Union ouvrière/Aux ouvriers et aux ouvrières

(p. 1-10).

AUX HOMMES ET AUX FEMMES


QUI SE SENTIRONT :


FOI. — AMOUR. — INTELLIGENCE. —

FORCE. — ACTIVITÉ.

J’aurais désire pouvoir mettre en tête de ce petit livre un chant qui résumât mon idée : — L’UNION, — et pour refrain : — « Frères, unissons-nous ! — Sœurs, unissons-nous ! » — Le chant produit sur les ouvriers réunis en masse un effet extraordinaire qui tient du magnétisme. À l’aide d’un chant, on peut, à volonté, en faire des héros propres à la guerre, ou des hommes religieux propres à la paix.

Je suis allée droit chez Béranger, le poète de tous, lui demander le chant de l’UNION. — Le grand poète et l’excellent homme m’a reçue d’une manière toute fraternelle, et m’a dit, avec une naïveté digne du bon Lafontaine : — Votre titre est beau, très beau ! mais faire un chant qui réponde à ce titre, ce sera difficile, et je ne fais pas des chants quand et comme je voudrais. — Il faut pour cela que j’attende l’inspiration…, et je me fais vieux, je suis malade, et dans cet état, l’inspiration se fait attendre. — Enfin, si le chant me vient, je l’offrirai aux ouvriers, comme l’expression de mon affectueuse sympathie.

J’écrivis ensuite à M. de Lamartine ; il me répondit — qu’une Marseillaise de la paix présentait de grandes difficultés ; — il finissait sa lettre en me promettant qu’il y penserait, et que, s’il parvenait à faire quelque chose de satisfaisant, il me l’enverrait pour le petit livre de l’UNION OUVRIÈRE.

J’ai écrit aussi à ce sujet à plusieurs ouvriers poètes. — Espérons qu’ils répondront à mon appel, que cette grande et belle pensée de la fraternité humaine les inspirera, et qu’ils chanteront l’UNION.


AUX OUVRIERS ET AUX OUVRIÈRES.


Ouvriers et Ouvrières,

Écoutez-moi : — Depuis vingt-cinq ans, les hommes les plus intelligents et les plus dévoués ont consacré leur vie à la défense de votre sainte cause[1] ; ils ont, par des écrits, des discours, des rapports, des mémoires, des enquêtes, des statistiques, signalé, constaté, démontré au Gouvernement et aux riches que la classe ouvrière est, en l’état actuel des choses, placée matériellement et moralement dans une situation intolérable de misère et de douleur ; — ils ont démontré que, de cet état d’abandon et de souffrance, il résultait nécessairement que la plupart des ouvriers, aigris par le malheur, abrutis par l’ignorance et un travail excédant leurs forces, devenaient des êtres dangereux pour la société : — ils ont prouvé au Gouvernement et aux riches que non seulement la justice et l’humanité imposaient le devoir de venir au secours des classes ouvrières par une loi sur l’organisation du travail, mais que même l’intérêt et la sûreté générale réclamaient impérieusement cette mesure : — Eh bien ! depuis vingt-cinq ans, tant de voix éloquentes n’ont pu parvenir à éveiller la sollicitude du Gouvernement sur les dangers que court la société en face de 7 à 8 millions d’ouvriers exaspérés par la souffrance et le désespoir, et dont un grand nombre se trouve placé entre le suicide… ou le vol !…

Ouvriers, que peut-on dire maintenant pour la défense de votre cause ?… Depuis vingt-cinq ans, tout n’a-t-il pas été dit et redit sous toutes les formes jusqu’à satiété ? Il n’y a plus rien à dire, plus rien à écrire, car votre malheureuse position est bien connue de tous. Il ne reste qu’une chose à faire : agir en vertu des droits inscrits dans la Charte.

Or, le jour est venu où il faut agir, et c’est à vous, à vous seuls, qu’il appartient d’agir dans l’intérêt de votre propre cause. — Il y va pour vous de la vie… ou de la mort ! de cette mort horrible qui tue à chaque instant : la misère et la faim !

Ouvriers, cessez donc d’attendre plus longtemps l’intervention qu’on réclame pour vous depuis vingt-cinq ans. L’expérience et les faits vous disent assez que le Gouvernement ne peut ou ne veut pas s’occuper de votre sort quand il est question de l’améliorer. — De vous seuls il dépend de sortir, si vous le voulez fermement, du dédale de misères, de douleurs et d’abaissement où vous languissez. Voulez-vous assurer à vos enfants le bénéfice d’une bonne éducation industrielle, et à vous-mêmes la certitude du repos dans votre vieillesse ? — Vous le pouvez.

Votre action, à vous, ce n’est pas la révolte à main armée, l’émeute sur la place publique, l’incendie ni le pillage. — Non ; car la destruction, au lieu de remédier à vos maux, ne ferait que les empirer. Les émeutes de Lyon et de Paris sont venues l’attester. — Votre action, à vous, vous n’en avez qu’une, légale, légitime avouable devant Dieu et les hommes : C’est l’UNION UNIVERSELLE DES OUVRIERS ET DES OUVRIÈRES.

Ouvriers, votre condition dans la société actuelle est misérable, douloureuse : — En bonne santé, vous n’avez pas droit au travail ; — Malades, infirmes, blessés, vieux, vous n’avez pas même droit à l’hôpital ; — Pauvres, manquant de tout, vous n’avez pas droit à l’aumône, car la mendicité est défendue par la loi. — Cette situation précaire vous plonge dans l’état sauvage où l’homme, habitant des forêts, est obligé chaque matin de songer au moyen de se procurer la nourriture de la journée. — Une semblable existence est un véritable supplice. Le sort de l’animal qui rumine dans l’étable est mille fois préférable au vôtre ; il est sûr, lui, de manger le lendemain ; son maître lui garde dans la grange, de la paille et du foin pour l’hiver. Le sort de l’abeille, dans son trou d’arbre, est mille fois préférable au vôtre. Le sort de la fourmi, qui travaille en été pour vivre tranquille en hiver, est mille fois préférable au vôtre. — Ouvriers, vous êtes malheureux, oui, sans doute ; mais, d’où vient la principale cause de vos maux ?… Si une abeille et une fourmi, au lieu de travailler de concert avec les autres abeilles et fourmis à approvisionner la demeure commune pour l’hiver, s’avisaient de se séparer et de vouloir travailler seules, elles aussi mourraient de froid et de faim dans leur coin solitaire. Pourquoi donc restez-vous dans l’isolement ?… — Isolés, vous êtes faibles et tombez accablés sous le poids des misères de toutes sortes ! — Eh bien ! sortez de votre isolement : unissez-vous ! — L’union fait la force. Vous avez pour vous le nombre, et le nombre, c’est beaucoup.

Je viens vous proposer une union générale entre les ouvriers et ouvrières, sans distinction de métiers, habitant le même royaume ; union qui aurait pour but de CONSTITUER LA CLASSE OUVRIÈRE et d’élever plusieurs établissements (Palais de l’UNION OUVRIÈRE) ; répartis également dans toute la France. Là, seraient élevés des enfants des deux sexes, de six à dix-huit ans, et on y recevrait les ouvriers infirmes ou blessés et les vieillards[2]. Écoutez parler les chiffres, et vous aurez une idée de ce qu’on peut faire avec l’UNION.

Il y a en France environ 5 millions d’ouvriers et 2 millions d’ouvrières[3]. Que ces 7 millions d’ouvriers s’unissent par la pensée et l’action en vue d’une grande œuvre commune, au profit de tous et de toutes : que chacun donné pour cela 2 fr. par an, et au bout d’une année L’UNION OUVRIÈRE possédera la somme énorme de quatorze millions.

Vous allez me dire : — Mais comment nous unir pour cette grande œuvre ?… Par position et rivalité de métiers nous sommes tous dispersés, souvent même ennemis et en guerre les uns contre les autres. — Puis 2 fr. de cotisation par an, c’est beaucoup pour de pauvres journaliers !

À ces deux objections je répondrai : — Que s’unir pour la réalisation d’une grande œuvre, ce n’est pas s’associer. Les soldats et marins qui, par une retenue sur leur solde, contribuent, chacun pour une part égale, dans le fonds commun qui sert à entretenir 3 000 soldats où marins à l’Hôtel des Invalides, ne sont pas, pour cela, associés entre eux. Ils n’ont besoin, ni de se connaître, ni de sympathiser d’opinions, de goûts et de caractères. Il leur suffit de savoir que tous les militaires ; d’un bout de la France à l’autre, versent la même cotisation : ce qui assure aux blessés, aux infirmes et aux vieillards, leur entrée de droit à l’Hôtel des Invalides.

Quant à la somme ; je le demande, quel est celui des ouvriers, même parmi les plus pauvres, qui ne pourra pas, en économisant un peu, trouver, dans le cours d’une année, 2 fr. de cotisation, afin de s’assurer une retraite pour ses vieux jours[4] ? — Eh quoi ! vos voisins, les malheureux Irlandais, le peuple le plus pauvre de toute la terre, le peuple qui ne mange que des pommes de terre, et n’en mange que de deux jours l’un[5] !… un tel peuple (il ne compte que sept millions d’âmes) aurait trouvé les moyens de faire à peu près deux millions de rentes à un seul homme (O’Connell)[6], son défenseur, il est vrai, mais enfin à un seul homme, et cela pendant douze ans ! — Et vous, peuple Français, le plus riche de toute la terre, vous ne trouveriez pas les moyens de bâtir des palais vastes, salubres, commodes, pour recevoir vos enfants, vos blessés et vos vieillards ? — Oh ! ce serait une véritable honte, une honte éternelle qui accuserait votre égoïsme, votre insouciance et votre inintelligence ! Oui, oui, si les ouvriers irlandais allant nu-pieds et le ventre creux, ont donné, pendant douze ans, deux millions d’honoraires à leur défenseur O’Connell, vous pouvez bien vous, ouvriers Français, donner quatorze millions par an pour loger et pourrir vos braves vétérans du travail et élever les novices.

Deux francs par an !… Quel est celui d’entre vous qui ne paie pas, pour ses petites associations particulières de compagnonnage, de secours mutuels et autres, ou enfin pour ses petits défauts d’habitude, comme tabac, café, eau-de-vie, etc., dix et vingt fois cette somme ? Deux francs pour chacun, c’est peu de chose à trouver[7], et chacun, en donnant ce peu de chose, produit un total de quatorze millions !… Voyez quelle richesse vous possédez, seulement par votre nombre ! Mais, pour jouir de cette richesse, il faut que le nombre se réunisse, forme un tout, une unité.

Ouvriers, mettez donc de côté toutes vos petites rivalités de métiers et formez, en dehors de vos associations particulières, une UNION compacte, solide, indissoluble. Que demain, que tout de suite s’élève spontanément de tous les cours une même et unique pensée : — L’UNION ! Que ce cri d’union retentisse par toute la France, et dans un an, si vous le voulez fermement, L’UNION OUVRIÈRE SERA CONSTITUÉE, et dans deux ans vous aurez en caisse, à vous, bien à vous, quatorze millions, pour vous bâtir un palais, digne du grand peuple des travailleurs.

Sur la façade, au-dessous du fronton, vous inscrirez en lettres de bronze :

PALAIS DE L’UNION OUVRIÈRE,

construit et entretenu au moyen d’une cotisation annuelle de 2 fr. donnée par les ouvriers et ouvrières pour honorer le travail comme il mérite de l’être, et récompenser les travailleurs, eux qui nourrissent la nation, l’enrichissent et constituent sa véritable puissance.

HONNEUR AU TRAVAIL !
respect et gratitude aux braves vétérans du travail !

Oui, c’est à vous, champions du travail, qu’il appartient d’élever les premiers la voix pour honorer la seule chose vraiment honorable, le Travail. — C’est à vous, producteurs, méprisés jusqu’ici par ceux qui vous exploitent, qu’il appartient d’élever les premiers un PALAIS pour retraite à vos vieux travailleurs. — C’est à vous, ouvriers qui construisez les palais des rois, les palais des riches, les temples de Dieu, les maisons et asiles où s’abrite l’humanité, qu’il appartient de construire enfin un asile où vous puissiez mourir en paix, vous qui n’avez eu encore ou reposer vos têtes que l’hôpital, quand il y a place. — À l’œuvre donc ! à l’œuvre !  !

Ouvriers, réfléchissez bien à l’effort que je viens tenter auprès de vous afin de vous arracher à la misère. Oh ! si vous ne répondiez pas à cet APPEL D’UNION, si, par égoïsme ou par insouciance, vous refusiez de vous UNIR…, que pourrait-on faire désormais pour vous sauver ?

Frères, une pensée désolante vient frapper au cœur tous ceux qui écrivent pour le peuple, c’est que ce pauvre peuple est tellement abandonné, tellement surchargé de travail dès le bas âge, que les trois quarts ne savent pas lire et l’autre quart n’a pas le temps de lire. — Or, faire un livre pour le peuple, c’est jeter une goutte d’eau dans la mer. C’est pourquoi j’ai compris que si je me bornais à mettre mon projet D’UNION UNIVERSELLE sur le papier, tout magnifique qu’il est, ce projet serait lettre morte, comme il a été de tant d’autres plans déjà proposés. J’ai compris que, mon livre publié, j’avais une autre œuvre à accomplir, c’est d’aller moi-même, mon projet d’union à la main, de ville en ville, d’un bout de la France à l’autre, parler aux ouvriers qui ne savent pas lire et à ceux qui n’ont pas le temps de lire. — Je me suis dit que le moment est venu d’agir ; et pour celui qui aime réellement les ouvriers, qui veut se dévouer corps et âme à leur cause, il y a une belle mission à remplir. Il faut qu’il suive l’exemple donné par les premiers apôtres du Christ. — Ces hommes, bravant la persécution et les fatigues, prenaient une besace et un bâton, et s’en allaient de pays ea pays prêchant la LOI NOUVELLE : la fraternité en Dieu, l’union en Dieu. — Eh bien ! pourquoi, moi femme qui me sens foi et force n’irais-je pas, de même que les apôtres, de ville en ville, annonçant aux ouvriers la BONNE NOUVELLE et leur prêchant la fraternité en l’humanité, l’union en l’humanité.

À la tribune des Chambres, dans la chaire chrétienne, dans les assemblées du monde, sur les théâtres, et surtout dans les tribunaux, on a parlé souvent des ouvriers ; mais personne encore n’a essayé de parler aux ouvriers. — C’est un moyen qu’il faut tenter. Dieu me dit qu’il réussira. — C’est pourquoi j’ouvre avec confiance cette nouvelle voie. — Oui, j’irai les trouver dans leurs ateliers, dans leurs mansardes et jusque dans leurs cabarets, s’il le faut, et là, en face de leur misère, je les attendrirai sur leur propre sort, et les forcerai, malgré eux, à sortir de cette effroyable misère qui les dégrade et les tue.

  1. Saint-Simon, Owen, Fourier et leurs écoles ; Parent-Duchâtelet, Eugène Buret, Villermé, Pierre Leroux, Louis Blanc, Gustave de Beaumont, Proudhon, Cabet ; — et parmi les ouvriers, Adolphe Boyer, Agricol Perdiguier, Pierre Moreau, etc.
  2. Voir le chapitre IV. Comment on procédera aux admissions.
  3. Voir, pour l’exactitude de ces chiffres, les ouvrages des statisticiens, et le remarquable travail de M. Pierre Leroux, de la Ploutocratie.
  4. Cela ne fait que 17 centimes par mois.
  5. L’Irlandais ne mange de viande qu’une fois l’an, le jour de Noël, Tous, étant pauvres, n’emploient pour se nourrir que l’aliment le moins cher dans le pays, les pommes de terre, mais tous n’en consomment pas la même quantité : les uns, et ce sont les privilégiés, en mangent trois fois par jour ; d’autres, moins heureux, deux fois ; ceux-ci, en état d’indigence, une fois seulement, il en est qui, plus dénués encore, demeurent un jour, deux jours même, sans prendre aucune nourriture. »

    (L’Irlande sociale, politique et religieuse, par M. G. de Beaumont, première partie, chap. I. — Voir, pour plus amples détails, la suite du chap.)

  6. O’Connell a adressé la réponse suivante à lord Shrewsbury, qui lui avait reproché la subvention annuelle et volontaire de 75 000 liv, sterl. (1 875 000 fr.) que lui paye l’Irlande.
    Suit la réponse d’O’Connell, qui est très belle, et terminée par ces mots : « Je suis fier de le proclamer, je suis le serviteur salarié de l’Irlande, et c’est une livrée que je me glorifie de porter. »
    (Séance de la Chambre des Communes, octobre 1842.)
  7. On pourra donner la cotisation en deux fois.