances, incapable de se reprendre à cette activité illimitée ; il songe à l’ennui de recommencer le passé, à la folie de vouloir innover toujours.

« Il chancelle entre les deux abîmes, car deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre.

« S’il saisit un crâne, c’est un crâne illustre : celui-ci fut Léonard de Vinci, qui inventa l’homme volant ; mais l’homme volant n’a pas précisément servi les intentions de l’inventeur. Nous savons que l’homme volant monté sur son grand cygne a de nos jours d’autres emplois que d’aller prendre de la neige à la cime des monts pour la jeter pendant les jours de chaleur sur le pavé des villes.

« Et cet autre crâne est celui de Leibniz, qui rêva de la paix universelle.

« Hamlet ne sait trop que faire de tous ces crânes, mais, s’il les abandonne, va-t-il cesser d’être lui-même ?… Son esprit affreusement clairvoyant contemple le passage de la guerre à la paix : ce passage est plus obscur, plus dangereux que le passage de la paix à la guerre ; tous les peuples en sont troublés…

« — Et moi, se dit-il, moi l’intellectuel européen, que vais-je devenir et qu’est-ce que la paix ?… La paix est peut-être l’état de choses dans lequel l’hostilité des hommes entre eux se manifeste par des créations au lieu de se traduire par des destructions comme fait la guerre.

« C’est le temps d’une concurrence créatrice et de la lutte des productions. Mais Moi, ne suis-je pas fatigué de produire ?… N’ai-je pas épuisé le désir des tentatives extrêmes, et n’ai-je pas abusé des savants mélanges ?… Faut-il laisser de côté mes devoirs difficiles et mes ambitions transcendantes ?… Dois-je suivre le mouvement et faire comme Polonius, qui dirige maintenant un grand journal ; comme Laërte, qui est quelque part dans l’aviation ; comme Rosencrantz, qui fait je ne sais quoi sous un nom russe ?… Adieu, fantômes, le monde n’a plus besoin de vous ni de moi.

« Le monde qui baptise du nom de progrès sa tendance à une précision fatale cherche à unir aux bienfaits de la vie les avantages de la mort.

« Une certaine confusion règne encore ; mais, encore un peu de temps, et tout s’éclaircira, nous verrons enfin apparaître le miracle d’une société animale, une parfaite et définitive fourmilière… »

Je vous ai dit tout à l’heure que l’esprit est caractérisé par une puissance de transformation dont la tendance est d’altérer les conditions initiales et animales de l’espèce, et qu’il est parvenu à se construire ainsi tout un monde fort différent du monde primitif donné. Il n’est donc pas étonnant qu’il se trouve en proie à une quantité d’énigmes dues aux antagonismes, aux contrastes qui ne manquent point de se déclarer entre les développements dont je viens de parler et la nature fondamentale de l’homme, sa nature de départ. À côté des énigmes réelles qui nous sont proposées par les choses, nous trouvons d’autres énigmes qui nous sont proposées par nos propres œuvres, par nos créations accumulées.

Une grande partie des difficultés actuelles tiennent à la survivance puissante d’une sorte de mystique ou de mythologie qui est de moins en moins en accord avec des faits, mais dont on ne sait comment se défaire. À chaque instant, on en ressent le poids mort et la nécessité. Il y a en nous un combat entre la veille, le passé qui est représenté par cette mythologie, et un certain lendemain qui nous travaille. Jamais ce combat de la veille et du lendemain n’a eu lieu plus furieusement qu’aujourd’hui. Vous en trouveriez sans doute de faibles images, des préfigures dans l’Histoire ; par exemple, à la fin du monde antique, au commencement du christianisme, au moment de la Renaissance, au moment de la Révolution.

Mais l’échelle des phénomènes a singulièrement changé. Plus nous allons, plus se fait sentir l’intervalle croissant qui se produit entre les deux aspects de l’activité de l’esprit, son aspect de transformation et son aspect de conservation.

Je dirai tout d’abord que toute la structure sociale est fondée sur la croyance ou sur la confiance. Tout pouvoir s’établit sur ces propriétés psychologiques. On peut dire que le monde social, le monde juridique, le monde politique, sont essentiellement des mondes mythiques, c’est-à-dire des mondes dont les lois, les bases, les relations qui les constituent, ne sont pas données, proposées par l’observation des choses, par une constatation, par une perception directe ; mais, au contraire, reçoivent de nous leur existence, leur force, leur action d’impulsion et de contrainte ; et cette existence et cette action sont d’autant plus puissantes que nous ignorons davantage qu’elles viennent de nous, de notre esprit.

Croire à la parole humaine, parlée ou écrite, est aussi indispensable aux humains que de se fier à la fermeté du sol. Certes, nous en doutons çà et là, mais nous ne pouvons en douter que dans des cas particuliers.

Le serment, le crédit, le contrat, la signature, les rapports qu’ils supposent, l’existence du passé, le pressentiment de l’avenir, les enseignements que nous recevons, les projets que nous formons, tout cela est de nature entièrement mythique, en ce sens que tout cela s’appuie entièrement sur je ne sais quelle propriété cardinale de nos esprits.

Or, le caractère essentiel de cette mythique indispensable est le suivant : elle permet l’inégalité dans les échanges, échange de paroles ou d’écritures contre des marchandises ; échange du tiens contre le tu l’auras ; échange du présent et du certain contre le futur et l’incertain ; échange, plus remarquable encore, de la confiance contre l’obéissance, de l’enthousiasme contre le renoncement et le sacrifice, du sentiment contre l’action.

En somme, échange du présent, du sensible, du pondérable, du réel, contre les avantages imaginés. Mais le progrès du sens positif, progrès qui est imposé, comme vous le savez, par l’organisation de plus en plus serrée d’un monde où les grandeurs mesurables dominent de plus en plus, où les choses vagues font de plus en plus sentir leur vague, ce progrès-là entame les antiques fondements de l’univers social.

Il faut avouer que les plus grands esprits ont précipité cette ruine (Voltaire, par exemple). Même dans les sciences, la tâche de la critique a été singulièrement pressante et féconde. Les plus grands esprits sont toujours des esprits sceptiques. Ils croient cependant à quelque chose, ils croient à tout ce qui peut les rendre plus grands. C’est le cas, par exemple, de Napoléon, qui croyait à son étoile, c’est-à-dire à soi-même. Or, ne pas croire aux croyances communes, c’est évidemment croire à soi, et souvent à soi seul…

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Mais, pour préciser cet aperçu de la vie fiduciaire du monde et de sa structure fondée sur la croyance dans l’homme et dans le lendemain et vous faire sentir toute l’importance réelle de l’imaginaire, je voudrais vous montrer comment le pouvoir lui-même, qui passe pour un effet de la force, est essentiellement une valeur spirituelle.

Le pouvoir n’a que la force qu’on veut bien lui attribuer ; même le plus brutal est fondé sur la croyance. On lui prête comme devant agir en tout temps et en tout point la puissance qu’il ne peut, en réalité, dépenser que sur un point et à un certain moment. En somme, tout pouvoir est exactement dans la situation d’un établissement de crédit dont l’existence repose sur la seule probabilité (d’ailleurs très grande) que tous les clients à la fois ne viendront pas le même jour réclamer leurs dépôts. Si, à chaque instant, à un moment quelconque, un pouvoir quelconque était sommé de produire ses forces réelles sur tous les points de son empire, ce pouvoir serait en tous ces points à peu près égal à zéro…

Remarquez aussi (considération plus intéressante encore) que, si tous les hommes étaient également éclairés, également critiques, et surtout également courageux, toute société serait impossible !…

La confiance ou la crédulité, l’inégalité intellectuelle et la crainte sous mille formes lui sont également indispensables. À ces éléments essentiels, s’ajoutent la cupidité et la vanité, — et autres vertus, — qui sont les condiments, les compléments psychiques de ces bases psychiques de la société et de la politique.

*

Mais je veux vous donner une image assez saisissante (quoique purement fantastique) de cette structure fiduciaire qu’exige tout l’édifice de la civilisation et qui est l’œuvre de l’esprit.

Supposez (et cette supposition n’est pas de moi, elle a été faite, je crois, par un écrivain anglais ou américain dont j’ai oublié le nom, dont je n’ai pas lu le livre, je n’en prends que l’idée que j’ai trouvée, il y a fort longtemps, dans quelque compte rendu)… l’auteur en question suppose qu’une sorte de maladie mystérieuse attaque et détruit rapidement tout le papier qui existe dans le monde. Point de défense, point de remède ; impossible de trouver le moyen d’exterminer le microbe ou de s’opposer au phénomène physico-chimique qui attaque la cellulose. Le rongeur inconnu pénètre les tiroirs et les coffres, réduisant en poudre le contenu de nos portefeuilles et de nos bibliothèques ; tout ce qui fut écrit s’évanouit.

Le papier, vous le savez, joue le rôle d’un accumulateur et d’un conducteur ; il conduit non seulement d’un homme à un autre, mais d’un temps à un autre, une charge très variable d’authenticité ou de crédibilité.

Imaginez donc le papier disparu : billets de banque, titres, actes, codes, poèmes, journaux, etc. Aussitôt, toute la vie sociale est foudroyée et, de cette ruine du passé, l’on voit émerger de l’avenir, du virtuel et du probable, le réel pur.

Chacun se sent aussitôt réduit à sa sphère immédiate de perception et d’action. L’avenir et le passé de chacun se resserrent prodigieusement ; nous sommes réduits au rayon de nos sens et de nos actions directes.

Voilà un exemple facile à concevoir du rôle immense joué par les valeurs verbales et fiduciaires. Rien ne fait mieux saisir la fragilité du monde organisé que cette hypothèse fantastique.

Mais je fais maintenant une autre hypothèse bien moins fantastique, et donc qui devrait être plus impressionnante : au lieu de cette désagrégation, de cette maladie, de cette tuberculose du papier, fragile support de tant de choses, supposez à présent que s’affaiblisse, que s’effondre le support de ce support : la croyance, la confiance, le crédit que nous accordons à ce papier et qui lui donne toute sa valeur. Le fait s’est déjà produit, mais jamais avec le caractère universel que nous devons malheureusement lui reconnaître de nos jours. Nous ne sommes plus dans l’hypothèse. Nous avons vu des traités solennels foulés aux pieds, d’autres perdre de jour en jour toute leur force ; nous voyons des États, tous les États manquer à leurs engagements, renier leur signature, opposer ou offrir à leurs créanciers l’horreur du vide.

Nous avons vu le législateur être contraint de délier des particuliers eux-mêmes des obligations que leur imposaient des contrats privés.

J’ose dire — chose extraordinaire ! — que l’or lui-même, l’or n’est plus en pleine possession de son immémoriale et mythique souveraineté ; lui, qui semblait contenir dans son atome très précieux et très pesant la confiance à l’état pur !…

Il s’agit donc d’une crise générale des valeurs. Rien n’y échappe, ni dans l’ordre économique, ni dans l’ordre moral, ni dans l’ordre politique. La liberté elle-même cesse d’être de mode. Les partis les plus avancés qui la réclamaient furieusement, il y a cinquante ans, la renient et l’immolent aujourd’hui !… Cette crise s’étend à tout : les sciences, le Code civil, la mécanique de Newton, les traditions diplomatiques, tout en est affecté. Je ne sais même pas si l’amour lui-même n’est pas en voie d’être évalué tout autrement qu’il ne l’était depuis une demi-douzaine de siècles…

En somme, crise de confiance, crise des conceptions fondamentales, c’est bien une crise de tous les rapports humains, c’est-à-dire une crise des valeurs données ou reçues par les esprits.

Mais ce n’est pas tout ; il faut envisager maintenant (et c’est par quoi je terminerai) une crise de l’esprit lui-même. Je laisse de côté la crise singulière des sciences, qui semblent désespérer maintenant de conserver leur antique idéal d’unification, d’explication de l’univers. L’univers se décompose, perd tout espoir d’une image unique. Le monde de l’extrême petitesse semble étrangement différent de celui qu’il compose par son agglomération. Même l’identité des corps s’y perd, et je ne parlerai pas non plus de la crise du déterminisme, c’est-à-dire de la causalité…

Mais je vise les dangers qui menacent très sérieusement l’existence même de toutes les valeurs supérieures de l’esprit.

Il est clair que l’on peut concevoir un état d’humanité presque heureux ; du moins en état stable, pacifié, organisé, confortable (je ne dis pas que nous en soyons fort près) ; mais on peut concevoir cet état, et concevoir en même temps qu’il s’accommode ou s’accommoderait d’une température intellectuelle fort tiède : en général, les peuples heureux n’ont pas d’esprit. Ils n’en ont pas grand besoin.

Si donc le monde suit une certaine pente sur laquelle il est déjà assez engagé, il faut dès aujourd’hui considérer comme en voie de disparition rapide les conditions dans lesquelles, et grâce auxquelles, ce que nous admirons le plus, ce qui a été fait de plus admirable jusqu’ici a été créé et a pu produire ses effets.

Tout concorde à diminuer les chances de ce qui pourrait être ou plutôt de ce qui aurait pu être de plus noble et de plus beau. Comment se peut-il ?

J’observe d’abord très facilement qu’il y a chez nous une diminution, une sorte d’obnubilation générale de la sensibilité. Nous autres modernes, nous sommes fort peu sensibles. L’homme moderne a les sens obtus, il supporte le bruit que vous savez, il supporte les odeurs nauséabondes, les éclairages violents et follement intenses ou contrastés ; il est soumis à une trépidation perpétuelle ; il a besoin d’excitants brutaux, de sons stridents, de boissons infernales, d’émotions brèves et bestiales.

Il supporte l’incohérence, il vit dans le désordre mental. D’autre part, ce travail de l’esprit auquel nous devons tout nous est parfois devenu trop facile. Le travail mental coordonné est muni aujourd’hui de moyens très puissants qui le rendent plus aisé, parfois au point de le supprimer. On a créé des symboles, il existe des machines qui dispensent de l’attention, qui dispensent du travail patient et difficile de l’esprit ; plus nous irons, plus les méthodes de symbolisation et de graphie rapide se multiplieront. Elles tendent à supprimer l’effort de raisonner.

Enfin, les conditions de la vie moderne tendent inévitablement, implacablement à égaliser les individus, à égaliser les caractères ; et c’est malheureusement et nécessairement sur le type le plus bas que la moyenne tend à se réduire. La mauvaise monnaie chasse la bonne.

Autre danger : je remarque que la crédulité et la naïveté sont en voie de développement inquiétant. J’observe depuis quelques années un nombre nouveau de superstitions qui n’existaient pas il y a vingt ans en France et qui s’introduisent peu à peu, même dans les salons. On voit des personnes fort distinguées frapper le bois des fauteuils et pratiquer des actes conjuratoires et fiduciaires. D’ailleurs, un des traits les plus frappants du monde actuel est la futilité ; je puis dire, sans risquer d’être trop sévère : nous sommes partagés entre la futilité et l’inquiétude. Nous avons les plus beaux jouets que l’homme ait jamais possédés : nous avons l’auto, nous avons le yo-yo, nous avons la T. S. F. et le cinéma ; nous avons tout ce que le génie a pu créer pour transmettre, avec la vitesse de la lumière, des choses qui ne sont pas toujours de la plus haute qualité. Que de divertissements ! Jamais tant de joujoux ! Mais que de préoccupations ! Jamais tant d’alarmes !

Que de devoirs enfin ! Devoirs dissimulés dans le confort lui-même ! Devoirs que la commodité, le souci du lendemain, multiplient de jour en jour, car l’organisation toujours plus parfaite de la vie nous capte aussi dans un réseau, de plus en plus serré, de règles et de contraintes, dont beaucoup nous sont insensibles ! Nous n’avons pas conscience de tout ce à quoi nous obéissons. Le téléphone sonne, nous y courons ; l’heure sonne, le rendez-vous nous presse… Songez à ce que sont, pour la formation de l’esprit, les horaires de travail, les horaires de transport, les commandements croissants de l’hygiène, jusqu’aux commandements de l’orthographe qui n’existaient pas jadis, jusqu’aux passages cloutés… Tout nous commande, tout nous presse, tout nous prescrit ce que nous avons à faire, et nous prescrit de le faire automatiquement. L’examen des réflexes devient le principal des examens d’aujourd’hui.

Il n’est pas jusqu’à la mode, mesdames, qui n’ait introduit une discipline de la fantaisie, une police de l’imitation qui soumet à de secrètes combinaisons économiques l’esthétique d’un jour…

Enfin, de toutes façons nous sommes circonscrits, dominés par une réglementation occulte ou sensible, qui s’étend à tout, et nous sommes ahuris par cette incohérence d’excitations qui nous obsède et dont nous finissons par avoir besoin.

Ne sont-ce pas là des conditions détestables pour la production ultérieure d’œuvres comparables à celles que l’humanité a faites dans les siècles précédents ? Nous avons perdu le loisir de mûrir, et, si nous rentrons en nous-mêmes, nous autres artistes, nous n’y trouvons pas cette autre vertu des anciens créateurs de beauté : le dessein de durer. Entre tant de croyances dont j’ai parlé, il en est une qui a disparu : c’est la croyance à la postérité et à son jugement.

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Nous voici maintenant au terme de cette revue du désordre que j’ai dû faire très rapide et que nécessairement je n’ai pas ordonnée. Peut-être attendez-vous de moi une conclusion ? Nous aimons que la pièce finisse bien ou du moins qu’elle finisse. Vous aurez prompte satisfaction sur ce dernier point. Sur l’autre, je vous répète que j’ai précisément pour objet l’impossibilité de conclure. Le besoin d’une conclusion est si puissant en nous que nous l’introduisons irrésistiblement et absurdement dans l’Histoire et même dans la politique. Nous découpons la suite des choses en tragédies bien déterminées, nous voulons qu’une guerre achevée soit une affaire nettement finie. Je n’ai pas besoin de vous dire que ce sentiment est malheureusement illusoire. Nous croyons aussi qu’une révolution est une solution nette, et nous savons que cela non plus n’est pas exact. Ce sont là des simplifications grossières des choses.

La seule conclusion d’une étude comme celle-ci, d’un regard sur le chaos dont je vous ai parlé, la seule conclusion qu’une étude de ce genre fasse désirer, serait une anticipation ou un pressentiment de quelque avenir. Mais j’ai horreur des prophéties. Il y a quelque temps, on est venu me demander ce que j’augurais de la vie et ce que je croyais qu’elle serait dans cinquante ans. Comme je haussais les épaules, le questionneur diminua ses prétentions ; il abaissa ses prix et il me dit : « Et dans vingt ans, où en serons-nous ? » Je lui ai répondu : « Nous entrons dans l’avenir à reculons… » et j’ai ajouté : « Que pouvait-on, en 1882, en 1892, prévoir de ce qui s’est passé depuis cette époque ? En 1882, il y a cinquante ans, il était impossible de prévoir les événements et les découvertes qui ont profondément modifié le visage du monde. » Et j’ai encore ajouté : « Monsieur, en 1892, auriez-vous prévu qu’en 1932, pour traverser une rue de Paris, il faudrait demander la protection d’un bébé de six mois et passer le gué clouté à l’abri d’un enfant en bas âge ?… » Il m’a répondu : « Je n’aurais pas prévu ça, moi non plus. »

En somme, il devient de plus en plus vain, et même de plus en plus dangereux, de prévoir à partir de données empruntées à la veille ou à l’avant-veille ; mais il demeure sage, et ce sera ma dernière parole, de se tenir prêt à tout, ou à presque tout. Il faut conserver dans nos esprits et dans nos cœurs la volonté de lucidité, la netteté de l’intellect, le sentiment de la grandeur et du risque, de l’aventure extraordinaire dans laquelle le genre humain, s’éloignant peut-être démesurément des conditions premières et naturelles de l’espèce, s’est engagé, allant je ne sais où !




  1. Conférence faite à l’Université des Annales le 16 novembre 1932.
  2. Une Conquête Méthodique.
  3. La Crise de l’Esprit.
  4. La Crise de l’Esprit.