Valparaiso et la société chilienne

Valparaiso et la société chilienne
Revue des Deux Mondes, période initialetome 19 (p. 59-88).

VALPARAISON


ET


LA SOCIETE CHILIENNE.




I.

Si l’on n’a pas connu les fatigues, les ennuis de la traversée du cap Horn, il faut renoncer à comprendre le charme mystérieux qui s’attache, pour le voyageur impatient et attristé, à ce doux nom de Valparaiso, sans cesse répété comme une consolation, comme un espoir, à travers les périlleux hasards d’une navigation contrariée par les vents. Que de fois, battus par une mer furibonde, nous mesurâmes tristement sur la carte marine l’espace qui nous séparait du port ! Que de semaines froides et tourmentées nous passâmes dans cette pénible attente ! Toujours d’étourdissans roulis, toujours un ciel morne où des nuages gris fuyaient comme un troupeau effaré sous le fouet du vent. Enfin le changement de latitude vint apporter quelque soulagement à cette souffrance quotidienne. La mer cessa de battre en brèche les flancs du navire, les jours redevinrent tièdes et limpides, les nuits reprirent leur parure d’étoiles. Un soir, dans les profondeurs de l’horizon, nous vîmes apparaître la silhouette incertaine d’une côte ; bientôt un phare montra dans la brume sa lueur sanglante, et, quand vint le jour, une vigie signala Valparaiso sous un rayon de soleil.

Il faut le dire, nous éprouvâmes ici l’une de ces déceptions qui ne font guère défaut durant un long voyage. Dans notre mémoire, plus fidèle aux prospérités qu’aux tristesses, les parages maudits du cap Horn tenaient peu de place ; en revanche, notre pensée s’était reportée vers le Brésil, et, sous l’impression de ces éclatans souvenirs, nous nous mîmes à demander compte à Valparaiso (Valle Paraiso) (1) du fallacieux prestige de son nom. Nous n’examinerons pas si les premiers navigateurs, après avoir échappé aux périls des océans, surent mieux que nous apprécier ce point abrupt de la côte d’Amérique, ou s’ils voulurent attacher à cette terre un témoignage impérissable des vertus hospitalières en honneur chez les Indiens ; nous ne nous arrêterons pas davantage à l’opinion, sans doute erronée, qui, s’appuyant sur une similitude de consonnances, fait dériver Valparaiso de valde paraiso (vain paradis) il vaut mieux esquisser fidèlement le tableau que nous avions sous les yeux, afin de mettre sur leurs gardes les voyageurs qui, comme nous, ne soupçonneraient pas jusqu’où peut aller, dans certains noms, l’ironie de l’antiphrase.

Quand nous fûmes à l’entrée de la baie demi-circulaire de Valparaiso, notre regard interrogea la côte, puis les hauteurs, cherchant avec avidité une végétation absente. — Au sud, des falaises sortaient perpendiculairement de la mer ; à l’est, une chaîne de collines pelées s’éloignait graduellement du rivage en inclinant vers le nord-ouest sa croupe onduleuse et monotone ; plus loin, dans la même direction, derrière un amphithéâtre de montagnes, la cordelière des Andes dressait vers le ciel un entassement de pics neigeux. Des cactus, des arbrisseaux épineux, grêles, disgraciés, qui semblaient croître à regret, mouchetaient de leur vert sombre les hauteurs voisines et ajoutaient encore à l’aspect désolé du paysage. Sur le rivage s’étendait la ville toute couverte de poussière ; l’une de ses extrémités escaladait trois collines ou cerros, l’autre se développait à l’aise dans la plaine. Une rue étranglée serpentait à la base de la montagne, établissant, comme une artère, la circulation entre la ville haute et la ville basse. Enfin parmi toute sorte de constructions, dont les teintes grises et rouges se confondaient avec celles du sol, deux monumens neufs étalaient des murs d’une blancheur immaculée ; le soleil faisait étinceler sur le premier une croix, c’était l’église ; un caducée surmontait le second, c’était la douane.

Un canot se rendait à terre ; nous nous y précipitâmes avec cette impatience fiévreuse à laquelle on est toujours en proie après une longue navigation. Nous passâmes au milieu d’une foule de navires marchands qui, venus là de tous les points du monde, chacun paré de ses couleurs nationales, croisaient en un réseau inextricable leurs mâts, leurs vergues et leurs chevelures de cordages, et nous débarquâmes sur un môle de bois, construit en forme de flèche pour mieux résister à la houle que le vent du nord pousse au rivage. La place de la douane, ouverte du côté de la mer, présente cette activité, cette agitation bruyante qui dénote d’importantes et nombreuses transactions commerciales : ce ne sont que piles de ballots sanglés et plombés, futailles de toute forme et de toute grandeur, vastes caisses étrangement peintes et semées de caractères baroques, œuvre laborieuse d’un pinceau chinois. Les travailleurs, semblables à des fourmis, circulent à travers ces marchandises qui s’amoncèlent, puis s’éparpillent sur des charrettes tirées à bras, sur des civières, et vont se perdre dans les profondeurs de l’entrepôt.

A peine débarqué, on peut déjà se faire une idée des costumes du peuple au Chili. Les hommes portent le poncho national ; c’est une pièce d’étoffe de laine carrée, au centre de laquelle on pratique une ouverture assez large pour laisser passer la tête. Ce vêtement, qui se met comme une dalmatique, est rayé de couleurs éclatantes, ou seulement orné d’une guirlande de fleurs disposée en bordure. Un chapeau de paille, dont le fond se termine en pain de sucre et dont les bords offrent peu de saillie, un grossier pantalon de toile, complètent cet accoutrement. Le costume des femmes, à défaut d’une coupe originale, se distingue par les plus téméraires oppositions de couleurs. Un châle de laine écarlate, bleu de ciel ou rose tendre, surmonte d’ordinaire un jupon d’indienne rayée ou fleurie ; nous disons surmonte, parce que le châle se porte d’une façon toute particulière : on le drape avec grace autour du buste en rejetant par-dessus l’épaule ses longues pointes, qui pendent sur le dos et ne descendent pas jusqu’au jupon. La Chilena sort toujours en cheveux ; une raie blanche comme l’ivoire sépare en deux parties sa magnifique chevelure noire, dont elle laisse flotter les tresses démesurées.

Il suffit souvent d’une promenade à travers une ville pour connaître le caractère et les mœurs des habitans. Avant de suivre le Chileno dans l’intimité de sa vie domestique, commençons donc par l’observer hors de chez lui et comme au passage, en parcourant les rues de Valparaiso. La ville, nous l’avons dit, se divise en deux parties distinctes. Celle qui borde la rade de commerce et s’élève en amphithéâtre sur trois cerros s’appelle el Puerto ; l’autre partie, ou l’extrémité occidentale de la ville, couvre une plaine que l’on nomme l’Almendral (lieu des amandiers). La hauteur inégale des trois cerros du Puerto les a fait baptiser de noms anglais, qui signifient hune de misaine, grand’hune et hune d’artimon. Les étrangers ne les connaissent guère que sous cette désignation hérétique, et ignorent pour la plupart leurs véritables noms chrétiens de San-Francisco, San-Augustin et San-Antonio.

C’est au Puerto que la ville se montre sous un de ses plus étranges et de ses plus sinistres aspects. Entre les trois cerros s’étendent des ravins nommés quebradas. Rien n’est plus misérable que les habitations entassées dans ces quebradas, rides profondes de la montagne, où fermentent toutes sortes de débris impurs. Les maisons, basses et hideuses, collées par un côté au sol, soutenues par l’autre sur des pieux disposés en béquilles, grimpent désordonnées, sans souci du voisinage. Ici une porte s’ouvre sur un toit ; une cheminée vomit des torrens de fumée noire dans une fenêtre ouverte ; là, des cordes tendues supportent des haillons, d’affreuses guenilles ; enfin des sentiers tortueux, rompus et seulement indiqués par l’usage, quelques planches étroites et vacillantes, conduisent à certains bouges où les chauves-souris et les lazzaroni de Valparaiso peuvent seuls pénétrer la nuit. Cette partie de la ville est pourtant l’eldorado des matelots étrangers. Il y a peu d’années encore, l’orgie débraillée y hurlait sans crainte, car la police montrait à l’endroit des quebradas une extrême circonspection ; plus d’un cadavre retrouvé au fond des ravins lui avait appris ce qu’il en coûtait de vouloir soumettre ces quartiers maudits à l’action de la force publique. Quant aux matelots, ce qui les entraîne vers les quebradas, est-il besoin de le dire ? Partout où il existe une ouverture, porte ou fenêtre, on peut apercevoir, assise sur le seuil de l’une, accroupie sur la devanture de l’autre, quelque niña au visage frais et souriant, dont la noire chevelure, ornée de fleurs, descend en flots abondans sur une épaule d’un galbe parfait, puis au second plan, dans l’ombre, une vieille femme ou plutôt une sorcière, au teint hâve, au profil grimaçant, mâchant sans relâche quelque bout de cigare éteint. Une œillade de la jeune fille, un salut de la vieille, accompagnés de cette formule hospitalière : La casa a la disposition de usted, attirent le matelot dans un antre plus dangereux que celui des sirènes ; les rôles d’équipage constatent ce fait en ajoutant aux noms des victimes pour tout commentaire ces quelques mots : Déserté à Valparaiso.

Parmi les cerros qui s’élèvent dans le Puerto, deux méritent surtout de nous arrêter. Tous deux sont couverts de fleurs et d’habitations silencieuses. Une société à part vit sur le premier, qu’on nomme et Cerro alegre ; le second, nécropole de Valparaiso, s’appelle le Panthéon. A peine a-t-on fait dix pas sur le Cerro alegre, qu’on reconnaît aux maisons coquettement peintes, aux parterres embaumés, aux sentiers bordés de verdure, cet amour de l’ordre et du comfortable qui distingue partout les enfans d’Albion. Ici des habitations assez basses pour braver les coups de vent, assez solides pour résister aux tremblemens de terre, recèlent un certain nombre de familles qui ont en quelque sorte transporté la patrie sur le sol de l’Amérique. Ces familles trouvent en elles-mêmes assez de ressources pour former des réunions où les étrangers sont rarement admis. Les joies et les fêtes de Valparaiso retentissent à peine jusqu’au sein de cette paisible colonie ; des intérêts commerciaux nombreux et puissans la rattachent seuls à la ville qui bruit au pied de sa montagne.

Le Panthéon de Valparaiso n’est point, comme on pourrait le croire, un lieu de sépulture exclusivement réservé aux citoyens illustres c’est tout simplement un cimetière où la ville dépose ses morts les plus vulgaires, en faisant payer pour les uns un certain droit d’inhumation, en jetant les autres dans des fosses communes, près de la place réservée aux protestans. La porte principale du Panthéon est surmontée d’une petite tour et flanquée de deux galeries basses. Ces constructions remplissent un côté du rectangle qui limite le champ mortuaire, et la façade véritable se trouve à l’intérieur. Dès l’entrée, une atmosphère chargée d’émanations suaves surprend et réjouit l’odorat. La rade azurée apparaît, couverte de navires et sillonnée de barquettes ; puis, à travers une rumeur confuse, l’oreille charmée distingue le chant joyeux des travailleurs et la plainte incessante des flots. Rien n’est moins funèbre que ce cimetière pimpant et fleuri, où gazouille, voltige et folâtre tout un monde d’oiseaux, de papillons et d’insectes. Les sentiers, sablés et ratissés avec soin, séparent des plates-bandes couvertes de tombes coquettes, montrant leur robe blanche sous les rosiers et les chèvrefeuilles ; des rameaux vagabonds couronnent les urnes cinéraires, des guirlandes sont suspendues aux bras des croix. Le cyprès, l’if au feuillage sombre, le saule aux rameaux éplorés, semblent bannis de ce parterre, où les rosiers festonnent les marbres, auxquels ils ont à regret cédé une place. Au milieu de l’allée principale, un cadran solaire, muni d’un canon de cuivre, semble marquer ironiquement les heures de l’éternité.

Du Panthéon, on redescend, par une quebrada tortueuse, à la place de la douane, station ordinaire des fiacres-omnibus, qui parcourent Valparaiso d’un bout à l’autre. Deux rues pavées de galets à la pointe dure et tranchante conduisent à l’Almendral ; l’une borde le rivage, l’autre avoisine la montagne. Dans cette dernière, certaines maisons peu séduisantes ont la prétention d’être bâties à la française, c’est-à-dire sans galeries extérieures ; d’autres ont deux étages, ce qui est presque une témérité sur un sol si fréquemment agité par les tremblemens de terre. L’espace laissé libre entre la mer et les cerros va se rétrécissant peu à peu, et les deux rues, qui se rejoignent comme les branches d’une fourche vers le manche, n’en forment plus qu’une seule bordée de constructions basses. Ici plus de galets, mais en revanche une poussière dans laquelle on enfonce jusqu’aux chevilles ; chaque voiture, chaque cavalier qui passe, la soulèvent en tourbillons, et si, par malheur, vous êtes devancé par un de ces chariots primitifs dont les roues pleines gémissent sur tous les tons, votre infortune est complète ; il faut vous résigner à marcher enveloppé dans un nuage et torturé par les cinq sens à la fois. Bientôt la chaussée, longée d’un côté par la mer, dominée de l’autre par des falaises, devient assez étroite pour interrompre la chaîne des constructions ; mais elle est néanmoins assez large encore pour que deux voitures puissent s’y croiser sans trop de peine. Ce passage était jadis difficile et périlleux, difficile à cause de la disposition du terrain, périlleux parce que des bandits s’y embusquaient et détroussaient les passans attardés. La terreur qu’il inspirait alors lui fit donner le nom de petit cap Horn ; mais son titre le plus légitime à ce nom sinistre est sans doute le voisinage d’un point de la grève où les navires sont ordinairement poussés et mis en pièces sur les rochers durant les fortes brises du nord. Ce passage franchi, les constructions reparaissent, et la ville va s’élargissant jusqu’à la place d’Orégo, qui forme l’entrée de l’Almendral ; là, elle prend ses coudées franches et couvre une plaine sablonneuse délaissée par la mer. Les rues de l’Almendral n’ont rien qui les distingue de celles du Puerto : quelques-unes pourtant sont sillonnées par de profondes rigoles remplies d’eau stagnante et redoutables pendant les nuits sombres. Enfin, à l’extrémité de ce quartier, un ruisseau large et rapide fertilise dans son cours des jardins où croissent pêle-mêle et en abondance les fruits et les fleurs des deux hémisphères.

Valparaiso n’était qu’une misérable bourgade à l’époque où l’art espagnol couvrait de chefs-d’œuvre la métropole et ses colonies. Il ne faut donc point chercher des merveilles d’architecture dans cette ville improvisée en quelque sorte par le commerce. Presque tous les édifices religieux datent d’hier ; un goût mesquin s’y révèle, et l’intérieur est très pauvrement orné. L’église paroissiale de Notre-Dame, stuée sur une hauteur du Puerto, est néanmoins d’un style supportable ; le clocher de bois, dont les trois étages, posés sur de légères colonnettes, vont se rétrécissant vers le faîte, ne manque pas d’une certaine élégance. L’entrepôt des douanes est aussi surmonté d’une tour octogone ou mirador qui, de loin, le fait ressembler à une église. Cet édifice, bâti dans de vastes proportions, est bien placé et parfaitement approprié à son usage.

C’est dans l’Almendral, c’est sur le marché d’Orégo qu’on rencontre les campagnards des environs de Valparaiso. Un règlement de police interdit en effet l’entrée du Puerto à leurs lourds véhicules. Les vendeurs, abrités par une natte que soutiennent des piquets, étalent sur un tapis des fruits et différens comestibles. Ce sont des melons, moins sucrés que les nôtres, des sandias, sorte de melons d’eau verts au dehors, sanglans à l’intérieur, et si appréciés des habitans, qu’ils en mangent deux ou trois dans une journée ; enfin les oranges, les raisins, les pommes et surtout les fraises, qui semblent être là dans leur vraie patrie. Parmi les mets nationaux, on remarque le maïs cuit, écrasé et sucré avec du miel, nourriture rafraîchissante et purgative, en grand usage surtout durant l’été ; la charquican, viande séchée au soleil, hachée menu et mélangée avec de la graisse, de l’aji et de l’oignon ; la casuela, ragoût de poulet assaisonné aussi avec force aji et oignon. – L’aji, cet enragé piment, se glisse partout ; quand on a la bouche à l’épreuve de ce condiment énergique, on peut sans crainte avaler des charbons ardens. La boisson favorite du peuple s’appelle chicha[1]. Il y a plusieurs espèces de chichas : la chicha de aloja, faite de maïs et de pois ; la chicha de mançana, où la pomme broyée entre comme principal ingrédient ; enfin la chicha de raisins écrasés et non fermentés. Une écume permanente semblable à un petit dôme neigeux surmonte ordinairement les flacons de chichas et fait croire à première vue qu’on les cachète avec du coton.

Au milieu du marché d’Orégo, on voit des échoppes entourées de bancs sur lesquels des guassos assis en plein air tendent à un Figaro de bas étage leur face de cuivre rouge. Le guasso est le paysan du Chili. Il personnifie le centaure antique, lui et son cheval ne font qu’un ; il boit, mange et dort en selle. Habitué à vivre en plein soleil, il porte ordinairement un mouchoir sous son chapeau de paille ; le poncho, la culotte de toile et les botas complètent son costume. Les botas sont de larges tuyaux d’étoffe de laine qui, retenus au-dessus du genou par une jarretière, descendent jusqu’au cou-de-pied. Cette espèce de guêtres a son utilité dans les sentiers étroits, où les jambes sont exposées au rude contact des roches. Les éperons et le laso ne quittent jamais le guasso. L’éperon chileno, copie exagérée de l’éperon français, a pour molette un soleil de fer argenté dont le diamètre a six pouces, et dont les rayons semblent des lames de poignard. Le laso est une corde de cuir frottée de graisse, très flexible et terminée par un nœud coulant dont on élargit à volonté l’ouverture. Au moyen de cet instrument, le guasso arrête à quinze pas dans sa course un taureau ou un cheval lancés à fond de train. Pour compléter le portrait du guasso, il faut parler de son cheval, car, nous l’avons dit, l’homme et sa monture sont inséparables. Les chevaux du pays sont de race andalouse ; ils semblent avoir gagné en qualité, sinon en élégance, ce qui tient sans doute au peu de soins qu’on leur donne et à la façon brutale dont on les surmène. Le harnachement des chevaux chilenos diffère aussi de celui des nôtres. Autant on s’applique à simplifier celui-ci, autant on s’évertue à surcharger celui-là. La selle d’un guasso est ordinairement couverte de huit ou dix pelliones, peaux de mérinos teintes en bleu ou en brun. Sur une pareille assiette, le plus médiocre cavalier est comme enraciné ; ses genoux, enfoncés dans l’épaisseur de la laine, le maintiennent parfaitement en équilibre. Cette superposition de pelliones explique certaine épigramme d’un poète argentino, où il est dit que « les Chilenos, gens à idées grandioses, bâtissent des pyramides sur leurs chevaux. » Quand un guasso veut éprouver un cheval, il le lance au grand galop ; puis il tire brusquement la bride avec un poignet de fer. Le cheval, ne pouvant tout d’un coup rompre son élan, s’accroupit sur le train de derrière. Le cavalier, sans lui donner le temps de reposer ses pieds de devant, le fait alors pirouetter de droite à gauche et de gauche à droite[2]. Rien ne paraît impossible à un guasso. Il descend ou plutôt il roule sur les pentes rapides, enveloppé d’un nuage de poussière, et entraînant à sa suite un ruisseau de terre et de cailloux ; au besoin, il grimperait à un escalier.

Toute déshéritée qu’elle soit sous le rapport pittoresque, Valparaiso a pourtant une promenade, qui a été péniblement conquise sur la mer. On y arrive par une rue bordée de maisons basses exclusivement vouées au commerce des comestibles. Les étals de bouchers, les magasins de fromages et de poissons secs, les suifs, les cuirs et autres marchandises nauséabondes vous invitent à presser le pas jusqu’à l’arsenal, qui s’élève à l’entrée de la promenade. Là, deux ou trois hangars abritent des bois de construction, des outils et des ustensiles propres aux travaux de terrassement. On voit aussi couchés côte à côte sur le sol, près de pyramides de boulets, des canons de bronze remarquables par l’élégance de l’ornementation et par l’ancienneté de la fonte. Tels qu’ils sont d’ailleurs, ces vétérans paraissent encore en état de servir la république.

Dans la cour de l’arsenal stationnent ordinairement les voitures connues sous le nom de bagnes ambulans : ce sont de vastes cages de fer montées sur des roues, flanquées d’une guérite et habitées chacune par dix ou quinze bandits, auxquels elles servent à la fois de réfectoire, de vestiaire et de dortoir, comme le témoignent les écuelles, les guenilles et les matelas que l’on aperçoit dans l’intérieur. Les jours ordinaires, ces cages conduisent leurs misérables hôtes sur le lieu même des travaux d’utilité publique en cours d’exécution ; mais le dimanche elles restent dételées, et les condamnés, enchaînés par le pied, pittoresquement couverts de haillons comme les gueux de Callot, collent aux barreaux des faces qui le plus souvent joignent à une laideur naturelle la double laideur du vice et de la misère. Les uns implorent la charité d’une voix dolente, les autres se donnent la satisfaction d’apostropher les passans et de leur faire toute sorte d’affreuses grimaces.

A quelques pas de l’arsenal s’étend, devant le château (el Castillo), qui lui a donné son nom, la promenade dont nous avons parlé. La pioche et la mine d’ingénieurs intelligens l’ont creusée à travers des rochers battus par la mer. Cette avenue s’élève en pente très douce, elle laisse à droite sur la grève des baraques hantées seulement à l’époque des bains de mer, et aboutit à une charmante maisonnette toute blanche, qui porte à son côté un bouquet d’arbres verts. A partir de cet endroit, appelé el Descanso, la promenade se divise en deux branches. Celle de gauche forme le commencement d’une large route qui conduit à la pointe du phare ; l’autre, taillée en partie dans le roc, s’élance jusqu’à une plate-forme étroite, d’où l’on découvre la rade et la ville entière ; mais ce prolongement, ciselé en quelque sorte au flanc des falaises, est si escarpé, si étroit, si vertigineux, qu’il convient tout au plus au pied fourchu des chèvres ; aussi le nomme-t-on Camino del Diablo.

Le Castillo, désert une partie de l’année, s’anime pendant la belle saison, c’est-à-dire du mois de septembre au mois d’avril. Le dimanche surtout, de fraîches et brillantes toilettes émaillent cette étroite chaussée, qui semble alors une longue plate-bande dont le vent de la mer agite incessamment les fleurs. Les promeneuses laissent à découvert leur chevelure aplatie sur les tempes en bandeaux noirs et lustrés, quelquefois tordue en spirales épaisses sur la nuque, et plus souvent encore divisée en deux tresses flottantes. La régularité et la douceur de la physionomie sont choses communes parmi les Chilenas, mais l’élégance de la démarche, la grace du mouvement, la délicatesse des formes, nous paraissent l’apanage d’une minorité fort restreinte aujourd’hui, minorité à laquelle un sang pur de tout mélange conserve sans doute sa perfection originelle : nous voulons parler de la race des conquérans, des filles de la vieille Espagne. A Valparaiso, il ne faut point chercher les vraies Chilenas (nous désignons par ce mot les descendantes des races espagnole et indienne mélangées) parmi les jeunes femmes du monde, car un grand nombre d’Européens enrichis se sont alliés aux enfans du pays (hijos del païs), et ont imprimé à leur descendance l’irrécusable cachet d’une nationalité différente. Chez le peuple, ces mariages ont été moins nombreux ; aussi trouve-t-on là surtout les Chilenas au type indien ou espagnol, modifié suivant le nombre des alliances dans l’une ou l’autre de ces races. Des cheveux noirs, épais et rudes, un front étroit et bas, des yeux relevés légèrement vers les tempes, des mâchoires saillantes, révèlent le sang indien. Des sourcils d’une courbure gracieuse, des yeux mobiles, lumineux et fendus en amande, un nez mince, une main fine, un pied petit, caractérisent l’origine espagnole. La diversité des races se révèle aussi par les nuances de la peau. Parmi les femmes réunies le dimanche au Castillo, les unes sont vigoureusement colorées comme le cuivre, les autres semblent dorées par un rayon de soleil ; celles-ci sont pâles comme des roses thé, celles-là ont la douce fraîcheur des roses du Bengale ; s’il y a quelque différence dans la couleur des chevelures, il n’y en a point dans celle des yeux, qui sont généralement noirs. La tournure des Chilenas ne répond pas toujours à la finesse gracieuse de leur physionomie. On cherche en vain sur le Castillo ces tailles souples, élégantes ou fièrement cambrées, si communes dans les anciennes colonies espagnoles. Celui qui n’aurait vu les femmes de Valparaiso que sur la chaussée du Castillo serait donc tenté de mêler certaines restrictions aux éloges que leur ont si complaisamment décernés la plupart des voyageurs ; mais convient-il de s’en rapporter à cette première impression, et ne vaut-il pas mieux suivre les Chilenas dans les salons, leur vrai théâtre ? Ce sera aussi connaître la vie de Valparaiso sous son plus séduisant aspect.


II.

La présentation d’un étranger dans une famille de Valparaiso n’offrait, il y a quelques années, aucune difficulté ; il s’y introduisait pour ainsi dire sans patronage, recevait presque toujours un aimable et bienveillant accueil, et arrivait rapidement à l’intimité. Aujourd’hui encore, l’accès d’un salon est aisé ; mais une plus grande rigidité de mœurs et le nombre considérable des voyageurs, en nécessitant de sages restrictions, ont rendu l’intimité plus difficile et l’hospitalité moins banale, surtout chez les principaux habitans de la ville. Néanmoins ces vertus primitives, qui rendent le séjour de Valparaiso si cher aux étrangers, se conserveront long-temps encore dans le cœur des Chilenos, car ils les pratiquent sans la moindre contrainte, et ils y voient bien plus un plaisir qu’un devoir.

Un des officiers de notre narine royale, auquel une station de plusieurs années sur les côtes du Chili avait donné droit de bourgeoisie à Valparaiso, avait bien voulu nous introduire chez l’un des notables habitans de l’Almendral. Quand nous entrâmes dans le salon, le dueño de la casa (maître de la maison), qui aspirait avec une singulière expression de sensualité la fumée d’un puro, se leva, vint à nous, écouta nos noms, prononça avec une gravité toute castillane la formule d’usage : la casa esta a la disposition de ustedes caballeros, formule qui, cette fois, avait une tout autre acception que dans les quebradas, et, après nous avoir touché la main, il reprit sa place en soufflant par les narines deux jets d’une fumée retenue captive depuis notre arrivée. La maîtresse de la maison ratifia avec une grace charmante l’offre hospitalière que venait de nous faire son mari, et, à partir de ce moment, nous ne sommes jamais entrés dans cette maison sans y trouver l’accueil poli des premiers jours, uni bientôt au charme de la plus affectueuse cordialité.

Le caractère peu expansif des hommes ne leur permettait pas de s’écarter avec nous d’une certaine réserve ; nous rencontrâmes au contraire chez les femmes un sans-façon qui, de prime-abord, nous surprit et nous eût inquiétés, s’il n’avait été compensé par toute sorte d’adroites prévenances. Nos premiers bégaiemens dans cette langue espagnole si féconde en équivoques déterminaient quelquefois le rire, mais ce rire de bon aloi, si peu déconcertant, qu’après l’avoir provoqué, on s’empresse d’y prendre part. Disons en passant que, si rien n’égale la patience stoïque du Chilien quand il s’agit d’écouter la conversation d’un étranger, rien n’égale non plus l’assurance du Français à parler une langue qu’il estropie. Heureusement il y avait chez nos hôtes assez d’indulgence et d’aménité pour nous pardonner une faiblesse nationale, et, dès la première entrevue, nous étions parmi eux comme d’anciennes connaissances quand on servit le mathé.

Le mathé est une herbe originaire du Paraguay, où elle se nommait aussi herbe de saint Dominique. Si l’on en croit la tradition, le saint visita cette contrée, et, satisfait sans doute de sa visite, il voulut y consacrer, par un miracle utile, le souvenir de son passage. Or, ne trouvant rien de mieux à faire, il convertit les propriétés vénéneuses d’une herbe fort commune dans le pays en qualités bienfaisantes et salutaires. Le mathé fut dès-lors en grand usage au Paraguay, il devint le dictame, la panacée universelle : bientôt la renommée de cette plante se répandit dans toute l’Amérique du Sud, où le mathé fait depuis ce temps les délices des tertullias.

Le mathé se prépare à peu près comme le thé, mais on boit cette infusion d’une façon toute pittoresque. Le vase affecté au mathé est de forme ovoïde, enrichi de filigranes et monté sur un pied ciselé. L’ouverture du vase est étroite ; néanmoins elle peut donner passage à une bombilla, ampoule grosse comme une noisette, soudée à l’extrémité d’un tube. Cet appareil est ordinairement en or ou en argent chez les riches, en bois ou en terre chez les pauvres. On introduit dans le vase une, pincée de feuilles de mathé, un morceau de caramel, quelquefois des épices, et on le remplit avec de l’eau bouillante. La bombilla plonge dans cette mixture, dont on aspire à petites gorgées, par l’autre extrémité du tube, toute la partie liquide.

Le jeu de cet instrument nous parut d’une simplicité primitive. Celui d’entre nous qui fut le premier servi s’empressa d’en faire l’essai, et porta le tube à ses lèvres en fumeur expérimenté. Près de lui, une femme semblait prendre à l’opération un vif intérêt ; elle vit le mouvement, et, mue par un sentiment charitable, elle s’écria : Cuidao ; señor, esta muy caliente el mathé ! — prenez garde, monsieur, le mathé est bouillant. Il était trop tard. A sa première aspiration, l’infortuné bondit comme en délire et laissa tomber à ses pieds la boisson infernale ; il avait reçu dans la bouche un jet liquide, bouillant et dévorant comme, du plomb fondu. Cette mésaventure éveilla notre prudence, et nous pûmes savourer sans encombre cette liqueur, dont l’arome et le goût, nous parurent infiniment préférables à ceux du thé. On servit ensuite des dulces : c’étaient du coco râpé et confit, de la conserve de roses et des azucarillas ; puis, l’heure de la séparation étant arrivée, on nous fit promettre de revenir le lendemain.

Quand un étranger s’est montré durant une semaine dans un salon de Valparaiso et qu’il s’abstient un ou deux soirs d’y venir, son absence est remarquée. Si elle dure plusieurs jours, il peut s’attendre à subir un fort réjouissant interrogatoire, qui aura pour thème cette phrase, répétée vingt fois par les femmes : — Esta usted enamorado ? — Une réponse affirmative ne fait, comme on le pense bien, que déterminer une nouvelle série de questions. Les curieuses veulent naturellement alors connaître le nom de l’hechisera (enchanteresse) dont l’étranger subit le charme. Or, les Chilenas sont deux fois femmes, quand il s’agit de pénétrer un mystère d’amour. Nous dirions volontiers que, seules au monde, leurs voisines du Pérou possèdent à un degré plus exorbitant l’antique et fatale qualité de Pandore. Souvent il arrive que, harcelé dans sa discrétion, l’enamorado répond galamment à celle qui l’interroge qu’elle seule est son hechisera. Malgré le plaisir avec lequel on accepte cette déclaration à brûle-pourpoint, on affecte de n’y pas croire, et celui qui l’a lancée est traité d’enabustero, adjectif espagnol qui désigne ce mélange de gentillesse et d’hypocrisie dont le Chérubin de Beaumarchais est la personnification poétique. On pardonne pourtant à l’embustero ses escapades ; mais, si elles se renouvellent, on découvre vite aux pieds de quelle niña il dépense ses heures. Les femmes lui font alors une petite moue pleine de charme, et laissent tomber, toute remplie des reproches amers de leur cœur, cette seule parole : Ingrato !

Le mot de señora (madame) semble au Chili exclu des conversations. Les plus vénérables matrones se font toujours appeler señorita (mademoiselle). L’appellido (nom de famille), rarement usité, ne sert qu’à désigner les absens ; on ignore même parfois le nom des étrangers. Le nom de baptême (el nombre), traduit en espagnol et précédé du substantif honorifique don, est seul employé dans le dialogue ordinaire. La soudaine métamorphose du nom cause de prime-abord un singulier étonnement, surtout si, par exemple, l’on a saint Jean pour patron. En effet, don Juan, au point de vue de la beauté, de l’élégance et de la bravoure, est devenu pour nous un type complet ; or, l’individu chétif, mal venu et laid, qui s’entend baptiser tout à coup de ce nom formidable, se trouve aussi embarrassé que si on l’affublait à l’improviste de la panoplie colossale de quelque ancien preux.

L’étranger peu familiarisé avec les habitudes des Chilenas pourrait souvent tirer de la franchise de leurs ojeadas, et d’une assez grande liberté de parole, les conclusions les plus caressantes pour son amour-propre. Tantôt c’est une fleur qu’une jeune femme lui offre, après l’avoir arrachée à l’édifice de sa chevelure, tantôt elle partage avec lui un pastelito (petit gâteau), ou bien elle lui présente le vase de mathé à moitié vide et la bombilla humide encore de la pression de ses lèvres roses. Toutes ces gracieusetés ont un seul et unique but, celui de témoigner à l’étranger combien sa présence est agréable. Si elles faisaient naître en lui d’autres idées, l’avenir lui apporterait de singuliers mécomptes. A Valparaiso comme dans tous les pays espagnols, cet abandon gracieux, cette absence de toute pruderie, ne font qu’ajouter plus de charme aux relations du monde ; ils n’ont aucune influence pernicieuse sur les mœurs.

Ordinairement les hommes fument en présence des femmes des cigares et des cigarettes ; mais, aussitôt que le personnel d’un salon devient nombreux et que la réunion prend les allures d’une tertullia, les fumeurs sont relégués dans une pièce voisine, où l’on dispose pour eux des rafraîchissemens sur un dressoir. L’ameublement d’un salon chileno ne diffère point, quant aux meubles, de celui d’un salon français ; seulement l’art du tapissier ne s’est pas encore naturalisé à Valparaiso. On y rencontre peu de glaces et de draperies. Dans les habitations de la classe inférieure, quelques tabourets, des nattes sur le sol ou sur les carreaux du parquet, une malle peinte couverte d’oiseaux prodigieux qui becquètent des fleurs imaginaires, un lit drapé avec une prétention des plus provoquantes, composent tout le mobilier. Le seul ornement de la cloison blanchie à la chaux est un bénitier avec un rameau de Pâque passé en sautoir ; le seul objet de luxe est une viguela (guitare). Dans le salon du riche, le piano a usurpé la place de la viguela. Or, cet instrument de musique n’est pas, comme souvent en France, un vain ornement ; il est en quelque sorte indispensable. Dans ces tertullias quotidiennes, où le champ des conversations est fort limité, on n’attend pas toujours que la causerie languisse pour avoir recours à la musique. A peine êtes-vous assis même pour la première fois dans un salon, que les femmes vous adressent cette question : Sabe usted tocar, señor ? Cette phrase veut dire, suivant le lieu où l’on se trouve : Savez-vous jouer du piano ? savez-vous jouer de la guitare ? Puis on ajoute aussitôt sans employer la formule dubitative : Usted canta, señor. Malheur à ceux qui sont en mesure de répondre affirmativement à l’une ou à l’autre de ces demandes ! A l’instant même on voudra mettre leurs talens à l’épreuve ; puis chaque jour invariablement on les priera de tocar ou de cantar.

Les Chilenas en général jouent assez agréablement du piano, quelques-unes ont la voix d’une extrême douceur ; mais nous n’avons pas trouvé dans la société de Valparaiso un seul véritable talent musical. La romance française y règne en souveraine ; les femmes la chantent avec peu d’expression, et surtout avec un accent insupportable. Quand elles daignent chanter la romance espagnole, leur voix prend un charme particulier, et on les écoute avec un vrai plaisir. Nous n’avons guère entendu chanter ces dernières romances que dans les salons du second ordre, chez les véritables enfans du pays. Quand la chanteuse faisait frémir sa viguela, les assistans semblaient obéir à un pouvoir magique, et unissaient leurs voix à la sienne. Un de ces concerts improvisés nous est resté dans la mémoire. C’était dans un modeste salon de l’Almendral ; nous devisions gaiement avec les niñas en fumant des cigarettes. Trois personnages, drapés dans leurs manteaux comme des Espagnols du bon temps, étaient entrés depuis une heure ; ils avaient à peine salué et s’étaient assis, le chapeau descendu jusqu’aux yeux, le manteau monté jusqu’au nez, sur des chaises disposées en ordre contre la cloison. Depuis ce moment, immobiles, muets et impassibles, on les eût pris pour des statues, si leurs yeux noirs, grands et limpides, n’avaient suffisamment protesté contre une pareille supposition. La partie active de l’assemblée se composait de deux groupes : le nôtre, où l’on causait et où l’on riait ; puis, à l’autre extrémité de l’appartement, se trouvait un groupe de vieilles femmes, où l’on parlait avec inquiétude d’une comète visible à cette époque. Quelqu’un pria une jeune fille de chanter elle fit d’abord la moue et résista coquettement à nos supplications (or, celle-là faisait exception parmi les Chilenas) ; mais sur une remontrance que sa mère lui adressa en ces termes : Vaya pues, niña, no sea majadera, elle prit sa guitare, et commença une romance qui rappelait les fadaises héroïques de l’empire.

Debo partir, mi dulce amiga,
La suerte cruel lo exige asi.
Patria y honor asi lo manda,
Mi corazon se queda aqui[3].


Au second vers, une voix grave sortit de l’un des manteaux et se joignit à celle de la chanteuse ; une deuxième voix, puis une troisième murmurèrent timidement d’abord ; bientôt elles prirent leur essor, et ce fut le signal d’un chœur bizarre, où tous les assistans exécutaient leur partie avec un flegme imperturbable. Quelques notes de musique avaient suffi pour arracher les hommes à leur contemplation silencieuse, les vieilles femmes à leurs graves discours, et les jeunes filles à leurs folles causeries.

La danse n’est pas moins en faveur à Valparaiso que la musique. Par malheur, on commence à répudier là, comme en Espagne, ces drames chorégraphiques où le jeu de la physionomie et la mobilité du geste suppléent si merveilleusement à la parole. Ainsi la zambacueca, danse gracieuse et coquette, s’est vue reléguée dans les basses classes de la société ; les rares femmes du monde qui savent la danser encore désavouent ce talent, et l’on triomphe avec peine de l’étrange opiniâtreté qu’elles apportent à voiler une de leurs séductions. Un chœur de voix, un raclement de guitare, composent l’orchestre ordinaire de toute zambacueca. La danseuse et son partenaire se campent fièrement en face l’un de l’autre, la main gauche sur la hanche. Aux premières vibrations de la viguela, les assistans entonnent une chanson semi-burlesque. Les danseurs suivent aussitôt le mouvement rhythmique, et commencent une série de passes ; la danseuse pirouette souvent avec une certaine affectation de dédain, le cavalier combine ses pas de manière à se trouver en face de la belle dédaigneuse, et montre durant ce manège une constance héroïque dont elle finit par lui savoir gré, car elle s’humanise peu à peu et se rapproche de lui ; mais, rappelant bientôt toutes lek, forces de sa volonté, elle s’éloigne de nouveau, pirouette encore et,, cherche à se soustraire au charme qui l’enivre. Vains efforts ! la passion l’entraîne ; un dernier élan la conduit à son danseur comme le fer à l’aimant, et elle laisse tomber son mouchoir.

Quand la femme du peuple danse la zambacueca, elle y apporte une fougue sans pareille. Ses mouvemens sont vifs et gais, quelquefois inégaux comme le vol du papillon, quelquefois réguliers comme les oscillations du pendule ; souvent elle piétine d’une façon bruyante et particulière ; puis tout à coup la pointe de son pied, effleurant le parquet, décrit des courbes silencieuses. Cette danse, chez la femme du monde, n’a rien dont la morale sévère puisse s’offusquer ; on n’y voit guère que des pas cadencés avec art, une désinvolture pleine de molle flexibilité, enfin des gestes gracieux et modérés.

A l’époque de l’année où les beautés de San-Iago, la capitale du Chili, viennent chercher dans les bains de mer un soulagement contre les ardeurs de l’été, les salons de Valparaiso présentent une animation inaccoutumée. Alors chaque soir on entend le piano jeter par les fenêtres ouvertes ses notes évaporées ; la danse redouble d’ardeur ; l’attrait du plaisir prévaut sur les absurdes préjugés, et la zambacueca bannie reparaît timide d’abord, puis enfin triomphante, la couronne au front et saluée par de nombreux bravos. Des jours gaiement remplis succèdent aux danses nocturnes. Ce sont des promenades sur l’eau, des visites aux navires étrangers. Des cavalcades joyeuses traversent les rues, amazones, en tête, voiles et chevelures au vent, éclairs dans tous les yeux, sourires sur toutes les lèvres : on court chercher l’ombre à plusieurs lieues de la ville, on se rend à Villa la Mar, à la Quebrada verde. Jamais mieux que durant ces quelques semaines entièrement consacrées aux fêtes et aux distractions élégantes on ne comprend l’attrait qu’a toujours eu Valparaiso pour les voyageurs et les marins de toutes les nations. Comment quitter d’ailleurs sans regret cette ville amie du plaisir, cette ville où le Français lui-même échappe à ces vagues et maladives aspirations vers la terre natale, symptômes nostalgiques si communs chez nos compatriotes après quelques années passées sous un ciel étranger ?

Malheureusement le climat de Valparaiso est perfide ; des journées de deuil et de tristesse succèdent aux nuits de fête. Les tourmentes, les tremblemens de terre, affligent tour à tour cette partie du Chili. Le vent du sud et le vent du nord sont redoutés à Valparaiso comme d’implacables ennemis. L’un vient de terre et soulève une poussière fine et brûlante qu’il porte au loin comme un brouillard sur les navires ; l’autre vient de la mer et pousse d’énormes vagues vers le rivage. Quand le premier de ces vents souffle (ce qui arrive presque tous les jours durant l’été), la ville se voile d’un nuage doré, la mer se couvre d’écume. Braver ce (chamsin, se rendre à pied du Puerto à l’Almendral à travers les flots d’une poussière fine et pénétrante comme du tabac d’Espagne, c’est une action presque comparable à celle de Léandre traversant l’Hellespont à la nage. Le vent du sud se déclare vers midi, et, pendant qu’il règne, le ciel conserve un azur irréprochable ; enfin, quand le soleil abaisse vers les monts du couchant son disque radieux, les rafales deviennent plus rares, puis elles s’affaiblissent avec la lumière décroissante, et la nuit semble faire descendre avec elle le calme le plus profond sur la terre et sur les flots.

La baie de Valparaiso est sans abri contre le vent du nord. Pour peu que ce vent souffle avec furie (ce qui est rare), la houle devient une montagne dont la crête déferle en rugissant. Malheur alors aux navires assez imprudens pour rester au mouillage ou pour ne pouvoir le fuir ! En vain ils raidiront leurs câbles et se cramponneront aux roches sous-marines de toute la force de leurs ancres crochues : câbles, chaînes et ancres seront impuissans à les retenir ; ils dériveront avec rapidité et s’en iront à la côte renouveler le drame horrible de 1823, où dix-sept navires furent mis en pièces sans qu’il fût possible de sauver même l’équipage de plusieurs d’entre eux.

On peut se garantir des fastidieuses tourmentes du sud en restant chez soi et en tenant portes et fenêtres closes, on peut se précautionner contre le souffle déchaîné du nord ; mais un fléau qui déjoue toutes les prévisions humaines vient sans cesse crier au Chileno un terrible memento mori : ce fléau est le tremblement de terre. Les trois élémens s’émeuvent. Les volcans crèvent le sol, soufflent la flamme, et vomissent des flots de lave et d’asphalte ; parfois même ils chassent de la mer, en colonnes de fumée noire et empestée, leur haleine infernale, qui couvre la grève de poissons asphyxiés. La mer, violemment secouée, s’éloigne des côtes ; puis tout à coup elle revient furieuse et semble pousser ses flots à la conquête de l’ennemi qui la trouble. Il se répand dans l’air certains symptômes mystérieux, alarmans qui se manifestent par le vol inégal et incertain des oiseaux. Les animaux devinent instinctivement le danger, les chiens font entendre un hurlement plaintif, les rats désertent avec effroi leurs retraites souterraines, et les chevaux hennissent comme à l’approche d’une bête féroce. Nous avons assisté quelquefois aux scènes de terreur qui suivent ces horribles secousses. Je me souviens d’un tremblement de terre qui troubla une tertullia des plus animées. On dansait ; la joie s’épanouissait sur tous les visages et allumait un éclair dans tous les yeux. Tout à coup un grondement sourd retentit, les vitres frémirent comme ébranlées par le passage d’un convoi d’artillerie ; les lampes vacillèrent, et la maison trembla de la base au faîte. En même temps le plâtre du plafond s’écailla et neigea sur nous en paillettes brillantes. Un de ces cris de détresse qui font refluer le sang au cœur s’éleva déchirant, unanime. En un clin d’œil, le salon fut vide. Nous courûmes vers le balcon. La lune éclairait la rue ; une multitude bruyante, éplorée, la remplissait. Les maisons s’étaient vidées aussi vite que si des ressorts intérieurs en avaient chassé les habitans. Ceux-ci, agenouillés dans la poussière, se frappaient la poitrine, tendaient vers le ciel des bras supplians, et ces mots : Misericordia ! Ay de my ! répétés par cent voix différentes, dominaient la rumeur. Après dix minutes d’attente, l’inquiétude se calma, le bruit s’éteignit, et chacun se hasarda à rentrer dans sa demeure. En voyant pendant ces quelques instans l’impassibilité des hommes faire place à une émotion qui baignait leurs fronts de sueur, nous avons compris que ce danger était le seul peut-être dont l’habitude ne tempérait jamais l’épouvante.

A part ces rares momens d’oubli, l’impassibilité des Chilenos ne se dément guère ; c’est au point qu’il est assez difficile d’apprécier au Chili le caractère des hommes. Les Chilenos, on l’a déjà vu, sont peu expansifs de leur nature, et, soit que leurs pères leur aient transmis un peu de cette vieille haine espagnole contre la France, soit qu’ils se souviennent avec amertume de l’hésitation qu’apporta le gouvernement de la branche aînée des Bourbons à reconnaître l’indépendance de leur pays, ils sont, vis-à-vis des Français, d’une extrême réserve. Néanmoins des relations tant soit peu suivies font bientôt découvrir en eux une grande affabilité et des tendances généreuses qu’une défiance excessive arrête seule dans leur essor.

L’amour de la patrie est le principal trait du caractère chileno. Ce fut à ce sentiment que, dans les dernières luttes du Chili contre l’Espagne, le général San-Martin dut de pouvoir reconstituer l’armée patriote, défaite pendant la fatale nuit de Talca. On vit à cette époque les Chilenos de toutes les classes apporter, chacun selon ses moyens, ceux-là leur trésor, ceux-ci leur denier à la patrie menacée. La vaisselle et les bijoux précieux furent mis à la disposition du général, et, grace à cette spontanéité de dévouement, San-Martin put, dans un bref délai, réorganiser de nouvelles troupes. C’est par des succès qu’il faut en pareil cas prouver sa reconnaissance, et les succès ne manquèrent pas. Vingt jours s’étaient à peine écoulés depuis la défaite de Talca, et déjà les Chilenos se trouvaient en état de prendre leur revanche. Ils rencontrèrent les Espagnols à Maypo. L’action fut acharnée comme celles qui décident de l’avenir d’un peuple. Vaincre ou succomber devait résoudre pour la république la fameuse question to be or not to be. Après un combat sanglant et opiniâtre qui se dénoua par la défaite complète de l’armée espagnole (5 avril 1818), les Chilenos conquirent enfin leur indépendance et s’intitulèrent avec orgueil hijos del païs (enfans du pays). Les Espagnols firent bien encore quelques tentatives pour relever leur domination ; mais ces tentatives restèrent infructueuses : la journée de Maypo avait à jamais anéanti leur puissance au Chili.

Le Chileno est doué d’un esprit plus positif que brillant. A Valparaiso surtout, les intérêts commerciaux absorbent toutes ses pensées. Quand il parle, ce qui est rare, sa phrase est souvent ampoulée, emphatique. Dans les salons de Valparaiso, où se rencontrent des citoyens de toutes les républiques du sud, le caractère du Chileno ressort mieux encore par les contrastes que multiplie la réunion de types si divers. L’Argentino réfugié est le Polonais de l’Amérique méridionale ; le Peruano en est le Parisien. Le premier a la parole élégante, il intéresse, émeut, entraîne son auditoire ; quelquefois sa phrase est incisive, et l’on y reconnaît le cri d’un cœur ulcéré. La causerie du second est charmante, l’esprit y pétille, la saillie s’y épanouit, et la moquerie y revêt une forme séduisante. Le Peruano abuse de cette facilité d’élocution, il retourne sous toutes ses faces une question sérieuse, et, lorsqu’il en a découvert le côté burlesque, ne se fait pas faute de l’exploiter. Quant au Chileno, il prétend être l’Anglais de l’Amérique du Sud. Le sentiment national qui l’anime, l’instinct mercantile qui distingue particulièrement l’habitant de Valparaiso, son goût du comfortable, l’adoption rapide des usages britanniques et le peu de sympathie du peuple en général pour les Français semblent autoriser cette prétention ; mais, en étudiant de près la vie domestique du Chileno, on arrive à reconnaître qu’il tient plus du Hollandais que de l’Anglais. L’éducation toute française que l’on donne aujourd’hui à la jeunesse n’est guère d’accord avec les préjugés de ses pères, et il faut espérer qu’elle pourra les combattre. Tout en rendant justice à la génération qui l’a précédée, aux efforts glorieux qui ont assuré l’indépendance du pays, la jeunesse chilienne saura étudier les idées françaises d’un point de vue moins étroit et surtout moins hostile.


III.

On peut distinguer deux périodes dans l’histoire du Chili depuis son indépendance : la première, agitée par des prises d’armes continuelles et par cette fièvre de mouvement qui tient encore les peuples en émoi long-temps après une grande révolution ; c’est celle qui s’étend de 1814 à 1838, depuis la première révolte contre l’Espagne jusqu’à l’expédition victorieuse contre la confédération du Pérou et de la Bolivie. La seconde, commencée à la suite de cette campagne, en 1838, se continue encore ; elle est calme et prospère. Contrairement à la plupart des états républicains de l’Amérique méridionale, où la crise révolutionnaire, suite inévitable de l’émancipation, n’a pas encore cessé, le Chili est sorti de cette crise, il a pu voir succéder à une ère d’inquiétude maladive une ère d’activité régulière et féconde ; il gagne à la fois en richesse matérielle[4] et en population. Ce repos a été favorable aussi aux travaux de l’esprit, et le mouvement intellectuel qui se dessine depuis quelques années au Chili indique une population sérieuse, réfléchie, et qui bientôt, si cette paix intérieure dure, aura pris place au premier rang parmi les sociétés du Nouveau-Monde.

La situation actuelle du Chili tient à plusieurs causes ; sans parler du caractère des habitans, la nature même semble avoir voulu protéger ce territoire contre la guerre civile aussi bien que contre l’invasion étrangère. Si l’on jette les yeux sur une carte, on voit de prime abord que, sur toute la frontière orientale du Chili, la gigantesque cordilière des Andes forme un rempart naturel qui semble interdire aux voisins de la république les tentatives de conquête, et aux Chiliens eux-mêmes les projets d’agrandissement. La limite occidentale est marquée par l’Océan Pacifique. Au nord, le Chili, resserré entre la mer et la chaîne des Andes, pousse jusqu’à la Bolivie l’extrémité de son territoire, amincie comme la pointe d’un glaive dont les provinces du centre seraient la lame et dont celles du sud seraient la poignée. À ce glaive, l’île de Chiloë pourrait se rattacher comme un pommeau dessoudé. Dans un pays ainsi pressé partout entre la mer et les montagnes, les principes de la stratégie régulière peuvent difficilement être appliqués ; les temporisations, les retraites, deviennent presque impossibles. Une révolution ne saurait donc s’y prolonger, car, aussitôt que deux partis opposés sont en campagne, ils se rencontrent nécessairement, et le manque de places fortes empêche qu’un parti vaincu puisse reprendre haleine et se reconstituer. Une bataille est presque toujours décisive au Chili.

L’histoire même des années les plus agitées qu’ait traversées la république confirme ce que nous disons du peu de chances qu’a la guerre civile de s’y établir en permanence, comme sur d’autres points de l’Amérique du Sud. En suivant les principaux événemens qui ont marqué les annales du Chili depuis 1814, on voit une première tentative d’insurrection échouer dans une rencontre décisive à Rancagua, le 1er octobre 1814. Deux ans plus tard, en 1817, il suffit de deux batailles pour amener l’indépendance du pays. San-Martin bat les Espagnols une première fois à Chacabuco, le 12 février 1817. Ceux-ci n’avaient pas concentré toutes leurs forces sur un seul point : un corps de réserve, grossi de quelques fuyards et de troupes fraîches venues du Pérou, bat les patriotes à Cancharayadas ; mais, vingt jours après, la victoire éclatante de Maypo efface le souvenir de cet échec. Cette fois décidément expire le pouvoir de l’Espagne au Chili. On le voit, rien de plus rapide, de moins compliqué que les guerres de la métropole et de sa colonie. Quelques rencontres amènent ces drames militaires tout près du dénoûment. Il n’y a point de place au Chili pour les luttes prolongées, si favorables aux intrigues des chefs d’armée, et l’intervention des généraux dans les affaires du pays, au lieu d’aboutir, comme en d’autres états, à une dictature, a favorisé au contraire le développement régulier des institutions républicaines.

Comme dans toutes les jeunes républiques méridionales, le pouvoir fut, durant les premières années de l’émancipation, entre les mains des soldats heureux. San-Martin, O. Higgins et Freire passèrent tour à tour à la présidence. Les tendances libérales du pays ne se manifestaient encore que par une sourde agitation. Le général Pinto devint président de la république ; il avait voyagé en Europe et devait à son esprit distingué, à ses connaissances étendues bien plus qu’à ses faits d’armes, la haute considération dont il jouissait. La première période de son gouvernement présidentiel s’écoula sans trop de peine. Il fut réélu, mais sa réélection manqua de certaines formes. Les mécontens s’agitèrent. Bientôt les partisans d’une liberté pour laquelle le pays n’était point encore assez mûr circonvinrent le général Pinto. Il mit au jour, en 1828, une constitution ultra-libérale, et osa toucher aux biens de l’église. Un fort parti d’opposans s’organisa, et la révolution de 1829 éclata à Conception. Le Chili fut alors divisé en deux camps : l’un représentait les idées ultra-libérales, l’autre les idées réactionnaires. Ce dernier parti, qui avait pour chef le général Prieto, comptait dans ses rangs un citoyen qui devait bientôt jouer un rôle glorieux dans l’histoire du Chili : c’était Portalès.

Le général Pinto, redoutant pour son pays les désordres et les malheurs inséparables d’une guerre civile, espéra la conjurer par sa démission, qu’il donna solennellement. Aucun bien ne résulta de ce sacrifice. Le pouvoir tomba aux mains d’un homme du même parti, qui n’avait pas, à beaucoup près, le mérite de son prédécesseur. Une rencontre insignifiante eut lieu aux portes de San-Iago. Sans rien changer à la face des affaires, elle échauffa les passions. Le général Prieto restait le chef des réactionnaires, le général Lastera était devenu celui des libéraux. On essaya de transiger. Le général Freire fut désigné par sa réputation militaire pour réconcilier les deux armées, qu’il devait prendre sous son commandement. La réaction le croyait dévoué à ses idées ; l’autre parti comptait dans ses rangs trop de parens du général pour ne pas espérer le soumettre à son influence. Les deux camps se rapprochèrent de lui ; mais bientôt le général Freire se décida pour les libéraux, et voulut contraindre l’armée de Prieto à lui obéir. Les hostilités recommencèrent. Dans la rencontre qui eut lieu à Lircay, Prieto fut vainqueur.

Ce triomphe entraînait la suppression du pacte ultra-libéral de 1828 ; le parti vainqueur était tenu de donner une nouvelle constitution au pays. Les provinces durent aviser au choix de plénipotentiaires. Ceux-ci se rendirent à San-Iago et nommèrent, en attendant les nouvelles élections du congrès, un gouvernement provisoire avec Portalès pour premier ministre. L’heure des ménagemens était passée ; on exila les principaux partisans de la constitution de 1828, déclarée nulle et sans valeur.

La constitution promulguée en 1833, l’une des plus sages de l’Amérique, est conçue dal›les idées du parti réactionnaire (ce mot signifie ici modéré). Elle donne au pouvoir des moyens légaux de se faire obéir et au pays des garanties suffisantes de liberté. Le gouvernement s’affermit sur ces nouvelles bases, grace à la main habile et forte de Portalès, placé pendant quelques années à la tête du ministère. Aussi l’ordre devint-il une habitude au Chili. Ces agitateurs qui dans toutes les autres républiques méridionales cherchent fortune à travers les troubles révolutionnaires de chaque jour durent renoncer à la carrière politique, ou l’accepter avec les devoirs sévères, les travaux assidus qu’elle impose. Ces devoirs, ces travaux, ne pouvaient se concilier désormais avec leurs menées, leurs prétentions remuantes. Aussi les emplois politiques, si recherchés dans les autres états de l’Amérique -méridionale, sont-ils très souvent refusés au Chili. Le général Prieto, qui avait été nommé par le congrès ; resta président de la république jusqu’en 1835. On voulut alors presque unanimement élire Poptalès, mais celui-ci déclina cet honneur, et contribua de tous ses efforts à la réélection de Prieto.

Quelques mois après survint avec le Pérou et la Bolivie une rupture qui eut de graves résultats. Le général Santa-Crux, renouvelant une ancienne idée de Bolivar, avait uni, par une confédération dont il était le chef, le Pérou et la Bolivie. Il rêva bientôt un pouvoir plus étendu. Santa-Crux avait momentanément donné la paix au Pérou, depuis long-temps en proie à la guerre civile, et il espérait, en fomentant des troubles au Chili[5], faire désirer, au milieu des tumultes et des désordres, l’intervention de son génie pacificateur. Il commença d’abord par accueillir les exilés chilenos, puis il leur prêta des armes et mit à leur disposition des navires de guerre. Le général Freire, à la tête de ces proscrits, fit une descente à Chiloë. Portalès sut défendre son pays comme il avait su le gouverner ; il vint bientôt à bout des révolutionnaires, et la république du Chili déclara la guerre à Santa-Crux.

On organisa l’armée à Quillota, près de Valparaiso ; mais cette armée recélait dans son sein la trahison. Elle était à la veille de se rendre au port, des navires l’attendaient pour la conduire au Pérou, et Portalès, ministre de la guerre, passait une dernière revue, lorsque le complot éclata. Quatre compagnies sortirent des rangs et forcèrent le ministre à remettre son épée. La stupeur fut telle en ce moment, que personne ne bougea. Une révolution était faite. Heureusement les discordes civiles ne peuvent durer long-temps au Chili. Bientôt un grand nombre de désertions affaiblit le parti des révolutionnaires, qui avaient pour chef le colonel Vidaurre. Celui-ci fit néanmoins intimer avec menace à Valparaiso l’ordre de se rendre et marcha sur la ville, entraînant à sa suite le ministre captif. Le gouverneur de Valparaiso se mit aussitôt en campagne, aidé par le général Blanco et encouragé par l’opinion publique. Le chemin qui mène de Valparaiso à San-Iago se resserre à un certain endroit entre les montagnes qui le dominent et la mer. C’était une position facile à défendre. Les gardes nationaux et quelques forces légères maritimes se postèrent en ce lieu, décidés à disputer vaillamment le passage aux troupes du colonel Vidaurre. Déjà ces troupes s’approchaient. La nuit qui était venue, nuit d’hiver au Chili[6], allait voir s’accomplir un terrible drame. A l’arrière-garde du corps de Vidaurre s’avançait un birlocho[7] bien escorté. Quand les premiers pétillemens de la fusillade annoncèrent que les avant-postes avaient entamé l’action, le birlocho s’arrêta. Un homme en descendit enveloppé dans son manteau et marcha résolûment jusqu’au bord du chemin. Une détonation retentit, et l’homme tomba. Bientôt les premières lueurs de l’aube éclairèrent le champ de bataille, et les gardes nationaux victorieux relevèrent un cadavre frappé de quatre balles. C’était celui de Portalès. Le premier coup de feu de l’engagement avait été son arrêt de mort.

L’armée révolutionnaire, complètement battue, se dispersa, et ses chefs tombèrent peu de jours après entre les mains des vainqueurs. On les conduisit à Valparaiso, et l’expiation s’accomplit sur la place d’Orégo. Ils furent tous fusillés, et montrèrent au dernier moment un courage digne d’une meilleure cause. Quant à Portalès, il a laissé au Chili de nobles souvenirs, et mieux encore, des institutions salutaires. La réforme du clergé, des cours de justice, la création des gardes nationales, l’organisation de la police, enfin et surtout la confiance du pays assurée à l’action gouvernementale, tels sont les titres de cet administrateur éclairé à la reconnaissance publique. Aussi la douleur causée par sa mort fut partagée même par ses adversaires politiques.

On avait puni les chefs du complot qui avait coûté la vie à Portalès. Il restait à le venger plus complètement. On arrêta de nouvelles dispositions pour lever des troupes expéditionnaires, et, si l’on trouva au Chili même et sans emprunt l’argent nécessaire à cette prise d’armes, ce fut grace à l’économie et à la sage administration financière de Ringifo, l’ami actif et intelligent de Portalès. Un premier effort des Chilenos n’eut aucun succès, mais le second aboutit à la bataille de Iungay, qui renversa Santa-Crux et son édifice politique. L’issue glorieuse de cette affaire, en faisant respecter au dehors le nom chileno, ne doit pas être oubliée parmi les causes de la quiétude parfaite dont jouit la république ; c’est de ce jour que date l’heureuse situation qui aujourd’hui encore se maintient au Chili. Le général Prieto a trouvé dans le général Bulnes, le président actuel, un digne continuateur de sa prudente et ferme administration. La période ouverte depuis la victoire de Iungay n’a été marquée encore que par un progrès rapide et pacifique dans l’ordre matériel comme dans l’ordre intellectuel.

Dans l’ordre matériel, les travaux des mines et les travaux agricoles, ces deux sources de la richesse publique, ont été repris, une fois la tranquillité du pays assurée, avec un redoublement d’ardeur. Il n’y a rien à ajouter à ce qui a été dit dans cette Revue même de la production des mines au Chili[8]. Quant aux travaux agricoles, ils se partagent entre la culture dut sol et l’élève des troupeaux. Le sol n’est pas morcelé au Chili, il est réparti entre quelques grands propriétaires. L’étendue des haciendas (propriétés rurales) est considérable, surtout dans les provinces du nord et du sud, qui sont moins peuplées que celles du milieu. Une riche hacienda possède ordinairement dix mille têtes de bétail, quelques-unes en contiennent le double. Or, les travaux d’une hacienda de quatre mille bestiaux nécessitent au moins cent chevaux et cent cinquante jumens. Ceci donnera une idée de la quantité de bestiaux répandus sur le territoire de la république, car nous ne parlons pas du menu bétail ; le mouton, par exemple, est si commun au Chili, qu’il se vend au plus vil prix sur les marchés.

Énumérer les opérations d’une hacienda, ce sera faire connaître à peu près la vie laborieuse des campagnards du Chili sous toutes ses faces. Les quatre grandes opérations de l’hacienda sont : les rodeos, la trilla, la matanza et la vendimia. On nomme rodeos la réunion faite au printemps de tous les animaux dispersés sur l’hacienda. À cette époque, plusieurs centaines de cavaliers poussent devant eux les troupeaux innombrables qu’on rassemble d’abord pêle-mêle dans un enclos immense entouré de pieux. Ce spectacle est à la fois curieux et grandiose. L’enclos se remplit comme si une mer vivante s’y précipitait après avoir rompu ses digues. Le guasso triomphe au milieu de cette mêlée furibonde, c’est alors qu’il se sent roi, et qu’il regarde avec pitié l’habitant des villes ou le voyageur européen que la curiosité attire aux rodeos. Les différentes espèces d’animaux sont chassées par les guassos de l’enclos commun dans des enclos plus petits ; on marque au fer rouge les veaux, les génisses, les poulains nouveaux, et l’on sépare le vieux bétail en deux troupeaux, dont l’un est destiné à l’engorda (engraissement), l’autre à la matanza (abatage). Lorsque les bestiaux sont engraissés de façon à pouvoir donner cinquante kilogrammes de suif, on les considère comme bons pour la matanza, qui constitue le second travail de l’hacienda. Ils sont alors conduits dans les ramadas, sortes de hangars couverts, où, après les avoir abattus, on les dépèce. Une partie de la chair approvisionne les marchés du pays ; l’autre partie, salée, séchée au soleil, est dirigée, sous le nom de charqui, vers le nord du Chili, où la terre est peu fertile et où les mines occupent un nombreux personnel. Les suifs et les peaux s’exportent à l’étranger.

La trilla comprend les travaux de la moisson. Lorsque le blé est fauché, on l’éparpille jusqu’à une certaine hauteur dans une vaste grange circulaire ; les jumens y sont introduites, courent sans relâche sous le fouet et piétinent en tous sens la paille pour en faire choir le grain. La vendimia ou la vendange est la dernière des grandes opérations de l’hacienda. Dès qu’on a foulé le raisin, on fait bouillir un premier jus dans une chaudière, et, quand il a pris la consistance du sirop, on le verse dans d’énormes jarres de terre, jusqu’à la hauteur d’un quart, puis on remplit ces jarres avec le jus de raisin non cuit. La fermentation s’accomplit, et le vin est mis en barriques. Les vignobles les plus productifs du Chili se trouvent entre la province d’Aconcagua, au nord de la capitale, et celle de Conception ; les vins doux et très capiteux que produit cette dernière province sont particulièrement estimés.

Durant plusieurs mois de l’année, la sécheresse est complète au Chili ; aussi les irrigations sont-elles indispensables, et jouent-elles un grand rôle dans la culture des terres. Les provinces du nord, privées d’eau, sont moins fertiles que celles du sud, où les rivières sont abondantes. Parmi les céréales qui figurent principalement dans les récoltes, on compte le froment, l’orge et le maïs. Les deux premiers viennent de roulo, c’est-à-dire sans irrigation, sur presque tous les points du territoire. L’exportation des grains ne se fait pas sur une grande échelle. Le Pérou, qui est le marché principal, en reçoit tout au plus cent mille hectolitres ; le pays conserve donc un surcroît immense d’approvisionnemens, et le manque de débouchés empêche les cultivateurs de donner une plus grande extension à cette branche de l’agriculture.

Les haciendas et les mines sont, on le voit, les principaux foyers de la production nationale au Chili. L’industrie manufacturière est nulle. Si on passe maintenant des campagnes aux villes, aux centres intellectuels du pays, on retrouve les symptômes d’activité régulière qui nous ont frappé dans l’ordre matériel. Tout semble calculé d’ailleurs pour favoriser cette activité, pour la diriger surtout vers les paisibles conquêtes des lettres et des sciences. Les inconvéniens qu’entraînent dans un petit état les prétentions militaires n’existent pas au Chili. L’effectif de l’armée régulière est fort réduit. Trois ou quatre escadrons de cavalerie, le même nombre à peu près de bataillons d’infanterie, enfin quelques brigades d’artillerie légère, voilà tout. Pendant la dernière guerre, cet effectif ne s’élevait qu’à dix mille hommes. Une garde nationale très bien organisée fait presque partout le service des villes, service facile dans un pays où les turbulens forment aujourd’hui une imperceptible minorité. La marine est représentée par une frégate souvent désarmée et trois ou quatre goélettes.

Faut-il attribuer à cette prédominance de la vie civile sur la vie militaire le goût croissant qui se manifeste dans la jeunesse chilienne pour les travaux de l’esprit ? Depuis quelques années, il y a un mouvement littéraire au Chili, mouvement de peu d’importance encore, où l’influence de notre littérature se fait trop sentir, mais qui mérite de nous occuper. Qui sait, en effet, si ces lueurs douteuses ne précèdent pas une brillante aurore ? Sous le régime de l’ombrageuse Espagne, tous les livres auxquels on supposait la plus légère tendance politique ou philosophique étaient sévèrement prohibés. Les ouvrages de piété ou ceux dont on ne pouvait suspecter l’orthodoxie avaient seuls leurs franchises. Cette colonie était, à l’époque où elle venait de conquérir son indépendance, la plus arriérée de toutes celles du Nouveau-Monde. Quand la révolution fut venue y donner droit de bourgeoisie aux chefs-d’œuvre des littératures étrangères, les hommes qui avaient voué la première partie de leur existence aux événemens politiques consacraient la seconde à des intérêts gravement compromis durant les jours d’anarchie. Aucune tradition littéraire n’avait donc été transmise à la génération nouvelle, aucune route ne lui avait été indiquée. L’éducation presque française que reçut la jeunesse, l’essor que prit notre littérature vers 1830, et qui en répandit les productions non-seulement dans toute l’Europe, mais dans le Nouveau-Monde, telles furent les influences qui présidèrent aux premiers pas du Chili dans la carrière intellectuelle. Comme dans tous les pays où une littérature nationale est à fonder, on commença par s’inspirer de modèles étrangers, on débuta par la traduction et l’imitation ; on poussa même fort loin cet engoûment, jusqu’à traduire nos feuilletons et nos mélodrames. Aujourd’hui encore, on n’est pas sorti de cette période d’essais ; mais on continue d’y porter une ardeur digne d’encouragement, et déjà, au milieu de ces louables efforts, on peut signaler des tentatives heureuses, qui font espérer une littérature originale. Le culte des lettres, tel que le comprend la jeunesse chilienne, mérite d’ailleurs d’autant plus nos sympathies, qu’il est plus désintéressé. La profession d’homme de lettres n’existe pas au Chili. Les poètes et les romanciers ne reçoivent aucune rémunération de leurs travaux ; ils ne sont soutenus ni par le stimulant du gain, ni par l’admiration de leurs compatriotes, toujours prêts à leur adresser l’inexorable question : Para que sirve eso ? — à quoi bon ? Ceux-là donc qui ne peuvent étouffer le feu sacré chantent pour eux-mêmes, comme les oiseaux sous le feuillage, et s’ils ont l’outrecuidance de se produire dans les journaux à court de nouvelles, seul, l’oiseleur qui les guette les découvrira d’aventure sur un dernier verso tout obstrué d’annonces ridicules.

Le Chili eut, il est vrai, pendant quelques années un recueil hebdomadaire, El Crepusculo, exclusivement consacré aux sciences et à la littérature. Ce recueil, qui paraissait encore à San-Iago en 1843, ne put malheureusement se soutenir : il disparut après quelques années d’une existence souffreteuse. Ce qui manque aux poètes chiliens, on l’a compris, c’est l’originalité d’abord, c’est peut-être aussi le public. Il faut, pour que la littérature prenne dans ce pays un développement sérieux, qu’elle se trouve en face d’une génération moins indifférente aux lettres que la génération toute politique des fondateurs de l’indépendance.

En attendant que le mouvement actuel aboutisse à une ère vraiment féconde, il faut nommer cependant quelques-uns de ces écrivains dont les inspirations, dispersées au hasard dans les journaux de San-Iago ou de Valparaiso, mériteraient d’être recueillies et sauvées de l’oubli. Le Chili n’a pas seulement des poètes, il a déjà des femmes de lettres ! La courtoisie veut que nous citions en première ligne, parmi ces représentans d’une littérature naissante, la señora Mercedes Martin. Une légende en vers qu’elle a publiée, la Novia y la carta (l’Épouse et la Lettre), correspond aux essais du même genre qui parurent en France au milieu de l’effervescence poétique d’avant 1830, et où l’élément classique ne s’effaçait encore qu’à regret devant les exagérations du romantisme. Le sujet de la légende, c’est la lutte de l’amour et du devoir dans le cœur d’une femme mariée. On jugera de la couleur générale du poème par ce passage où l’auteur sonne le glas de la vertu expirante :

« Mais tu cèdes, mon Dieu ! un oui terrible échappe à tes lèvres pâles et tremblantes. Comme une rose que l’ouragan agite pendant une nuit tourmentée, tu tournes autour de toi ta tête en délire, et tu sembles chercher une protection inutile. Tes prunelles enflammées s’éteignent et ne jettent plus que des regards d’épouvante. Telle la lumière sinistre de l’éclair effraie, terrifie et présage mille maux à la terre[9]. »

Il y a chez l’auteur de la Novia des qualités et des défauts qu’on trouve rarement unis. Sa légende rencontre quelquefois la grace et la naïveté, quelquefois aussi elle tombe dans les effets vulgaires ; c’est un récit commencé comme un poème et qui finit comme un mélodrame.

Parmi les poètes chiliens chez qui l’influence des littératures étrangères est le plus vivement accusée, nous citerons M. Irizare et M. San-Fuentes. L’un a beaucoup lu nos poètes contemporains, l’autre a étudié avec fruit lord Byron. M. Irizare, qui, dans ses propres compositions, ne manque ni de brio ni d’élégance, est plus heureux encore lorsqu’il traduit ses modèles bien-aimés. Ainsi, une des plus charmantes orientales de M. Victor Hugo, Sara la baigneuse, n’a perdu presque rien de sa gracieuse allure dans les vers cadencés de M. Irizare[10]. Dans sa légende des Clochers, M. San-Fuentes peint les mœurs du dernier siècle en s’inspirant tour à tour de Byron et de son froid imitateur espagnol Mora. Voici le portrait d’un gentilhomme chilien du XVIIIe siècle tracé avec une concision piquante par M. San-Fuentes :

« … Comme il n’avait jamais rien à faire, ce grand seigneur dormait jusqu’à huit heures ; on lui disait la messe dans son oratoire, puis il prenait son chocolat. À midi, le dîner était servi, après venait la sieste, plus tard le mathé ; pour se distraire, il allait ensuite faire un tour en calèche ; à onze heures, notre marquis ronflait[11]. »

Il y a du goût, de la facilité dans les vers de M. San-Fuentes, mais nous retrouvons encore ici le pastiche. L’originalité, en général, qu’on cherche en vain dans l’ensemble de ces poèmes, quelquefois on la trouve dans les détails. Çà et là, au milieu de pages qui rappellent tour à tour Childe-Harold, les Méditations ou les Orientales, s’élèvent des accens empreints d’une émotion pénétrante, où se révèle l’influence de la nature et des mœurs du Nouveau-Monde. Cette influence, par exemple, ne se mêle-t-elle pas à une mélancolie passionnée dans la strophe charmante que nous allons citer, et dont l’auteur, malheureusement, nous est resté inconnu ?

« Tes désirs sont mes désirs, tes tristesses sont les miennes, nous sommes deux vagues de la même mer agitée, deux idées qui forment une pensée, deux plaintes d’une même douleur, deux échos d’une même voix[12]. »

À côté de ces imitateurs, on rencontre pourtant un vrai poète. Nous pouvons citer enfin quelques strophes marquées d’un caractère original et de ce sentiment de confiance dans les destinées de la patrie qui, unanime au Chili, méritait de trouver un interprète. L’incendie d’une église de San-Iago a inspiré à M. Andres Bello un chant élégiaque où, après une vive description du fléau, il s’adresse ainsi à la tour de l’horloge :

… « Et toi aussi, il te dévore, sentinelle à la voix retentissante, vigie attentive, qui as compté un siècle entier à la ville heure par heure.

« Après avoir sonné neuf fois, tu contemplais la fournaise où tu devais expirer, ta dernière voix fut aussi ton dernier adieu.

« Quand cet accent fatidique scellait ton arrêt, qui eût cru te perdre ? qui eût pensé que les ailes du vent emportaient la voix de la mort ?

« Il me semblait t’entendre dire : « Adieu, ma patrie, le ciel ordonne que mes « notes ne déroulent plus la chaîne de tes heures et de tes jours.

« J’ai vu mille et mille formes naître à l’aurore du monde, et fleurir à mes pieds, et descendre au profond abîme de ce qui fut.

« Je t’ai vue dans ton premier âge, San-Iago, esclave endormie, sans que dans ton cœur palpitât un sentiment prophétique de ta future destinée[13]. »

On ne peut méconnaître, dans cette invocation solennelle, une singulière vigueur et l’empreinte d’une imagination élevée. Il est vrai que le poète qui a écrit ces vers occupe un rang exceptionnel parmi les écrivains du Chili. M. A. Bello n’est point un disciple de la jeune école chilena ; il a été de bonne heure initié au mouvement intellectuel de l’Europe, et, quand il a lui-même abordé la poésie, il avait depuis long-temps échappé au vertige d’imitation qui suit les premières lectures. M. Bello n’est pas seulement un poète, c’est un publiciste sérieux et distingué, l’auteur d’un Traité du droit des gens, ouvrage substantiel et approfondi, qui jouit d’une légitime autorité dans toute l’Amérique.

Le Chili compte aussi quelques écrivains politiques : Gandarillas, esprit élevé et plein de verve ; Benavente, tour à tour profond, caustique et railleur ; les deux Ringifo, l’un imitateur heureux de Jovellanos, l’autre talent spirituel et gracieux. Plusieurs des qualités du pamphlétaire espagnol Mariano-José de Larra revivent dans Vallejos. Parmi les travaux sérieux, un essai de philosophie de M. Marin ne doit pas être oublié. Il y a là un noyau de penseurs qui ne peut manquer de grossir et de se fortifier, si le Chili se maintient, comme nous l’espérons, à l’abri des discordes civiles et de la guerre étrangère.

En présence de cet élan si digne de sympathie, que doit faire le gouvernement du Chili ? Son rôle est tracé. Il doit imprimer à cette activité intellectuelle, trop exclusivement tournée peut-être vers les littératures française et anglaise, une direction utile et profitable au pays. Donner une base solide à l’enseignement national, c’est le plus sûr moyen d’atteindre ce but. Déjà l’université de San-Iago a fondé des collèges gratuits et des établissemens particuliers. Parmi les collées gratuits, on remarque l’Instituto national et l’Instituto de Coquimbo. La tendance qui porte la jeunesse chilena vers les professions libérales et surtout vers le barreau ne pouvait être mieux servie que par ces créations utiles. L’instruction primaire est plus parcimonieusement répandue, les villes importantes ont seules des écoles, et, sur ce point, il reste beaucoup à faire. On peut espérer que le gouvernement saura relever l’enseignement des écoles, comme il a déjà relevé celui des collèges. La réforme de la justice marche de pair avec celle de l’instruction publique. Une commission nommée depuis quelque temps s’occupe de réviser le code civil et criminel, afin de le mettre plus en rapport avec les institutions actuelles. Le congrès a compris que sa mission en ce moment est toute législative, et l’étude, la discussion des lois, ont remplacé dans le sénat, comme dans la chambre des députés, les luttes stériles des partis. De ces efforts du gouvernement et du congrès, il sortira sans doute pour le Chili une situation que bien des pays voisins pourront lui envier. En attendant, la république fondée par San-Martin peut déjà revendiquer une des premières places parmi les jeunes sociétés de l’Amérique du Sud.


MAX RADIGUET.

  1. Espèce de cidre du pays.
  2. C’est ce qu’on appelle retourner un cheval, — revolver un cavallo.
  3. « Je dois partir, ma douce amie : le sort cruel le veut ainsi. Patrie et honneur me le commandent, mais mon cœur reste avec toi. »
  4. Du temps du roi, comme on dit au Chili pour désigner la domination espagnole, les rentes de l’état ne pouvaient suffire à solder ses employés. La garnison de la province de Chiloë, par exemple, était alors à la charge du Pérou, tandis qu’aujourd’hui le trésor défraie un personnel bien plus nombreux et peut encore payer les intérêts de la dette étrangère.
  5. Telle est du moins l’opinion dominante dans le pays.
  6. On était en juin, c’est-à-dire dans la mauvaise saison, qui dure d’avril à septembre.
  7. Sorte de cabriolet.
  8. Voyez la première partie du travail de M. Michel Chevalier sur les Mines d’or et d’argent du Nouveau-Monde, 15 décembre 1846.
  9. Mas tu celles, ai Dios ! y un si terrible
    Se escapa de tu labio
    Descolorida y trémula cual rosa.
    Que en tarde barascosa
    Ajita et uracan, la faz turbada
    Tornas en derredor, cual si buscases
    Inutil protection ; las rutilantes
    Pupilas apagadas se estravian
    Y miradas de espanto solo envian,
    Como la luz siniestra del relampago
    Que amedrenta y aterra
    Presajiando mil males a la tierra.

  10. Nous citerons la première strophe, pour montrer avec quel bonheur le mouvement et la coupe de la strophe française ont été conservés par le traducteur :

    La bella Sara indolente
    Muellemente
    Se comienza a columpiar,
    A sus pies el recipiente :
    De una fuente

    La mas pura del lugar.</poem>

  11. Como ningun que hacer le daba prisa
    Dormia hasta las ocho este magnate,
    En su oratorio le decian misa
    Y tomaba despues su chocolate
    La comida a las doce era precisa
    Y la siesta despues, y luego et mate ;
    Y tras esto por via de recreo
    Iba a dar en calesa su paseo…
    A las once et marques se halla roncando.

  12. Tus gustos son mis gustos
    Mios son tus pesares…
    Dos olas de los mares
    En tempestad feroz
    O dos ideas somos
    Que hacen un pensamiento
    Dos quejas de un lamento,
    Dos eco de una voz.

  13.  I’a ti tambien te devora
    Centinela vozinglero
    Atalaya veladora,
    Que has contado un siglo entero
    A la ciudad hora a hora.
    Diste las nueve, y prendida
    Estabas viendo la hoguera
    En que iba a expirar tu vida :
    Fue aquella tu vos postrera,
    Y tu ultima despedida, etc., etc.