L’Indépendant du Cher (p. 7-9).

IV

Les choses parlent

— Le salon est banal, dit Véga, il raconte simplement que vous êtes riche, les meubles sont beaux, les tableaux sont bien faits. Sans doute ils sont dus à d’illustres pinceaux, seulement l’art est affaire de convention, il ne reproduit jamais la nature. Comme vérité, je préfère la photographie. Où est la vôtre ?

— Dans cet album. C’est assez grotesque de se placer ainsi à la première page, n’est-ce pas ?

— Non. C’est loyal, vous acceptez ainsi tout ce qui vient derrière vous. Que sont tous ces gens ?

— La plupart des camarades de régiment. Excepté le bon vieil archevêque de Fribourg, vous ne verrez ici aucun de mes ascendants… à moins que je n’y place Adam et Ève.

— Ce serait notre droit, mon frère ! Votre photographie dénote une chose, Daniel, que toutes les photographies montrent en somme.

— Quoi ?

— L’entourage, l’ambiance, ce que l’appareil enregistreur saisit hors de notre vision et marque sur le cliché.

— Que voyez-vous, petite mystique ?

— Derrière l’épaule gauche je vois un lys, et est-ce bizarre… regardez donc vos cheveux, ils s’enlèvent en forme de couronne, à vos pieds quelques reflets sur le tapis dessinent une tête de mort. Voyez-vous ce que j’explique ?

— Vaguement.

— C’est très marqué. Si j’avais une loupe, je verrais davantage. Un jour que je serai seule, j’étudierai cela. Il y a là dans le bas de cette carte-album tout un assemblage de chiffres, cela doit former un millésime.

— Comment voulez-vous qu’une photographie prise dans l’atelier d’un photographe, sans préparation, sans… truc… donne lieu à de pareilles interprétations.

— Parce que partout où nous sommes rayonne le symbolisme de notre vie, ce qui fut, ce qui sera. Suivons les pages. Voici un jeune officier qui a dans le milieu de la poitrine une marque sombre : une balle sans doute.

— Il fut tué en duel.

— Vous voyez bien. Cet autre qui sourit et a les yeux si clairs qu’on y voit un mirage, ne devra pas vivre bien vieux, voyez-vous cette traînée un peu claire qui s’envole de ses lèvres, quitte le cadre… ce garçon-là ne tient guère à la terre.

— Il mourut à vingt-cinq ans d’une méningite. Mais regardez donc les vivants. Voici une jeune femme jolie.

— Une amie à vous… elle est parfaite et très heureuse, c’est une rayonnante, tout un flot, comme des flèches s’irradient autour de sa tête, elle est très intelligente. Qui est-ce ?

— La princesse Marie Galitzine.

— Ah ! voici un bien joli chat. Un ami sans doute.

— Ceci est une histoire. Monseigneur de Fribourg me donna cette image un jour en me disant. Ce fut ton compagnon de jeu, il dormait souvent sur ton berceau. Cette fois, ce serait bien particulièrement intéressant si vous pouviez voir autour…

— Allez chercher une loupe. La photographie trop vieille a blanchi. Le félin est couché sur un coussin fleurdelysé. Je ne découvre rien de plus. C’était évidemment une bête favorisée.

Restée seule un instant, Véga cessa de tourner les pages, une grande glace était devant elle et lui renvoyait son image. Cette glace, pensait la jeune fille, ne garde aucun reflet, pourtant puisque les pensées sont des choses et que les paroles sont reproduites par le phonographe, qu’y aurait-il d’impossible à ce qu’une image put renaître ? L’idée ne venait pas à Véga de contempler son charmant visage, d’avoir le geste machinal d’une femme qui s’observe, redresse une boucle, arrange un bijou, un pli de son corsage. Non, elle pensait ailleurs… Quand Daniel revint, avouant n’avoir pu trouver une loupe chez lui, elle ferma l’album.

— Continuons l’inventaire, dit-elle.

Ils passèrent au fumoir. Il y avait au mur des armes anciennes et modernes.

— Rien de remarquable, ici, fit Véga inconsciemment cruelle, on voit que vous n’avez pas de souvenirs.

— Hélas !

— Voyons votre chambre. Des livres ? Vous lisez un peu. Des romans ? à quoi bon, des dissertations philosophiques aussi. Est-ce que vous trouvez utile ou meilleur de prendre la pensée des autres et de la laisser influencer la vôtre. Vous aimez lire ?

— J’aime me distraire de moi-même, m’oublier.

— Ce n’est pas le moyen le meilleur. Travaillez plutôt.

— À quoi ? J’ai assez pour vivre. Le travail n’est intéressant que quand il procure un gain attendu, désiré, utile.

— Travaillez pour la science.

— Je ne sais pas.

— Pour donner aux misérables.

— Je le puis sans cela. Non, ma vie était nulle, ennuyeuse, terne ; vous venez d’y jeter une clarté.

— Fugitive. Pourquoi ne vous êtes-vous pas marié ?

— Je n’ai pas cru le devoir. Je l’aurais pu ?

— Oui, on vous eût aimé.

— Le croyez-vous ?

— Je le crois. Vous aviez peur de prendre une alliée hors de votre milieu social, puisque vous l’ignorez.

— Je n’ai pas voulu associer à mon incertaine existence une autre créature.

— Il vous fallait trouver une femme exposée aux mêmes circonstances, comme moi, par exemple.

— Comme vous, Véga. Quelle pensée avez-vous en parlant ainsi ?

— Celle que j’exprime. Nous ne pourrions pas en nous alliant nous faire de reproches. Seulement moi je veux garder ma liberté et il est plus raisonnable que vous la gardiez aussi. Nous pouvons nous aimer quand même.

— Que voulez-vous dire…

— Que notre affection réciproque peut être une grande joie, que deux isolés comme nous, liés par une similitude de situation, peuvent s’aider et se consoler. Que cherchez-vous sous mes mots ?

Elle le regardait bien en face, ses yeux francs levés sur lui, et il y lut une si pure intention, qu’il se pencha sur elle, la baisa au front et se releva un peu ému, disant :

— C’est entendu, Véga, on s’aimera bien.

En vraie petite indiscrète, elle ouvrit le cabinet de toilette, et s’exclama :

— Une armée de flacons, un bataillon de brosses variées, et tous ces outils brillants à quoi servent-ils ?

— À quelques raffinements de toilette.

— Ah ! moi, j’ai une trousse mince où il y a quatre objets… ma grande baignoire est la mer ou la rivière en toute saison, Mio Tio dit que rien ne vaut la nature et l’eau. Il me donnait des fleurs, jamais d’essences. Ce qui garde la jeunesse, c’est la santé. Et ce qui garde la santé, c’est la simplicité, il m’a un peu élevée en sauvage, je ne suis guère digne de vivre parmi les civilisés.

— Voici le courrier de M. le comte, interrompit un valet qui venait d’entrer.

— Les journaux, Véga. On n’y parle que de vous ! Voyez cette manchette : La Femme-Oiseau, et déjà ils donnent des instantanés de votre portrait.

— Tant mieux. Si Sophia est à Paris, elle comprendra. Nous irons visiter les autres capitales, j’y donnerai des représentations et peut-être ainsi arriverai-je à mon but.

— Je ne le crois pas. Mme de Circey, qui sait son mari condamné à mort, ne se dévoilera pas.

— À moi ? Oh ! elle apprécie combien je l’aime et mérite sa confiance. Lisez donc vos lettres.

Il y avait sur le plateau trois enveloppes, deux contenaient une invitation à dîner et à bridger, l’autre, sans cachet ni initiale, parut causer une émotion au lecteur ; il la garda en main, absorbé, puis soudain il la mit sous les yeux de sa jeune compagne.

— Vous qui lisez dans les photographies, Véga, lisez-vous aussi entre les lignes, que veut dire ceci ?

Elle prit le papier : « Allez passer le mois de mai au Val-Salut. N’avisez personne de votre départ, vous courez en ce moment un grand danger, un ennemi vous guette, une protection mystérieuse a pu vous défendre jusqu’à ce jour, mais elle s’affaiblit et bientôt vous laissera désarmé. Quitter Paris au plus vite est urgent. »

— Je pense, continua Daniel, que ceci est une moquerie, ou qu’un individu que je gêne veut se débarrasser de ma présence ici… un jaloux peut-être.

— Vous avez donc un flirt ?… comme on dit à Londres d’où j’arrive.

— Aucun, non, seulement dans le monde parisien il est toujours entendu qu’un homme libre comme moi doit faire la cour à une femme… au moins.

— Ah ! Et il y en a une à qui vous faites la cour. Comment cela se passe-t-il ? On débite des compliments ?

— Oui, on offre des fleurs, parfois des bonbons à certaines époques. On baise le bout des doigts…

— Votre « flirt » sera jalouse de moi.

— C’est bien possible, seulement aucune femme n’a le droit de m’imposer ni sa volonté, ni sa mauvaise humeur, je suis… l’indifférent envers toutes. Quelle impression vous laisse ce billet, petite sensitive ? Qui l’a écrit ?

— Une femme évidemment. Une femme même très bien.

— Ah ! à quel symptôme reconnaissez-vous ceci ?

— À plusieurs. L’écriture est patricienne, comme disent les graphologues, le papier n’a pas de caractère spécial, il n’est pas parfumé, ce qui indique l’origine que j’ai dite, mais il a pourtant une imperceptible odeur très délicate. Celle, sans doute, de la main qui se posa dessus et emploie pour ses ablutions une fine eau de toilette…

— Moi je ne sens rien.

— Parce que justement, votre main à vous exhale le même arôme, très subtil. L’écrivain et vous avez les mêmes préférences.

— Ceci m’étonne grandement. Ce parfum que j’emploie est introuvable en France. Il vient de la ville de Parme où on le prépare avec des violettes, du jasmin rouge et un peu d’une racine de mandragore qui ne pousse que là-bas.

— Je suis sûre de ne pas me tromper. La main qui écrivit ces lignes est légère, souple et douce, les yeux qui la guidaient n’étaient pas des meilleurs sûrement, à moins que…

— Oh ! continuez.

— Ils n’aient été remplis de larmes, parce que, tenez, ce petit rond un peu boursouflé du papier, c’est une goutte d’eau séchée. Il y avait beaucoup d’émoi en la pensée que reproduit ce graphisme et la personne n’est pas jeune.

— Pourquoi donc ne signe-t-elle pas ?

— Elle est prudente.

— Même par prudence, il est toujours mal d’écrire une lettre anonyme.

— Ne généralisons pas. À toute règle il y a une exception. Cette lettre révèle : franchise, bonté, loyauté, douleur profonde. De cette feuille émane un magnétisme. D’où vient-elle ?

— Elle ne porte ni date ni nom de ville et, dans mon imprévoyance, j’ai jeté l’enveloppe au feu. Elle est brûlée maintenant.

— Alors rien à faire. Seulement, employez un moyen que les magiciens recommandent en notre île mystérieuse.

— De la magie ! dites vite.

— Vous mettrez cette nuit en vous couchant cette lettre un moment sur votre front en pensant sans distraction à la personne qui la toucha. Ensuite placez-la sous votre oreiller et vous rêverez.

Il sourit.

— Des chimères. Je ne me souviens jamais de mes songes.

— Ceux qu’on oublie sont justement les plus intéressants.

— On peut le dire… mais le prouver.

— Par la photographie. Mettez près de vous dans l’ombre de vos draps une plaque photographique sensibilisée ; le lendemain, développez-la, vous y trouverez des révélations.

Il ne put s’empêcher de hausser les épaules.

— Oh !

— Vous pouvez douter. Un jour je vous montrerai une preuve.

— Je l’accepte. En attendant, je vais suivre votre conseil pour cette nuit. Voulez-vous me permettre de vous dire bonsoir, de vous souhaiter bon repos. Je vais sonner, je n’ai pas de femme de chambre, mais la lingère de la maison vous en tiendra lieu.

— Je n’ai besoin de personne. Je me suis toujours tirée seule de mon propre service. Au revoir, Daniel, à demain, j’espère.