Une visite géologique et botanique au lac de Fondromeyx (Vosges)


UNE
VISITE GÉOLOGIQUE ET BOTANIQUE
AU
LAC DE FONDROMEYX (VOSGES)


Par M. D.-A. GODRON.




Il est bien rare que les touristes, et même les savants, qui parcourent la vallée si pittoresque de la Haute-Moselle, au delà de Remiremont, songent à visiter un petit lac qui se trouve cependant à proximité de leur route et n’exige que quelques heures pour être exploré avec détails ; nous voulons parler du lac de Fondromeyx, qui dédommagerait cependant de leurs peines les amateurs de la belle nature et fournirait aux botanistes et surtout aux géologues des jouissances inattendues[1]. Je m’y suis rendu, en compagnie de mon collègue, M. J. Nicklès, le 16 août 1863.

Ce lac est situé sur le flanc gauche de la vallée de la Moselle, au-dessus du village de Maxonchamps, commune de Rupt, à 10 kilomètres de Remiremont et à une hauteur assez considérable au-dessus du niveau de la Moselle. On y arrive par un chemin assez roide, rocailleux, malaisé ; mais trois quarts d’heure suffisent pour atteindre ce lac à partir du village de Maxonchamps. La petite vallée latérale qu’on suit pour y arriver, se termine brusquement à sa partie supérieure, par un amphithéâtre demi-circulaire, creusé profondément dans le flanc granitique de la montagne, s’ouvrant vers le nord, à parois assez abruptes, mais qui disparaissent entièrement sous le manteau de verdure d’une belle forêt de sapins et de hêtres. C’est au centre de cet encadrement naturel, complété en aval par une digue puissante, que se sont accumulées les eaux limpides et fraîches du lac de Fondromeyx.

Son étendue n’est pas considérable, et mesure seulement 3 hectares 63 ares. Son exploration ne nous en a pas moins causé à mon savant compagnon de voyage, comme à moi-même, un vif sentiment d’intérêt.

La digue, qui lui sert de ceinture en avant et retient ses eaux mérite tout d’abord un examen particulier. Il y a 25 ans, il eût été difficile d’expliquer l’origine de cette barrière naturelle. Elle dessine un arc de cercle à convexité externe, s’élève à 7 ou 8 mètres au-dessus du niveau actuel du lac et s’appuie sur une base assez étendue. Elle est formée de sable, de cailloux et de gros blocs granitiques roulés qui se montrent à sa surface et jusque sur son sommet ; on voit d’autres blocs semblables, disséminés en assez grand nombre, surtout vers l’ouest, et qui dessinent pour ainsi dire le prolongement de la courbure de la digue elle-même. On en retrouve, du reste, d’analogues sur tous les sommets voisins.

Avant les travaux de MM. Renoir[2], Hogard[3], Collomb[4] et de plusieurs autres savants sur les phénomènes géologiques qui ont eu les Vosges pour théâtre, on ne se doutait guère que ces montagnes aient été couvertes, à une époque très-reculée, d’immenses glaciers, tandis que de nos jours et dans les étés les moins chauds, c’est à peine si dans les lieux les plus élevés et bien abrités de ces montagnes, on rencontre en plein mois d’août quelques dépôts de neige superficiels et peu étendus, dernières traces des rigueurs de l’hiver précédent.

Mais, ces grands phénomènes naturels, qui ne se montrent plus dans les Vosges, nous les observons encore dans les grandes chaînes de montagnes qui rident l’écorce de notre planète et dans le voisinage des pôles. Ces masses immenses de glace, par leur mouvement progressif, frottent l’épiderme terrestre, le polissent sur certains points et sur d’autres y burinent, pour ainsi dire sous nos yeux, des traces indélébiles de leur action puissante ; elles transportent, encore de nos jours, à des distances plus ou moins éloignées de la boue glacière, des sables, des graviers, des galets usés et polis, enfin des blocs souvent volumineux.

Dans nos Vosges, comme dans presque toutes les chaînes de montagnes, dont l’altitude n’atteint pas aujourd’hui les limites des neiges éternelles, on découvre presque partout sur des roches, même les plus dures, là des surfaces polies, là des stries à peu près parallèles à la pente des vallées et nettement dessinées sur leurs flancs. Des masses rocheuses, détachées du sol, et connues sous le nom de blocs erratiques, qui gissent çà et là et sont souvent d’une nature différente de celle des roches sousjacentes sur lesquelles elles reposent, sont bien plus fréquentes encore et l’on peut souvent déterminer les lieux plus ou moins éloignés, d’où elles proviennent. Enfin les vallées sont quelquefois barrées par de véritables digues naturelles, formées de sables, de graviers et de blocs amoncelés ; ce sont les moraines des géologues. Nous constatons donc dans les vallées des Vosges des effets tout à fait semblables à ceux que produit de nos jours, dans d’autres chaînes de montagnes plus élevées, le phénomène glaciaire, de telle sorte qu’on peut conclure ici de l’analogie des effets à l’analogie des causes qui leur ont donné naissance.

Il y a donc eu autrefois dans les Vosges d’immenses glaciers, qui ont laissé des preuves patentes de leur existence. Le bassin de la Haute-Moselle était occupé par l’un d’eux et, dans les vallons latéraux creusés dans les flancs de la vallée principale se trouvaient des glaciers secondaires. Le lac actuel de Fondromeyx servait alors de lit à l’un de ces petits glaciers ; nous avons parfaitement reconnu sur son bord droit un peu au-dessus du niveau de l’eau des surfaces polies, et la digue qui le ferme en aval est un des plus beaux exemples qu’on puisse rencontrer d’une moraine frontale. Elle a été depuis longtemps reconnue comme telle par M. Hogard[5]. Ébréchée sur un point, comme cela arrive presque toujours aux moraines terminales, elle donne issue par là aux eaux surabondantes du lac. Les gros blocs, éparpillés vers son flanc gauche, ont été aussi déposés par cet ancien glacier et limitent l’extension qu’il avait de ce côté.

Le lac lui-même est à peu près circulaire et son niveau n’était pas élevé au moment où nous le visitâmes ; l’été sec et chaud de 1863 avait beaucoup diminué les sources qui l’alimentent. Ses bords sont tourbeux et nourrissent des plantes propres aux marais de cette nalure. Nous y avons observé les suivantes : Ranunculus trichophyllus Chaix et Flammula L. ; Caltha palustris L. ; Viola palustris L. ; Drosera rotundifolia L. et intermedia Hayn ; Parnassia palustris L. ; Polygala depressa Wend. ; Comarum palustre L. ; Potentilla Tormentilla Sibth. ; Achillæa Ptarmica L. ; Crepis paludosa Mœnch ; Vaccinium uliginosum L. ; Oxycoccos palustris Pers. ; Stachys palustris L. ; Scheuchzeria palustris L. ; Juncus squarrosus L. et supinus Mœnch ; Eriophorum augustifolium Roth ; Rhynchospora alba Vahl ; Carex stellulata Good., limosa L., flava L., Æderi Ehrh., etc.

Au milieu du lac lui-même, nous avons d’abord observé le Nuphar pumilum Sm., plante qui n’a été rencontrée jusqu’ici que dans les lacs des Vosges, dans ceux de la Forêt noire, de la Suisse, de l’Auvergne et de l’Écosse, tandis qu’elle n’existe pas dans les lieux intermédiaires, bien que ses graines soient sans aucun doute transportées par les eaux qui s’échappent de ces lacs. C’est même peut-être ainsi qu’elle a pu émigrer dans les mortes des bords de la Moselle aux environs de Remiremont ; mais là les eaux de cette rivière sont encore à peu près pures et les réactifs n’y décèlent pas la présence du carbonate de chaux. Bien que les plantes aquatiques soient en général plus indifférentes que les plantes terrestres aux influences chimiques des eaụx dans lesquelles elles vivent et du sol dans lequel leurs racines sont implantées, qu’elles soient même en grand nombre peu sensibles à l’action du climat, le Nuphar pumilum Sm. paraît être une plante essentiellement silicicole, à en juger du moins par les efforts infructueux que j’ai fait à plusieurs reprises pour la naturaliser dans le bassin du jardin des plantes de Nancy. Elle n’y a jamais fleuri et, en moins d’une année ou deux, elle y a constamment péri, tandis que sa compagne du lac de Retournemer, le Calla palustris L., s’y développe avec vigueur. Les eaux de source, qui alimentent notre bassin, sont fraîches et limpides, peut-être autant que celles du lac de Fondromeyx, mais elles sont fortement chargées de carbonate de chaux, dont nous croyons avoir démontré dans nos précédents travaux[6], l’incompatibilité avec la vie d’un certain nombre de plantes silicicoles.

Nous avons en vain cherché, dans les eaux transparentes du lac de Fondromeyx, la présence de l’Isoetes lacustris L., qui peuple le fond de plusieurs lacs des Vosges.

Mais ce qui nous a vivement intéressés, c’est l’existence dans ce lac de petites îles flottantes, qui obéissent au caprice des vents et se promènent ainsi à la surface de l’eau, visitant successivement les divers points de son étendue. Ces îles sont depuis longtemps connues des habitants de la contrée et le désir de les observer a été l’une des principales causes qui nous a engagés, M. J. Nicklès et moi, à nous détourner de notre route. Elles sont formées de tourbe et se sont sans aucun doute détachées de la ceinture spongieuse qui entoure le lac et dont la zône interne flotte sur l’eau ; car c’est par la surface et par la vigoureuse végétation des Sphagnum et des autres plantes aquatiques que la tourbe se forme dans les lacs. Elle finira peut-être, dans la suite des siècles, par envahir celui de Fondromeyx tout entier, comme elle tend déjà à combler le lac de Lispach, l’un des points des Vosges, où l’on peut étudier avec le plus de facilité la formation et le mode d’extension de ce dépôt spongieux.

La plus grande de ces îles n’a guère plus de 4 ou 5 mètres de diamètre, et un Liliputien pourrait seul y renouveler les avantures du matelot anglais, Selkirk, plus connu sous le nom de Robinson Crusoë. Toutes ces petites îles, au nombre de 4 ou 5, sont couvertes d’une belle végétation paludicole et nous y avons vu en outre, se dressant fièrement sur leurs rives, de jeunes bouleaux de 1 à 2 mètres de hauteur et quelques pieds d’un arbuste dans lequel nous avons reconnu l’Alnus glutinosa L.

Tels sont les faits que nous avons observés ; bien qu’une partie d’entre eux aient été signalés ça là, dans les ouvrages de M. Hogard, nous avons cru utile de les reproduire dans leur ensemble et de les compléter, ne serait-ce que pour fixer l’attention sur ce lac si intéressant à plus d’un point de vue.



  1. La Société géologique de France n’a pas dédaigné de visiter ce lac le 15 septembre 1847.
  2. Renoir, Note sur les glaciers qui ont recouvert anciennement la partie méridionale des Vosges, dans le Bulletin de la Société géologique de France, t. II (1839-1840) p. 53.
  3. H. Hogard, Observations sur les traces de glaciers qui, à une époque reculée, paraissent avoir recouvert la chaîne des Vosges et sur les phénomènes géologiques qu’ils ont pu produire, dans les Annales de la Société d’émulation des Vosges, t. 4 (1840), p. 100 et Coup d’œil sur le terrain erratique des Vosges ; Épinal, 1851, grand in-8°.
  4. Collomb, Preuves de l’existence d’anciers glaciers dans les vallées des Vosges ; Paris, 1847, grand in-8°.
  5. H. Hogard, Coup d’œil sur le terrain erratique des Vosges, p. 78.
  6. Godron, De la végétation du Kaiserstuhl dans ses rapports avec celle des coteaux jurassiques de la Lorraine, et Une promenade botanique aux environs de Benfeld, dans les Mémoires de l’Académie de Stanislas, pour l’année 1863, p. 406 et 436.