Vénus dans le cloître ou la Religieuse en chemise, éd. 1920/05

Texte établi par B. V. (Bagneux de Villeneuve, alias Raoul Vèze), Bibliothèque des curieux (p. 138-160).
Cinquième entretien


CINQUIÈME ENTRETIEN


SŒUR ANGÉLIQUE, SŒUR AGNÈS


Angélique. — Ah ! que je suis aise de te rejoindre, ma chère Agnès !

Agnès. — Il y a longtemps que je te cherchais, ma divine Angélique.

Angélique. — Viens, que je te baise, ma tendre pouponne.

Agnès. — Si tu continues de me caresser de cette force, tu vas me réduire en cendres, car je me sens déjà toute en feu. Fais trêve, je te prie, à tes embrassements, et continuons nos entretiens, puisque nous sommes en lieu commode pour cela.

Angélique. — Je le veux bien ; c’est pour cela que je te cherchais ; mais si faut-il payer toujours le tribut à l’amitié ; bals» moi donc encore une fois.

Agnès. — Profitons du temps, je te prie, de peur que quelqu’un ne nous surprenne, ou que notre abbesse, qui a l’œil à tout, comme tu sais, ne prenne garde à nos longs et fréquents entretiens, et ne nous ordonne, pour pénitence, de ne nous voir qu’à l’office et au réfectoire.

Angélique. — Pour aujourd’hui, je te réponds si elle prend garde à nous ; elle a d’autres choses en tête ; elle est allé voir sa prisonnière, ou plutôt son prisonnier, et c’est tout dire ; quand elle y est une fois, elle s’oublie.

Agnès. — Il est vrai que cette bonne dame est fort charitable. Mais quel est ce prisonnier, ou cette prisonnière, qu’elle est allée visiter, et dont tu parles d’une manière si ambiguë ?

Angélique. — J’ai raison de t’en parler ainsi, car c’est le plus plaisant ambigu dont on ait ouï parler ; mais l’énigme est entièrement déchiffrée, et je devais te dire d’abord, sans aucun détour, que madame est avec son prisonnier.

Agnès. — Ce que tu viens de me dire est tellement énigme pour moi que je n’y puis rien comprendre. Mais je vois bien qu’il est arrivé quelque chose de nouveau, et où l’abbesse a beaucoup de part ; je brûle d’impatience d’en savoir tout le détail ; hâte-toi de me l’apprendre, et ne me fais pas languir.

Angélique. — Je vois bien que tu dors tandis que les autres veillent, et que tu es encore novice dans le métier que nous faisons.

Agnès. — Pas tant que tu pourrais penser ; et quand je t’aurai dit ce qui m’est arrivé depuis que je ne t’ai vue, tu seras contrainte d’avouer que j’en sais autant qu’une autre, et que, même en dormant. J’emploie fort bien mon temps. Mais apprends-moi plutôt l’aventure du prisonnier.

Angélique. — Tu connais bien cette grosse fille qui vient quelquefois nous faire service dans le couvent ?

Agnès. — Tu ne veux pas dire Madelon, qui est la servante de madame ?

Angélique. — Non, sans doute. Mais je parle de Marine, cette fille si officieuse, qui est toujours prête à nous venir servir quand nous avons affaire d’elle. Imagine-toi donc que Marine est un jeune homme bien fait qui, brûlant d’amour pour Pasithée, et Pasithée l’aimant jusqu’à la folie, s’est servi de ce déguisement pour s’introduire dans notre couvent et satisfaire son amour.

Agnès. — Raconte-moi, je te prie, toute cette histoire, et n’en oublie pas une seule circonstance. Je sens par avance un plaisir que je ne saurais exprimer. Oh ! le joli garçon que doit être Marine ! Il serait dommage qu’il fût une fille. Il est trop fort et trop nerveux pour participer aux faiblesses de notre sexe.

Angélique. — Tu en jugeras mieux quand tu auras appris tout le reste, que je m’en vais te raconter de fil en aiguille. Tu sauras donc que ce drôle, qui couchait en joue nos jeunes lapines, et qui en voulait surtout à sœur Pasithée, a trouvé le moyen, sous cette nouvelle forme, d’entrer dans notre clapier.

Agnès. — Dieu sait quel ravage aura fait ce fin renard, à moins que Pasithée ne l’ait toujours tenu auprès d’elle, car il y a près d’un an qu’il fréquente notre couvent ; il ne se passe point de jour qu’il ne nous vienne offrir ses services, et il me souvient que nous l’avons gardé quelquefois des semaines entières.

Angélique. — Je t’assure aussi qu’il en a bien su profiter, et qu’il n’est pas jusqu’à deux sœurs dolentes qui n’aient éprouvé ses forces. Je sais par expérience que c’est un bon arbalétrier, et je n’ai point vu encore de carme ni de cordelier qui l’égale dans les combats amoureux.

Agnès. — Tu me fais venir l’eau à la bouche, quand je t’entends parler de la sorte.

Angélique. — Je ne crois pas qu’il t’eût oubliée, et que tu n’en eusses eu ta part, sans le malheur qui vient d’arriver.

Agnès. — Je plains ce pauvre malheureux, sans savoir précisément son malheur.

Angélique. — Tu dois plaindre aussi toute la société, qui a perdu beaucoup en perdant ce vaillant champion.

Agnès. — Pour dire le vrai, je me plains moi-même, et je ne serais pas fâchée de savoir, par ma propre expérience, si ce garçon est aussi vaillant que tu le dis. Mais foin de moi ! Je ne puis m’empêcher de t’interrompre, quelque envie que j’aie d’apprendre le reste de cette aventure. Achève donc, ma chère Angélique. Dis-moi comment on a pu découvrir que Marine était un garçon déguisé en fille, puisque toutes les religieuses avaient un égal intérêt à cacher la chose.

Angélique. — Il est vrai, ma chère Agnès, qu’une fille de cette espèce était un trésor pour un couvent comme le nôtre. Mais le moyen qu’un trésor si précieux fût possédé par tant de religieuses à la fois, sans que l’envie et la discorde s’en mêlassent ? Il n’est point de sœur qui ne voulût toujours donner de l’occupation à Marine quand elles surent de quoi elle était capable. Pasithée, qui était la première en possession, le voulait posséder uniquement. Elle disait que les autres ne pouvaient pas lui disputer un bien qui lui appartenait de plein droit ; que c’était pour l’amour d’elle que Marine s’exposait tous les jours à un danger manifeste ; qu’elle seule possédant son cœur, personne n’avait droit sur son corps, et que c’était bien assez qu’elles profitassent de ses restes. Les autres sœurs ne se payaient pas de toutes ces raisons. Tu sais que quand on a faim, et qu’on voit une bonne viande, on ne peut pas souffrir qu’on nous taille les morceaux et qu’on nous serve quelques méchants restes, car tu peux bien croire que, quand ce chevalier Marin avait passé par les mains de Pasithée, ses forces étaient déjà épuisées et cela n’accommodait point les sœurs professes, qui veulent que les premiers morceaux soient toujours pour elles.

Agnès. — Mais, dis-moi comment elles ont pu découvrir que Marine était un garçon ?

Angélique. — Tu sauras que Pasithée, qui le possédait alors entièrement, ayant tait venir un jour Marine dans sa chambre, pour faire son lit, protestant qu’elle était malade, elle la retint une heure entière, et tu peux juger de quelle manière ils la passèrent. Dans ce même temps, sœur Catherine entra dans la chambre de Pasithée, dont la porte était entr’ouverte, et vit un certain manège qui la surprit d’une étrange sorte. Elle demanda à sœur Pasithée si c’était ainsi que Marine lui aidait à faire son lit, qu’elle voyait tout en désordre. Pasithée, tâchant de couvrir sa faute, dit que s’étant couchée pour reposer, son mal lui avait causé de si grandes inquiétudes, qu’elle avait changé vingt fois de place, ce qui avait causé tout ce désordre qu’elle voyait, et que Marine, prenant pitié de son mal, n’avait pas voulu quitter si tôt sa chambre, qu’elle ne la vit un peu soulagée. Sœur Catherine fit semblant de croire ce que Pasithée venait de lui dire ; mais ce qu’elle avait vu de ses propres yeux ne lui permit pas de douter que Marine ne fût un fort beau garçon sous l’habit d’une jeune fille. Ravie d’une si heureuse découverte, elle ne songea qu’à profiter d’une si belle occasion. Cependant, comme je t’ai déjà dit, elle crut qu’il fallait dissimuler et laisser croire à Pasithée qu’elle donnait dans son panneau et qu’elle était la dupe de cette affaire. Mais à d’autres ! dit Catherine en elle-même ; un si bel oiseau ne m’échappera pas, que je n’en arrache quelques plumes. Comme elle le pensa, elle le fit. Après qu’elle fut sortie de la chambre de Pasithée et qu’elle en eut fait sortir Marine, disant qu’il la fallait laisser reposer, elle prit par la main cette prétendue fille, et la laissant entrer dans sa chambre, lui dit qu’elle avait affaire d’elle. Après en avoir fermé la porte, elle pria Marine de la délacer, lui disant que son corps de jupe la pressait extrêmement. Quand cela fut fait, elle dit à Marine que la peau lui démangeait en divers endroits de son corps où elle ne saurait porter la main, et qu’elle la priait de la gratter ; que cela lui ferait un grand plaisir. L’officieuse Marine s’en acquitta le mieux du monde, et même si bien au gré de celle qui lui avait donné cet emploi, qu’elle sentit à son tour une certaine démangeaison qui n’était point du tout d’une fille. Catherine, qui voyait tout cela, et que son charme commençait d’opérer, porta sa main comme par mégarde sur un certain endroit du corps de Marine, qui acheva de lui confirmer ce qu’elle avait vu dans la chambre de Pasithée. D’abord elle tomba à la renverse, et Marin, car c’est ainsi qu’il le faut désormais appeler, profitant de cette nouvelle occasion, il se passa entre eux une scène qui ne lui fut pas moins agréable que celle qui s’était passée dans la chambre de Pasithée ; car, outre que sœur Catherine est fort aimable, tu sais qu’à nouvelle viande nouvel appétit.

Agnès. — Il faut que ce Marin soit un homme incomparable, de contenter presque en même temps deux religieuses.

Angélique. — Il en a bien contenté d’autres, qu’il a servies avec beaucoup de dévotion ; mais comme il ne pouvait pas suffire à tout, il y en a eu de mécontentes, et ça a été la cause de son malheur, ou plutôt le malheur de toutes ces bonnes religieuses, qu’il servait avec un soin infatigable.

Agnès. — Il faut que je t’avoue que je m’intéresse plus pour Marin que pour toutes les religieuses ensemble, et je ne puis pas souffrir que ses soins aient été si mal récompensés. Enfin, quoiqu’il ne m’ait rendu aucun service, son malheur me touche plus que la perte qu’ont faite toutes les sœurs.

Angélique. — Il n’est peut-être pas tant à plaindre comme tu penses, et tu en pourras juger quand je t’aurai appris toute cette histoire.

Agnès. — Raconte-moi donc sans plus tarder quelles sont ces malintentionnées qui ont découvert le pot aux roses.

Angélique. — Tu dois savoir que ce bon serviteur était attendu de deux religieuses auxquelles il avait donné rendez-vous, ne pouvant pas se défendre de leurs importunités. Mais il ne put se trouver à l’assignation ni de l’une ni de l’autre, parce que sa chère Pasithée, avec qui il était, le retint plus longtemps qu’il n’avait cru. Et comme il n’est rien de plus impatient que l’amour, l’heure du premier rendez-vous étant passée, et celle qui attendait Marin ne le voyant pas venir, crut qu’il s’était oublié avec une autre, ou qu’il ne se souciait pas d’elle. Cependant elle l’attendait toujours avec de grandes inquiétudes, jusqu’à ce qu’enfin, ne pouvant plus se contenir dans son lit, elle se leva comme une furie, et fit deux ou trois fois la ronde par tout le couvent, pour tâcher de découvrir quelque chose. C’était justement à une heure après minuit, c’est-à-dire l’heure du second rendez-vous, où l’autre religieuse attendait son cher Marin avec la même impatience. Et comme elle ouït le bruit que faisait en marchant la religieuse qui s’était levée, elle ne douta pas que ce ne fût son amant qui venait à l’assignation. Dans cette douce pensée, elle ouvrit la porte de sa chambre, qui répondait à la galerie où sa rivale se promenait pour découvrir, comme j’ai dit, si elle verrait paraître celui qui l’avait trompée, de sorte que, voyant ouvrir la porte de cette autre religieuse, elle crut que c’était son perfide qui allait sortir après s’être bien diverti avec une autre. Elle se préparait à lui en faire de sanglants reproches, mais, ne la voyant pas sortir, quoiqu’on eût ouvert la porte, elle s’imagina que le bruit qu’elle avait fait en marchant dans la galerie était ce qui l’en empêchait, et cela n’était pas sans apparence. Voyant donc que la porte demeurait toujours ouverte, elle entra dans cette chambre pour s’éclaircir encore mieux de ce qu’elle appréhendait. L’autre religieuse, qui, comme j’ai déjà dit, attendait Marin à cette heure-là, voyant entrer dans sa chambre une personne en chemise, ne douta nullement que ce ne fût lui-même. Elle le reçut, comme tu peux croire, avec de grands transports de joie, et s’alla d’abord jeter à son cou. Le prétendu Marin, se sentant serré si étroitement par sa rivale, crut que c’était pour faciliter à cet amant le moyen de s’évader, et se dégageant des bras de cette religieuse, elle se mit à chercher son infidèle ; mais ce fut inutilement. Il se fit alors la plus plaisante scène du monde entre ces deux religieuses, chacune d’elles se demandant où est Marin, et aucune ne l’ayant en son pouvoir. Quoi qu’elles eussent toutes deux raison, elles ne laissèrent pas de se quereller. La première crut toujours que Marin était sorti de la chambre tandis que sa rivale la retenait, et cette dernière crut que l’autre, excitée par sa jalousie, avait détourné ce rendez-vous et avait obligé, par sa présence, Marin à se retirer. Ce qu’il y a de plus plaisant, c’est que cette pauvre religieuse, qui attendait son homme à cette heure-là, ne vit venir qu’une femme qu’elle embrassait avec autant d’ardeur que si c’eût été celui qu’elle attendait.

Agnès. — Cela veut dire, en bon français, qu’au lieu d’une dague, elle ne trouva qu’un fourreau ; c’est un étrange quiproquo.

Angélique. — On ne peut pas mieux exprimer la chose.

Agnès. — Quelque envie que j’aie de savoir la fin de cette aventure, je ne puis m’empêcher de t’interrompre, pour te faire part d’un tour qui te fera rire, et que la pensée du fourreau m’a remis dans l’esprit.

Angélique. — Comme nous ne cherchons qu’à nous divertir, et que nous avons du temps de reste, tu peux dire ce qu’il te plaira, et tu parles avec tant d’esprit et d’une manière si agréable, que je suis charmée de t’entendre.

Agnès. — Faisons trêve à tous les compliments. j’aurai dit en deux mots ce que j’ai à dire. Tu sauras donc que mon oncle étant allé voyager dans les principales villes de France, sans autre dessein que celui de se divertir, s’arrêta quelque temps dans la ville de Toulouse, pour avoir le temps de considérer ce qu’il y a de plus digne de la curiosité des étrangers. Il fut un matin au Palais, et comme il savait qu’il faut quitter son épée dans ce lieu-là, pour éviter les insultes des laquais qui ont droit de l’ôter à tous ceux qui mettent le pied dans la cour du Palais sans l’avoir quittée, il ne manqua pas de se soumettre à une loi qui est observée par les plus grands gentilshommes. Dès qu’il fut donc à l’entrée de la cour, il laissa son épée chez un marchand qu’il connaissait, et ne retint que le fourreau, qu’il porta toujours avec son baudrier, selon la mode de ce temps-là. Il entra de cette manière dans la cour du Palais, tenant sa main gauche sur son fourreau, à l’endroit de la garde de l’épée, comme pour empêcher qu’on ne la lui vint saisir. On ne le vit pas plutôt paraître, qu’une foule de laquais se jette d’abord sur lui, et jugeant du prix de l’épée par la beauté du baudrier qu’ils voyaient porter à ce gentilhomme. Ils crurent de faire un grand butin en lui ôtant son épée, car pour le baudrier, il ne leur était pas permis. Se jetant donc sur l’épée qu’ils croyaient dans le fourreau, et que mon oncle ne pouvait pas leur disputer. Ils s’empressèrent si fort à qui l’aurait, qu’ils se jetèrent tous pêle-mêle sur ce misérable fourreau, qu’ils déchirèrent en mille pièces, ne sachant qui avait saisi l’épée. Mon oncle les regardait faire, et riant, dans le secret de son cœur, de la dispute de plus de deux cents laquais, qui, comme des chiens affamés, aboyaient après la proie, leur dit d’un air ingénu : Messieurs, je sais que mon épie est à vous, et, malheureusement pour moi, j’ai oublié de la laisser en entrant dans cette cour, mais si vous me la faites rendre à celui qui me l’a prise, voilà deux louis d’or que je vous destine pour aller boire à ma santé. Un procédé si honnête ne fit qu’animer davantage ces faquins les uns contre les autres ; chacun accusait son compagnon de l’avoir cachée en quelque lieu reculé ; cependant mon oncle se retira, et leur laissa vider comme ils pourraient une si plaisante querelle, qui leur fit prendre un fourreau pour une épée.

Angélique. — Il en fut de même de nos religieuses, lorsqu’elles croyaient de tenir Marin. Leur dispute s’échauffa si fort que l’abbesse entendit tout ce vacarme. Comme elle avait une longue expérience des tours que l’amour fait faire, elle ne douta point que ce ne fut là quelque trait de sa façon. Elle fit lever d’abord sa servante Madelon, lui commanda d’allumer sa chandelle, et se levant tout en chemise, car c’était pendant les grandes chaleurs de l’été, elle alla pour voir ce que c’était. La première chose qu’elle vit de loin, ce fut Marin qui sortait de la chambre de Pasithée, et qui, ayant ouï le bruit qui se faisait, et jugeant qu’il en était la principale cause, s’alla recogner dans son lit. L’abbesse, l’ayant vu passer et disparaître en même temps, ne savait ce que c’était ; elle jugea, seulement, à sa démarche, qu’il fallait que ce fût un homme ; mais, ne sachant plus où le chercher, elle alla visiter toutes les chambres des religieuses pour tâcher de découvrir quelque chose. Cependant les deux religieuses qui avaient été frustrées dans leur attente furent surprises par madame dans la chaleur de leur dispute, et comme elles avaient un même intérêt à cacher la cause de leur querelle, cet orage s’apaisa dès que l’abbesse parut. Mais comme il n’était pas aisé de lui en faire accroire, et que ces deux religieuses lui paraissaient fort émues, elle jugea qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire dont elle serait bientôt éclaircie. Elle ne s’amusa point à les questionner, ni à leur demander pourquoi elles n’étaient pas chacune dans leur chambre, ni quel était ce fantôme qui avait paru et disparu en même temps : elle savait qu’elles ne manqueraient pas d’inventions pour cacher toutes leurs folies ; elle crut que le plus court était d’aller fureter partout et de visiter tous les lits et toutes les chambres. Comme elle était une vieille routière, elle s’imagina qu’elle découvrirait quelque indice qui lui révélerait ce mystère, où elle connaissait déjà que plusieurs religieuses se trouvaient intéressées, et surtout Pasithée, d’où elle avait vu sortir ce fantôme, et les deux sœurs mécontentes.

Agnès. — Dis-moi, je t’en prie, avant que de passer plus outre, quelles étaient ces deux sœurs qui furent toutes deux frustrées.

Angélique. — Je m’étonne que tu aies tant tardé à me faire cette demande ; mais puisque tu désires le savoir, je te dirai sans détour que j’étais celle à qui le premier rendez-vous fut donné, et c’est pour cela que je sais mieux que toute autre le détail de cette affaire, et sœur Colette était celle qui avait eu le second rendez-vous.

Agnès. — Ainsi tu es la principale cause du malheur qui est arrivé.

Angélique. — Dis seulement que j’en suis l’occasion, et même il n’y avait rien de gâté, si nous n’avions pas eu une abbesse si pénétrante, et qui se servit du moyen le plus bizarre qui puisse tomber dans l’esprit d’une vieille mélancolique.

Agnès. — Achève donc, je t’en prie, ton récit ; j’en attends la fin avec impatience.

Angélique. — La première chose que fit notre abbesse fut de s’assurer de Colette et de moi, et de nous ordonner de nous tenir près d’elle jusqu’à ce qu’elle eût achevé ce qu’elle avait dessein de faire.

Agnès. — Elle craignait sans doute que vous n’allassiez avertir les autres de se tenir sur leurs gardes ou que vous fissiez sauver le voleur.

Angélique. — Justement.

Agnès. — La fine matoise !

Angélique. — Elle alla frapper d’abord à la chambre de Pasithée, qui, faisant semblant de dormir, fut quelque temps à répondre. Enfin voyant qu’on continuait de frapper, et entendant la voix de madame, elle se leva promptement du lit et nous vint ouvrir la porte. L’abbesse lui dit d’un ton résolu qu’elle voulait faire à l’heure même une visite générale de tout le couvent, et qu’elle était assurée qu’il y avait un homme qui s’était caché en quelque part. Pasithée, paraissant toute surprise de ce que l’abbesse venait de dire, fit cinq ou six signes de croix, et dit plus de vingt fois Jésus Maria ! L’abbesse, faisant toujours son chemin, voulut regarder son lit et visiter sœur Pasithée depuis la tête jusqu’aux pieds. Elle fit tant, regardant tantôt les draps, tantôt la chemise, qu’elle reconnut enfin les traces fraîches d’un homme, et nous ayant fait voir ce bel étalage : « Vous voyez bien, nous dit-elle, que le loup est entré dans la bergerie ! Il ne faut que le chercher : il ne saurait nous échapper, car j’ai les clefs de toutes les portes, et les murailles sont si hautes qu’il ne saurait y grimper. » Ce discours nous fit frémir, et particulièrement Pasithée, qui y avait le plus d’intérêt. Néanmoins, faisant effort sur elle-même, elle soutint qu’aucun homme n’était entré dans sa chambre. « Vous dites donc que c’est une femme, lui dit l’abbesse, car vous ne pourrez pas nier qu’une personne tout en chemise ne soit sortie de votre chambre, il n’y a pas un quart d’heure, puisque je l’ai vue moi-même. — Il est vrai, dit-elle, mais c’était Marine, qui, m’ayant servie dans ma dernière maladie, comme sœur Catherine sait très bien, venait voir comme je me portais, car elle m’avait ouï plaindre tout le jour. — Eh bien ! dit l’abbesse, je crois ce que vous me dites ; mais cependant nous verrons si cette Marine n’est pas quelque monstre marin qui cherche la chair humaine, semblable à celui qui me fit tant de peur il y a quelques nuits. » Ces dernières paroles achevèrent d’accabler sœur Pasithée, quoique madame eût dit cela au hasard, et qu’il ne pût pas lui venir dans l’esprit que Marine fût un homme. Après cela, ne donnant pas le temps à Pasithée de s’habiller, non plus qu’à nous, elle lui commanda de nous suivre, et marchant toujours la première, Madelon tenant un cierge à la main, elle alla frapper à la porte de Catherine, qui, s’étant déjà éveillée au bruit que nous avions fait nous vint ouvrir en diligence. L’abbesse lui fit le même compliment qu’elle avait déjà fait à Pasithée, et la visitant à son tour, elle ne la trouva pas plus nette que l’autre, quoique les traces n’en fussent pas si récentes. « Oh ! oh ! dit-elle, c’est un loup qui fréquente céans depuis plusieurs jours, et qui sait déjà les êtres du logis ; continuons à le suivre à la piste : nous l’attraperons enfin. » Après cela elle sortit de la chambre de Catherine, qui eut ordre de se joindre à nous. Et allant ainsi de chambre en chambre, notre troupe grossissait, et madame trouvait toujours de nouvelles traces de son loup. « Voilà, dit-elle, une bête bien affamée et qui aime bien à changer de gîte ! » Après cela, elle nous dit une chose à laquelle nous ne nous serions jamais attendues. « Vous savez, dit-elle, mes filles, que Satan se change quelquefois en ange de lumière, et que les loups ravissants prennent quelquefois la peau des brebis. Il faut voir si quelqu’une de nous ne serait pas ce loup travesti, qui fait tout ce ravage dont vous avez vu les marques

car si ce n’était pas un loup déguisé, il n’aurait pas le loisir de faire tout ce qu’il fait. » En disant cela, elle retroussa sa chemise et nous fit voir tout ce que Dieu lui avait donné. « Vous voyez, nous dit-elle en nous montrant un corps blanc comme la neige, que je suis un ange de lumière. » Quand cela fut fait, elle voulut que nous en fissions autant ; il y en eut qui firent les difficiles, mais il leur fallut passer par cet examen. « Je suis bien aise, nous dit-elle ensuite, que vous ne soyez que ce que vous paraissez être, mais toujours est-il certain que plusieurs d’entre vous ont reçu le loup dans leur bercail. Allons maintenant, dit-elle, au quartier des sœurs novices. »

Agnès. — C’est là où Je t’attendais, car étant de ce nombre, je voulais savoir d’où vient que madame nous avait oubliées.

Angélique. — Cela ne fut pas nécessaire, comme tu vas voir par ce que je vais te dire. Tu sais qu’en allant du quartier des sœurs professes à celui des novices, il faut passer par une espèce de grenier qui sert de chambre aux femmes qui viennent nous aider à balayer le couvent. C’est là justement où Marin était couché sur un méchant matelas. L’abbesse, qui se ressouvint alors de ce que Pasithée lui avait dit, que Marine était la seule personne qui fût entrée dans sa chambre : « Afin que nous n’ayons rien, dit-elle, à nous reprocher, puisque nous nous trouvons devant la chambre de Marine, il faut voir si elle ne serait pas cet ange de Satan qui vient troubler pendant la nuit le repos des religieuses. » Là-dessus, quelqu’une de celles qui avaient intérêt que Marin ne fût pas connu pour ce qu’il était, représenta à l’abbesse qu’il n’était pas à propos de divulguer ainsi les secrets du cloître, et qu’une fille qui n’était pas de leur société, ni même leur domestique, ne devait pas avoir connaissance du soupçon où l’on était qu’un homme fût entré dans le couvent. « Il en sera ce qu’il pourra, dit l’abbesse, mais Marine subira l’examen comme les autres, et même avec plus de rigueur, puisque, de l’aveu de Pasithée, elle est entrée cette nuit même dans sa chambre. » À ces terribles paroles, Pasithée faillit tomber morte aux pieds de l’abbesse. Enfin on entre dans la chambre de Marine, dont la porte, étant sans verrouil, ne se fermait qu’avec un loquet. Qui pourrait exprimer la surprise de Marin de voir entrer Madelon un cierge à la main et l’abbesse avec plus de vingt religieuses toutes en chemise ! Cet appareil, qui avait quelque chose de funèbre, l’étonna d’abord ; ce que l’abbesse ayant remarqué, elle lui dit : « Marine, n’ayez point de peur : ce n’est qu’une petite formalité qui nous amène ici. Nous cherchons un homme qui est caché céans, et comme la nuit tous les chats sont gris, et qu’il n’est rien qui ressemble mieux à un chat qu’une chatte, il faut voir si tu es mâle ou femelle, car, comme tu sais, l’habit ne fait pas le moine. Nous voyons bien que tu as une robe de femme, mais nous voulons voir si tu l’es depuis les pieds jusqu’à la tête. » Marine répondit tout en grondant qu’on la laissât dormir, qu’ayant travaillé tout le jour, elle avait besoin de repos, et qu’elle n’était pas d’humeur à entendre ces fredaines. L’abbesse, qui n’en voulait pas demeurer là, lui représenta doucement qu’il fallait qu’elle le souffrît, qu’elle devait subir cet examen, et qu’elle n’aurait pas plus d’avantage que les sœurs professes qui avaient passé par là. Quelques-unes dirent alors qu’elles ne seraient pas fâchées qu’on laissât Marine en repos, et qu’elle pouvait jouir sans qu’on lui portât envie du privilège de n’être point visitée. « C’est un beau plaisir, dit une autre, pour des religieuses, de voir le corps sale et crasseux d’une vilaine servante ! » Tout cela ne faisait qu’augmenter la curiosité de l’abbesse et confirmer ses soupçons. Elle remarqua en même temps que Pasithée était plus morte que vive, et que Catherine, Colette et moi paraissions fort inquiètes. « Eh bien ! dit-elle, pour vous épargner la vue du corps de cette servante, vous n’avez qu’à fermer les yeux, et je m’en vais procéder à la visite. » En disant cela, elle prit le cierge des mains de Madelon et lui commanda de se tenir à l’écart. Le pauvre Marin faisait tout ce qu’il pouvait pour cacher ce que la nature lui avait donné, et la peur où il était alors lui était d’un grand secours ; mais la peur peut bien transir nos membres, non pas les anéantir. Enfin il se tenait comme un chien qu’on menace du bâton, qui cache sa queue entre ses jambes. J’oubliais de te dire que Marin, pendant que l’abbesse et les religieuses étaient dans cette plaisante contestation, prit une de ses jarretières, dont il fit une espèce de bride, qu’il attacha au bout de son fait, et le faisant passer par-dessous ses cuisses, fit tenir avec une épingle l’autre bout de la jarretière derrière son dos, au-dessous de sa chemise. Cependant madame l’ayant découvert par devant, ne voyait encore rien qui pût être d’une femme. Elle voyait pourtant que Marine croisait les jambes d’une manière à lui faire croire que la pudeur ne faisait pas tout cela ; elle voulut donc y regarder de plus près, et comme elle a la vue extrêmement courte, elle se servit de ses lunettes, qu’elle ajusta sur son nez, comme s’il se fût agi de voir quelque chose de rare ou quelque bijou de prix. Comme elle allait procéder à une plus ample vérification des pièces, et qu’elle appuyait presque ses lunettes sur le ventre de Marine, comme si c’eût été un pupitre sur lequel elle aurait eu son bréviaire, pendant tout ce temps, dis-je, ce membre que Marin voulait cacher avec tant de soin, et qui semble se roidir quand on lui résiste, se roidit si fort, en effet, par la gêne que Marin voulut lui donner, qu’il se débanda tout d’un coup, donna justement sur les lunettes de l’abbesse, qu’il fit sauter jusqu’au ciel du lit, les mit en pièces et éteignit du même coup le cierge qu’elle avait entre ses mains. Cette bonne dame, qui savait depuis longtemps comment les hommes sont faits, ne douta plus que Marine n’en fût un, et portant la main sur ce qui venait de frapper ce terrible coup, elle en fut si surprise qu’au lieu d’un homme, elle conclut que c’était pour le moins un homme et demi. Les religieuses, qui n’avaient pas vu de près ce qui s’était passé, et qui virent la chandelle éteinte, eurent là-dessus diverses pensées : celles qui connaissaient Marin intus et in cute se doutèrent de la chose ; d’autres crurent que pour s’exempter de cette honteuse visite, il avait renversé d’un coup de main le cierge et les lunettes de l’abbesse. Enfin il y eut quelques bonnes sœurs, de ces illuminées qui veulent trouver partout des miracles, qui dirent que c’était sainte Claire, la patronne du couvent, qui, ne pouvant souffrir qu’on soupçonnât d’impureté les chastes filles de sa société, s’opposait visiblement à une visite qui tendait à déshonorer leur ordre. L’abbesse savait bien ce qu’elle en devait croire ; néanmoins, faisant semblant de donner dans cette pensée, elle dit que puisque ce malheur venait d’arriver, que le flambeau s’était éteint, et que ses lunettes s’étaient cassées sans savoir comment, elle ne poursuivrait pas sa visite plus avant ; mais que puisque Marine avait donné lieu à tout ce tracas, en entrant la nuit, sans nécessité, dans la chambre de Pasithée, elle serait recluse pour quelques jours dans une chambre séparée, dont madame aurait la clef, et dont elle ne pourrait pas sortir sans son ordre ; que cependant elle nous défendait très expressément de parler aux novices, ni aux pensionnaires, ni enfin à personne du monde de ce qui s’était passé entre elle et nous. Tu devines bien, chère Agnès, pourquoi elle nous a tant recommandé le secret, et la raison qui l’oblige à renfermer Marin dans une chambre à part.

Agnès. — Elle a trouvé cet oiseau si beau à son gré, qu’elle veut le mettre en cage pour servir à ses menus plaisirs.

Angélique. — Elle a cru que des religieuses comme nous ne méritaient pas un si bon morceau, et qu’il était digne d’une abbesse. Je ne sais si Marin sera content de son sort ; mais je sais bien qu’il est regretté de plus d’une religieuse.

Agnès. — Il ne sera pas toujours en prison.

Angélique. — Non, mais les yeux de l’abbesse le garderont à vue.

Agnès. — Il faut avouer, Angélique, que tu m’as fait un fort grand plaisir de me conter une si rare aventure.

Angélique. — Dis-moi, Agnès, à ton tour, ce que tu as à m’apprendre de tes nouvelles aventures. Tu m’as dit que même en dormant tu avais bien employé ton temps. Il faut que ce soit quelque chose de fort plaisant.

Agnès. — Beaucoup plus que je ne te saurais dire ; mais l’heure nous appelant à l’office, il faut renvoyer cela à un nouvel entretien.

Angélique. — Baise-moi donc, mon cher cœur, en attendant que tu me donnes ce plaisir.